« Quelques remarques sur psychanalyse et biologie, fécondité de l’hétérogène », In Bulletin de psychologie, tome 57, n°5, 473, septembre-octobre 2004
Dans sa conférence de 1922 sur La métapsychologie de Freud, Sándor Ferenczi constate que les « recherches anatomo-histologiques sur le cerveau sont totalement embourbées depuis la découverte des localisations sensibles et motrices de l’écorce cérébrale », et que « la psychologie n’en a rien tiré d’autre qu’une sorte de mythologie biologique et moléculaire ». Façon de mettre en garde contre des interprétations fallacieuses et possibles erreurs d’usage. Ferenczi ajoute, un peu plus loin, que « la métapsychologie de Freud n’apporte aucune lumière concernant l’anatomie, la physiologie et la physique de l’organe psychique, elle n’offre que des supports spéculatifs qui surgissent, bon gré mal gré, lorsqu’on étudie les processus psychiques, qui semblent valables sur le plan pratique ». Enfin, « il n’est pas douteux -pense-t-il -qu’un jour, sous une forme ou sous une autre, de tels supports spéculatifs seront également confirmés par la biologie ». Dans l’anticipation de Thalassa -Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (qui sera publié en 1924, mais dont une partie a déjà fait l’objet de communication), Ferenczi ose l’expression de « biologie métapsychologique » pour caractériser l’entreprise de Freud de reconstruire la sexualité humaine au travers de l’étude de son développement et de ses manifestations psychopathologiques, prises en compte par la psychanalyse : n’est-ce pas là un commencement de preuve du rôle que la métapsychologie est, dans l’avenir, appelée à jouer, afin que s’élargissent et s’approfondissent les connaissances de la vie psychique au sein des sciences du vivant ? S’émancipant des attitudes de prudence méthodologique de Freud, Sándor Ferenczi voit, dans l’œuvre de son maître, les leviers majeurs d’un possible renouvellement théorique de la biologie, pour peu que celle-ci ne rechigne pas – dans la continuité de Lamarck, de Darwin, de Haeckel et d’autres encore -, à faire appel à des hypothèses et explications qui ne seraient pas directement appelées par l’expérimentation sur son propre terrain d’investigation. L’usage de l’analogie ne peut-il pas -il est vrai à certaines conditions et dans certaines limites -contribuer à l’imagination, dont la science a besoin et que la psychanalyse reconnaît comme ressort puissant de la découverte ?
À soixante-dix ans de distance, de tels propos peuvent paraître naïfs -propres, toutefois, à entraîner l’adhésion admirative que l’on accorde généralement aux pionniers audacieux et dignes de notre considération contemporaine. Rappelons que c’est en 1920 que Freud publie Au-delà du principe de plaisir, texte qui renoue avec des intérêts spéculatifs pour la biologie, exprimés à l’époque de la relation avec W. Fliess et, surtout, qui relance de tels intérêts, à la lumière des considérations d’A. Weismann, d’A. Goette, de M. Hartmann, de Woodruff et d’autres biologistes encore. Au-delà du principe de plaisir pourrait bien, en effet, être tenu pour un de ces travaux métapsychologiques, non pas réglé sur un modèle biologique (en l’occurrence principalement génétique), mais accordant une véritable puissance fictionnelle à des observations scientifiques développées ici et là. Un autre texte métapsychologique, comme Le Moi et le ça (1923), fait, lui-même, largement appel aux modèles de la biologie et de la neurobiologie, dans le remaniement de la théorie topique des instances. En ce premier quart de siècle, si la connaissance du cerveau marque le pas, on ne peut pas en dire autant d’autres domaines -aussi bien celui de la conception du vivant et de l’évolution des espèces que ceux, plus spécialisés, des recherches en virologie et immunologie. Enfin, faudrait-il ne point négliger que l’enthousiasme de Ferenczi ouvre la voie à une pensée psychosomatique très spécifiquement psychanalytique, d’autant qu’elle est étroitement articulée à la connaissance clinique des troubles pathologiques et aux problèmes des conditions techniques de la prise en charge psychothérapique.
Si l’on doit se rappeler cela aujourd’hui, c’est qu’en un sens nombre de psychanalystes et de biologistes partagent encore, dans certaines circonstances, les mêmes espérances de rencontre réflexive et de dialogue au sein d’un projet de penser le vivant -et particulièrement le vivant humain -en tenant compte de l’incidence des facteurs épigénétiques (psychisme, langage, environnement, culture) et, dans d’autres cas, campent, chacun, sur des positions, qui polémisent leurs rapports ou encore sollicitent des « modèles » physicalistes communs, pour se risquer dans une théorie unifiée du cerveau/esprit (modèles de la communication, modèles de l’ auto-organisation, modèles de réseaux de simulation, etc.). Car, ce qu’il y a souvent de spécieux, c’est de vouloir -au nom de l’interdisciplinarité -faire s’échanger des « disciplines ». Quand on sait qu’une discipline porte toujours une complexe idéologie de pouvoir, on peut douter de la fiabilité de tels échanges. Il n’en va pas de même lorsque certains biologistes et certains psychanalystes ont, entre eux, une pratique de communication de l’argumentation. Ou encore, n’est-ce pas au travers de problématiques épistémologiques que se fait jour, aujourd’hui, un souci de mettre en perspective des démarches, qui gagnent, pour chacune d’entre elles, à rester dans sa spécialisation la plus exigeante ?
Mais ne nous trompons pas sur les propositions avancées par Ferenczi. L’intérêt apporté, par Ferenczi, à cette notion, progressivement mise en œuvre par Freud, de métapsychologie, traduit incontestablement le plaisir d’une passion pour l’imagination théorique, qu’entraîne la curiosité psychanalytique chez l’analyste, à la fois grâce à la ressource du matériau psychique et corporel des symptômes et en raison de la technique ici utilisée. En effet, la psychopathologie n’est-elle pas un champ immensément varié et, chaque fois, singulièrement renouvelé, des formes et déformations du vivant, au travers de ses inventions psychiques ? Et n’équivaut-elle pas, dans ces conditions, à cette Naturexperiment, dont on parlait, alors, dans une perspective évolutionniste ? Ou encore, chaque manifestation psychique n’acquiert-elle pas un statut de symptôme pour permettre de mieux voir -en quelque sorte optiquement -comment la forme d’un organe se transforme fictivement en un modèle théorique de fonction régressive, éclairant, du même coup, la capacité ontogénétique d’un individu de reproduire le passé phylogénétique le plus ancien ? C’est, donc, la (psycho) pathologie qui fournit, à la métapsychologie, les images de ses modèles spéculatifs. D’où l’importance de l’observation psychanalytique des signes en tant qu’ils sont, de fait, des processus dans leurs aspects polysémiques. Et une telle observation suppose que l’observateur observe simultanément l’incidence variable des paramètres qui lui sont propres et connaisse ainsi – de par sa propre analyse personnelle -l’équation dynamique de son observation sur le processus observé. Au moment où Ferenczi étend l’usage du terme de « métapsychologie » à la technique (il est alors question de « métapsychologie de la technique ») et aux « processus psychiques de l’analyste au cours de l’analyse » -il s’agit de la variation des investissements dans la pratique quotidienne -il augmente, en quelque sorte, la dimension active de la théorie. Loin de constituer un système abstrait et purement intellectuel de concepts, la théorie est, pour l’analyste, dans la cure, une activité de « fantasmatisation spéculative » (Freud), mettant à l’épreuve plastique de déformation et de transformation ses modèles de compréhension. Ainsi, rien ne s’oppose à ce que les processus observés fassent surgir, analogiquement, de nouvelles formes et qu’ainsi le physiologique requière « une explication métaphysique (ou psychologique) ou encore que tout phénomène psychologique demande une explication métapsychologique (donc physique) ». Précisément, dans la préface de Thalassa, Ferenczi écrit notamment : « au cours de mes spéculations relatives à la théorie (de la génitalité), j’ai hardiment pris le parti d’appliquer aux animaux, organes, parties d’organes, éléments tissulaires, certains processus dont j’ai pu prendre connaissance par la psychanalyse. Cette transposition m’a permis de voir les choses sous un angle nouveau, mais je me suis rendu coupable du crime de psychomorphisme, abus méthodologique qui gênait ma conscience scientifique. Par ailleurs, cette démarche m’a amené à faire usage d’observations faites sur des animaux, de données embryologiques, etc., pour arriver à expliquer certains états psychiques, tels que ceux qui accompagnent le coït, le sommeil, etc. ». Le psychomorphisme – aujourd’hui amplifié par les facilités du discours psychanalytique environnant – a ceci de particulier de produire un nominalisme psychologique systématique (la castration, l’œdipe, etc.).
Critiquant ce procédé comme scientifiquement inadmissible, Ferenczi s’est alors retenu de publier ses propres « spéculations ». Freud n’était-il pas parvenu -en s’en tenant aux seules données de l’observation des processus psychiques -à jeter les bases nouvelles d’une science ? Mais n’y était-il pas méthodologiquement arrivé en tirant toutes les ressources des croyances animistes, qui sont de véritables théories du vivant -après que celles-ci aient été soustraites à l’anthropomorphisme ? Et Freud ne s’est jamais éloigné de la prise en considération des symptômes psychopathologiques. L’intuition reste donc juste : les formes du vivant, telles que les observe et les décrit la biologie, peuvent fournir de fécondes analogies à l’interprétation des processus psychiques, pour peu que la spéculation théorique ne renie pas -bien au contraire -l’activité d’imagination que sollicite l’observation analytique des malades au cours de leur traitement : « j’ai fini par admettre qu’il n’y avait pas de honte à ces analogies réciproques et que nous pouvions délibérément mettre en œuvre une application intensive de cette méthode, en la considérant comme une démarche inéluctable et extrêmement bénéfique ».
C’est, donc, sous la condition d’une désanthropo-morphisation de l’animisme et de la restitution, à celui-ci, de son pouvoir théorique, que la méthode analogico-fantasmatique est valable. L’éloignement des domaines -et, donc, la nécessité de respecter l’hétérogénéité entre sciences de la nature et sciences de l’esprit -évite que les analogies utilisées soient de pures et simples tautologies. « Ainsi, nous sommes involontairement amenés à mesurer la matière par l’immatériel, et réciproquement ».
De telles considérations méritent d’être ici -et aujourd’hui -rappelées, dès lors qu’il s’agit de savoir si les conditions d’une réflexion commune sont modifiées entre psychanalystes et spécialistes des sciences du vivant. Avant de pouvoir répondre à cette question, il convient d’avancer quelques propositions devant servir à jalonner notre réflexion :
1 ° Les très remarquables avancées de la biologie contemporaine -notamment de la biologie moléculaire -ainsi que les promesses de leurs applications, ne laissent certainement pas indifférente la recherche psychanalytique. Encore faut-il prendre la mesure de la radicalisation de l’hétérogénéité des champs considérés et, partant, de la difficulté, pour le psychanalyste, d’avoir accès à des informations spécialisées en constant renouvellement. Autrement dit, la question se pose déjà de savoir si la psychanalyse ne ferait, ici, que participer à la motivation des sciences sociales face aux changements que peut apporter la découverte du génome ou si ses intérêts propres -liés à la nature de sa pratique -la mettent inévitablement en contact avec des contenus scientifiques, qu’elle serait en mesure d’interroger. Les biologistes, quant à eux et pour autant qu’ils soient ouverts à la psychanalyse, peuvent, en effet, espérer d’elle une contribution, plutôt de nature philosophique que métapsychologique, dans une réflexion sur les concepts et les modèles d’une théorie, qui soit une théorie du vivant. On s’aperçoit, déjà, que l’hétérogénéité des pratiques de savoir, loin de favoriser les analogies fantasmatiques, est propre à les rendre complètement impossibles. Dans quelles conditions peut, donc, se concevoir, aujourd’hui, une communauté d’intérêts entre « psychanalyse » et « biologie » -au-delà de la recherche réflexive participant d’une perspective d’épistémologie ?
2° Parmi les échanges actuels entre biologistes et psychanalystes, il est souvent question de certaines analogies reposant sur des transferts terminologiques. On en a un exemple avec le concept du soi/non-soi en immunologie et on sait que, dans ce cas, de tels transferts viennent réveiller, chez nombre d’analystes, l’espérance de voir se confirmer, dans un organique pur, l’idée de la singularité historique du sujet de l’inconscient. Ou encore, dès lors que la génétique moléculaire semble poursuivre ses investigations dans un sens leibnizien d’une formule monado-génomique de l’individuum et de la transmission, n’est-on pas prêt à imaginer, ici ou là, que peut se réaliser ce rêve bio-moléculaire de la connaissance des différences infinitésimales, témoignant du rôle de l’histoire dans la constitution de l’unité biopsychologique de l’» inconscient » ? C’est pourquoi s’impose, ici, une vigilance critique à la rencontre des facteurs idéologiques de communication interscientifique. Pour parler comme Ferenczi, le rapprochement des domaines fausse les analogies et bloque, en quelque sorte, leur imagination spéculative. La question reste alors celle-ci : est-ce que les découvertes de la biologie sont, aujourd’hui, portées par des modèles théoriques autochtones, accordant – sur la base des observations originales – suffisamment de pouvoir d’image, apte à se transformer fictionnellement au contact d’autres champs d’observation et d’hypothèses ?
3° Les régimes de discursivité de la théorie, dans la psychanalyse, sont, au moins, au nombre de deux. Dans sa pratique, l’analyste est confronté à ce que nous avons appelé des fonctions de théorie énigmatique, que sont les symptômes. Tout symptôme (ou encore ce qu’on appelle un cas) est théorie en puissance -au sens que prend, ici, le mot « théorie », à l’instar des théories sexuelles infantiles et du rêve lui-même : il s’agit de formations psychiques historiquement constituées pour servir d’» appareil psychique » et, ainsi, assurer les moyens adaptatifs de constance ou -comme on dirait -d’» auto-organisation ». Pour l’analyste, dans la cure d’un patient, le symptôme a, donc, valeur de sollicitation à déconstruire/construire de nouvelles formes « théoriques », lesquelles ne sauraient être indépendantes de l’activité de langage mise en œuvre par la parole. Nous disons « déconstruire/construire ». Peut-être vaudrait-il mieux s’en tenir à cette idée de Freud qu’à l’instar du rêve, le symptôme est un dialecte énigmatique – une production psychique asociale -qu’il s’agit de parvenir à traduire dans la langue commune. Ajoutons que le symptôme est un processus d’individuation, dont on conçoit tout à fait qu’il n’est pas aisément abandonné au profit d’un objet du transfert. Dans ces conditions, on devine aisément les raisons pour lesquelles l’analyste se trouve dans l’incapacité de produire un discours théorique indépendant du cas, c’est-à-dire s’émancipant par rapport à la continuité associative de la cure. Ce n’est pas, en effet, à une fonction illustrative de la théorie que répond ce qu’on appelle un « cas » dans la psychanalyse. Il conviendrait de définir ici un régime de discursivité théorique qui, pour être pertinent, supposerait qu’il conserve sa topique transférentielle/contre-transférentielle et que, pour être communiqué, le récit du cas restitue celle-ci en l’altérant le moins possible. Or, comme on le sait, il n’en est rien, même lorsqu’il s’agit de communiquer la pratique d’une cure auprès d’analystes. C’est là une difficulté inhérente à la spécificité discursive de la pratique théorique de l’analyste dans la cure. Le caractère aporétique de cette difficulté pose tout le problème du texte métapsychologique et de son genre. On peut aussi soutenir que -dans sa communication « théorico-clinique » -la psychanalyse doit se soumettre à un régime discursif, tel que les hypothèses avancées disposent de formulations culturellement standard (au niveau syntaxique et lexical) et que la clinique des cas s’intègre démonstrativement au discours théorique, selon des règles d’intelligibilité rationnelle communes. Dans cette éventualité, est généralement soustraite l’activité de construction de l’analyste, telle qu’elle a lieu dans le langage, au cours de la cure. Il est vraisemblable que la topique transférentielle/contre-transférentielle, pour qu’il en soit témoigné, doit être catégoriellement systématisée (en fonction, par exemple, des imagos et d’une nomenclature des affects conscients). Reconnaissons que pareille « acculturation » du discours analytique dissout la spécificité des processus en jeu ou, tout au moins, en altère la dénomination et la nomination. Autrement dit : que vaut l’exposé d’une séquence de cure et, a fortiori, d’un cas, si l’analyste doit soumettre son discours à une rationalité discursive, qui n’est pas celle dont il dispose dans son travail clinique spécifique ?
4° Enfin -faut-il ici le rappeler ? -ce que l’analyste observe au cours d’une cure appartient aux constructions, qui se trouvent mises en œuvre, plutôt qu’aux faits de comportements verbaux et non verbaux. Certes, pourrait-on dégager des « niveaux d’observation » découpant, en quelque sorte, les modalités d’» objets » psychologiques. On n’exclurait pas, par exemple, que les manifestations corporelles du patient soient une source appréciable d’information. On n’exclurait pas non plus que les « mouvements » psychiques entrent dans une attention mobile préconsciente de l’analyste. Mais, ce qu’on nomme plus précisément observation analytique, est corrélatif de l’instauration de la situation et appartient à un « dispositif optique », inhérent à l’activité de construction et, ainsi, à la capacité de figuration des mots. Autrement dit, ce sont les mots qui observent et, par conséquent, qui assurent une fonction de visualité figurale des représentations-choses inconscientes. Il est important de souligner cela du point de vue où nous nous plaçons ici. Ce qui peut faire l’objet d’une observation de la clinique médicale, voire d’un examen biologique spécialisé, est radicalement hétérogène à ce que l’analyste vient à observer. S’il est vrai que le patient, atteint d’une quelconque maladie ou anomalie organique, peut en parler dans des mots, qui sollicitent, chez l’analyste (d’autant qu’il est médecin), la représentation consciente du processus biologique en cause, la difficulté, non négligeable, est celle de ne pas ignorer ce qu’il sait, tout en restant analyste et disposant ainsi de la capacité anasémique de mise en figure des représentations conscientes. Parmi les conséquences d’une telle proposition, il faut, non seulement, mentionner la question posée par le parti pris d’une psychosomatique analytique (qui repose généralement sur une certaine recodification interprétative des signes « médicaux » en une sémiologie analytique), mais aussi la question plus fondamentale d’une méta-phoricité de la plainte somatique dans la situation analytique. On sait que toute intentionalisation, par l’analyste, de son attention dans la cure, augmente la fonction de résistance des représentations-but parmi lesquelles celles afférentes aux représentations de la guérison. De fait, faut-il soutenir, au strict regard de l’analyse, que les « contenus somatiques » d’un patient, affecté d’anomalies organiques, ne sauraient être traités, dans la cure, autrement que comme du matériau psychologique.
Tout en considérant que « tant que n’existeront pas les écoles que nous souhaiterions pour que les analystes avancent dans leur formation, les individus ayant reçu une formation médicale préalable constitueront le meilleur matériau pour faire de futurs analystes », Freud tient pour essentiel de ne pas substituer, dans la cure analytique, cette formation médicale, à l’expérience analytique proprement dite. Il s’agira, pour les analystes médecins, comme pour les non-médecins, qu’» ils résistent à la tentation de flirter avec l’endocrinologie et le système nerveux autonome là où il s’agit d’appréhender des faits psychologiques à l’aide de modèles psychologiques ». Plutôt que d’une recommandation, il s’agit, pour Freud, d’affirmer une exigence de méthode, qui engage la spécificité de la démarche psychanalytique, sans qu’il soit préjugé, par ailleurs, des positions visant à systématiser secondairement des interprétations analytiques, dans des domaines qui sont extérieurs à la situation analytique elle-même.
Comme l’attestent les travaux produits dans les très officielles revues psychanalytiques américaines, nombre d’analystes recherchent, dans les sciences cognitives, un lexique conceptuel commun, permettant, notamment, l’espérance d’un nouveau dialogue avec la neurobiologie. A la différence de ce qui se passait dans les années soixante, il s’agit moins d’attendre des vérifications de la métapsychologie (le rêve, les pulsions, etc.), que de mettre à l’épreuve des modèles de fonctionnement psychique, supposés cohérents avec l’architecture fonctionnelle du cerveau. Outre que la psychanalyse n’est pas à l’abri de sa propre revendication scientiste et peut, dans certains cas, se faire prompte à partager le rêve administratif de l’interdisciplinarité promu par la psychologie cognitive, il conviendrait de rappeler que le problème posé, aujourd’hui, par la neurobiologie est, notamment, celui de sa fascination épistémologique pour des modèles connexionnistes formels, qui n’entrent pas nécessairement dans le projet d’une théorie biologique -c’est-à-dire d’une théorie du vivant intégrant la fonction épigénétique du psychique. Et c’est certainement là que se décide un enjeu déterminant -celui du rapport de la neurobiologie à une clinique psychopathologique.
Se réglant sur ce qu’on appelle des « centres d’intérêt », aujourd’hui fréquemment présents à des entreprises d’échanges entre psychanalystes et spécialistes des sciences du vivant, notre réflexion tentera ici d’effectuer des décentrements et des recentrations problématiques.
Si la psychologie doit être considérée comme une partie des sciences du vivant (et il est certain qu’elle doit l’être), il est alors possible de soutenir que l’œuvre de Freud, c’est-à-dire la fondation de la psychanalyse, est une contribution à la biologie, qui ne peut être comparée, pour son importance, qu’à celle de Darwin, écrivait Ernest Jones, en 1930, dans sa contribution sur Psycho-Analysis and Biology. Tirant argument d’une telle affirmation sous la plume du biographe de Freud, qui n’hésitait pas à le désigner comme « Darwin de l’esprit », Frank J. Sulloway introduit son livre, Freud, biologist of the mind (1979), par l’exposé suivant de son « parti pris » : « L’idée centrale… est que Freud, au fil des ans, devient un cryptobiologiste, un biologiste caché, et que la psychanalyse devient corrélativement une cryptobiologie. En disant cela, je n’entends pas soutenir que la psychanalyse ne serait qu’une biologie camouflée en psychologie, mais qu’elle est une psychobiologie, dont les sources biologiques ont été généralement méconnues. Je prétends que les racines biologiques cachées de la pensée psychanalytique freudienne doivent être dégagées si l’on veut bien comprendre un certain nombre des affirmations fort étonnantes et fort sujettes à controverse que Freud a émises au sujet du psychisme humain ».
Et un peu plus loin : « Dans mon réexamen historique, Freud prend franchement sa place dans une lignée intellectuelle où il est, d’emblée, le principal héritier scientifique de Charles Darwin et des autres penseurs évolutionnistes du XIXe siècle, d’une part, le précurseur des éthologistes et des sociobiologistes du XXe siècle, d’autre part. Sous cet angle historique, les théories de Freud présentent une rationalité qui autrement reste obscure… ». Il n’entre pas, ici, dans notre propos, d’argumenter sur le développement passionné de la thèse de Sulloway. À certains égards -comme le souligne André Bourguignon dans la Présentation de la traduction française de l’ouvrage -le travail de Sulloway devrait être lu comme « un travail d’épistémologie historico-critique » savamment documenté. Mais l’exposé de la thèse, ci-dessus résumée par l’auteur, témoigne de son orientation systématique, somme toute résolument fermée à la psychanalyse.
Une chose est certainement de conduire une réflexion épistémo-historique sur le contexte scientifique dans lequel se développe la pensée de Freud et autre chose est de savoir quelles transformations opère la psychanalyse sur les observations et les modèles appartenant aux domaines de la physique, de la mécanique ou de l’optique, de la thermodynamique ou encore de la biologie. La thèse de Sulloway méritait d’être rappelée ici, car elle illustre fort bien cette méconnaissance de la psychanalyse, au profit d’uné4 psychobiologie », voire d’une « sociobiologie ». Et, par ailleurs, parler de la psychanalyse, dans les termes d’une « cryptobiologie », est inadmissible, tout à la fois pour la biologie et pour la psychanalyse. De notre point de vue -suivant encore, ici, la démarche Freudienne -il n’y aurait aucun inconvénient à ce que la psychanalyse appartînt au champ des sciences de la nature. Ne craignons pas d’admettre que les progrès de la biologie, non seulement sont inévitables, mais sont propres à faire évoluer les étayages d’une théorie du psychique. Et toute démonstration -du type de celle de Sulloway -visant à créditer l’idée que la psychanalyse, repose sur une « fausse biologie » ou encore sur une biologie démodée, entraîne à des propositions, qui sont préjudiciables à la formulation des conditions de réflexion commune entre psychanalystes et biologistes. Car, d’une part, il s’agit de penser (en termes de théorie du vivant) que toute biologie « populaire », dérivée de l’animisme, compte au regard des représentations mises en œuvre par les patients : ce qui se désigne comme « biologie populaire » est indépendant de l’état culturel d’un savoir scientifique. D’autre part, il sera toujours inadéquat, pour la psychanalyse, de vouloir se mesurer aux progrès scientifiques de la biologie : ces progrès – peu vulgarisables -restent résolument extérieurs au champ d’investigation propre à la psychanalyse et ne la concernent pas directement.
Or, on le voit, la plus grande difficulté est celle de concilier, dans la psychanalyse, deux attitudes. L’une, de curiosité en faveur des découvertes ou des trouvailles des biologistes contemporains ; l’autre -non moins de curiosité -qui, dans la pratique de l’analyse, nous replace, avec chaque cas, en présence d’une théorie infantile de la vie et de la mort. Lorsque, par exemple, un symptôme phobo-obsessionnel contraint un patient à vérifier compulsivement qu’il n’a pas contracté le sida en touchant quelqu’un qui s’est blessé et dont une trace de sang pourrait l’avoir contaminé, on se retrouve en présence d’une théorie du contact maléfique, renvoyant à des fantasmes sexuels anciens, par exemple, liés à l’auto-érotisme infantile. Les croyances attachées à ce symptôme faisant théorie, participent de ce que nous appelons ici « biologie populaire », au même titre que les paralysies hystériques appartiennent à une anatomie fantastique. Et l’interprétation des rêves met, comme on le sait, sur la voie des théories du vivant et de la mort, de la maladie, de l’altération des organes, etc., sans privilégier aucunement l’interprétation par le somatique. C’est à de telles théories qu’il conviendrait de rattacher la qualification de psychosomatique -cette qualification convenant, en effet, à la croyance en la toute-puissance causale du psychique sur le corps. Mais, si l’on tente de modifier le régime de la causalité et de faire en sorte que se conjoignent interprétation et explication, on fait dans la « crypto biologie » ! La richesse théorique -voire théorétique -des symptômes en analyse est telle (tant d’un point de vue phylogénétique qu’ontogénétique) qu’on aurait bien tort de renoncer à leur imagination métapsychologique au profit incertain d’une métapsychologie biologique.
Pour conclure, je me limiterai donc ici à quelques brèves remarques relatives à l’affect : le psychosomatique et la causalité.
1° D’un point de vue métapsychologique, ce qu’on appelle somatique ouvre à la question de l’archaïsme de l’affect. Le prototype hystérique de l’affect ne sera, comme on le sait, jamais abandonné par Freud : les « états d’affect » ont, en effet, pour caractéristique de se définir phylogénétiquement comme des états correspondant à des formes organiques et l’hystérie offre l’avantage d’une exemplarité de cette mémoire des formes, sous lesquelles et par lesquelles s’expriment les affects élémentaires de l’humanité. Une co-définition de l’affect et du somatique apparaît ainsi incontournable : en tout cas, elle figure la condition nécessaire pour s’interroger, dans la psychanalyse, sur l’» héritage archaïque » et sur la mémoire/transmission des affections somatiques C’est là que se trouve la ressource animiste de l’analogie dans la psychanalyse.
2° Si l’angoisse peut être tenue, par la psychanalyse, pour l’affect primordial, ce n’est pas en raison d’une réduction interprétative, mais, bien plutôt, parce qu’on peut l’attribuer à tous les organismes et qu’elle reproduirait par ses manifestations physiques -dans ses formes corporelles les plus diverses -des événements vécus restant inaccessibles à la mémoire consciente. « L’angoisse […] reproduit, sous forme d’état d’affect, une image mnésique préexistante », dit Freud. Et encore : « les états d’affect sont incorporés à la vie psychique à titre de sédiments d’événements traumatiques très anciens, rappelés dans des situations analogues comme symboles mnésiques. Je pense que je n’avais pas tort de les assimiler aux accès hystériques qui se manifestent plus tard et sont acquis individuellement, et de les considérer comme leurs prototypes dans le domaine du normal ». Ou encore : « […] un symbole d’affect est une nécessité biologique pour la situation de danger ». Gardons-nous, certes, de faire trop hâtivement, de la théorie de l’angoisse, une métapsychologie de l’affect et ne nous précipitons pas non plus vers l’affirmation que tout état d’affection somatique équivaut à un état d’angoisse. Il nous importe seulement d’indiquer de la sorte que c’est au cours d’une analyse que les tonalités d’affects, venant à se différencier dans les transferts, s’entendent dans le langage, à la fois en rapport avec des événements psychiques et comme résultant d’une élaboration (notion freudienne d’élaboration de l’affect. Du point de vue analytique, on peut donc constater que l’intérêt de désigner l’affect dans les termes d’un état du somatique ou encore au titre du « somatique », engage l’observation contre-transférentielle -ainsi que la comprenait Ferenczi -dans une intersubjectivité « psychosomatique ». Rappelons-nous, de même, que toute métapsychologie du transfert nous donne les moyens de penser celui-ci référentiellement à une mémoire phylogénétique d’abord corporelle et « relationnelle ».
3° La pratique de la psychanalyse -avons-nous dit en commençant -nous met en présence, dans chaque cas, d’une fonction du symptôme, qui est celle de défier, chez l’analyste, l’usage de représentations théoriques ayant une valeur d’explication générale. Et l’accent, mis par Freud, sur l’instance du négatif, propre à cette fonction du symptôme (jusqu’à la « réaction thérapeutique négative »), pourrait introduire au concept de transmission (du) psychique, tant il semble, en effet, que le symptôme est une énigmatique théorie de soi ou encore l’équivalent d’un montage psychique/somatique et valant, comme nous l’avons dit, pour « appareil psychique », historiquement constitué, à partir d’identifications partielles à des symptômes de nature généalogique. Dans la continuité des travaux de Gisela Pankow sur les psychoses et les pathologies psychosomatiques, ainsi que de Nicolas Abraham et Maria Torok sur les formations psychiques encryptées, je pense que la description fine du symptôme en analyse met en lumière cette fonction « théorique » du psychique, exactement en tant que formation d’un appareil psychique (un « concept du soi »), ainsi que la constitution généalogique de transferts intra-psy chiques ou ultra-corporel de nature généalogique. Pour me limiter, ici, à ce qui nous occupe, je dirai, donc, que la situation analytique tend à accueillir le symptôme aux fins de lui donner des moyens de figurabilité dans le langage et de lui assurer, alors, la transposition théorique, permettant sa « résolution ». En un sens, on pourrait affirmer que tout symptôme -surtout s’il prend un caractère aigu et s’accompagne de violente angoisse -devrait rendre possible cette lecture des détresses primitives mettant la vie en danger réel. Et l’intérêt que je porte, dans ma propre clinique, à certains états-limites, m’a confirmé dans la nécessité de garder, toujours en vue, l’usage que le patient peut faire psychologiquement de son symptôme dans la sauvegarde d’une intégrité physique. L’hypothèse, selon laquelle les formations psychopathologiques sont, en quelque sorte, mises au service des adaptations défensives du moi contre des menaces encourues par l’organisme vivant, a été fréquemment explicitée dans nombre de travaux psychosomatiques. Mais, ce qui m’importe présentement est, en effet, de souligner que notre représentation psychanalytique des dangers vitaux, auxquels l’organisme s’affronte sourdement, est pratiquement impossible au moyen de raisonnements par inférence. Ce ne serait pas l’un des moindres mérites que celui d’une étude monographique portant sur le traitement analytique d’une psychose ou encore d’une névrose obsessionnelle grave, accompagnée d’apparition de troubles organiques et visant à éclairer de quelles façons s’exerce l’autocratisme thérapeutique (interprétatif) de la vie psychique sur l’organisme. Nous ne sommes qu’au début d’une compréhension d’un tel autocratisme thérapeutique du traitement psychique.
4° C’est sans doute par ce biais que la question de la causalité nous intéresse, au titre des interrogations qu’elle suscite. La réserve personnelle, que j’ai exprimée, relative à un certain usage explicatif de la causalité -y compris par l’introduction du « complexe », de l’» aléatoire » et du « chaotique » -revient, méthodologiquement, à refuser toute théorie tendant à réintroduire une homogénéité paralléliste entre deux séries d’événements -par exemple, la survenue d’un cancer et la recherche compulsive de violence par le sujet qui en est atteint. C’est le respect rigoureux de l’hétérogénéité des champs qui évite, comme on l’a vu, un usage théorique pauvre des analogies, souvent seulement idéologico-nominales. Semblable hétérogénéité est, seule, capable de garantir contre toute tentation causaliste en admettant -selon une vue spinoziste -que les séries sont d’autant plus fécondes qu’elles sont séparées, quant à leurs contenus et quant à la nature, de leurs démarches (l’» esprit » et le « corps »). Dans ces conditions, il ne serait pas abusif de soutenir que la méthode psychanalytique a radicalisé l’exigence de respecter l’hétérogénéité des champs et des modèles. Freud rappelle, en de multiples occasions, que nous aurons d’autant plus de chances de donner à nos spéculations métapsychologiques le pouvoir d’accéder à des vérités -y compris sur l’organisation du vivant, sur les maladies et sur la santé -que notre démarche de pensée s’en tiendra à la seule prise en considération des processus psychiques et que les modèles, auxquels nous ferons appel, seront, eux-mêmes, de nature psychologique. Quant aux possibilités de mettre en relation des données organiques avec les phénomènes psychologiques observés, elles relèvent indirectement de la psychanalyse et, plutôt, de ses applications dans le domaine médical. De fait, doit-on défendre une telle position psychanalytique, pour autant que celle-ci dispose de son entière cohérence avec la définition de la situation, qui engage ce qu’il convient d’y entendre comme construction et comme observation ? Stricto sensu, dans une analyse, l’analyste doit en rester au matériau psychique, travailler avec celui-ci et rechercher à quelles constructions il peut donner lieu dans le langage. Cela, même si le patient souffre d’affections organiques tout à fait avérées. La qualité de l’observation analytique du praticien dépend du renouvellement constant de telles constructions. En somme, il faudrait pouvoir défendre cette idée qu’un patient atteint d’un cancer à évolution fatale et poursuivant son analyse, en parlant constamment dans les séances de sa maladie, ne donne que du matériau psychique ou, du moins, devant être entendu comme tel par l’analyste. La limite d’une telle ligne idéale est, bien sûr, évidente. Mais cette ligne idéale a, tout au moins, le mérite d’aider à mieux savoir la fonction des représentations (compétentes ou non) du processus de la maladie organique et de ses éventuels espoirs de guérison dans leur occurrence contre-transférentielle chez l’analyste. Dans les cures de névrosés, on sait que, généralement, les patients se gardent bien de communiquer, à leur analyste, les améliorations et progrès sur la voie de la guérison, comme si la juste perception, par le patient, de la situation analytique, le rendait garant du négatif nécessaire à l’observation et à la construction dans l’analyse. En parlant de sa guérison, le patient n’induirait-il pas, chez l’analyste, des représentations de progrès, jouant le rôle de représentations-but et altérant ainsi les conditions de la situation analytique ? Ainsi, la problématique de la causalité dans la psychanalyse ne peut que gagner à se maintenir au seul niveau de l’évènementialité psychique et à éviter l’introduction de raisonnement par inférence, si ceux-ci ne sont pas sollicités par l’imagination analogique (et métapsychologique) des processus à l’œuvre dans le symptôme.
La communication entre psychanalystes et spécialistes d’autres disciplines -ici les sciences du vivant -soulève, comme on l’a vu, de difficiles problèmes. Mais, on pourrait tenir, pour le problème majeur, celui de Y acculturation (philosophique ou scientifique) de sa démarche clinico- et technico- théorique dans la formulation et l’exposition des modèles élaborés au sein de sa pratique. Ce problème est celui du statut de la discursivité métapsychologique. La constitution du texte d’une cure est, comme on le sait, toujours aléatoire : les hypothèses spéculatives, qu’entraîne le travail de la cure, ne sauraient recevoir directement une forme discursive propre à la confrontation interdisciplinaire. Et ce n’est pas, non plus, l’appel à des « vignettes » cliniques, qui peuvent valoir pour témoignage de la pratique analytique. Non seulement, de telles « vignettes » n’apportent aucune preuve de quoi que ce soit, mais elles produisent le leurre d’une intelligibilité causale hors de toute rationalité. Est-ce conclure par le constat d’une carence dans la communication au sein du groupe de travail ? Je ne le crois pas. Car, l’avantage d’une communication, qui s’est transformée d’une réunion à l’autre, est celui de faire mieux apparaître la nécessité future d’une recherche, qui s’interrogerait sur la fonction de la référence au psychopathologique et sur la structure sémio-épistémologique des discours ainsi que de leurs transpositions.