Joël Bernat : « La vision-du-monde de Wilhelm Reich »

In Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics (16 mai 2023)

Le rapport individu/masse

La pensée de Wilhelm Reich décrit le jeu combinatoire de deux forces : l’une, interne et biologique, sur le modèle de l’« élan vital » (Bergson, 1907) que W. Reich nommera « orgone », et l’autre, externe, constituée par l’environnement groupal. Ces deux forces opposées déterminent différents types d’individus et de sociétés. Pour prendre la mesure de cette combinatoire, il faut partir des « couches » de la psyché qui façonnent des types de caractères. L’hypothèse de W. Reich est alors que, via des modèles familiaux et l’imposition d’une vision du monde à des groupes et à des publics, ces types caractériels ont un impact sur des modèles sociétaux. En cela, l’auteur déploie une théorie originale du processus de civilisation, fondé sur une dialectique particulière de l’individu et de la masse. Ce n’est donc pas un hasard si, en France, sa Psychologie de masse du fascisme (Reich, 1933b) a eu une large audience. Et, bien sûr, la trajectoire de W. Reich n’est pas indifférente à la formation de sa pensée.

Reich est né le 24 mars 1897 à Dobrzcynica (dans la Bucovine de l’empire austro-hongrois, aujourd’hui en Ukraine). Fils de Léon Reich (1868-1914), dirigeant d’un riche domaine agricole, et de Cäcilie Roniger (1875-1910), W. Reich décrit son père comme dirigeant d’une main de fer le domaine et les êtres, frappant femme, enfants et employés, ce qui sera plus tard la source de sa théorie du Petit homme (Reich, 1948) : un caractère tyrannique, violent, atrabilaire, qui prénomma son fils Wilhelm en l’honneur de l’Empereur Wilhelm II et qui luttera contre les origines religieuses et culturelles juives de sa famille. W. Reich migrera aux États-Unis en 1939 où il décédera en 1957.

Enfant, il connaît plusieurs drames importants qui auront une influence notable sur sa conception du monde. Outre le décès d’une petite sœur, il y eut surtout un drame parental : suite à une aventure amoureuse avec un précepteur, sa mère est battue plusieurs fois par son mari et tente de se suicider. Elle décèdera en 1910 alors que W. Reich a 15 ans. Consécutivement à cela, le père fit une dépression et ses affaires périclitèrent. Celui-ci finit par s’immerger dans l’eau froide d’un lac et contracte une tuberculose dont il meurt en 1914 : Wilhelm a 17 ans et cette mort lui laisse la responsabilité du domaine familial (Reich, 1989). Cette tragédie meurtrière sera à l’origine de la conception reichienne d’un type de famille et de groupe représentant ce qu’il nommera : « peste émotionnelle ». Peu après éclate la Première Guerre mondiale et W. Reich s’engage à 17 ans dans l’armée autrichienne et combat sur le front italien. Plus tard, sensible aux injustices commises par les Autrichiens contre les populations civiles, il décrira la guerre comme une « psychose collective ». Il commencera alors sa critique des principes du pouvoir et de l’autorité ainsi que sa recherche des racines du militarisme.

Du fait de cette guerre, tout son patrimoine est détruit, et en 1918, il ne peut retourner chez lui en raison des nouvelles frontières imposées par le Traité de Versailles. Il entreprend des études médicales à l’École de Médecine de Vienne, qu’il achève à l’âge de 25 ans. W. Reich se retrouve pauvre parmi les pauvres, expérience qu’il n’oubliera pas et qui le différenciera de bon nombre de psychanalystes. On peut penser que cette pauvreté et sa vie parmi les domestiques, ainsi que ses premières expériences viennoises, ont déterminé à son adhésion au parti communiste viennois naissant (1918), luttant contre les valeurs patriarcales et conservatrices selon le catholicisme germanique alors dominant (il rencontrera Léon Trotsky [1879-1940] à Paris en 1936 ; Calvié, 1980).

Puis, durant la période viennoise de 1920 à 1930, W. Reich rencontre de Sigmund Freud (1856-1939), ; ce dernier voyait en W. Reich un excellent élève, prolongeant ses propres recherches puisque S. Freud avait montré les effets de la civilisation sur la sexualité humaine à travers les renoncements qu’elle impose, et des pathologies que cela induit. W. Reich ira plus loin avec sa notion de peste émotionnelle. L’exergue de W. Reich (1989 : 5) à son essai de 1927, La Génitalité dans la théorie et la thérapie des névroses, est d’ailleurs bien freudien : « Amour, travail, connaissance sont les sources de notre vie. Ils doivent donc la gouverner ». Il préfigure une évocation de la sexualité qui fera successivement écho aux particularités de plusieurs périodes historiques.

Trois couches de la psyché

C’est à partir de sa pratique clinique que W. Reich élabore ses théories. Dans un premier temps, une conception de la psyché avec ses termes propres (et non plus ceux de S. Freud : « moi », « ça », « surmoi »), qu’il nommera « structure caractérielle » (Reich, 1933a : 9-24) ; elle se compose de trois « couches », pensées selon un modèle géologique et phylogénétique parce que deux de ces « couches » sont pour lui les sédiments phylogénétiques de l’histoire et de l’évolution humaine (Reich, 1972 : 9-24) :

  • une « couche superficielle » qui constitue l’« homme moyen ». C’est le résultat d’un processus moral de civilisation et de socialisation, ce qui produit un sujet réservé, courtois, compatissant, conscient de son devoir et consciencieux : « Il porte le masque du self-control, de la politesse obsessive et mensongère et de la sociabilité artificielle » (Reich, 1942 : 184-185). Si cette couche produit une coopération sociale, elle est sans contact avec la couche la plus profonde de l’être, puisqu’elle résulte de quelque chose d’appliqué sur et contre la nature biologique de l’humain, tel un vernis. Mais au moindre sentiment de menace (guerre, famine, etc.), cette couche s’efface et laisse apparaître celle qui est juste en dessous ;
  • une « couche moyenne » qui correspond à l’inconscient freudien constitué de pulsions et fantasmes divers (le sadisme, l’avidité, la lascivité, l’envie, les perversions, etc.) refoulés, ce qui donne la sensation d’un vide intérieur béant (ibid.). Elle est donc composée d’éléments devenus antisociaux suite à la répression d’impulsions biologiques primaires que l’éducation et la morale réprouvent et donc refoulent, ce qui supprime toute expression authentique du vivant, c’est-à-dire la couche la plus profonde ;
  • une « couche biologique » : fondamentalement, l’être humain serait un animal honnête, travailleur, coopératif et aimant, c’est-à-dire un être pour qui l’autre et l’amour existent naturellement (ibid.) et non selon une exigence morale imposée. Pour W. Reich c’est le lieu de l’authentique où les pulsions naturelles auraient un caractère primitivement et spontanément social, telles qu’elles ont pu être vécues dans son enfance : une forme d’Éden premier, d’Âge d’Or (thèses que l’on retrouve aussi bien chez Michel de Montaigne [1533-1592], Voltaire [1694-1778], Jean-Jacques Rousseau [1712-1778], Karl Marx [1818-1883], Carl Gustav Jung [1875-1961], etc.). Tout esprit authentiquement révolutionnaire, tout art et toute science véritables y trouveraient racines.

Trois caractères d’individu

Ces trois couches de la psyché déterminent trois grands types de caractères selon la prédominance d’une couche sur les autres (Reich, 1933a : 431-458).

Le « caractère génital » apparaît si le « noyau biologique » prédomine sur les autres couches psychiques, ce qui donne un individu sociable et psychologiquement équilibré : il juge les situations en fonction de ses processus mentaux guidés par la rationalité, est accessible aux arguments réels et connaît une harmonie profonde entre motivation, but et action. Sa vie sexuelle est essentiellement déterminée par les lois naturelles et fondamentales de l’énergie biologique. Il considère le travail comme aboutissement d’un processus créateur et ne songe pas à interférer avec son déroulement normal. Reléguant ses intérêts personnels au second plan dans les conflits interpersonnels, il est capable de dialogue et de remise en question.
Le « caractère névrotique »  apparaît lorsque domine la « couche superficielle » : ici, si le sujet a une pensée qui, bien que rationnelle, est soumise aux refoulements sexuels, ce qui a pour conséquence qu’elle se conforme à la nécessité d’éviter le déplaisir en pratiquant l’évitement et l’esquive. Le névrotique a généralement refoulé son irrationalité et, s’il a conscience de l’inhibition de ses fonctions vitales, c’est sans jalouser les individus bien portants. Il ne s’oppose pas au progrès. Il vit dans la résignation sexuelle ou s’adonne en secret à quelque pratique perverse, son impuissance orgastique s’accompagnant d’une nostalgie continuelle du bonheur de l’amour. Confronté aux problèmes sexuels, sa réaction est plutôt dictée par l’angoisse que par la haine, sa cuirasse visant plus sa propre sexualité. Il est plus ou moins inhibé dans son aptitude au travail et n’y trouve aucun plaisir, ignorant l’enthousiasme, et reste soumis à l’opinion d’autrui (le regard supposé des autres).

Le « caractère pestiféré » apparaît lorsque prédomine la « couche moyenne » : le sujet se distingue du névrotique par une activité sociale plus ou moins destructive, sa pensée étant déterminée essentiellement par des concepts irrationnels. Il formule toujours des conclusions toutes prêtes, inaccessibles à l’altération, et ne vise dans ses jugements qu’à rationaliser des préjugés et conclusions irrationnelles préexistantes. L’immobilisme et l’attachement à la tradition sont ses références constantes. Intolérant, il ne supporte aucune idée capable de balayer ses préjugés. Le vrai motif de son action n’est jamais celui qu’il indique, mais il croit sérieusement aux buts qu’il s’assigne, agissant sous l’effet d’une compulsion structurelle, sous la contrainte de son mal. Il déteste et combat tout ce qui vient le contrarier. Sa sexualité est toujours sadique et pornographique, caractérisée par la présence simultanée de lascivité sexuelle et de prétentions morales sadiques. Il développe une haine farouche de tout ce qui peut susciter des idées orgastiques. D’où son intolérance à l’égard de tout ce qui est amour naturel et sa grande capacité à mettre au point, avec satisfaction pour lui, un système élaboré de délation et de diffamation. Il déteste le travail et se tourne avec prédilection vers l’idéologie mystique ou politicienne. N’achevant jamais rien, il est incapable d’un travail organique et progressif. Victime d’une éducation autoritaire et obsessionnelle, il s’insurge contre elle, mais sa révolte n’a aucun objectif social rationnel. Il méprise ses partenaires, le motif de ses relations interpersonnelles étant le désir de les abattre, en utilisant de préférence la diffamation sexuelle, la calomnie à des fins sadiques, attribuant sa propre lubricité à ses victimes.

Trois types de sociétés

Ces couches constituantes de la psyché individuelle vont être le support de trois types principaux de sociétés selon la logique suivante : un type de caractère (individuel) va créer un type de famille en imposant sa réalité interne aux autres, ce qui, à son tour, devient un modèle de société lorsqu’un individu obtient le pouvoir d’imposer sa vision-du-monde à un groupe humain.

Le « libéralisme » est la source de la couche superficielle en ce qu’il créé des idéaux moraux et sociaux prônant la tolérance et la maîtrise de soi, promulguant une morale (Lepenies, 1992) qui vise à juguler la « bête dans l’homme ». Si le libéralisme ignore la sociabilité naturelle de la couche biologique, il s’oppose et combat néanmoins par sa morale la perversion caractérielle propre à la couche moyenne. Mais les catastrophes du XXe siècle montrent l’échec de ce combat : le refoulement moral ne tient pas selon certains contextes (guerre, famine, faillite) et dans ce cas, la société régresse à la couche suivante.

Le « fascisme » est le résultat de la prédominance de la couche psychique moyenne et s’oppose violemment au libéralisme et à la révolution authentique, car il est l’expression politiquement organisée des pulsions sadiques inconscientes et des perversions. Cela implique que tout être vivant porte en lui les éléments et la sensibilité de la pensée fasciste : c’est donc un phénomène général qui touche tous les organismes de la société humaine, quelles que soient les « races », cultures, etc. Mais le fascisme est aussi une réaction au libéralisme, car il figure l’attitude fondamentale de l’être opprimé par la civilisation machiniste autoritaire du libéralisme et son idéologie mécaniste – mystique, et en ce sens il est un effet du libéralisme : libéralisme et fascisme seraient ainsi liés, en opposition symétrique, et si le premier combat le second, arrive un point de saturation où il s’effondre en laissant place au second, et ainsi de suite (Platon, 2020). C’est pour cela que l’idéologie fasciste se présente avant tout comme une « idéologie irrationnelle », faisant appel aux sentiments des masses sexuellement frustrées et non à la raison d’une société dite « éclairée » comme celle de la bourgeoisie viennoise.

Une société « première » ou « primitive » en lien avec le noyau biologique, temps premier posé comme idéal, pacifique et satisfaisant, et ce primat de la couche biologique produirait une « organisation démocratique primitive » fondée sur le travail, où l’humain reste lié à la Nature et au cosmos ; ceci ne trouve aujourd’hui son expression que dans les grandes œuvres d’art, qui n’ont plus, pour W. Reich, d’influence sur l’évolution de la société humaine. Selon lui, la « démocratie » est le fonctionnement du travail naturel et intrinsèquement relationnel (« démocratie du travail »), en tant que « réalité », et non une « idéologie » comme dans le libéralisme, et qui serait au fondement de toute réussite sociale. Aucun révolutionnaire authentique n’a réussi à convaincre les masses : ainsi n’y a-t-il jamais eu de révolution authentique.

Les trois couches de la psyché et les trois types de société forment le sol de la théorie reichienne sur le processus de civilisation (sur ce dernier, voir, par exemple, Freud, 1930).

Le rapport individu/masse

Le constat classique d’une tension conflictuelle entre les intérêts de l’individu et ceux du groupe a été amplifié après la Première Guerre mondiale. La particularité de W. Reich (1942 : 38) est d’inférer les intérêts individuels au primat du biologique en s’appuyant sur les faits cliniques car ils dévoilent l’inconscient : « Il y a une réalité psychique qui s’étend bien au-delà de votre conscience. Votre inconscient est comme la chose en soi de Kant : il ne peut être appréhendé en lui-même, il ne peut être reconnu que dans ses manifestations. » Cela crée une dialectique conflictuelle : plaisir et extension versus angoisse et contraction.

Du côté de l’individu, considérer un sol biologique premier et un principe de vie est une thèse inspirée d’une évidence biologique (la vie), et de la notion d’« élan vital » d’Henri Bergson (1859-1941), en tant que force biologique s’exprimant dans et par le sexuel en un sens élargi (voir la notion de libido chez S. Freud, et plus tard celle d’orgone chez W. Reich). Ce substrat est posé avant toute prise en considération d’une vie psychique car il est la « force motrice » qui permet l’épanouissement de l’être et, sur un autre plan, son individualisation. Devenue libre, cette force est supposée produire une sociabilité et une sexualité naturelles, la joie spontanée du travail et une vraie capacité d’amour (Reich, 1942 : 14). S. Freud comme W. Reich s’inscrivent nettement tous les deux – mais de façon différente – du côté d’une sexualité comme bien car « individuant », et non comme « mal », ainsi que les états, religions et morales bourgeoises le développent, afin de « massifier » les êtres.

Du côté des groupes et sociétés, du fait de l’élan vital, « la sexualité est le centre autour duquel tourne toute la vie sociale, aussi bien que la vie intérieure de l’individu. » (ibid. : 19). Ce corps d’énergie vit parmi d’autres corps, d’où la nécessité de lois de coexistence. Mais ces lois sociales qui permettent un « pouvoir vivre ensemble » sont en fait centrées sur le refoulement du sexuel, c’est-à-dire celui de l’énergie fondamentale de l’être et de sa créativité, ce qui produit une idéologie répressive et conservatrice, un ordre moral au-dessus des êtres qui réprime cet élan vital et détourne cette énergie au profit des intérêts des groupes puis de l’économie ; cet ordre moral pousse à l’oubli de soi et à l’investissement identificatoire à des modèles de soumission (ibid. : 189). Cela crée une forme d’anesthésie de l’être, qui se retrouve enfermé dans une « cuirasse musculaire et caractérielle ». L’être n’est plus armé pour s’individualiser puisqu’il recourt par défaut à des modèles aliénants : alors « les gens tombent dans telle ou telle folie, se plaignent de ceci ou de cela, parce que leurs corps sont raides, qu’ils sont incapables de donner l’amour ou d’en jouir » (Reich, 1974 : 69). Cette entrave sociale de la force biologique fondamentale a besoin d’un lieu de transmission, d’où, selon W. Reich, l’invention et la nécessité de la famille et du mariage, mais aussi de la virginité. À ces forces morales répressives, il opposera des contre-forces telles que la contraception et l’avortement :

« La répression de la sexualité naturelle chez l’enfant, particulièrement de la génitalité, rend l’enfant appréhensif, timide, obéissant, craintif devant l’autorité, gentil, tranquille ; elle paralyse ses tendances rebelles, parce que la rébellion est associée avec l’angoisse ; elle provoque, en inhibant la curiosité sexuelle de l’enfant, un obscurcissement général de son sens critique et de ses facultés mentales. » (Reich, 1982)

On a ainsi un détournement de l’élan vital de création et de conservation de l’individu au profit de la création et de la conservation du groupe et d’une société (ou d’une institution), détournement qui serait une sorte de « prix à payer » en renoncements de soi pour une appartenance à un groupe et, en échange, profiter de ce qu’il apporte : protections contre les dangers externes, naturels ou pas, soins, etc. W. Reich n’envisage pas cet aspect, cette sorte de négociation, au contraire de S. Freud, négociation que nous pourrions ainsi formuler : « J’échange une part de mon énergie contre une part de celle du groupe ». L’« élan vital biologique », donc personnel, est détourné, perverti et remplacé par un « élan de groupe » sous forme d’injonctions morales. En libérant la sexualité naturelle, on retrouve l’énergie de l’être premier, sociable et aimant.

La pensée de W. Reich est circulaire : il y a un effet de l’individu sur le groupe (famille, société) lorsqu’il a un pouvoir d’influence. En retour, ces groupes viennent formater les individus qui les composent. Les retours du type de groupe sur l’individu se font sous la forme d’une éducation, d’une morale et d’une culture transmises par l’école et surtout la « famille autoritaire » selon le « modèle patriarcal » : le père est une sorte de « bras armé » représentant officiel de l’autorité, de la religion et de l’État dans la famille, face à sa femme et ses enfants. Cela est le plus visible dans la « famille bourgeoise » mais en fait tout aussi valable pour les « familles prolétaires » (Reich, 1968 : 114) : ce père, autoritaire, est une figure fasciste.

Quand il est question des destins de la soumission au groupe, ces retours produisent une pression sociale et morale à l’origine d’une peste émotionnelle (Reich, 1933a : 431-458) dans l’individu, peste en ce qu’elle devient source de pathologies et de biopathies en cas de soumission et de renoncement à l’individualité, c’est-à-dire au renoncement à son élan vital propre. La peste est un « symptôme », ce qui signifie qu’il y a une résistance interne contre l’ordre moral : si le conflit entre l’être et le groupe devient inconscient, il pousse à créer des compromis, c’est-à-dire des symptômes : la résistance de l’être s’opère par la maladie, maladie qui entrave en retour le fonctionnement des sociétés. Et cette peste atteint la sexualité : « Quand je parle de sexualité, je ne songe pas au coït mécanique névrotique, mais à l’étreinte amoureuse ; non à cet espèce d’urinement-dans-la-femme, mais à la recherche de son bonheur à elle » (Reich, 1942 : 151). Ailleurs, il précise que « la puissance orgastique est la capacité de s’abandonner au flux de l’énergie biologique sans aucune inhibition, la capacité de décharger complètement toute l’excitation sexuelle contenue, au moyen de contractions involontaires agréables au corps. Aucun individu névrosé ne possède de puissance orgastique. » (ibid. : 216).

La santé, psychique et biologique, n’est possible que par ces suppressions de tensions, et c’est justement la fonction de l’orgasme (Bernat, 2008 ; 2017) qui produit, mieux que d’autres réponses, cette sorte de katharsis des tensions : sinon, elles agissent telle une gangrène du corps et de l’esprit. W. Reich, notons-le, lorsqu’il parle de sexualité, y intègre d’authentiques sentiments amoureux et des sentiments qui concernent l’intégralité de l’autre personne et non un fragment corporel qui serait survalorisé.

Si l’on se réfère à la propagation de la peste au niveau des sociétés et des peuples, l’individu normal justifie son comportement sexuel par son besoin d’amour, le « pestiféré » ascétique va justifier sa « débilité sexuelle » par ses exigences morales qui ne s’adressent pas à lui-même, mais surtout à son environnement. Tandis que l’individu bien portant ne cherche pas à imposer son mode de vie, le « pestiféré » tend à imposer le sien par la force. Si le bien portant aime discuter de ses motifs, le « pestiféré » se met en colère quand on les évoque. Que produit cette peste collective ?

« Les meurtres sexuels et les avortements criminels, l’agonie sexuelle des adolescents, l’assassinat des forces vitales chez les enfants, l’abondance des perversions, les escadrons de la pornographie et du vice, l’exploitation de la nostalgie humaine de l’amour par des entreprises commerciales et des publicités avides et vulgaires, des milliers de maladies psychiques et somatiques, la solitude et la dislocation généralisée, et par-dessus tout ça, la fanfaronnade névrotique des sauveurs en herbe de l’humanité – toutes ces choses pouvaient être difficilement considérées comme les ornements d’une civilisation. » (Reich, 1942 : 182)

Pour W. Reich, nul individu ne peut être exempt des dispositions à la peste émotionnelle. Il décrit donc les domaines où elle sévit : le mysticisme « dans ce qu’il a de plus destructif », les efforts passifs ou actifs vers l’autoritarisme, le moralisme, les biopathies de l’autonomisme vital, la politique partisane, la maladie de la famille, les systèmes d’éducation sadiques, la délation et la diffamation, la bureaucratie autoritaire, l’idéologie belliciste et impérialiste, le gangstérisme et les activités antisociales criminelles, la pornographie, la haine raciale. Ensuite, la peste sociale engendre de nouvelles règles pestiférées, de plus en plus. Le philosophe et psychanalyste Roger Dadoun (1928-2022 ; 1975 : 351) a bien résumé cet univers de la peste émotionnelle :

« Ceux qui lancent les premières pierres, et ceux qui lancent les rumeurs meurtrières, et ceux qui lancent la police et les juges et les chiens et la foule et les psychiatres aux trousses du chapardeur, du vagabond, du Juif, du Noir, de l’immigré, du marginal, et ceux qui lancent à grands cris mystiques leurs furieuses “vérités” religieuses, politiques, scientifiques, tous ceux innombrables qui s’élancent en chœur – d’église, de parti ou de secte – derrière les führers, s’agglutinant et faisant foule pour savourer la calomnie, colporter la rumeur, gonfler les brigades d’acclamations, nourrir les bûchers, courir au lynchage, et assurer avec cœur la bonne administration des asiles, des prisons et des camps, et la masse immense et prétendue silencieuse qui jouit de toujours lancer les dernières pierres – voilà quelques-unes des figures de la pestilence caractérielle-sociale que Reich décrit longuement sous l’appellation de “peste émotionnelle”.

Mais il n’y a ici rien de bien nouveau car ce portrait du « pestiféré » se retrouve chez M. de Montaigne, Voltaire, J.-J. Rousseau, Henry David Thoreau (1817-1862), Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900), et même bien avant : il y a quatre mille cinq ans, un texte akkadien titré Dialogue sur la misère humaine (Minois, 1991 : 19) traduit un sentiment général :

« La foule loue les paroles d’un homme prééminent, expert en crime, mais avilit l’être humble qui n’a pas fait de violence. Le malfaiteur est justifié et on chasse le juste. C’est le bandit qui reçoit l’or, tandis qu’on laisse affamé le faible. On fortifie encore la puissance du méchant, mais on ruine l’infirme, on abat le faible [et les prières n’y changent rien.] »

« Quelle est la nature des organisations humaines ? Jusqu’ici, aucune n’avait tenu ses promesses. Ni la grande communauté chrétienne, ni la Première, ni la Deuxième, non plus maintenant la Troisième Internationale socialiste. Elles avaient toutes trahies leurs tâches. Elles étaient toutes l’instrument de la répression. Il était clair qu’il était absurde de construire une nouvelle organisation pour remédier à la misère de l’ancienne. La Quatrième Internationale de Trotsky me parut mort-née et vide de sens » (Reich, 1972, 159)

Il est remarquable de relever que les thèses de W. Reich font souvent retour dès qu’il s’agit de penser le rapport entre individu et masse, ou encore dès qu’il s’agit d’élaborer des modes de désaliénation. Bien évidemment, cette reprise de W. Reich fut centrale dans le mouvement des années 1960 et 1970, via H. Marcuse (1963) entre autres penseurs, mais aussi après-guerre lorsque – comme souvent – la sexualité devient en fait le discours qui porte l’individualité et la singularité des êtres face aux grandes massifications opérées par les guerres et les massacres, et certains systèmes politiques qui littéralement captent des publics (Canetti, 1960).

Bibliographie

Bergson H., 1907, L’Évolution créatrice, Paris, F. Alcan.

Bernat J., 2008, « La fonction de l’orgasme selon Wilhelm Reich (1897-1957) », Corps, 5 (2), pp. 113-119. Accès : https://doi.org/10.3917/corp.005.0113.

Bernat J., 2017, « Wilhelm Reich : sa vision du monde, de l’être et de la civilisation », pp. 63-88, in : Geisenhanslüke A. et al., dirs, Contre-cultures et littératures de langue allemande depuis 1960, Berne, P. Lang.

Calvié A., 1980, « Wilhelm Reich et Léon Trotsky. Lettres inédites (1933-1936) », Cahiers d’études germaniques, 4, pp. 271-290. Accès : https://doi.org/10.3406/cetge.1980.947.

Canetti E., 1960, Masse et puissance, trad. de l’allemand par R. Rovini, Paris, Gallimard, 1966.

Dadoun R., 1975, Cent fleurs pour Wilhelm Reich, Paris, Payot.

Freud S., 1930, Le Malaise dans la civilisation, trad. de l’allemand par B. Lortholary, Paris, Éd. Points, 2010.

Lepenies W., 1992, La Fin de l’Utopie et le retour de la Mélancolie. Regards sur les intellectuels d’un vieux continent. Leçon inaugurale, Paris, Éd. du Collège de France.

Minois G., 1991, Histoire des enfers, Paris, Fayard.

Marcuse H., 1963, Éros et civilisation. Contribution à Freud, trad. de l’anglais par J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit.

Platon, 2020, Œuvres complètes, éd. et trad. du grec par L. Brisson, Paris, Flammarion.

Reich W., 1933a, L’Analyse caractérielle, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Payot, 1971.

Reich W., 1933b, La Psychologie de masse du fascisme, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Payot, 1972.

Reich W., 1942, La Fonction de l’orgasme, trad. de l’anglais par W. Reich, Montreuil, L’Arche Éd., 1970, pp. 184-185.Ce titre français ne reprend pas le texte Die Funktion des Orgamus paru à Vienne en 1927, mais un autre texte : The Discovery of the Orgone. Volume I: The Function of the Orgasm, New-York, Orgone Institute Press, 1942. Les deux textes n’ont que 10 pages en commun.

Reich W., 1948, Écoute, petit homme !, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Payot, 1974.

Reich W., 1961, La Révolution sexuelle. Pour une autonomie caractérielle de l’homme, trad. de l’anglais par C. Sinelnikoff, Paris, Plon, 1968.

Reich W., 1972, Les Hommes et l’État, trad. par M. Attal et C. Sinelnikoff, Nice, C. Sinelnikoff.

Reich W., 1976, Premiers Écrits. Volume 1, trad. de l’allemand par J. Chavy et D. Deisen, Paris, Payot.

Reich W., 1982, Premiers écrits. Volume 2, La Génitalité dans la théorie et la thérapie des névroses, trad. de l’allemand par D. Deisen, Paris, Payot.

Reich W., 1994, Passion de jeunesse : une autobiographie, 1897-1922, éd. par M. B. Higgins et C. M. Raphael, trad. de l’allemand par D. Petit, Montreuil, L’Arche Éd., 1989.

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