Serge Lebovici : « Naître et l’écriture »

Les écritures saintes racontent comment Eve et Adam ont payé leur transgression ; à l’homme qui s’était laissé tenter par sa compagne qui lui avait suggéré de goûter à la pomme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Dieu avait annoncé qu’il gagnerait son pain à la sueur de son front. Eve avait écouté le serpent : chassée du paradis, elle savait qu’elle et toutes les femmes enfanteraient dans la douleur.

Donner naissance c’est encore souffrir et c’est payer cette faute initiale au moins dans la tradition judéo-chrétienne, même si l’accouchement est indolore ou aidé par des procédés analgésiques, on reproche parfois aux jeunes femmes qui recourent à ces méthodes de n’avoir pas connu la vraie expérience du don que serait la naissance : il faut bien que la culpabilité inconsciente qui s’attache à la sexualité infantile, même dans nos sociétés qui proclament la liberté sexuelle, s’exprime. C’est peut-être ce qui explique aussi la violence que toute femme ressent à l’égard de son nouveau-né, lorsqu’elle le compare à l’enfant imaginaire qu’elle a porté en elle.

Celui-ci naît aussi dans la douleur ; c’est en tout cas ce que laisse à penser le cri solennel qui marque sa naissance ; cri d’angoisse, a-t-on souvent pensé, qui serait à l’origine de toutes les angoisses de séparation et qui représenterait le modèle des conséquences de toute séparation (O. Rank, 1924).

En fait la vie intra-utérine, où s’exerce la sensorialité fœtale, n’est pas un paradis où régnerait le principe du nirvana. C’est un milieu bruyant, où le futur enfant apprend efficacement à lutter défensivement contre les stress, en s’endormant ou en suçant ses doigts ; il fait aussi connaissance avec la voix maternelle qui scande déjà, au moins imaginairement, les faits d’arme de son garçon à qui elle choisit le prénom de ses héros ; ce peut être aussi d’une jolie et séduisante jeune femme dont elle rêve pour sa fille. Mais l’enfant qu’elle se prépare à donner à son géniteur, en exerçant sa vie imaginaire, au moment où elle a réalisé son désir de grossesse, est aussi le fruit d’un désir de maternité qui date de son enfance ; elle le donne au futur grand-père maternel, auquel elle est liée par la rivalité inscrite de génération par un autre texte, celui de la tragédie grecque, celui du conflit œdipien.

La naissance est moins stressante qu’on ne le pense ; les neurophysiologistes nous ont montré qu’au moment où il franchit le canal maternel, le bébé qui naît bénéficie d’une inondation catécholaminique, comme les sportifs qui se soumettent au jogging quotidien. Après sa naissance, il témoigne de nombreuses compétences qui étaient déjà connues des femmes simples qui disaient qu’il était beau, qu’il regardait sa mère, etc. Sans développer par trop ces données qui ont été très popularisées, nous nous contenterons de rappeler ici que ces remarquables aptitudes sont transformées en performances par les illusions anticipatrices de la mère.

Ces transactions multiples ont fait l’objet de descriptions nombreuses ; elles sont beaucoup plus riches quand le nouveau-né cohabite largement avec sa mère ; celle-ci le nourrit plus longtemps au sein et le développement du langage de l’enfant futur semble nettement meilleur, lorsque cette expérience a eu lieu.

L’accordage remarquable entre ces deux partenaires se traduit par la synchronisation de leurs échanges affectifs : par exemple le rythme des mouvements de cycliste du bébé est en accord avec celui des vocalises maternelles, lequel dépend de sa langue « maternelle ».

Les données des recherches contemporaines sur les interactions précoces que nous venons de rappeler montrent qu’elles couvrent les secteurs des relations sociales, affectives, imaginaires et fantasmatiques. En pratique, ces travaux devraient permettre d’éviter le recoms aux métaphores que les hommes utilisent depuis toujours pour désigner les relations entre les bébés et ceux qui leur donnent des soins et les élèvent. Leur puissance allégorique reste cependant essentielle ; rappelons ici quelques traditions :

  1. Le paradis de la vie intra-utérine représente la meilleure image du désir d’union amoureuse et régressive. Des psychanalystes anglais parlent même de la pensée poétique des fœtus qui dansent esthétiquement et qui, enfermés finalement dans le claustrum intra-utérin, réclament l’accouchement (D. Meltzer, 1985)-
  2. La mère, en portant un enfant, lui dit ce que son amour lui inspire, mais elle lui fait part de son hostilité lorsqu’elle l’insulte, par exemple, en le nettoyant, mais son ton, le rythme de son élocution rassurent le bébé sur les sentiments maternels (J. Rabain- Jamin, 1985).
  3. Le bébé, en regardant sa mère, la voit le regarder et lui montre qu’elle est désormais regardée, en train de le soigner ; le bébé la proclame en d’autres termes mère, alors qu’elle n’était jusque-là portée et soutenue que par ses désirs de maternité et de grossesse, ainsi que par les soins maternels qu’elle prodigue.

En d’autres termes, le bébé humain n’est pas seulement soigné ; il entre d’emblée dans un système de communications dont les canaux sont très nombreux, mais où la parole joue un rôle éminent : c’est une parole prosodique, scandée, modulée qui est, à l’évidence, très proche du conte transmis, récité, lu. La beauté extrême du texte maternel reçoit sa réponse dans les vocalises de l’enfant qui lui répond ou qui initie le dialogue. C’est un récit où se reproduisent les harmonies et qui engage la vie émotionnelle, un véritable bain d’affects (S. Lebovici, 1983). Les expressions émotionnelles du bébé sont interprétées par la mère qui sait les renforcer, mais aussi les calmer et permettre l’endormissement du bébé qui va pouvoir se ressourcer dans ses rêves. Les émotions du bébé commencent à donner un sens aux changements qu’il éprouve et ses affects ont faim de représentations (M. Pinol-Douriez, 1984).

Quelques conclusions

Les bébés semblent comprendre très tôt le sens du texte parolier proféré par la mère ; les effets en semblent remarquables et étonnent bien des observateurs. Rien ne montre que l’enfant comprend le sens des mots de sa mère, mais les interactions lui permettent de donner un sens aux échanges affectifs et à leurs nuances.

Décrivons ici une séquence qui s’articule autour de la série : pointer-toucher-saisir. Dès la naissance, un enfant, solidement tenu, semble pointer un objet brillant placé à 30 cm de lui ; pour sa mère, en pleine illusion, il le réclame. Il n’est pourtant pas très différent du rat qui se dirige vers son aliment dès sa naissance ; le rat dont les yeux sont bandés peut réussir de telles performances lorsqu’on le remet à la lumière, du moins avant trois semaines ; plus tard, l’apprentissage n’est plus possible. Autrement dit la communication repose sur le développement du système nerveux et sur l’expérience interactive. L’enfant continue à profiter de ce double courant maturatif : vers neuf mois, il saisit les objets, les passe d’une main à l’autre. Il va alors jouer à les laisser tomber et à dire ainsi à sa mère : « Je suis sevré de toi, mais je veux jouer avec toi, ramasse mon jouet. » La communication symbolique est née ; on connaît le jeu que Freud observa un peu plus tard chez un de ses petits-fils : il s’amusait à lancer une bobine retenue par un fil et à la rattraper ; le langage symbolique est maintenant possible et l’enfant maîtrise, en jouant, la représentation symbolique de sa mère ou de son père qu’il éloigne ou fait revenir à sa guise.

La complexité de ces évolutions cérébrales et cognitives montre que les progrès de la parole ne sauraient se borner à un apprentissage des mots appris, comme dans le dictionnaire des adultes. Nous croyons avoir bien montré comment la complicité interactive du bébé et de sa mère décontextualise le monde infantile et donne un sens aux paroles de sa mère.

Le développement de la parole et du langage se fait donc aussi dans un bain sonore qui prend son sens pour le bébé du fait de son contexte affectif, mais aussi de son découpage ritualisé, proche du conte raconté ou même lu : on comprend que certains parents lisent des « histoires » à leurs bébés. Le langage écrit et les rites du conte favorisent peut-être le développement intellectuel de celui qui naît à la vie.

Bibliographie

Lebovici S., Le nourrisson, sa mère et le psychanalyste, Paris, Le Centurion, 1983.

Meltzer D., La maladie psychotique de la petite enfance, Lieux de l’enfance, 1985, 3, 93-H3.

Pinol-Douriez M., Bébé actif, bébé agi, Paris, puf, 1984.

Rabain-Jamin J., The Infant Sound envelope and the Parent-Infant Relation, in Frontiers in Infant Psychiatry, n, New York, Basic Books, 1985.

Rank O., Le mythe de la naissance, 1924, Paris, Payot, 1926.

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