J.B. Pontalis : « le self et le moi »

Comment comprendre la différence entre le self anglais et le moi?

Je tiens d’abord, au nom de notre Association et en mon nom propre, à remercier très chaleureusement en commençant ces Entretiens le Docteur Rey et Monsieur Masud Khan d’avoir avec tant de simplicité accepté de venir passer leur fin de semaine parmi nous à Vaucresson. Mais, pour être fair-play, il faut bien aussi leur dire, d’entrée de jeu, que la notion de self dont il va être question ces deux jours, n’a pas très bonne réputation dans notre hexagone et, plus nettement encore, dans notre quartier.

C’est ainsi que tout récemment, dans l’article qui ouvre la Nouvelle Revue de Psychanalyse consacrée au corps, Rosolato faisait des réserves très pertinentes sur l’introduction dans la théorie psychanalytique d’une instance, distincte du Moi freudien, qui serait le Self, envisagé par certains auteurs comme constant, unifiant, impliquant l’unité de la personnalité.

« Il n’y a pas lieu, écrit Rosolato, de donner au Je (au sujet), à la place du Moi, cette faculté unifiante : toute la subtilité de la vie psychique mise en évidence par la psychanalyse se trouverait aplatie ; le fantasme d’unité fusionnelle corrélatif de la position narcissique dominerait la théorie au point, paradoxalement, de rendre inabordable l’analyse de cette structure ».

Je note toutefois, comme une question, qu’Antony Wilden n’a pu intituler son commentaire de Lacan, le plus rigoureux qui soit m’assure-t-on, que : The language of the Self.

Dans une ligne de pensée voisine, Laplanche, au Congrès de Rome, avait rappelé ce qu’une recherche commune sur la complexité de la notion freudienne de Moi nous avait fait apercevoir, à savoir que le souci de Freud de maintenir tout au long de son parcours et à travers ses remaniements théoriques sous l’unique terme de Ich des significations contradictoires, correspondait à une exigence profonde de ne pas différencier en instances ces métaphores emboîtées les unes dans les autres : l’organisme, le moi-corps, la forme narcissique, le noyau d’identifications.

Aussi bien le titre de ces Entretiens est-il « Le Self et le moi ».

Cela dit, nous ne pouvons que nous réjouir que ce soient des collègues britanniques qui viennent nous parler du Self, nous rendre sensibles à ce qui est là reconnu par eux dans leur pratique. Car, c’est une différence culturelle importante, il s’agit pour eux de quelque chose qui fait partie intégrante de leur expérience linguistique, sociale, privée, de chaque jour. Ouvrez le Harraps, vous y trouvez par exemple cette expression qui donne à rêver à une oreille française : « he is quite his old self again » (si mal rendu par la traduction proposée : « il s’est complètement rétabli »). Ouvrez le livre d’un psychanalyste qui a centré son œuvre sur le self, vous y trouvez avancée, pour rendre compte de la signification fondamentale du self, une analogie avec l’armée britannique qui a pu, par sa retraite à Dunkerque, en évitant une défaite annihilante, recouvrer sa force sur le sol natal, insulaire, matriciel, a safe place, un lieu sûr, sécurisant.

Il y a là tout un réseau d’images qui mériterait d’être exploré. A quelle distance en tous cas de notre quant à soi, de notre for(t) intérieur ?

Pour ma part, je me souviens d’un film, vieux de quinze ans, dont le héros, séducteur dans la débine et donneur de leçons de français à Londres, se faisait dire par une jeune femme qu’il plaquait mais qui avait deviné sa solitude anxieuse : « Take care of yourself. »

Propos pour elle sans doute anodin, un au revoir pudique, « Porte-toi bien », mais pour lui ? Quelle pauvre crispation des traits en retour ! La leçon souriante, c’est lui qui la prenait.

Peut-être parce qu’il y est question de care et que le yourself (vous-même) peut aussi s’entendre en deux mots your Self – comme si un Self risquait de ne pas être ressenti comme sien – , peut-être aussi parce que tout un comportement affiché, désinvolte et vivace, sexuel-agressif, de relation aux autres se trouvait dénoncé comme faux-semblant (as-if) par cette petite phrase innocente chez celui qui la recevait (ce « prends bien soin de toi » se muant chez l’interlocuteur interloqué en : « quelle est mon identité ? » ), peut-être pour cela ou pour des raisons identificatoires beaucoup plus intimes, cette anecdote bilingue m’est-elle revenue comme exorde à ces Entretiens : bref échange, banal d’apparence, moment fugitif de reconnaissance entre ce que ce garçon en lui même ne reconnaissait pas et ce que cette jeune femme, analyste-thérapeute malgré elle, lui donnait : plus qu’une interprétation, car elle l’ouvrait à tout un champ d’expérience subjective, intime, qu’il refusait.

Le « self » comme notion s’incarnant en une instance à la fois spécifiée et englobante et le « self » comme champ d’expérience, ce n’est pas la même chose. La contradiction des « selfistes » serait de continuer à penser en termes de métapsychologie tout en dénonçant le caractère abstrait et mécanique, d’objectiver le sujet alors que c’est une certaine qualité d’expérience de soi-même qu’ils visent à susciter.

Chez ceux qui en font une notion référentielle, nous reconnaissons souvent les séquelles d’une phénoménologie molle, d’une idéologie personnaliste, voire bergsonienne proclamée. Je cite Guntrip :

« Ce qu’il y a de plus profond chez tout être humain est un élan vital, une volonté de vivre dynamique s’exprimant dans ce que la psychanalyse a nommé libido. Cette libido est trop étroitement conçue si elle se borne à connoter la libido sexuelle qui n’est qu’un aspect du tout vivent de la personne » (Schizoid phenomena Object relations and the Sel: the Hogarth Press, Londres, 1968, p. 91.)

Cet auteur se réclame explicitement de la conception de Fairbairn définissant la libido comme object-seeking et non comme pleasure-seeking, et par un glissement insensible, Guntrip (que je ne choisis là que comme exemple que je crois représentatif de toute une orientation de pensée) substitue personnes à objets, parle de self-development et de self-fulfilment (développement et accomplissement de soi), de total self, d’un soi naturel primaire au lieu de formation du moi, de relations d’amour au lieu de pulsions libidinales, etc. De proche en proche, c’est vers tout un recentrage sur la personne que nous sommes conduits et nous sommes tentés d’y voir l’indice de la nostalgie pré-analytique d’un sujet pouvant se reconnaître comme soi même, unité et continuité, certes précaire, labile, altérable, mais susceptible d’échapper dans son être à l’irréductibilité du conflit, à l’altérité de l’inconscient, à l’inconciliabilité des représentations, des pulsions, des identifications.

Nul doute que l’émotion qui peut nous envelopper à l’évocation d’un True Self (surtout quand c’est en anglais et dans le style de Winnicott) ne soit à désigner – je parle de l’émotion – comme illusion que suscite toute suggestion de l’harmonie, renforcée ici par ce miracle d’une âme vouée au vrai et habitant, se nidifiant dans le corps. Le sujet monadique reconnu comme fiction par l’avènement de l’analyse ferait là retour, même si c’est par réaction aux excès de zèle des spécialistes de la machinerie métapsychologique, grands manipulateurs d’instances.

Un tel discours de mise en garde, de critique, il sera facile à chacun de le tenir, en le fondant sur les raisons théoriques les plus solides, la lecture de Freud la plus précise.

Mais, en le tenant, ce discours, même sans intention polémique, ne passons pas pour autant à côté de l’essentiel, à savoir que des psychanalystes au demeurant d’orientation aussi différente qu’Edith Jacobson, Winnicott ou Guntrip qui ont fait intervenir le self dans leur conceptualisation, l’ont fait pour répondre à un problème que leur posaient leurs patients et non pour démontrer la carence de la théorie classique. Pour pousser un peu le paradoxe, je dirai qu’il y a parfois dans les arguments que nous mettons en avant contre l’introduction du self dans l’analyse (ceci en écho au titre de l’article de Freud sur le narcissisme), un accent qui rappelle celui de la tradition philosophique dans ses arguments à l’encontre de l’inconscient freudien : ce n’est pas pensable ! On connaît la suite.

Je cite à nouveau Guntrip, cette fois en bonne part. Il écrit dans Schizoid phenomena, Object relations and the Self (p. 118) :

« Le moment où les concepts sont le plus utiles est celui où ils sont en train d’être formés. Ils représentent un effort intellectuel pour clarifier et formuler de nouvelles intuitions (insights) qui émergent dans lépaisseur du travail clinique ».

Cette remarque, sous son allure de plate évidence, prend son relief dans sa relation au thème de notre rencontre. En effet, c’est, du côté du patient comme du côté de l’analyste, un phénomène subjectif qui advient ou qui fait défaut que tend à dévoiler le terme de self, beaucoup plus qu’une structure de la personne ou la personne elle-même. Mais la pente que nous suivons le plus facilement est celle qui conduit à circonscrire un type d’objet ou d’instance. Il suffit ici de penser que de Winnicott nous avons privilégié l’objet transitionnel plutôt que les phénomènes transitionnels ou ce qu’on pourrait appeler l’espace transitionnel, espace de virtualités, espace de jeu. Pour le self, c’est la dimension temporelle qui parait prédominante : moments de passage qu’actualise le processus analytique.

En parlant tout à l’heure du self comme champ d’expérience, on aura compris que je ne renvoyais pas là à un empirisme vague. Si je me suis permis d’insister auprès de nos deux invités pour qu’ils restent proches de la séance, ce n’était pas par révérence d’usage à la clinique versus théorie, mais pour que nous soyons à même de voir apparaître devant nous et de repérer le plus précisément possible ces moments d’émergence, de reconnaissance mutuelle.

Il me paraît particulièrement précieux à cet égard qu’il nous soit donné d’entendre ce matin un analyste d’orientation kleinienne – car, à ma connaissance, le self est singulièrement absent de la problématique de Melanie Klein, centrée sur l’introjection et la projection, de son univers peuplé d’objets – et cet après-midi un analyste pour qui la rencontre avec Winnicott ne s’est pas faite, comme il est inévitable pour nous, avec un auteur, mais comme self experience qui n’a pas fini de produire ses effets.

Self experience : renonçons à traduire. Apprenons à écouter, pour répondre à ce qui s’annonce, non à ce qui est énoncé.

J.B. Pontalis

Certains passages ont été repris dans l’article « L’illusion maintenue », in « Entre le rêve et la douleur », Tel Gallimard, 1977.

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