Joël Bernat : « L’amour « expérimental », 3ème partie : La préhistoire « refoulée » du contre-transfert : le Gegenliebe

(Séminaires année 2000, Bordeaux & Nancy & Luxembourg 2002)

« Ils étaient assis dans la même pièce,

mais pas dans le même monde. »

Aldous Huxley, Les diables de Loudun.

 

L’invention du terme : Gegenliebe et Gegenübertragung (Sabina Spielrein et Carl-Gustav Jung) ou le contre-transfert « positif »

Jung, qui avait pris connaissance de la technique analytique par la seule lecture de La science des rêves de Freud, parue en 1900, va entreprendre avec Sabina Spielrein sa première psychanalyse, sa cure princeps. Il s’écoulera deux années avant qu’il n’écrive à Freud, poussé – et nous ne prenons aucun risque à le penser – par les difficultés qu’il rencontre avec cette patiente. En effet, si l’on regarde la correspondance entre Freud et Jung[1], Sabina apparaît dès la seconde lettre à Freud, le 23 octobre 1906 :

« Il me faut abréagir auprès de vous, quitte à vous ennuyer, une expérience que j’ai vécue tout récemment. Je traite actuellement une hystérie selon votre méthode. Cas grave, une étudiante russe, malade depuis six ans. 1er traumatisme : 3e-4e année. Elle voit son père frapper son frère aîné sur le postérieur nu. Forte impression. Forcée de penser ensuite qu’elle a déféqué sur les mains de son père. De la 4e à la 7e année, efforts appliqués pour déféquer sur ses propres pieds… Plus tard ce phénomène a été remplacé par un onanisme violent. »

Bien qu’il y ait une demande d’abréaction dont Jung ne donne aucune précision, la lettre se centre sur la clinique. Alors Freud répond le 27 sur ce terrain clinique, indiquant un auto-érotisme anal.

Mais dans la lettre de Freud, datée du 6. XII. 1906, on trouve ceci, qui sonne, dans l’après-coup où nous sommes, presque comme un avertissement :

« … aussi ai-je gardé pour moi bien des choses qu’il faudrait dire… Il ne vous aura pas échappé que nos guérisons se produisent grâce à la fixation d’une libido régnant dans l’inconscient (transfert) que l’on rencontre le plus sûrement dans l’hystérie… ».

Puis s’installe un long silence de trois années dans les lettres de Jung, tant au sujet de cette jeune russe que de l’abréaction à opérer.

C’est au cours de l’an 1909 que Freud est conjointement interpellé par Carl-Gustav Jung et Sabina Spielrein : ils lui adressent lettres sur lettres, chacun témoignant d’une histoire passionnelle ne pouvant s’achever qu’en une violence qu’ils déplorent. Freud a-t-il une autre solution ? Une possibilité d’abréaction ? Le voici interpellé comme tiers dans cette histoire d’amour entre un analyste et sa patiente, cure débutée cinq années auparavant.

Freud tempère, indique la voie d’une « solution endopsychique » et se garde le temps pour entendre « les deux sons de cloche ». Il finit par écrire à l’une, Sabina, qu’elle n’y est pour rien dans cette affaire, et à l’autre, Carl-Gustav, qu’il n’y est pour rien lui non plus… Ce qui pourrait passer pour une position « politique » ou d’évitement. Mais pas vraiment, la suite l’indique.

Jung, devenu fort désemparé devant l’ampleur de cette affaire dès lors qu’elle déborde des murs de son cabinet, tantôt avoue, tantôt dénie, et va être rassuré par le fait que Freud, outre sa clémence, lui offre, dans l’intimité de cette correspondance, un mot nouveau (ce qui est une première solution endopsychique, qui peut parfois faire abréaction) et qui deviendra bien plus tard concept : Gegenübertragung, contre-transfert, et une injonction, disons technique :

« Il vous faut devenir maître du contre-transfert[2] »,

écrit-il le 07.VI.1909, dans une lettre sur « le calcul des femmes » … Car, pour l’instant, le danger est, versé du seul côté de la patiente.

Freud supervise et explique qu’il s’agit ici d’un cas de transfert amoureux mutuel et réciproque (car le transfert dont il s’agit ici est le transfert amoureux, qui est Gegen, mutuel), événement qui s’inscrit, selon lui, dans les risques du métier, sous forme de « petites explosions de laboratoire », sorte de « baptême du feu » pour le jeune Jung, ou encore, comme il l’écrira au sujet de Reich, « d’erreur de jeunesse ». Freud relève ce phénomène touchant la personne propre de l’analyste en raison du transfert amoureux et le risque de tomber dans un piège en répondant à l’amour du patient ou de la patiente. Il s’agit bien d’éviter le Gegenliebe, l’amour en retour et réciproque.

Mais, dès lors que Jung reçoit ce mot, ce terme « technique » nouveau, il peut terminer cette histoire, se dégager de Sabina : le terme technique vient entre lui et elle, en tiers externe séparant, défaisant la « masse à deux », donc « libérateur ». Mais refoulant ce qui émergeait en actes.

Car l’on verra comment un mot, sensé indiquer, désigner, en devenant terme technique ou concept, peut venir effacer, refouler bien des choses. Le plus surprenant de l’affaire, à parcourir les correspondances croisées de Freud, Jung et Spielrein, est de saisir que ce qui a donné naissance au terme de contre-transfert, sa dimension première d’amour mutuel, est justement la dimension disparue aujourd’hui.

L’invention d’un concept

Revenons un instant sur la création par Freud du terme de contre-transfert, Gegenübertragung. Nous faisons l’hypothèse que Freud forge ce terme en condensant trois éléments :

  • le transfert (Übertragung),
  • l’amour (Liebe), soit le transfert amoureux,
  • et la réciprocité (Gegen).

Dans la langue allemande courante, il y a une expression fort connue pour désigner ce transfert, cette énamoration simultanée, réciproque : Gegenliebe.

Par exemple, Ludwig van Beethoven avait composé en 1794 un Lied, « Soupir de celui qui n’est pas aimé et amour en retour » (Seufzer eines Ungeliebten und Gegenliebe) dont les textes proviennent du recueil d’un poète allemand, Gottfried August Burger (1747 – 1794). Et en 1808, une « Fantaisie pour piano, chœurs et orchestre », où le thème central du Lied, « Amour en retour » (Gegenliebe) est repris à Kuffner.

Donc, ce terme courant de Gegenliebe courant en langue allemande offre à Freud la base d’une construction où l’amour est, en psychanalyse, porté par le transfert, Übertragung, afin de forger le terme de contre-transfert, Gegenübertragung. Le contre-transfert inclut ici le « contre-amour », l’amour en retour, réciproque. Soit un double transfert amoureux réciproque. Nous retrouvons ici la sumpatheia grecque et la Consensio latine.

Mais l’on saisit alors de suite quelque chose de grande importance ! En effet, en allemand, Gegen, comme en français, contre, sont deux beaux exemples de sens opposés des mots primitifs[3], double direction qui, notons-le de suite, n’existe pas en anglais (counter). En effet :

  • en allemand, Gegen indique aussi bien ce qui est, en latin, contra, donc un sens hostile, que ce qui est, en latin, erga, c’est-à-dire amical ;
  • ce que nous retrouvons en français : « Je suis contre toi », hors de son contexte, peut aussi bien signifier l’opposition la plus radicale que la plus grande proximité ou simultanéité[4];
  • enfin, en anglais, l’allemand gegen et le français contre sont traduits par counter : selon l’Oxford Dictionary, ce préfixe indique l’opposition, la rivalité ou la contre-attaque, mais ni la proximité ni la réciprocité ; si ce préfixe vient bien du latin contra, fut perdu en route l’autre versant, erga ;
  • notons aussi que le terme de Gegenubertragung peut se décomposer en Gegenüber, qui signifie en face ou vis-à-vis, et tragen,

L’intérêt de souligner cela est de relever une conséquence de la traduction : le terme de contre-transfert, passant à l’anglais, perd la moitié de son sens d’origine : ainsi, counter-transference refoule la dimension d’amour réciproque, et l’on peut penser qu’il y aurait là une possibilité de comprendre pourquoi les travaux, à partir des années cinquante, essentiellement anglo-saxons d’abord, n’envisagèrent le contre-transfert que sous le mode de l’opposition. Ces travaux traduits par la suite en français, imposèrent la perte du double sens, et de nos jours, le contre-transfert n’est plus une affaire de Gegenliebe, mais plus souvent l’indication de sentiments négatifs, d’opposition de l’analyste envers son patient : counter.

« Co-transferts amoureux »

Ainsi nous semble-t-il que ce qui a pu amener Freud à inventer le terme de Gegenübertragung, après avoir entendu les « deux sons de cloches », est le diagnostic qui s’impose dans cette histoire : Spielrein et Jung sont bien dans un Gegenüber, face à face, et un Gegenliebe passionnel, un amour mutuel, réciproque. Dans ce cas, le transfert amoureux est mutuel, et non pas unilatéral : c’est un co-transfert[5] (co- rendant mieux, ce que peut indiquer contre).

La première occurrence du terme de contre-transfert est donc de désigner cet amour mutuel qui saisit l’analyste et sa patiente ou son patient. Le terme sera officialisé par Freud, les 30 & 31 mars 1910, lors du Congrès de Nuremberg, mais en tant que :

« influence qu’exerce le patient sur les sentiments inconscients de l’analyste »[6].

Mais il écarte, par cette définition, la possibilité même de la situation inverse ou simultanée, en une sorte de rencontre ou de collision :

« influence qu’exerce l’analyste sur les sentiments inconscients de la patiente ».

Quelques jours auparavant, le 9 mars, lors d’une séance de la Société Viennoise de Psychanalyse[7], Freud expliquait ceci à ses collègues : puisqu’on observe que plus un individu est amoureux, plus il dépend de son objet sexuel, alors une règle pour l’analyse peut en être tirée : quand un patient s’attache à son analyste, celui-ci est sujet du processus similaire – le Gegenliebe – que Freud nomme donc contre-transfert (amour ou attachement mutuel). Et il y a donc à surmonter ce contre-transfert afin d’être maître de la situation psychanalytique et d’être

« l’objet parfaitement froid que l’autre personne courtise avec amour ».

Ce froid de l’analyste résonne avec ce que Freud écrit pour sa conférence de Nuremberg, opposant ferrum et ignis, c’est-à-dire :

  • le fer froid de la technique ou de « la peau dure » de l’analyste,
  • au feu de l’amour (« petites explosions de laboratoire », « baptême du feu », « être roussi au feu de l’amour », « le feu au théâtre », etc.)

Si l’on prolonge la métaphore, l’analyste serait un forgeron, qui, au fil de ses cures, durcirait le fer de sa technique comme cuirasse, au fur et à mesure qu’il le plonge dans les feux de l’amour…

Pour l’instant, Jung est absout, car ce sont les dangers de la situation analytique, du transfert, de l’hystérie, etc., Freud écartant l’énamoration du sujet analyste envers son patient, restant sur une position, une définition technique princeps, en une forme d’énoncé surmoïque.[8]

Peut-être d’autant plus qu’en 1912, dans les « Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique »[9], Freud rappelle que le contre-transfert est un obstacle, donc à combattre -par le fer -, mais, ajoute-t-il paradoxalement, qu’il faut garder cela secret… De toute évidence, le secret demandé ne concerne pas l’aspect technique qui, lui, est énoncé publiquement.

Est-ce en obéissance à cette injonction du secret qu’un silence se fit réellement sur la question du contre-transfert ?

Car, hormis quelques travaux de Ferenczi, il faudra attendre 1939 avec Alice et Michael Balint pour que le terme soit quelque peu remis en lumière, puis, et surtout les années 50-60 pour qu’il devienne un concept et une théorie articulée, en particulier grâce à Paula Heimann, Margaret Little, Annie Reich et Lucia Tower ; observons que ce sont là des femmes analystes, c’est-à-dire d’anciennes patientes dont on peut supposer qu’elles eurent à éprouver quelque contre-transfert sur le divan. Mais, surtout, il s’agit d’une époque où le souci de formation des analystes prit de l’importance, ce qui pourrait éclairer pourquoi le contre-transfert devint un concept clef.

Ce qu’il ne fut pas chez Freud, et, qui plus est, son emploi restant des plus rares.

Contre-transfert : à peine né, aussitôt mis au secret ou refoulé (tout comme Sabina Spielrein) durant trente ans, et pour ne réapparaître qu’amputé du sens originaire d’amour transférentiel mutuel, Gegenliebe. Quelques-unes des définitions actuelles du contre-transfert oscillent dès lors entre action ou réaction de la part de l’analyste :

  • ce qui est propre à l’analyste et qui intervient ou interfère dans la cure comme agir (avec en deçà l’idée des points aveugles de l’analyste) : c’est donc une action ;
  • ou bien comme processus inconscient induit par le transfert du patient, et qui ferait donc du contre-transfert une ré-action.

Si nous retrouvons bien ici des définitions selon la double direction du mot contre, ce qui a disparu serait le moyen terme, l’action simultanée, le désir amoureux de l’analyste pour son patient. Ce qui est ainsi mis entre parenthèses est ce qui, chez l’analyste, entre en « collision » avec son patient, collision qui réclame son abréaction cathartique dans le passage à l’acte. Notons aussi que, le plus souvent, le phénomène est assimilé – réduit ? – aux seules émotions ressenties.

Un mot sur la raison du secret : les histoires de divan étaient nombreuses autour de Freud, et la psychanalyse auraient pu sérieusement en pâtir – peut-être ? – aux yeux du public. Depuis, les historiens et biographes ne cessent de dresser des listes, parfois tendancieuses, souvent sans commentaires ni preuves, ce qui ne nous aide en rien. En voici quelques extraits, « façon journalistique », afin d’évacuer une fois pour toute le clinquant… :

Frieda Reichman épouse son analysant, Erich Fromm, et Georg Groddeck sa patiente, Emmy von Voigt ; il est cité aussi Michael Balint et Edna Oakeshatt, Otto Rank et Beata, Wilhelm Reich et Annie Pink, Sandor Rado et Emmy puis Erzsébet Révész, August Aichorn et Margaret Mahler, Rudolph Lôwenstein et Marie Bonaparte, René Allendy et Otto Rank avec Anaïs Nin, Carl-Gustav Jung et Sabina Spielrein, Antonia Wolff et Maria Moltzer, Sandor Ferenczi avec Gisella et Elma Palós, Victor Tausk et Hilde. Ajoutons Bernfeld, Fenichel, etc. Selon Roazen, en 1920 Freud aurait aussi encouragé Horace W. Frink à épouser une ancienne patiente. Etc.

Que faire de cela ? Certes pas qu’il y a erreur de jeunesse ou défauts de la technique et de formation, mais autre chose, que nous nommerons co-transferts. Notons que, du moins pour l’époque de ces exemples, la connaissance des phénomènes de transfert et la formation analytique n’était pas encore bien développées. Autres exemples :

Freud a analysé Marie Bonaparte et son amant Rudolf Löwenstein, sa fille Eugénie. Löwenstein, qui à son tour analysera Marie Bonaparte. Löwenstein a été analysé par Hanns Sachs qui a analysé Erich Fromm, lui-même analyste de Marianne, la fille de Karen Horney analysée par Karl Abraham et… Hanns Sachs ! Abraham est l’analyste de Melanie Klein qui a analysé Marianne et Renate Horney (dernière fille de Karen qui a refusé d’être analyste). Il semble par ailleurs que Karen Horney ait été analysée par Groddeck, lui-même analysé par le premier analyste de Melanie Klein, Ferenczi… qui analyse Jones, alors que Freud analyse Loe (compagne de Jones) et Ferenczi… Etc.

De quoi tisser des liens bien complexes…

Mais le secret demandé par Freud a eu un autre effet : peut-être bien celui d’empêcher l’étude, nous le répétons avant d’y venir, de ce qui se passe transférentiellement entre les deux protagonistes.

En faisant ce bref retour sur l’origine du terme, il ne s’agit pas de réduire le Gegenliebe à une histoire, celle des débuts de la psychanalyse (forcément confus et tâtonnants, comme tout débuts), ni à une anecdote, ou de se cacher derrière les arguments selon lesquels ces analystes n’étaient pas suffisamment analysés, ou qu’ils étaient psychotiques, pervers, etc., car ce serait sans doute répéter le refoulement d’une dimension première du contre-transfert, ou plus précisément, du co-transfert amoureux.

Que pouvons-nous entendre de ces situations qui enflamment le théâtre analytique ?

Nous faisons l’hypothèse suivante : il y a un point de rencontre, et dans ce cas, un point de collision[10], entre les scènes psychiques des protagonistes. Ce point, pour qu’il y ait encontre, est un point fantasmatique commun, c’est-à-dire un fantasme commun et complémentaire, que la situation analytique met en scène et en actes, et donc réalise, le plus souvent à l’insu des protagonistes, tant cet arrière-plan fantasmatique organise inconsciemment, le plus souvent, la situation analytique. C’est cela que nous nommerons : collision fantasmatique, et que nous allons tenter d’éclairer en prenant pour exemple, les « affaires » Sabina Spielrein et Emma Eckstein.

 

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[1] Correspondance Freud S – Jung C- G., tome I : 1906-1909, tome II : 1910-1914, Gallimard 1975.

[2] Correspondance Freud-Jung, op. cit., Tome I, p. 309, lettre du 7 juin 1909.

[3] Ce qui alimente la thèse de Freud, « Du sens opposé des mots originaires » in Œuvres complètes, X, Paris, P.U.F., 1993.

[4] L’on dit par exemple dans le Poitou : « Je me suis marié contre elle. » Ce qui signifie bien : avec elle.

[5] Sur la base de ce qu’indique Daniel Widlöcher avec sa notion de « co-pensée ».

[6] Sigmund Freud, « Perspectives d’avenir de la thérapie analytique », in La technique psychanalytique, PUF, p. 27.

[7] Séance du 09 mars 1910 in Les premiers psychanalystes. Minutes de la société viennoise, tome II, Gallimard 1978.

[8] Notons que la dimension du Surmoi n’était pas encore découverte à l’époque.

[9] « Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique », in La technique psychanalytique, P.U.F. 1953, 1972.

[10] Pour rappel, Littré nous enseigne ceci : collision est avant tout un terme de physique pour signifier le choc entre deux corps… Étymologiquement, ce terme est un composé du latin cum, avec, et de lidere, léser.

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