In Revue française de psychanalyse, vol. 48, n° 1 spécial Transmission de la psychanalyse, 1984
Rarement un rapport de Congrès a suscité autant d’intérêt et est apparu aussi vivant, grâce en particulier à la passion de l’analyse qui anime Jean et Florence Bégoin et qu’ils ont su transmettre aussi bien dans leur travail écrit que dans leurs communications orales tout au long du Congrès. Si c’est un intérêt commun pour l’analyse qui m’amène à souhaiter écrire ici, le titre même de cette contribution indique que c’est dans une direction sensiblement différente que je m’orienterai.
Je voudrais mettre l’accent davantage que ne m’ont paru le faire les auteurs du rapport, sur les relations, étroites par moment, qui existent entre les problèmes de technique psychanalytique et l’inconscient du psychanalyste ; c’est-à-dire avec ce qu’il est plus communément convenu d’appeler le contre- transfert. Celui-ci entendu aussi bien dans un sens premier et restreint « d’influence exercée par le patient sur les sentiments inconscients du psychanalyste » (défini par Freud dans la Technique psychanalytique, 1910) que dans l’acception élargie qui lui a été donnée plus récemment (dans les écrits psychanalytiques tels que ceux de Michel Neyraut). Dans cette acception, débarrassée de sa connotation péjorative, on peut comprendre le contre-transfert comme la matière première et la source, non seulement de la capacité d’interprétation du psychanalyste mais aussi de tout son travail psychanalytique.
Pour illustrer mon propos, à la suite des rapporteurs du Congrès et de Jean Guillaumin (dans sa communication prépubliée) je ferai un retour à Freud et je reviendrai sur les deux seules analyses de femmes dont Freud a donné un compte rendu complet : Dora et La psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine. Je m’arrêterai plus particulièrement sur l’incidence dans la marche, la conduite et l’interruption de ces cures, des positions contre-transférentielles de Freud, en choisissant celles dont le sens m’a paru avoir été jusqu’ici laissé dans l’ombre.
Je ne m’étendrai donc pas longuement sur les positions, qui à la suite de différents auteurs ont été reprises pour le Congrès par Jean et Florence Bégoin et par Jean Guillaumin, à savoir en particulier la répugnance de Freud à assumer le transfert maternel. On sait par le témoignage que nous en a donné H. Doolittle, dans Visage de Freud (Edition Denoël, 1977, p. 65) que Freud a même revendiqué cette répugnance « à être la mère dans le transfert » car il se sentait, disait-il, « tellement masculin ».
Il faut noter que cette question a toujours été soulevée à propos de femmes en analyse et qu’il semble s’agir plus précisément chez Freud, en particulier avec ses jeunes patientes, d’une difficulté à assumer la position homosexuelle féminine dans le contre-transfert. Il n’est pas évident que cette position soit plus facile à assumer par l’analyste femme qui se trouve elle, confrontée à ses propres désirs homosexuels incestueux sur lesquels pèse le double interdit, de l’inceste et de l’homosexualité.
Il s’agit aussi plus profondément de la difficulté à assumer pour chacun (analyste femme et analyste homme) cette position féminine que Freud, à partir de la notion « refus de la Féminité » va finir par théoriser en 1937, sous la forme du « roc biologique » dans Analyse terminée et analyse interminable donnant ainsi une illustration de la manière dont les résistances inconscientes du psychanalyste peuvent être utilisées dans ses constructions théoriques.
Dans cette optique, je m’arrêterai un instant sur la Note à Dora de 1923 qui me paraît elle aussi révélatrice des liens qui s’établissent entre la technique du psychanalyste et ses positions contre-transférentielles.
Dans cette note, il s’agit de l’attachement homosexuel de Dora pour Mme K…, attachement auquel Freud avait déjà fait une large place dans le récit du cas, et sur l’importance duquel il revient en écrivant : « Plus je m’éloigne du temps où je terminais cette analyse, plus il me semble que mon erreur technique consiste dans l’omission suivante : j’omis de deviner à temps et de communiquer à la malade que son amour homosexuel (gynécophile) était sa tendance psychique inconsciente la plus forte… » Freud parle « d’erreur technique », « d’omission de deviner à temps » alors que nous sommes en présence d’un problème de contre-transfert, c’est-à-dire ici de l’effet des résistances inconscientes du psychanalyste (dont nous venons de voir la nature) sur son travail psychanalytique.
En fait, les problèmes de contre-transfert apparaissent, en quelque sorte ici, confondus avec les problèmes de technique psychanalytique ; leur importance et leur spécificité ne seront distinguées que bien plus tard lorsque l’écoute psychanalytique se sera dégagée du modèle médical et scientiste auquel l’époque se référait. Cette spécificité apparaîtra à partir d’une analyse plus fine de la clinique du contre-transfert, permise précisément par l’analyse, et de plus en plus souvent la réanalyse, de chaque psychanalyste qui constate que l’autoanalyse se révèle être un instrument de travail insuffisant.
C’est dans une autre direction, que va s’orienter à présent notre compréhension des difficultés rencontrées par Freud dans l’analyse de ses deux jeunes patientes. Il semble possible de situer cette compréhension au-delà de l’idée d’un simple « effet d’après-coup », comme le propose Jean Guillaumin dans sa communication prépubliée, d’une analyse sur l’autre : celle, interrompue volontairement par Dora et celle de la « Demoiselle de 1920 », renvoyée par Freud lui-même, vingt ans après Dora.
Dans cette direction, il apparaît intéressant de s’interroger sur les diverses occasions où Freud à des années d’intervalles, s’est trouvé confronté à de jeunes sujets féminins.
L’étude de l’observation de ces deux jeunes patientes met en évidence qu’il s’agit de deux jeunes filles de 18 ans, toutes deux « belles », intelligentes et nubiles. La nubilité est une caractéristique, soulignée à plusieurs reprises par Freud (principalement pour Dora). Elle semble devoir retenir particulièrement l’attention car elle paraît déterminante dans ses effets de contre-transfert sur Freud, dans sa relation avec ses deux patientes.
En effet, en face de ces jeunes filles, Freud adopte en quelque sorte la « position dure » et l’une des conséquences les plus remarquables de cette position sera l’interruption par Freud du traitement de la patiente de 1920.
Cette attitude défensive, dont le ressort est manifestement d’ordre phobique, paraît pouvoir être reliée à titre d’hypothèse, à la présence chez Freud d’un « Fantasme inconscient de défloration », qui se trouve activé chez lui, dans ses occasions de rencontres avec de jeunes sujets féminins.
De l’existence de ce fantasme, nous trouvons confirmation dans le texte « Sur les souvenirs écrans » de 1899 (in Névrose, psychose et perversion p. 113, 132, PUF, 1973) où Freud, dans le cadre d’un fragment autobiographique déguisé, analyse un de ses souvenirs d’enfance et révèle que sa signification est celle d’un désir inconscient de défloration, apparu à l’adolescence et remanié après coup, à partir d’une scène de la petite enfance.
En ce qui concerne ses deux plus célèbres jeunes patientes, le texte même des deux observations révèle une dureté manifeste ; le ton acerbe, parfois ouvertement agressif, des remarques de Freud sur le cas de 1920, a d’ailleurs été relevé dans certaines des communications (déjà citées) du Congrès.
Avec le fragment d’analyse de Dora, on est frappé par la série de précautions que Freud juge nécessaire de prendre (« Dora », p. 34-35), pour prévenir les reproches qui pourraient lui être adressés, de pervertir les jeunes filles et les jeunes femmes en leur parlant de questions sexuelles scabreuses (fantasme inconscient de relation sexuelle per os, chez Dora).
Là aussi le ton se fait catégorique ; « la meilleure façon de leur parler de ces choses est la manière sèche et directe. J’appelle un chat un chat », affirme-t-il en français. Comparant son travail à celui du « gynécologue qui se permet aussi, dans les mêmes conditions, de leur faire subir toutes sortes de dénudations », il conclut enfin : « on ne court jamais le risque de pervertir une jeune fille inexpérimentée, là où les connaissances sexuelles manquent même dans l’inconscient, il ne se produit aucun symptôme hystérique et là où l’on trouve de l’hystérie, il ne peut être question de pureté de sentiment ».
On ne relève ici nulle trace d’un mouvement émotionnel, encore moins de séduction, les jeunes filles sont pourtant « belles et intelligentes » et Freud est loin d’être un vieillard. Tout paraît devoir se passer sur le plan de l’objectivité la plus sèche et contraste avec la sollicitude, dans le ton et dans les manières, que manifeste Freud dans sa relation avec certaines de ses patientes mariées. Par exemple, la patiente de 1913, dont le cas clinique va permettre à Freud d’illustrer la signification œdipienne inconsciente de « Deux mensonges d’enfants » (in Névrose, Psychose et Perversion, PUF, 1973), patiente dont la situation financière va émouvoir Freud au point qu’il va lui proposer de lui prêter de l’argent.
Avec les jeunes filles donc, Freud se montre extrêmement sec et distant ; le souci de maintenir le psychanalyste dans la stricte position de « l’observateur neutre » du champ psychanalytique ne paraît pas tout expliquer ni justifier le fait que le récit prenne par moment l’allure d’un réquisitoire ; que ce soit en 1905 avec Dora, ou en 1920 avec la jeune fille en proie à une passion homosexuelle, ou encore en 1918, dans l’étude sur « Le Tabou de la Virginité » (in La vie sexuelle, 1969, p. 66-80).
La lecture comparée de ce texte, avec les deux précédentes observations cliniques (dont l’une ne lui est postérieure que de deux ans), va nous donner de nouveaux éléments, pour étayer l’hypothèse formulée précédemment, dans notre approche des difficultés rencontrées par Freud, avec l’analyse des jeunes filles.
Dans cette étude, Freud se propose d’analyser l’étrange coutume du « Tabou de la Virginité », qui veut que l’acte de la défloration soit évité au jeune époux et accompli par une autre personne. Il établit le fait que le primitif, par cette pratique, se défend d’un grand danger, puis il va ensuite procéder de manière insolite pour déterminer la nature de ce danger qu’il qualifie d’emblée de « psychique ». En effet, contrairement à notre attente, il ne va pas analyser les mécanismes inconscients de la pensée de l’homme primitif, ni établir, comme il l’a fait souvent, une comparaison avec le fonctionnement mental de l’homme civilisé (névrosé ou non). Il va chercher les causes de ce danger dans « l’étude du comportement de la femme de notre civilisation dans les mêmes circonstances ». Les résultats de cette étude mettront en évidence « une réaction paradoxale de la femme civilisée à la défloration » qui active son complexe de castration inconscient et sa revendication virile et entraîne chez elle une attitude hostile et amère vis-à-vis de l’homme dont elle cherchera à se venger (cette vengeance trouvant à se satisfaire inconsciemment, dans certains cas, par la frigidité).
De nouveau l’accent est mis dans ce texte, comme dans « Dora », mais surtout comme dans La Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine sur les motions hostiles de la jeune femme contre l’homme et sur ses désirs de vengeance. Par contre, aucune mention n’est faite ici des propres pulsions agressives et sadiques de l’homme vis-à-vis de la femme (pulsions que l’on découvre à l’oeuvre inconsciemment, dans les cas d’impuissance sexuelle masculine). A ce point de la réflexion, on ne peut s’empêcher de rapprocher la décision prise par Freud d’interrompre le traitement de la jeune fille de 1920 (en l’assortissant du conseil de faire poursuivre la tentative par une femme médecin), avec la pratique du Tabou, dont l’essentiel est l’évitement du danger que représente la jeune vierge et le soin confié à d’autres de la déflorer.
De même le caractère insolite de la démarche de Freud dans cette étude, n’est-il pas motivé par une crainte inconsciente de même nature que celle que Freud n’a pu décrire dans le comportement d’évitement du primitif devant la défloration ?
Manifestement nous sommes de nouveau en présence de défenses d’ordre phobique. Si l’origine de cette crainte est à relier d’abord à l’angoisse de castration que soulève ici le désir inconscient de défloration dans sa dimension œdipienne et contre-œdipienne incestueuse, à un autre niveau plus profond il s’agit des craintes inconscientes archaïques qui alimentent cette horreur de la femme que symbolise le mythe antique de la Méduse.
Nous nous retrouvons donc ainsi très éloignés des simples problèmes de technique psychanalytique. En nous penchant sur le ressort essentiel de celle-ci c’est-à-dire sur le contre-transfert du psychanalyste, nous découvrons que peut s’élaborer chez lui, en contrepoint de celui de ses patients, un roman analytique. Cela à partir d’un inconscient qui se révèle tout aussi choquant que le leur. Au gré du jeu infini de la pulsion et de ses défenses, on peut voir se construire et se déconstruire la trame même de ce roman, sur lequel le temps n’a pas de prise.