Joël Bernat : « Le Désir : manque ou plein ? Sur les conceptions physique ou métaphysique du désir »

Première partie

«On a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une « âme », d’un « esprit » pour ruiner le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur.» Nietzsche[1]

 « Ainsi, il y a entre Kant et les éléates, entre Schopenhauer et Empédocle, entre Eschyle et Richard Wagner de telles affinités et relations, que l’on est presque tangiblement poussé au rappel de l’essence très relative de tous les concepts de temps : il semble presque que certaines choses vont ensemble et que le temps n’est qu’un nuage qui rend difficile à nos yeux de voir cette parenté. Surtout l’histoire des sciences exactes donne l’impression que aujourd’hui, nous nous trouvons dans la plus grande proximité du monde alexandrin-grec et que le pendule de l’histoire retourne à ce point d’où il a commencé par osciller… » Nietzsche[2].

 Introduction

Je vous invite à parcourir rapidement ce qu’il serait prétentieux de nommer « une histoire des théories sur la notion du désir ». Mais non pas dans le but d’accumuler théories sur théories, mais afin de saisir les modes de penser qui sous-tendent ces conceptions.

D’emblée, posons deux considérations essentielles :

  • Nous voici de suite dans une situation paradoxale mais totalement classique : un doute inévitable marque toute entreprise de l’humain à penser une dimension humaine qui lui est intérieure. Et puis, quel est ce désir, le mien, de questionner le désir, en fait, mon désir ? Celui-ci peut-il me laisser dévoiler son processus ou va-t-il maintenir un voile sur lui-même ? Je ne peux répondre directement à cette question, mais elle sera néanmoins à l’œuvre dans mon propos, et je ne doute pas que vous en repérerez le fonctionnement de la place où vous êtes – bien meilleure que la mienne, pour ce faire – ;
  • Et puis, développer une histoire des théories, si nombreuses, n’est possible que si je suis un fil – rouge, bien sûr – c’est-à-dire une idée a priori, une intuition que mon propos va tenter de soutenir.

Une intuition ? Eh bien, après des années de pratique de la psychanalyse, et des années de lectures, il m’est apparu que la définition dominante quant au désir, c’est-à-dire celle qui règne dans le contexte socioculturel et géographique de mon siècle, définition qui le marque d’un signe négatif – « le désir comme manque » – me semblait assez curieuse pour ne pas dire étrange. L’étrange éveillant la curiosité, l’étude m’a mené vers de lointaines époques, lointaines mais pourtant toujours actuelles, en un point où il m’a semblé qu’un schisme dans la pensée s’est opéré, et donc un schisme sur la conception du désir, et par là de l’humain, qui en est habité. Schismes dont nous allons mesurer le poids actuel.

 1 – De nos jours, cette notion de désir ne fait pas question. Ce qui devrait faire question… Une particularité de la seconde moitié du XXe siècle fut d’en faire un terme clef, voire une clef de voûte d’édifices de pensées fort différents, qu’ils soient philosophiques ou psychanalytiques, structuralistes ou non. Ce qui expliquerait qu’il apparaît dans les textes sans être redéfini. Il va nous falloir en pister les usages.

Pour exemple, vous avez sans doute remarqué que l’usage fait dire : le désir. Il est donc élevé au rang du singulier, puis, pour marquer son rang de concept, doté de majuscules : « Le Désir ». Ainsi peut-il naviguer comme concept, slogan ou ritournelle, sinon argument rhétorique : « quel est votre désir ? », ce qui ne peut que clouer un bec… au même titre que le « qui suis-je ? », ce qui n’est pas un hasard…

Ce « Un » du concept produit le « Un » du désir, qui s’impose ou séduit, là où les anciens prirent soin de différencier les états, les colorations, les sources et directions, de ce qui composait un ensemble.

Que vient occulter cette double opération, celle de la mise au singulier, puis celle de l’élévation en majuscules ?

 2 – Mais observons autre chose : la mode est au désir « comme manque », et cela semble une évidence. Si j’emploie le terme de « mode », ce n’est pas tant dans un sens péjoratif, mais afin d’indiquer qu’il n’en fut pas toujours ainsi, ou plus exactement, si cette conception domine dans le champ de la pensée comme une « évidence », il y en a une autre qui, de temps en temps, émerge. Il nous faudra répondre, là aussi à cette question de « mode », sans perdre de vue l’ambiguïté du terme : à la fois « tendance » qui suscite l’adhésion du plus grand nombre (la quantité l’emportant toujours sur la qualité), et « manière, façon » de penser. Et il y aurait à se demander s’il n’y a pas un lien de cause à effet entre ces opérations : mise au singulier, mise en majuscule, et manque… dans le sens où le processus d’abstraction vide, peu à peu, toute chair de la chose désignée à l’origine : c’est le risque – ou le gain – de la conceptualisation, celui de désincarner.

 Quelques observations sur le « Un » du désir, ou l’effet de la doxa

Nous le savons – et l’oublions parfois – ce terme de « désir » a connu et connaît bien des dénominations. Pour exemples :

  • – pour les Grecs : Éros, philia, epithumia[3], hormè[4], thumos[5], etc. ;
  • – en latin : appetitus[6], libido,invidia[7] cupiditas[8], concupiscentia, conatus[9], etc. ;
  • – en allemand : Lust, Sehnsucht, Wunsch, Wille, Begierde, etc. ;
  • – en français : inclination, souhait, vœu, élan, etc.

L’on saisit de suite le côté pratique de l’affaire : en faisant de « désir » un terme générique, nous faisons l’économie des « petites différences », qui semblent pourtant essentielles. L’expression de « mot valise » semble bien correspondre ici. Mais l’effacement des « petites différences » ne peut que faire retour, sur le mode du refoulement car c’en est un, dès qu’il s’agit de réfléchir sur cette notion de désir.

Prenons pour exemple la phrase suivante :

« … quand je désire quelqu’un, je mets toute la force de mon être à être aimé par lui en retour de mon amour, à susciter un désir ardent en écho à mon désir ardent, et à voir mon désir d’être son compagnon trouver son répondant dans son désir. »

C’est Xénophon qui écrit cela dans ses Memorabilia, ses souvenirs sur Socrate dont il fut le disciple. Cette phrase semble quand même difficile à saisir même si l’on peut s’y retrouver. Et pour cause ! La traduction qui a utilisée uniformément le seul terme de « désir » est responsable de cette obscurité, et non Xénophon lui-même. Si l’on se reporte à son texte, à sa langue, voici ce qu’il rapporte de la parole de Socrate et les termes précis qu’il utilise :

« … quand je désire (epithymêsô) quelqu’un, je mets toute la force de mon être à être aimé par lui en retour (antiphilesthai) de mon amour (philôn), à susciter un désir ardent (antipothestai) en écho à mon désir ardent (pathôn), et à voir mon désir (epithymôn) d’être son compagnon trouver son répondant dans son désir (antepithymeisthai). »[10]

L’on voit ainsi qu’un même terme français, « désir », traduit indifféremment epithymêsô, antipothestai, pathôn et antepithymeisthai… Mais ne tirons pas sur le traducteur et accordons-lui d’être pris dans la doxa de son temps. Chaque traduction, ou chaque citation, fait courir le risque d’un refoulement ou d’une censure du texte d’origine. L’on sait que Xénophon se livre lui-même à cette censure de Socrate puisqu’il évacue de la pensée socratique le terme de anterasthai, « être désiré érotiquement en retour ». C’est un exemple de détournements dans la transmission : la sublimation chez le maître deviendrait-elle refoulement chez le disciple ?

Aristote, lui aussi disciple de Socrate, se livre de même à une opération d’effacement en faisant du mythe d’Aristophane l’illustration du pouvoir de la philia[11] : c’est-à-dire que selon lui, l’union des amants est générée par la philia et non plus l’éros tel que Platon le développe dans Le Banquet. D’autres (comme Proust) inverseront le fait que, chez Platon, c’est l’aimé qui tombe amoureux de son propre reflet.

La philia comme l’Éros seront traduits par le seul terme de désir. Cette traduction vient donc refouler une « petite différence », qui est de taille comme nous allons le voir. Mais déjà entrevoyons-nous comment, par un terme unique, une pensée vient à être réduite, au service d’une autre pensée et de sa doxa personnelle.

Mais ce que ce genre de traduction efface aussi, de façon radicale, c’est la notion de « réciprocité » (indiquée par ante– ou anti-), qui, notons-le, sera remplacée, refoulée le plus souvent par l’antinomie actif – passif. J’indique au passage que, pour ce faire, une certaine « complaisance de la langue » est à l’œuvre : l’Antéros des grecs, qui figurait le désir sexuel réciproque, devient chez les latins ce qui s’oppose au désir sexuel, par la « complaisance » du terme anti en latin, qui ne désigne plus que l’opposition.

Afin de ne pas en rester à l’Antiquité, si l’on regarde ce qui se passe, ou bien comment cela fonctionne de nos jours, au sujet de cette pente de « l’unicité du désir », nous pouvons relever ceci :

1 – Dans les écrits psychanalytiques :

  • – « le rêve est la réalisation d’un désir », mais Freud utilise le terme Wunsch c’est-à-dire le souhait ;
  • – « le désir de pénis », autre formule de Freud, mais là il emploie le terme Neid (penisneid), c’est-à-dire l’envie.

Ici aussi, dans certaines traductions, l’unique et dominant terme de désir abrase les différences marquées par un auteur.

Par ailleurs, on lit un peu partout que l’analyse est la question du désir. Or, Freud n’a pas centré la psychanalyse sur le désir, ni même, et surtout pas, sur un seul centre, tant il s’opposait à tout monisme.

 2 – Mais ce centrage sur un terme un et unique, certes un concept, qui s’est imposé en effaçant les « petites différences », produit une sorte d’« ensemble vide », une abstraction : une telle affirmation ne peut se soutenir que si l’on observe ceci, qui illustre une sorte de principe : j’évacue un contenu, mais dès lors il m’est impossible de parler d’un contenant devenu vide : alors, je déplace, ou j’importe un autre contenu, substitutif. D’où une pente ou une tendance qui fit que l’on ne pût parler du désir qu’en termes autres, c’est-à-dire dans un déplacement où sans aucun doute, la dimension des idéaux personnels, des doxa, avait sa place. Pour exemples, le désir fut pensé dans les substitutions suivantes :

  • – « responsabilité » chez Sartre ;
  • – « transgression » chez Bataille ;
  • – « structure » chez Lacan ;
  • – « libération » chez Marcuse ;
  • – « jouissance » chez Reich ;
  • – des thèses psychanalytiques ont rabattu le désir sur des notions telles que « interdit » ou « Loi » ;
  • – et des thèses marxistes sur « intérêt », etc.

Soit autant de sources d’idéologies, de doxa, puisque de tels déplacements suppriment toute « chair » au désir. Disons, de façon provocante, que depuis Aristote, nous ne cessons de nous débarrasser d’Éros… qui, lui, ne cesse de faire retour…

 3 – Notons en passant qu’un tel déplacement de termes, une telle substitution ne peut se soutenir que sur le mode, la geste, et l’affirmation d’une « Parole Révélée », pleine, elle, du désir de faire régner une doxa personnelle.

Un exemple : sous couvert – ou dans le but – de passer pour détenteur d’une « Parole Révélée », la déformation opère ainsi dans l’exemple Platon :

  • – « pédérastie » est remplacé par « homosexualité » (terme créé au XXè siècle) ;
  • – « Platon » est remplacé par « les Grecs » ;
  • – ce qui permet le déplacement suivant : « l’amour pédérastique » (platonique, c’est-à-dire inhibé quant au but) devient « l’amour homosexuel, physique ».

Ce qui est refoulé est la thèse platonicienne, puisqu’on en arrive à la thèse inverse : les Grecs étaient tous homosexuels, alors que Socrate et Platon visaient la sublimation d’Éros en Logos (de la doxa à l’hyperdoxa) par l’abstinence et la reconnaissance du désir. Un exemple, la phrase suivante (G.M.A. Gnube, Plato’s thought, Boston 1935, cité par D. Halperin, Platon et la réciprocité érotique, Epel 2000) : « Il est bien connu que seul l’amour homosexuel [au lieu de : pédérastique] était considéré par les Grecs [au lieu de : Platon] comme satisfaisant les plus hauts désirs des hommes, et que l’amour pour les femmes n’était pas grand chose d’autre qu’un moyen de procréer. » Voici une belle déduction logique qui dévoile le but de la déformation : une justification de l’homosexualité, qui laisse en suspens une question : pourquoi, et de quoi, l’homosexuel cherche-t-il à justifier son désir ? Par rapport à quelle culpabilité interne ? À l’autre extrême, la remarque de Kenneth .J. Dover (Homosexualité grecque, éd. La pensée sauvage, Paris, 1982) : « Le droit de Platon de parler au nom de la philosophie grecque – pour ne rien dire du droit de parler de la civilisation grecque – n’était pas reconnu par les autres élèves de Socrate. » Sur la pédérastie, Xénophon, Banquet, 8-21 : le garçon ne participe pas au plaisir sexuel de l’homme, car il y a tout au plus philia (affection). L’homme détient l’éros, comme la femme, il est l’éraste ; seule la femme rend en retour le désir sexuel (antéros) de l’homme. Le garçon est philerastês, c’est-à-dire épris de son éraste et rend en retour l’affection (antiphilein). Notons qu’il n’y a pas ici de notion de passivité puisqu’il y a réciprocité. Cette dimension introduite par Socrate et Platon fut vite effacée par les disciples (Aristote, Xénophon ou Cicéron reprenne cette thèse mais en effaçant l’éros).

 Nous pouvons entrevoir que chaque penseur pense depuis une doxa qui lui est propre mais qu’il n’interroge pas et qui alors fonctionne à son insu, imposant sa direction à la pensée. Le succès de sa théorie, nous pouvons le supposer, tiendra à l’accord de sa doxa avec celle de la majorité des auditeurs, et pas forcément à la « profondeur » de son propos. Mais cela oblige à un nouveau questionnement ! Peut-on penser hors de sa doxa, en s’exilant de soi ? Mais la doxa peut aussi être une forme de pensée régnante à une époque particulière. Laissons cela en suspens pour l’instant.

 La question dès lors s’impose : « comment se dégager des doxa ambiantes pour créer un concept ? » Certains y répondirent. Prenons l’exemple de deux approches critiques possibles :

  • – Soit il est fait recours à la « pratique du soupçon » de tout discours légitimant des pensées structuralistes ou systématiques, qui se disent dépasser une nomination pour en fait prendre sa place, ce qui ne fait que reconduire le principe de domination en le déplaçant ; donc il y a une nécessité, celle de la mise en question du rapport dominant / dominé pour le saper : ici, l’on interroge non pas le contenu d’une pensée, mais son « intention » ou son « acte » ;
  • – Soit l’on recourt à la critique d’une conception faussée du désir pour une pensée ontologique nouvelle, ce que tentèrent par exemple Deleuze, en cherchant un concept qui résiste aux doxa ambiantes[13], ou encore Foucault, qui accepte l’identification du désir au manque comme effet des interdits.[14]

Ce qu’ils ont en commun est le projet de destituer une représentation hégélienne qui ne serait qu’un avatar de la pensée chrétienne du désir, qu’une certaine psychanalyse perpétue : c’est-à-dire de se libérer d’une forme de pensée, d’une doxa. De plus, Deleuze y ajoute le projet de renverser le platonisme qui est pensé comme procédure d’exclusion[15], comme nous allons le voir.

Une dernière observation ou illustration de la doxa : le structuralisme annonce « la mort du sujet » (après celle de Dieu ?) tout en soutenant que l’humain n’est que désir, un « sujet désirant ». Ce qui semble bien paradoxal. L’opération viserait-elle à « la mise à mort du désir » ? (Voir le désêtre lacanien ou encore « le refoulement du plaisir et d’Éros » qui disparaît dans les discours sur le désir).

 Le succès du désir comme manque

En psychanalyse, c’est Lacan, sous l’influence de la relecture d’Hegel par Kojève puis Hyppolite, qui va opérer ce centrage sur le désir et le sujet désirant (bien que, en bon structuraliste, il puisse aussi affirmer qu’il n’y a pas de sujet…). Dans une définition bien de son temps, il affirmera ceci :

« Le désir est fondamentalement [a priori ou structuralement] manque à être »[16]

Formule bien de son temps en effet si l’on regarde chez des auteurs qui n’ont rien en commun, du moins apparemment, tel que Sartre, qui soutient la même formulation dans L’être et le néant[17]. Michel Foucault a repéré cette proximité et l’expliquait ainsi : « Toute la démarche de Lacan : reprendre le paysage philosophique qui lui avait été commun avec Sartre. »[18] Sartre écrivait donc ceci :

« Le désir, manque d’être, est la transcendance elle-même. […] Si le désir doit pouvoir être à soi-même désir, il faut qu’il soit la transcendance elle-même, c’est-à-dire qu’il soit par nature échappement à soi vers l’objet désiré. En d’autres termes, il faut qu’il soit un manque – mais non pas un manque-objet, un manque subi, créé par le dépassement qu’il n’est pas : il faut qu’il soit son propre manque de … . Le désir est manque d’être, il est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir. Ainsi témoigne-t-il de l’existence du manque dans l’être de la réalité humaine. »[19]

 D’autres rapprochements entre auteurs du même temps sont repérables :

  • – « L’objet du désir sensuel est par essence un autre désir », affirmation de Bataille ;
  • – « Le désir est désir de l’Autre », affirmation de Lacan.

Nous connaissons tous cela, est ce n’est pas nouveau. Depuis Platon, la notion de « désir comme manque », car c’est lui qui en est l’auteur – ce qui tend à dire qu’avant lui, on ne pensait pas la chose ainsi – a toujours eut beaucoup de succès. Au point d’installer dans notre culture une métaphore assez centrale, que Lacan reprendra dans son néologisme du désêtre.

 Mais une question se pose : est-ce la chose même, le désir qui serait manque, ou bien est-ce le mot qui désigne la chose, le terme qui a été choisi pour la désigner et qui ainsi impose un sens, une place ?

En effet, le terme même de désir semble transporter et imposer son sens latin :

  • Désir vient de desiderium, desiderare : soit le désir de quelque chose que l’on a eu ou connu et qui fait défaut ; ou encore, regretter la perte de (ce qui est voisin de Sehnsucht et de nostalgie) ;
  • Les Augures employaient considerare pour dire « contempler un astre », et desiderare pour « regretter l’absence d’astre » ;
  • On entend la racine sideror, soit « subir l’influence néfaste des astres ». Racine que l’on retrouve dans l’adjectif sidéral et dans sidéré qui au siècle passait avait toujours le sens latin.

C’est-à-dire que le terme même de désir indique une absence regrettée, un manque, contre son plein qui est jugé, lui, sidérant. Dès lors, que ce terme s’impose, et efface les autres, produit une orientation particulière qui repose sur un jugement de valeurs.

Le « Mythe du désert »

L’on sait que Lacan développe cette notion du manque à partir de Sophocle (Œdipe à Colonne). Sophocle fait dire à Œdipe, aveugle et agonisant : « Maintenant que je ne suis plus rien, je sais que je suis un homme ». Ou encore Maître Eckhart : le désirant doit être un désert de lui-même, se déserter.[20]

La métaphore est celle du vide, qui tel un miroir, permettrait à l’humain de saisir sa vacuité, sa futilité. Alors, rien de tel que le désert comme lieu de l’expérience. Le désert s’impose (comme désir supérieur), comme lieu où l’on trouverait soi, son plein interne : voir Jésus, Zarathoustra, Wittgenstein, les Taoïstes, les ermites, St Antoine, etc. C’est un ingrédient majeur de la quête mystique : un vide externe, et une vision qui donne le plein en soi, mais, remarquons-le, un plein en soi qui serait déserté par les désirs futiles et vils de l’existence, ceux-là même que représentent les « tentations ».

Ce qui nous indique qu’il s’agirait de remplacer une catégorie de désirs, celui qui est représenté par la forme morale de « tentation », par une autre sorte de désir, expurgé de cette dimension de la tentation, mais qui dès lors serait éprouvé ou pensé comme « manque », voire comme « nécessité du manque » ? Il y a là un jugement de valeurs, un jugement moral : il y aurait des désirs dont il faut se séparer, pour accéder à d’autres, supérieurs, l’ensemble étant posé comme trajet, quête, etc. selon une échelle verticale. Mais cette séparation d’une partie de soi crée un vide, et commence à éclairer pourquoi il y aurait du « manque à être », et lequel : du manque de « supérieur », d’« au-delà » ? Contre un trop d’ « inférieur », d’« en deçà » ?

Jugement moral que Kierkegaard[21] reprend : le désir, Éros, est le démoniaque absolu car il vit de ne pas se satisfaire. Faust refuse les satisfactions que son bon diable Méphistophélès lui offre (comme Jésus dans le désert). En opposition, le bon diable inspire Chamfort[22] :

« Jouis et fais jouir sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale. »

 Il commence à se dessiner une sorte de schéma créateur du désir comme manque : il y aurait une antinomie entre deux sortes de désirs, les uns trop « terrestres » et trop insistants, et les autres plus élevés mais plus difficiles à atteindre ; ils seraient classés selon une échelle de valeurs morales, c’est-à-dire une mesure portée de l’extérieur et imposée à l’intérieur, une échelle verticale : du plus bas et inférieur au plus haut et supérieur, du plus quotidien au plus lointain, du plus interne au plus externe, c’est-à-dire, au plus manquant, le manque venant s’opposer à l’insistance, le vide à la présence et l’avoir à l’être ? Car les « désirs inférieurs » ne manquent pas.

C’est ici qu’il nous faut partir sur cette création d’un autre désir, et donc du schisme que cette création a pu produire.

 (à suivre…)

[1] F. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 7.

[2] F. Nietzsche , « 4ème intempestive ».

[3] Le désir comme « convoitise ».

[4] « Inclination » selon Aristote et Épictète (voir Manuel, I, 1, « Entretiens », I, I, 1).

[5] Appétit qui vient du cœur (Thymus), siège d’une ardeur qui peut se traduire en colère ou en courage, l’indignation ou la honte, de dignité, de fierté. Donnera par la suite thymie, l’humeur, et sera traduit par les latins en appetitus, ce qui désigne l’état irascible.

[6] Appetitus, de ad patere, chercher à atteindre. Attaque, agression, désir violent, convoitise, appétit sensuel, passion, appétence.

[7] Invidia, jalousie, envie, haine (qu’on éprouve ou dont on est l’objet).

[8] Cupiditas, désir ardent, envie, convoitise; passion, ardeur belliqueuse ou amoureuse (notons que c’est un substantif féminin…). Cicéron utilisera le terme de libido pour désigner la même chose.

[9] Conatus, de conor; qui s’est efforcé, qui a tenté. Conatus, entreprise (qui demande un effort). Spinoza reprend ce terme aux Stoïciens, notamment Cicéron (De Finibus, 3, 5, 16) : dès sa naissance, l’animal tend « à se conserver et à aimer sa constitution ainsi que tout ce qui est propre à la conserver ». C’est un fait de Nature.

[10] Xénophon, Memorabilia, 189d-193d.

[11] Aristote, Politique, 2 – 1262 b8-17.

[13] Voir Gilles Deleuze, Anti-Œdipe, 1972.

[14] Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité (1976), L’usage des plaisirs (1984).

[15] Voir Gilles Deleuze, La Logique du sens.

[16] Lacan, « La direction de la cure », Écrits, pp. 627-630.

[17] Sartre, pp. 125 & 624-628, Gallimard Tel.

[18] In Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Fayard 1994, p. 262. Voir aussi : David Rabouin, “Entre Deleuze et Foucault : penser le désir”, Critique, juin-juillet 2000, n° 637-638, pp. 475-490. L’on sait que Sartre et Lacan firent une sorte de cour à Heidegger, qui n’en voulut rien savoir.

[19] Nos soulignements.

[20] Maître Eckhart  De la naissance éternelle.

[21] Kierkegaard Sur Don Juan et Faust, « les étapes érotiques spontanées ».

[22] Chamfort Maximes et pensées, 319.

 

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