Joël Bernat : « Quelques fondamentaux de la pensée de Sigmund Freud »

Publié dans le Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, le 03 novembre 2023 : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/freud-sigmund.

L’être, sa psyché et le groupe humain ; Le sens de la vie ou la dialectique du soma et du germen ; La fonction première de la psyché ; L’individu et la masse

L’être, sa psyché et le groupe humain

Né en 1856 à Příbor (Tchéquie) et décédé en 1939 à Londres (Royaume-Uni), Sigmund Freud est un neurologue viennois. Il invente progressivement une nouvelle méthode thérapeutique des névroses, suite aux échecs des méthodes alors classiques (électrothérapie, hypnose, etc.). Sa pratique clinique le conduit peu à peu à prendre la mesure du poids de l’éducation, de la morale et de la civilisation dans la formation des névroses en ce qu’elles sont sources de refoulement des pulsions individuelles, c’est-à-dire le poids de l’environnement dans la construction psychique individuelle. C’est ainsi qu’il est conduit à s’intéresser aux mécanismes de formation des foules et du devenir de l’individu dans ces groupes.

La conception du public chez S. Freud est indissociable de sa conception de la vie psychique de l’humain, car cette conception, que ce soit celle du public, de la foule, d’une institution, d’un groupe ou d’une famille, repose sur un principe de base : tous ces fonctionnements et tous ces systèmes de relations ne sont que les résultats de la projection de mécanismes psychiques internes et de leurs contenus sur le monde extérieur ; dès lors, le fonctionnement d’un groupe n’est que le miroir de la psyché de son fondateur, de son leader ou de son penseur. Avant de développer cet aspect, il est nécessaire, pour le comprendre, de rappeler quelques fondements de la pensée de S. Freud.

Fondamentalement, S. Freud est un naturaliste rationnel. Naturaliste en ce que, pour lui, l’ensemble du monde est d’origine naturelle et fonctionne de façon autonome, sans plan ni arrière-plan surnaturel ou divin : il s’agit d’une pensée athée. Et rationnel en ce que la raison humaine sera progressivement susceptible d’en découvrir les lois et donc de l’expliquer. Ici, l’auteur s’appuie et se nourrit de références aux Lumières, anglaises (Newton, 1687) et allemandes (Kant, 1784) quant à une méthodologie scientifique de compréhension progressive du monde réel (Bernat, 2001).

On peut penser que la neurologie, sa formation scientifique d’origine, réunissait et réalisait ces deux dimensions naturaliste et rationnelle dans le champ des sciences naturelles : c’est le fond de la pensée de S. Freud, qu’il ne lâchera jamais. Sa théorie de l’être et de la psyché s’appuie sur ce fond biologique qu’il ne cessera d’affirmer ; on retrouve ici les thèses des philosophes atomistes dont Démocrite (460 av. J.-C.-370 av. J.-C) et Épicure (342 av. J.-C.-270 av. J.-C.) pour les plus connus. Ces positions scientifiques impliquent que l’être humain n’est qu’un composant de la nature parmi d’autres, résultat d’un hasard combinatoire d’éléments et rien de plus, et qu’il n’y a pas de plan général de la création ni d’intention à l’origine, tout comme il n’y a pas de séparation du corps et de l’esprit. Évidemment, cette position, qui n’est pas nouvelle, a toujours suscité bien des résistances et ce depuis l’Antiquité. Ces résistances sont représentées, parmi d’autres, par l’opposition conflictuelle mais fondamentale entre Démocrite et Platon (428/427 av. J.-C.-348/47 av. J.-C.) : opposition entre les tenants de la Nature (physis) et ceux de la Raison (logos), ces derniers représentant le courant dominant de la pensée occidentale. Cette vieille résistance au naturalisme va faire qu’une partie des écrits de S. Freud seront, soit « oubliés », soit jugés comme errances, soit dénaturés ou réinterprétés, ce qui fait perdre de vue le sol même et la raison de cette pensée de l’inventeur de la psychanalyse. Pourtant, ce sol naturaliste est présent du début à la fin de ses écrits, et il peut se décliner selon des thèmes fondamentaux principaux : la fonction, le but et le sens de la vie ; la fonction première de la psyché. Ces fonctions, qui sont liées, vont déterminer la conception du collectif humain et la place de l’individu dans ce collectif.

Le sens de la vie ou la dialectique du soma et du germen

La thèse générale de S. Freud, s’appuyant sur la dialectique soma/germen du biologiste allemand August Weismann (1834-1914), est de soutenir que nous ne sommes biologiquement que des organismes, des corps (soma), dont la fonction première est de servir l’exigence de la perpétuation de l’espèce. Pour ce faire, nous sommes porteurs de semences (germen), que nous soyons humains, animaux ou végétaux (Freud, 1920 : 317 et sq). Nous voici tels des tomates, simples porteurs de semences au service de la reproduction de l’espèce. Ce qui, narcissiquement, est peu supportable pour l’individu qui « tient la sexualité pour une de ses fins, tandis qu’une autre perspective nous montre qu’il est un simple appendice de son plasma germinatif, à la disposition duquel il met ses forces en échange d’une prime de plaisir » (ibid.).

Via l’impératif reproducteur, la pulsion sexuelle témoigne d’une continuité du germen au-delà de l’individu, et de ce fait cela met à mal sinon à mort la primauté de l’individu. Mais la dimension narcissique de la vie psychique va s’y opposer et modifier cet état de fait en donnant à croire qu’on peut séparer le but de l’individu (sa sexualité – qui le resubjective et le renarcissise) et celui de l’espèce (le germen), en une sorte de dialectique biologique entre le soma et le germen, que l’on retrouve dans la psyché sous la forme d’une dialectique psychique qui oppose les pulsions d’autoconservation et les pulsions sexuelles. Par la suite, S. Freud (1924 : 11 et sq) note ceci : « Nous obtenons ainsi une courte mais intéressante série de rapports : le principe de Nirvâna exprime la tendance de la pulsion de mort, le principe de plaisir représente la revendication de la libido, et la modification de celui-ci, le principe de réalité, représente l’influence du monde extérieur. » Pour réaliser le but de la perpétuation de l’espèce, des pulsions de vie sont au service de notre maturation puis, à la puberté, de notre migration en quête d’accouplements. Ensuite, c’est le flétrissement et la mort. C’est pour cela que ces pulsions de vie nous poussent vers l’extérieur (afin de quitter le nid familial où des interdits y empêchent la reproduction) et aller vers le monde et les autres (comme les aiguillettes de pissenlit poussées par le vent) afin de trouver un partenaire reproducteur. Les pulsions de vie poussent vers l’autre, vers l’altérité, selon le jeu des hormones.

Au même titre que tous les autres êtres vivants, Les humains ne sont donc que des organismes et des processus, des mécanismes biologiques. La perpétuation de l’espèce étant le but premier et unique de la vie, tout le reste devient secondaire (ou est du divertissement, comme le pensait Blaise Pascal [1623-1662], 1669 : L269-B139). Thèse déprimante pour beaucoup puisqu’elle met très à mal le narcissisme humain individuel. D’ailleurs, il est d’usage de considérer S. Freud comme le troisième homme de science qui a blessé ce narcissisme de l’humain, après Nicolas Copernic (1473-1453) affirmant que la terre n’est pas au centre de l’univers, puis Charles Darwin (1809-1882) montrant que l’humain résulte d’une évolution et non d’une création divine. Enfin S. Freud, lorsqu’il affirma que l’être humain n’est pas le souverain de ses pensées et que l’idée d’une maîtrise de soi est une illusion, tant l’être est gouverné par des forces obscures (pulsions, inconscient, etc.), ce qui vient mettre en doute le règne de la Raison et destituer conscience, raison et narcissisme. Nous retrouvons ici un autre point d’appui de la pensée freudienne, celui pris chez certains philosophes non métaphysiciens, que ce soit Immanuel Kant (1724-1804), Empédocle d’Agrigente (490 av. J.-C.-430 av. J.-C.) ou Friedrich Nietzsche (1844-1900 ; 1883 : 45-47) affirmant que le moi n’est pas maître chez lui.

La fonction première de la psyché

Comment la psyché s’inscrit-elle dans cette conception ? Ou plutôt que devient la fonction de la psyché dans un tel schéma naturaliste puisque cette fonction ne peut qu’être, basiquement, au service de la reproduction de l’espèce ?

Dans un premier temps, S. Freud élabore une conception naturaliste de la psyché. Celle-ci est étendue à tout le corps, et non cantonnée à la tête : la psyché, c’est le cerveau neurologique, c’est-à-dire ce qui inclut les axones, filaments qui partent des neurones cérébraux et parcourent tout le corps (de la tête aux pieds) ; la psyché c’est le système nerveux, ce qui implique que sa fonction première est sensorielle.

« Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface [Ajouté en 1927 : le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut être ainsi considéré comme une projection mentale de la surface du corps [il représente la surface de l’appareil mental…] le mieux est de l’identifier avec l’“homoncule cérébral” des anatomistes ». (Freud, 1923 : 270.)

Une telle représentation fondamentalement neurologique a pu heurter certains et susciter des résistances au point que, plus tard, Donald Winnicott (1896-1971 ; 1958 : 71) écrit :

« Il faut se demander pourquoi l’individu a tendance à localiser forcément l’esprit à l’intérieur de la tête. J’avoue que je n’en sais rien. J’ai le sentiment que ce qui compte, c’est le besoin qu’éprouve l’individu de localiser l’esprit pour la raison que c’est un ennemi et qu’il faut donc le maîtriser. »

« Localiser », dans le sens de circonscrire et donner à croire, contenir l’esprit et le maîtriser ; « ennemi » en ce que la conscience n’est pas entièrement maître de cet esprit, puisque la psyché n’est pas réductible aux seules conscience, raison et langage. Une fois posé ce fondement neurophysiologique de la psyché, sa fonction va en découler en toute logique : la psyché étant d’abord une surface sensorielle de captation d’excitations, sa fonction première est de lutter et de réguler ce flot d’excitations (tant d’origine externes, environnementales, qu’internes, somatiques). C’est un pare-excitations notamment contre les excès d’excitations, qui deviennent source de tensions et donc de déplaisir :

« Le système nerveux est un appareil auquel est impartie la fonction d’éliminer les stimulus qui lui parviennent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible, ou qui voudrait, si seulement cela était possible, se maintenir absolument sans stimulus » (Freud, 1915a : 166.)

C’est une affirmation de S. Freud que l’on trouve tout au long de son œuvre, aussi bien dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895) que dans l’Abrégé de psychanalyse (1938). Cette lutte contre les excitations se fait sur le modèle du réflexe : « Le réflexe reste le modèle de toute production psychique » (Freud, 1900 : 456). Affirmation là aussi maintes fois répétée par le psychanalyste, dont on trouve une origine dans ses études de neurologie sur les anguilles : si on la pique, c’est-à-dire qu’on produit une forme d’intrusion externe, tout son système nerveux réagit et se mobilise contre cette excitation (Freud, 1877). Ce qui est donc visé par cette réaction contre l’excitation est une sorte d’idéal, celui d’un état sans excitations, un zéro de tension, que l’auteur nomme Principe de Nirvana (Freud, 1920 : 329-330), c’est-à-dire un principe d’inertie. Un idéal car il ne peut être réalisé que dans la mort, soit un état d’inanimé. Or, la vie est par nature une source d’excitations, et ce selon deux origines principales :

  • les besoins somatiques et physiologiques qui se manifestent dans le corps et adressent des messages à la psyché, ou qui font ressentir des tensions ;
  • et ce qui vient de l’environnement externe, c’est-à-dire les frictions ou collisions avec la réalité extérieure : dès que nous sommes en mouvement, nous rencontrons cet extérieur et cela fait tension.

Cette excitation étant une tension, elle est éprouvée comme déplaisir, et ceci consciemment dès lors qu’elle dépasse un certain niveau, une sorte de seuil selon un principe d’homéostasie, que S. Freud (1920 : 279) a nommé Principe de Constance : l’appareil psychique tend à maintenir à un niveau aussi bas et aussi constant que possible, la quantité d’excitation qu’il contient. Cette constance est obtenue par la décharge de l’énergie déjà présente et par l’évitement de ce qui pourrait accroître la quantité d’excitation (Freud, 1895). Pour mettre fin à cette tension qui excite tout le système nerveux, une intervention est requise, c’est-à-dire une action de la psyché : cette suppression de la tension excitatrice produira un éprouvé de plaisir. S. Freud nomme ce processus pulsion de mort, ce qui ne signifie pas un désir de mort ou de meurtre, mais que la visée de cette pulsion est celle d’une sorte de silence des organes et du monde, tel un état général de sommeil ou d’anesthésie selon le Principe de Nirvana. Ce qui n’est qu’un idéal, car il s’agirait alors d’un état minéral que seule la mort réelle du soma peut réaliser. Ce qui est visé n’est donc pas un vrai zéro de tension. Cette pulsion de mort fut aussi nommée Thanatos (Jones, 1957 : 312) – ce qui permet de préciser qu’il ne s’agit pas de mise à mort ici, puisque Thanatos est un dieu du sommeil et non de la mort. Ainsi, par exemple, l’humain arrivé à maturité ressent-il les tensions internes liées à la nécessité de reproduction de l’espèce (le germen) par la sexualité qui va satisfaire ce but et produire un plaisir : ainsi Thanatos (ou la pulsion de mort) a mis fin à la tension de l’excitation, voire à sa souffrance.

L’individu et la masse

Que devient l’individu et son psychisme dans la masse ? Question qui fut un souci de l’époque après la Première Guerre mondiale, et source de nombreux travaux (travaux de longue haleine chez Elias Canetti, 1905-1994 ; 1960). Car cette guerre fut un exemple de massification des individus. S. Freud s’inscrit dans ce mouvement général en reprenant et prolongeant, entre autres grands noms, les réflexions de Gustave Lebon (1841-1931 ; 1895) et William McDougall (1871-1938 ; 1920). La thèse freudienne quant à ce rapport individu-société est des plus simples, entièrement appuyée sur la dimension phylogénétique, et ce jusqu’en 1915, avec son apothéose, abandonnée aussitôt rédigée : Vue d’ensemble sur les névroses de transfert (Freud, 1915b). L’état de guerre ayant occasionné beaucoup de temps libre à S. Freud, il avait en effet entrepris en 1914 une somme qui devait rassembler tous les acquis de la psychanalyse à cette date, et s’intituler Métapsychologie. Il en détruisit la plupart des chapitres.

Selon le psychanalyste, ce sont les sentiments d’insécurité (menaces climatiques ou animales, etc.) qui amenèrent les humains à s’assembler en groupe, l’union faisant la force notamment pour la chasse de grands animaux. Mais pour ce faire, l’individu doit renoncer à des satisfactions pulsionnelles égoïstes en échange des gains de cette vie en groupe, c’est-à-dire qu’il doit refouler ses pulsions égoïstes. C’est ce que S. Freud (1927 : 148 et sq) nomme par la suite Kulturarbeit, « processus ou travail de civilisation », qui permet de passer d’un état d’inquiétude à celui de quiétude. Ce processus conduit l’individu à sublimer : ce qui est refoulé fait retour sous une autre forme, acceptée par le groupe. Le changement de but des pulsions n’est dès lors plus égoïste, et la force pulsionnelle ainsi détournée entre au service du groupe. Ce sont ces déplacements de formes qui créent un dépôt culturel. D’où une position paradoxale du refoulement : à la fois une privation pour l’individu, et un processus civilisateur puis culturel pour le groupe.

À partir de là, il fut tenu pour certain, selon S. Freud, que des sociétés hautement cultivées (essentiellement européennes) avaient atteint un haut degré de sublimation des pulsions notamment hostiles et sadiques ; cette pensée était prise dans l’explication phylogénétique lamarckienne : les refoulements et donc les acquisitions civilisatrices de nos ancêtres se transmettent aux générations suivantes en tant que caractères acquis, qui sont eux-mêmes pensés sur le mode neurologique, à l’instar de ce qu’enseigne la moindre dissection. En effet, en remontant l’échelle animale, l’on voit bien la complexification progressive, par exemple du cerveau ; ainsi chez l’humain, on retrouve toutes les strates successives de l’évolution, depuis le cerveau archaïque des reptiliens jusqu’au néocortex qui nous singularise.

Dans sa recherche de compréhension de cette transmission, le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) et sa loi fournirent à S. Freud un point de vue qui donna une place centrale à cette phylogenèse : l’enfant répète à grande vitesse tous les acquis de sa race, déposés dans l’inconscient sous formes de schémas phylogénétiques congénitaux, et répète donc, les fantasmes originaires comme les refoulements et nouvelles organisations contre les pulsions sadiques et sexuelles. Il en a résulté une vision-du-monde bien appropriée à l’esprit évolutionniste, qui a pu se formuler ainsi : « Parallèlement à la domination progressive du monde par l’homme, a lieu une évolution de sa conception du monde, qui s’écarte de plus en plus de sa croyance primitive en la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse. » (Freud, 1913a : 209 ; 1913b : 191). Cette affirmation s’appuie évidemment sur les travaux anthropologiques de l’époque par James G. Frazer (1854-1941), Leo Frobenius (1873-1938), etc. – qui prolongeaient une pensée importante des Lumières – ainsi que sur certains travaux philosophiques ; l’ensemble restant au service des adhésions de S. Freud à Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) et E. Haeckel, et aussi au positivisme.

À la suite de la Première Guerre mondiale, l’idée de base chez S. Freud est qu’une société humaine et ses rapports interhumains ne sont que le reflet du fonctionnement de la psyché individuelle, puisque c’est une psyché qui pense et organise le groupe. Cette réélaboration freudienne est marquée par deux premiers temps principaux : en 1921 avec Psychologie des masses et analyse du moi, puis en 1923 avec Le Moi et le ça. Cette pensée se prolongera pendant toute sa vie avec notamment L’Avenir d’une illusion (1927), puis Malaise dans la civilisation (1930) parmi les plus connus. Si l’on résume cette pensée, cela pourrait donner ceci : d’abord, S. Freud réfute l’opposition classique entre psychologie individuelle et psychologie sociale, car ces psychologies s’interpénètrent réciproquement (leur séparation est tout aussi artificielle que celle du soma et de la psyché) ; ensuite, l’outil qui permet de distinguer l’état de l’individu seul de ce qu’il devient dans la masse est le rapport affect/pensée sur la base d’une observation bien connue. Et là S. Freud de citer Friedrich Schiller (1759-1805) : « Chacun, à le considérer isolément, est passablement intelligent et raisonnable ; Sont-ils in corpore, voilà que vous en sort un seul imbécile. » (Schiller, 1796, cité par Freud, 1921 : 14, n.1). Du seul fait d’être en groupe, il y a ainsi, une augmentation des quanta d’affects et, selon un rapport inversement proportionnel, diminution voire inhibition de la pensée ; la raison en est que la relation à la masse est une relation amoureuse : le meneur est un objet d’amour, censé lui-même aimer ses suiveurs.

Ce constat conduit à distinguer deux types de masses : les masses sans meneurs, spontanées, à dissolution tout aussi spontanée ; les masses avec meneurs, qui sont artificielles (comme l’Église ou l’armée), et qui sont organisées par des règles anti-dissolution (s’il y a dissolution, cela produit des affects de panique et d’abandon chez l’individu). Leur organisation crée deux axes, un vertical, hiérarchique, et un horizontal, celui de la relation entre les membres. Une masse s’organise donc selon un double processus :

  • selon l’axe vertical, plusieurs individus installent un objet extérieur à la place de leur idéal-du-moi personnel : cela veut dire que le leader est mis en place d’idéal dans la psyché du membre, en lieu et place de son propre idéal du moi (héritier de l’identification au père originaire) (Freud, 1921 : 66-67), ce qui crée un mode de relation de type hypnotiseur-hypnotisé ;
  • selon l’axe horizontal, se produit une identification collective et réciproque des individus (sur le modèle de la relation des membres d’une fratrie), une relation amoureuse avec un sentiment plus ou moins sublimé.

Il y a trois mécanismes de transformation psychique de l’individu dans la masse :

  • chaque membre accepte de limiter son narcissisme ;
  • limitation qui est compensée par les liens d’amour qui circulent entre les membres (fratrie) et le leader sur le mode d’une relation amoureuse au leader (comme figure parentale, aimante et protectrice). Comme dans la relation amoureuse, le surinvestissement de l’objet aimé est proportionnel au désinvestissement de soi ;
  • le leader est censé aimer tout le monde, alors qu’en fait il est totalement narcissique.

Afin de souder le groupe, il y a besoin d’un ennemi extérieur, ce qui permet de créer et maintenir la cohésion du groupe (contre l’altérité), et de projeter et maintenir aussi les motions hostiles vers l’extérieur et non plus dans le groupe (Jaques, 1955). Le leader ou le chef de guerre autorise, réclame (en levant les refoulements et interdits) la libération des pulsions, sexuelles comme destructrices, pour le bien de tous : l’ennemi n’est plus dans la société mais hors de celle-ci, et il s’agit de défendre le groupe. Le leader occupe la place de surmoi ou de père de la horde. C’est pour cela qu’il est si investi, obéi et craint. De plus, le crime commis en commun vient souder la communauté. En fait cela opère une forme de régression en recréant ce qui fut dans l’enfance le rapport de l’individu à ses parents (Freud, 1921 : 67). La masse veut toujours être dominée par un pouvoir illimité (les dieux, les astres, les meneurs, etc.), car ce pouvoir répète celui vécu avec les parents : amour, soin, protection, puissance, omniscience, etc. Le leader est une figure parentale, et le suiveur régresse à une place infantile (voir, par exemple, Löwenthal, 1944). Enfin, notons que le meneur peut être remplacé par une idée ou un sentiment négatif qui peuvent avoir ce pouvoir unificateur : la démocratie, par exemple, est une pensée-leader mais sans visage, à l’inverse d’une royauté ou d’une dictature, et c’est du fait de cette abstraction qu’elle serait si compliquée à réaliser et maintenir (Lacoue-Labarthe, Nancy, 1991 : 12-13).

Diagramme de la théorie de la psyché de S. Freud. Source : Wikimedia (domaine public).

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Chez S. Freud, la notion de « public » est ramenée à une fonction de groupement : la famille en premier lieu, puis les groupes extérieurs, et les grandes masses que sont les religions ou les grands mouvements politiques ; autant de situation où l’individu est plus ou moins dissout, massifié. Nous pouvons rassembler la pensée de S. Freud en deux points principaux.

Pour l’individu, le groupe présente des éléments qui répètent nos histoires infantiles, ce qui fait du groupe est une seconde famille, c’est-à-dire un lieu qui offre protection et soutien, dominé par une figure parentale : cela signifie que le besoin de public est une répétition infantile qui concerne les êtres non pleinement matures, qui ne sont pas devenus pleinement eux-mêmes. Cela ne concerne évidemment pas le leader, mais celui-ci a besoin d’une cour pour éprouver des sentiments rassurants comme une toute-puissance, c’est-à-dire narcissiques et réparateurs. En un mot, que l’on soit leader ou suiveur, ce que l’on trouve là sont des éléments antidépresseurs et anxiolytiques, que le groupe soit spontané (comme dans les stades) ou institué : se joue en ce cas, en plus, la question de l’admission, c’est-à-dire une adoption et une reconnaissance. De façon plus générale, le groupe est un pare-excitation : le nombre permet une meilleure protection contre des menaces externes. Dans cette logique, l’on pourrait même dire que le type de famille que l’on a connu dans l’enfance détermine le type de système politique que l’on fréquentera : ainsi y a-t-il des familles démocratiques, dictatoriales, impériales, etc.

Au-delà de l’individu, la fréquentation du groupe, c’est-à-dire des autres, a pour fonction première, physiologique, de trouver un partenaire pour la perpétuation de l’espèce. Puis, le groupe permet la protection des enfants, et donc garantit un temps de transmission des savoirs et ainsi une plus grande maturation, avant que ces enfants migrent à leur tour vers d’autres groupes. Cette observation indique que la fonction première du groupe pourrait être au service du germen : protection des soma, maturation et reproduction, puis élevage et transmission des savoirs. Quant à la fidélité au groupe comme au leader, elle ne tient que ceux-ci continuent de fournir protection et soin, c’est-à-dire une fonction familiale retrouvée : les guerres et les révolutions nous montrent que si ce n’est plus le cas, le groupe explose et ses éléments redeviennent individus.

Au fond, tout cela signifie que la fonction première d’un groupement d’individu est de protéger le germen, c’est-à-dire la perpétuation de l’espèce : d’abord protéger les soma par le groupe pour garantir la pérennité du germen, au même titre que, dans toute la nature, la graine est protégée de divers modes de coques, avant que le relai soit pris par la famille qui assure les mêmes fonctions jusqu’à la majorité somatique et donc reproductive. Le groupe et la famille sont les mêmes choses et ont les mêmes fonctions, et c’est pour cela que les types de groupe et les types de famille sont identiques. Le gain secondaire du groupement est celui de la culture : plus le groupe est grand et plus il est requis de règles de coexistence, et donc de renoncements pulsionnels égoïstes, refoulements et sublimations qui font retour dans des objets collectifs dont l’ensemble forme une culture et dont l’effet est civilisateur. Une telle thèse naturaliste ne peut bien sûr que heurter les narcissismes individuels. Mais quelle est la fortune de cette approche .

Les conceptions de S. Freud en lien avec la notion de « public » susciteront divers développements. On peut penser à ceux de Wilhelm Reich (1897-1957) en mêlant psychanalyse et marxisme pour étudier les effets morbides des sociétés sur l’individu (Bernat, 2023) exprimées dans La Révolution sexuelle (Reich, 1945), inspirent ensuite dans le même fil Herbert Marcuse (1898-1979, 1955) qui eut une grande influence lors des mouvements étudiants de 1968 (Voirol, 2015). Dans une veine proche, le freudo-marxisme d’Erich Fromm (1900-1980), membre, avec Theodor W. Adorno (1903-1969 ; Ruby, 2022), Georg Lukács (1885-1971) et Max Horkheimer (1895-1973) de l’École de Francfort, élabore une conception de la liberté humaine qui, intègre la psychanalyse dans la pensée sociale contemporaine, mais faisant du socio-politique une place plus importante qu’à la clinique individuelle en mettant en lumière les implications morales des idées psychanalytiques (Fromm, 1941 ; 1955). Pour sa part, l’antipsychiatrie anglaise de Ronald Laing (1927-1989 ; 1964) avec David Cooper (1931-1986) et Aaron Esterson (1923-1999) livre une critique radicale de la pratique psychiatrique, de la notion même de folie, et dénonce la dimension aliénante de la famille et de la société. Quant aux travaux de l’école de Palo Alto autour de Gregory Bateson (1904-1980 ; 1977), ils montrent le rôle important du langage comme média transmetteur de processus d’aliénation de l’individu, tant dans la famille que la société (Benoit, 2017). L’impact déterminant de la dynamique des groupes sur l’individu est mis en évidence par Didier Anzieu (1923-1999) lorsqu’il démontre qu’un groupe est une entité qui est bien plus que la somme de ses membres (Anzieu et Martin, 1968). Enfin, on ne saurait oublier le magistral travail de synthèse, Masse et puissance (1960), d’Elias Canetti (1905-1994 ; Leroy du Cardonnoy, 2019). Et, bien sûr, il ne s’agit là que d’un bref aperçu…

Bibliographie

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Bateson G., 1977, Vers une écologie de l’esprit, 2 tomes, trad. de l’américain par F. Drosso, F. Lot et E. Simon, Paris, Éd. Le Seuil.

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