Joël Bernat : « L’invention de la psychiatrie ou la répression « scientifique » de la sexualité au XIXe siècle ». 1ère partie

Extrait de cours donnés en 2003-2004 à l’Université du Luxembourg sur Les théories sexuelles. Repris et revu pour un exposé au Séminaire d’épistémologie du corps et des pratiques corporelles. Épistémologie et histoire du corps, le mardi 18 octobre 2005, aux Archives Poincaré (Responsables : B. Andrieu, C. Molaro, A. Pichot)

Résumé : L’hystérie ne fut pas « inventée » au XIXe siècle, mais plutôt « retrouvée », tant la notion fut effacée sous les termes de « sorcière » ou de « possédée », voire, simplement de « femme » en ce qu’elle est au plus près du diable et de la nature. Mais si il y a bien une retrouvaille de la notion d’hystérie (et de la médecine grecque antique), celle-ci va se faire avec la conjonction de l’héritage moral des siècles précédents, ce que l’on nomme « morale sexuelle civilisée » et « morale bourgeoise » Ce nouvel assemblage, sous couvert de « science » (celle de la psychiatrie naissante), ne fera en fait que déplacer des contenus anciens de pensée sans les modifier : ainsi, pour l’hystérie, passons-nous de lieux en lieux (diable –> utérus –> cerveau) sans que le discours, son intention et sa visée, ne change. La psychiatrie est dès lors une science morale et répressive, perpétuant les dogmes de l’Église et de la Société, et il faudra attendre des neurologues (Charcot puis son élève Freud) pour que les choses soient enfin contestées.

  1. Plan :
  2. 1-  Invention de la psychiatrie ou la répression scientifique du corps sexué / individué
  3. a – Philippe Pinel (1745-1826)
  4. b- Passages de pouvoirs
  5. c- Les conceptions psychiatriques de la sexualité
  6. d – le concept psychiatrique « d’inversion sexuelle »
  7. e –Kertbeny invente le terme « homosexualité »
  8. f – Richard von Krafft-Ebing (1840-1902)
  9. g- Ellis, Havelock (1859-1939)
  10. h – Satyriasis
  11. i – donjuanisme
  12. j – Fureur utérine, nymphomanie et hystérie
  13. Les sorcières deviennent des hystériques
  14. Nymphomanie
  15. Hystérie
  16. k – Onanisme
« Ses nerfs sans emploi répondent avec plus de vivacité,
de force et d’originalité à chaque impulsion… »
Hugo von Hofmannsthal
(au sujet de Maria Konstantinova Bashkirtseff 1858-1884)
« Peu de gens ont la patience de ce métier qui consiste
à réinventer toujours les mêmes choses depuis le début. »
Léonard de Vinci, Carnets.

1-       Invention de la psychiatrie ou la répression scientifique du corps sexué / individué

La psychiatrie est évidemment née d’héritages : Il en va ainsi pour toute science ou discipline et la psychanalyse n’y échappe bien sûr pas. Ces héritages ne sont pas anodins en ce qu’ils cadrent et orientent la vision du monde de la nouvelle science. Héritages au pluriel car ils sont multiples : la médecine évidemment, la religion chrétienne, son ordre moral et ses actions, notamment la chasse aux sorcières – tout aussi évidemment, une certaine orientation philosophique (Rousseau et surtout pas Voltaire par exemple), et aussi ce qu’il est convenu de nommer « morale bourgeoise » (ou encore, avec Freud, « morale sexuelle « civilisée » ». Il y aurait encore d’autres lignes d’héritages à tirer, plus complexes, voire des caractères récessifs comme nous le verrons avec l’éternelle retrouvaille – et donc oubli – de l’hystérie.

En 1802, le terme « psychiatre » apparaît pour remplacer celui d’« aliéniste », et en 1842 le médecin allemand Johann Christian Reil crée le terme de « psychiatrie ». Sa démarche est animée par la pensée suivante :

« Les sentiments et les idées sont les moyens adéquats de corriger les troubles du cerveau et de lui rendre sa vitalité ».

À l’époque où l’accent est mis sur l’esprit humain, il fut ainsi en accord avec son temps en proposant de guérir les maladies mentales par des moyens psychologiques.

Ce passage d’aliéniste à psychiatre n’est pas qu’une simple affaire de vocabulaire, il marque une volonté de changement en passant :

  • de l’enfermement asilaire à fin d’isolation, c’est-à-dire de la mise à l’écart « fou » de la société déchu de ses droits de citoyen ;
  • vers la maladie mentale et donc aux soins et non plus le seul rejet.

La folie ne relève plus des Lois mais de la médecine, et considérée comme maladie, elle devient traitable.

Cela s’inscrit à la suite de deux événements :

un acte symbolique sur lequel se fonde la nouvelle science : à la Révolution, Pinel libère les fous des asiles de leurs chaînes, acte bien dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme ;

une ordonnance royale du 28 VII 1827 (toujours en vigueur) concerne les écoles et universités : tout individu coupable d’acte sexuel sera séquestré et renvoyé dans sa famille. Puis en 1830, l’Église et la Police délèguent la prise en charge de l’homosexualité aux aliénistes.

Puis, le 30 juin 1838 une loi sur les aliénés est votée qui posait trois objectifs :

  1. Faire que chaque département ait son asile d’aliénés ;
  2. Fixer les modalités d’admission et de sortie ;
  3. Protéger les biens des aliénés durant leur internement.

Le fou est ainsi dorénavant considéré comme un malade, traité comme tel, et reste citoyen et donc protégé par des lois. Il n’est plus un hors les lois hors société, jeté et abandonné sur les routes comme au Moyen-Âge. C’est le grand apport de cette nouvelle spécialité médicale : la psychiatrie.

1- Une pensée fondamentale de la clinique : « Le corps est habité par la folie du sexe »

Avant la psychiatrie il y eut Théodore de Bienville, le premier à offrir un traitement hors asile pour les nymphomanes et, selon son dire, inventeur de la camisole. Mais en fait les espagnols, dès le XVe siècle, avaient libérés les malades de leurs chaînes. Mais peut-être à cause de l’isolement de l’Espagne par rapport au reste de l’Europe, on a oublié cette attitude vis-à-vis de la folie. De plus, en même temps que Pinel, d’autres personnes s’activaient dans ce sens. En Italie, le grand-duc Léopold de Toscane promulgua en 1774 une loi, fit construire un hôpital et nomma un médecin idéaliste, Vincento Chiarugi, pour mettre en œuvre une réforme.

a – Philippe Pinel (1745-1826)

C’est le plus célèbre des médecins dits philanthropiques en France. Le 25 août 1793, il fut nommé médecin des aliénés de Bicêtre. En arrivant, il fut impressionné par les cris des malades attachés ou fixés par une chaîne et décida d’en supprimer l’usage. En contrepartie de cette liberté, Pinel demanda à ses malades de porter un gilet de toile : la camisole de force aux longues manches nouées autour du corps entra ainsi dans l’histoire française. Nommé par la suite à la Salpêtrière, il y appliqua la même réforme. Il supprima également les saignées répétées et les médications inutiles, qui ne faisaient d’après lui qu’affaiblir les aliénés. Il pensait qu’on pouvait guérir les fous avec des paroles encourageantes et, dans les cas de délires, un raisonnement habile devait réduire l’idée persistante. Pinel jeta ainsi les premiers jalons de la psychothérapie, c’est-à-dire la possibilité d’un traitement moral pour dompter la Nature, une sorte de post-éducation ou re-civilisation comme le fit la psychiatrie chinoise sous Mao Tse Toung.

Mais cet acte fondamental en refoule en fait deux autres :

  • Pinel a bien libéré les fous de leurs chaînes, sans être le premier (Bienville par exemple), mais pour leur passer la camisole de force: ce n’est donc pas une révolution comme cela se dit mais un déplacement de chaînes qui deviennent portatives, et qui plus tard seront intégrées, internes, comme la chimie le permettra par la suite (camisole chimique) : le fou reste enchaîné, aliéné, seule change la forme des chaînes ;
  • S’il « libère les uns », il a renforcé que l’encellulement est le dernier recours contre le tribadisme. Il y a à « confiner ces victimes de la débauche dans des loges écartées et à les laisser se plonger dans toutes les saletés que leur imagination abrutie suggère sans infecter les autres par leur exemple » (Rapporté par Laure Murat, La Maison du docteur Blanche, J.-C. Lattès, 2001) … Pour le dire autrement, Pinel a donc « libéré » l’homme fou et interné un peu plus la femme folle, et qui plus est, la femme « folle » de désirer sexuellement…

Nous allons nous centrer, ici, non pas sur les « formes » que vont prendre les élaborations scientifiques de la nouvelle science, mais, en nous intéressant à ses actes, tenter de saisir ce qui navigue comme « intention » sous le discours savant, ce sur quoi il s’édifie et que viennent masquer les « formes » de la théorisation.

b- Passages de pouvoirs

La psychiatrie naît donc d’une délégation de pouvoir de l’Église et de l’État. Cette délégation est fondatrice en ce qu’elle opère une inscription dont on voit le destin dans la théorisation : une clinique qui est née de, et navigue entre, la Justice garante de l’Ordre Social et l’Église garante de l’Ordre Morale (morale chrétienne bourgeoise qui s’est imposée depuis la Révolution) : donc une clinique élaborée par les membres de cette classe sociale chrétienne bourgeoise. Ainsi, la psychiatrie du XIXe siècle sera une « cheville ouvrière médicale » de l’État et de l’Église, phénomène qui n’est pas nouveau car observable depuis l’Antiquité. Cette constitution a plusieurs conséquences :

  • il faudra bien du temps pour que la notion de « maladie mentale » soit efficiente, tant les débats perdureront quant à savoir si tel symptôme relève d’une pathologie morbide ou bien signe une délinquance ou une immoralité, c’est-à-dire à savoir s’il relève de la Justice, de la Morale ou de la Médecine (ce qui est toujours le cas) ;
  • cette délégation constitutive a son effet inverse : en 1975, c’est bien un décret de loi qui a dépénalisé l’homosexualité, qui a donc disparue du coup de la rubrique des perversions des manuels de psychiatrie et de psychopathologie, de même que ce sont des décrets qui font, que la normalité du quotient intellectuel est passée de 100 en 1970 à, progressivement, 80 de nos jours. L’intérêt d’une telle observation est de bien saisir et ne pas oublier qu’une grande partie de la psychopathologie, qui a toutes les apparences de science, du fait de traiter de « maladies », est entièrement sujette à une époque, une politique, un contexte socioculturel et une morale (Margaret Mead et Gregory Bateson ont montré que les Javanais sont tous schizophrènes selon les critères occidentaux, et bien sûr normaux chez eux : voir http://www.dundivanlautre.fr/questions-cliniques/joel-bernat-la-lutte-pour-letre-contre-lalienation-mentale-1ere-partie-lautre-regard-sur-la-folie ) : soit toute la question de la « norme » ;
  • cette délégation a un autre effet : celui de déplacer des contenus ou des intentions sur des mots et des concepts nouveaux : comme on va le voir, la psychiatrie, comme science morale bourgeoise, remplacera le Diable par le « pathologique » ou l’organe, et la croyance morale en un dieu par celle en un « scientifique » ; donc déplacement: de l’utérus au cerveau, du diable au cortex, avec pour fond la dégénérescence : c’est-à-dire que rien ne change sur ce plan-là, le sujet n’y est pour rien et ne peut rien y faire (il est désormais possédé par un défaut d’organe, un organe diabolique qui se joue de lui), c’est une question de constitution. Mais on ne le brûle plus, on l’interne (N’oublions pas que dans le même temps où il est mis fin aux bûchers par Colbert, il est instauré une procédure d’internement : on retire quelqu’un du monde par la mort ou par l’internement) ;
  • enfin, il n’est pas sûr que la psychiatrie, de même que la psychologie et la psychanalyse, se soient défaits de ce fondement de morale sexuelle « civilisée »…

c- Les conceptions psychiatriques de la sexualité

Nous l’avons entrevu avec Pinel et sa conception très morale et peu médicale du tribadisme. Dès lors n’y a-t-il pas de surprise à constater que le terme-clef de la nouvelle clinique est celui de déviation, ajoutant aux déviations sociales (délinquance) et morales (religieuse) une déviation médicale. Déviation comme terme symétrique de celui de norme (sociale, morale, médicale).

Mais de quelle norme est-il question ? La réponse est dans la définition même du concept de perversion tel qu’il va apparaître, terme qui n’est que la « scientifisation » de celui de déviation. Les ingrédients diagnostiques sont les suivants :

  • la sexualité « normale » n’a qu’un seul but « civilisé » : la reproduction de l’espèce : cela signifie que la sexualité est hétérosexuelle, ni homo- ni auto- ; tout autre but que la pénétration à visée fécondante relève dès lors de la clinique de la perversion ;
  • la norme religieuse et bourgeoise établie exclut de cette reproduction toute dimension de plaisir comme déviance perverse, l’acte sexuel devant rester « nature » (ce qui est paradoxal, la nature ayant prévu le plaisir… en fait, la frigidification civilise…) ;
  • ceci parce que la sexualité est un (bas) instinct, donc nature, ce qui est une source de danger pour la civilisation qui, elle, relève de la Raison et de la grandeur d’âme, notions dont le règne est signe de santé mentale ;
  • être livré à ses instincts est donc une déviation, donc une maladie liée à une « dégénérescence » (par rapport à la civilisation) ou une « immaturité », notion qui sous-entend une représentation linéaire, développementale vers un état achevé, dit mature.

Pour rappel de cet aspect « contre-nature », pensons à l’acharnement chrétien à expurger cette nature sexuelle : il ne faut pas avoir de rapports sexuels :

  • le jeudi, c’est le jour de l’arrestation du Christ,
  • ni le vendredi, jour de sa mort,
  • ni le samedi, jour de la Vierge,
  • ni le dimanche, jour du Seigneur,
  • ni le lundi, jour des Morts.
  • Reste les mardis et mercredis à condition que ce ne soit ni Carême, ni Pâques, ni Pentecôte ou Noël.

À ce moment-là, la « chose » peut se faire mais sans concupiscence, selon la position du missionnaire (pour ne pas voir les fesses tentatrices et que l’homme soit dessus pour soumettre la Nature, c’est-à-dire la femme), dans le noir et habillé, et à seule fin de procréation si l’on est mariés évidemment, et bien sûr confessés avant et après. La médecine ajoute qu’il est « scientifiquement » bon que la « chose » se fasse au maximum une fois par mois et pas après soixante ans.

Nous sommes dès lors dans une logique symétrique, binaire reposant sur un jugement de valeur, et qui avance qu’il y aurait deux types d’objets, les « bons » et les « mauvais ».

Pour que cela soit quand même bien arrimé, un héritage est convoqué, fort ancien puisqu’il part de Socrate, passe par saint Augustin pour arriver à Rousseau. Rousseau comme supporter de Tissot, écrit dans l’Émile en 1762 :

« Veillez donc avec soin au jeune homme (…) S’il connaît une fois ce dangereux supplément, il est perdu. Dès lors, il aura toujours le corps et le cœur enivrés ; il portera jusqu’au tombeau les tristes effets de cette habitude, la plus funeste dans laquelle un jeune homme puisse être assujetti. »

Nous savons que Rousseau comme Augustin luttaient contre eux-mêmes et leur passé funeste…

Rousseau, inspirateur des Révolutionnaires, sera aussi le philosophe de cette bourgeoisie morale et son texte sur l’Émile devient une sorte de référent permanent. De cette lignée, il ressort ceci :

  • la femme, du fait qu’elle a des grossesses, accouche et allaite, cela « prouve » qu’elle est au plus près de la Nature, et donc des bas instincts, bien plus que l’homme qui, lui, est doté de Raison ;
  • ainsi est-elle plus sujette que lui à être livrée aux instincts, et au diable qui incarne les tentations instinctuelles, ce qui fait de la femme une source potentielle de dangers pour l’homme (d’où ne pas voir ses fesses diaboliques, rester habillé et dans le noir et surtout pas de plaisir – qui est satanique… ;
  • elle sera donc « hystérique », c’est-à-dire gouvernée par sa nature, soumise aux destins de son organe utérus diabolique, ce qui évidemment exclut l’homme de cette possibilité hystérique… puisqu’il n’a pas d’utérus…

La nouvelle science va se développer et se constituer en important des notions anciennes, appartenant ou non à la médecine, important aussi d’anciennes croyances médicales. Mais elle est prise par – ou au service de – la nouvelle morale bourgeoise et chrétienne, et sous l’influence de la philosophie éducative de Rousseau. Par exemple :

  • la « fureur utérine », connue et traitée depuis l’Antiquité égyptienne puis grecque (Hippocrate) en tant que « hystérie » ;
  • sera transformée en « nymphomanie » ;
  • pour être par la suite réintégrée en partie dans un ensemble plus grand, l’hystérie, dont le terme existe depuis l’antiquité, mais avec une dimension nouvelle ;
  • enfin, une partie du discours sur les sorcières est aussi repris (la possession, la double personnalité, les anesthésies corporelles, etc. (le symptôme hystérique « s’adapte » en prenant forme dans le milieu socioculturel de son époque), et surtout une position morale. La sorcière (la jeune) devient l’hystérique, et il faudra attendre Charcot puis Freud pour que l’on parle d’hystérie masculine ;
  • mais la cause devient la sexualité instinctuelle et ses signes : le signe extérieur n’est plus une marque indiquant que le diable habite un corps, cela va devenir un geste, un acte qui indiquera la dégénérescence : l’envie, la quête d’orgasme et l’onanisme (onanisme dont l’étude amènera plus tard à la reconnaissance de la sexualité infantile.)

Mais si l’on prête attention aux termes de la psychiatrie naissante, quelque chose apparaît de cette infiltration de la morale dans le diagnostic :

  • « onanisme » remplace les mots désignant la masturbation (mansturpation, etc.) et fait référence à Onan (personnage biblique qui refusait de procréer) ;
  • « nymphomanie » fait référence aux Nymphes (êtres incarnant les forces instinctuelles de la nature) ;
  • « satyriasis » renvoie aux Satyres (représentant l’animalité de l’homme) ;
  • « fureur utérine » aux Furies (divinités infernales tourmentantes) ;
  • « hystérie » à l’utérus de l’antiquité grecque orgiaque (les Dionysies et autres).

C’est dire que avec les termes mêmes se joue quelque chose : par la référence directe à l’Antiquité païenne et immorale, car non chrétienne, l’horreur et la régression sont inscrites dans la dénomination et le diagnostic. Quant à la référence à Onan, elle est remarquable en ce qu’elle convoque immédiatement l’idée du péché, mais dans la Bible, ce n’est pas un péché de masturbation mais le refus de féconder sa compagne (c’est donc un coïtus interruptus).

Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que ces termes soient remplacés par de plus neutres, comme celui d’homosexualité, sans pour autant modifier le contenu. A ce sujet, notons que la notion d’« inversion sexuelle » perpétue celle de « contre-nature », selon la thèse que ce qui est ici inversé, c’est la Nature (dont le but supposé qu’ « elle » impose est la reproduction de l’espèce, seul but de la sexualité morale, et non le plaisir).

Nous allons parcourir rapidement quelques entités nosographiques.

d – le concept psychiatrique « d’inversion sexuelle »

Elle désigne le choix d’un objet de même sexe, homo-sexuel, c’est-à-dire physiquement à l’identique. Les invertis sont aussi appelés des « sexuels contraires » : « contraire » en tant qu’opposé à la « nature » c’est-à-dire à l’ordre moral « civilisé ».) Cette catégorie va se subdiviser selon des degrés d’intensité :

– les « invertis absolus », stricts : l’objet sexuel semble avoir toujours été homosexuel et surtout, jamais objet d’une Sehnsucht (un désir nostalgique idéal) : cela signifie qu’il n’y a pas un sentiment de « perte » ni celui d’une « retrouvaille » de l’objet ;

– les « invertis amphigènes » ou hermaphrodisme psycho-sexuel : l’inversion n’est pas ici exclusive puisque coexistent des attirances homo- et hétéro- sexuelles ;

– les « invertis occasionnels », quand l’objet hétérosexuel est inaccessible, mais une satisfaction est néanmoins éprouvée dans l’inversion.

Nous relèverons deux vécus :

– l’inversion qui « va de soi » ;

– ou bien celle qui est vécue comme « contrainte morbide », apparaissant souvent après l’échec d’une relation hétérosexuelle.

Selon les thèses psychiatriques de Magnan, s’il n’y a pas de cause traumatique ou infectieuse, la seule explication est celle de la dégénérescence (organique). Remarquons qu’ici toutes les causes sont imputées à l’extérieur et non du fait d’un sujet.

Freud contestera cela en observant qu’il y a beaucoup d’invertis qui n’ont rien de dégénérés (voir http://www.dundivanlautre.fr/sur-freud/freud-et-les-homosexuels-une-position-constante ).

Faisons ici une place à une « petite remarque » de I. Bloch (in Contributions à l’étiologie de la psychopathie sexuelle, 2 vol., Dresde 1902-1903), qui en 1902 relève que cette notion n’existe que dans les sociétés qui se disent « civilisées » et n’est pas appliquée chez les peuples dits « primitifs » … bien que l’inversion y existe. De quoi méditer… Sont-ils dégénérés par essence ou n’ont-ils rien généré ? En tous cas nous sommes en plein jugement de valeur moral.

Un autre argument est celui de l’innéité, diagnostic inféré à partir du fait que les invertis absolus n’ont jamais désiré autrement. On voit bien comment l’argument somatique prenait le relais de l’argument moral nature. Comme c’est de nature, on ne peut que les isoler.

La première thèse de médecine en langue française consacrée au nouveau concept psychiatrique “d’inversion sexuelle” date de 1885. Elle est signée Julien Chevalier. Cette thèse (De l’inversion de l’instinct sexuel au point de vue médico-légal. Thèse présentée à la faculté de Médecine et de Pharmacie de Lyon et soutenue publiquement le 3 novembre 1885. Lyon, Imprimerie nouvelle, 1885), remaniée et enrichie, sera republiée en 1893 (L’inversion sexuelle, Psycho-physiologie, sociologie, tératologie. Préface du Dr Lacassagne. Lyon, Storck, 1893.) Chevalier sera cité par de nombreux auteurs, comme Havelock Ellis, Wilhelm Stekel et Sigmund Freud, pour une théorie dont il n’est pas l’inventeur : celle de la bisexualité de l’embryon comme origine de l’aptitude à l’inversion. Chevalier se livre en effet à une analyse exhaustive des articles de psychiatrie et de médecine légale parue sur l’inversion sexuelle jusqu’à son propre travail.

En outre, les angles historique et littéraire sous lesquels il examine un fait anthropologique séculaire est l’un des mérites principaux que l’on pourrait porter au crédit de sa thèse. Elle paraît offrir la synthèse d’un travail d’érudition très fouillé et particulièrement étendu.

e –Kertbeny invente le terme « homosexualité »

C’est le 6 mai 1868 que les termes homosexualité et hétérosexualité apparaissent pour la première fois en allemand, dans une lettre du docteur hongrois Károly Mária Kertbeny (1824-1882) à Ulrichs. Kertbeny, psychiatre et sexologue, s’appelait Benkert jusqu’en 1847, est né à Vienne et y a grandi. En 1869, dans une lettre ouverte au ministre prussien de la justice qui fait l’apologie d’une dépénalisation de l’homosexualité, Kertbeny utilise le terme de manière publique. Il désigne par hétérosexualité ce qu’on considère aujourd’hui comme bisexualité.

Avec ce nouveau terme, l’inversion devient une maladie qui menace l’ordre établi, car en opposition à la reproduction, à la productivité, et au modèle si étroitement défini de la famille bourgeoise. Mais il faudra attendre le début du XXe siècle pour que le terme « homosexuel » s’impose et supplante ses concurrents « uranisme », « inversion », « sentiment sexuel contraire ». Inverti, en 1885, reste le terme médical désignant l’homosexuel. Les termes « homosexualité » et « hétérosexualité » n’entreront dans la langue française qu’en 1891.

Pour la « petite histoire » … Le terme hétérosexuel arrive en Amérique en 1893 par le biais d’un article « Responsability in Sexual Perversion » écrit par le docteur Kiernan, qui en fait une perversion assimilée à l’hermaphrodisme psychique. Selon lui, hétérosexuel désigne des personnes attirées par les deux sexes et « qui ont des méthodes anormales pour parvenir à la satisfaction sexuelle ». Ensuite le terme évoluera pour désigner une pratique érotique excluant la procréation… c’est-à-dire une perversion au sens psychiatrique de l’époque.

f – Richard von Krafft-Ebing (1840-1902)

C’est un psychiatre allemand célèbre pour son œuvre de pionnier dans le champ de la psychopathologie sexuelle. Né à Mannheim et formé à Heidelberg, il enseigne la psychiatrie à Strasbourg, à Graz puis à Vienne, entre 1872 et 1902. En 1886, il publie son célèbre ouvrage Psychopathia Sexualis, recueil de descriptions précises de cas de perversions sexuelles, traduit dans de nombreuses langues. Il a également effectué des recherches sur les aspects légaux et génétiques du comportement criminel et a souvent été consulté par les tribunaux. Il est à l’origine des premières découvertes sur l’épilepsie et a aussi établi le rapport entre la syphilis et la paralysie générale. Enfin, il a étudié la paranoïa et l’hystérie, et exploré l’hypnose comme moyen de traiter la maladie mentale. Ses travaux en psychiatrie, en criminologie et en psychopathologie médico-légale ont sensiblement contribué aux progrès de la psychologie comme science clinique. Il est l’auteur d’un Manuel de psychiatrie (1879).

Krafft-Ebing définit l’homosexualité comme « une tare névro-pyschopathologique » ou un « stigmate fonctionnel de dégénérescence », une « dégénérescence neuropathique héréditaire » pouvant être « aggravée » par une masturbation excessive.

Même s’il se prononce contre la criminalisation des actes homosexuels, il n’en demeure pas moins qu’il place l’homosexualité au rang des maladies mentales, et qu’il fait l’amalgame entre crimes sexuels et actes à caractère érotique (homosexualité, travestisme, fétichisme ou exhibitionnisme). Krafft-Ebing va jusqu’à qualifier l’érotisme de « déviance ». Catholique fervent, son refus de la sexualité est presque total : la seule fonction naturelle de la sexualité est de propager l’espèce. (Krafft-Ebing est un baron, fils d’un célèbre avocat de Heidelberg. On pourrait s’amuser à y voir une source de la tension entre État et Médecine…)

Dans Psychopathia Sexualis (« Psychopathies sexuelles », 1886), ouvrage sous-titré « Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes », il entendait faire entrer définitivement les perversions sexuelles dans le domaine de la médecine de sorte qu’elles puissent être traitées au même titre que les maladies mentales et voulait fournir aux experts mandatés devant les tribunaux un tableau clinique aussi complet que possible. Krafft-Ebing fut avant tout un observateur hors du commun, rapportant avec précision et minutie plusieurs centaines de cas pathologiques.

Il fut animé par un souci de classification des cas observés : classer les perversions en déviations :

  • au regard du but sexuel (sadisme, masochisme, voyeurisme, exhibitionnisme)
  • -et de l’objet sexuel (homosexualité, gérontophilie, pédophilie, nécrophilie, zoophilie, autoérotisme).

Cette classification fut reprise plus tard par Sigmund Freud dans ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), et lui fut souvent attribuée à tort.

Krafft-Ebing publie un autre ouvrage en 1894, Le mâle sexuel déviant devant la cour de justice dans lequel il affirme que :

« de tels dégénérés n’ont pas le droit à l’existence dans une société bourgeoise réglée (…) Ils mettent grandement la société en danger, et ce tout au long de leur existence. La science médicale n’a pas trouvé le moyen de guérir ces victimes d’une tare organique. Ils doivent être écartés absolument, bien qu’il ne faille pas les considérer comme des criminels — ce sont des malheureux qui méritent la pitié. »

Ils n’y sont pour rien, c’est l’organe qui est la cause (ce qui peut rassurer une société et l’ordre social : ce n’est pas une question de délinquance ou de désir !)

Parmi les autres apports théoriques de Krafft-Ebing, on peut noter la prise en compte d’une sexualité infantile qui, même si elle semble le surprendre dans chaque cas évoqué et être mise sur le compte d’une étonnante « précocité », ne lui semble pas revêtir nécessairement un caractère pathologique, du moins lorsqu’elle apparaît après l’âge de sept ans.

Enfin, une autre théorie originale de Krafft-Ebing pose un « état sexuel indifférencié » allant de quatorze ans environ jusqu’à vingt-deux ans, période au cours de laquelle ni le but ni l’objet de l’instinct sexuel ne sont définitivement fixés… Ici, ce qui est considéré comme norme n’est pas un fait naturel mais le résultat d’un ordre moral.

En décrivant minutieusement le comportement sexuel «pathologique», il plaide pour une nouvelle conception de l’instinct sexuel sain : « une attirance érotique et procréatrice innée pour l’autre sexe ».

C’est à Krafft-Ebing qu’on doit le terme de masochisme, qu’il forge d’après le nom et les écrits du romancier Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), et qu’il associe au sadisme.

g- Ellis, Havelock (1859-1939)

Médecin britannique (ni psychiatre ni catholique), pionnier des recherches en psychologie et en sociologie en matière de sexualité humaine, et à ce titre considéré comme le fondateur de la sexologie. Né à Croydon (Surrey), Havelock Ellis étudie la médecine à Londres. Il s’intéresse ensuite surtout à la recherche, tout particulièrement à l’étude des pratiques et comportements sexuels. De 1887 à 1889, il occupe le poste de rédacteur en chef de la revue Mermaid, puis, de 1889 à 1914, est éditeur de la revue Contemporary Science. Ellis est surtout connu pour son vaste ouvrage Studies in the Psychology of Sex (Études de psychologie sexuelle), dont les différents volumes sont publiés entre 1897 et 1928. Mais lorsqu’il en publie le premier tome, Sexual InversionInversion sexuelle », expression par laquelle il désigne l’homosexualité), dans l’Angleterre puritaine sous emprise victorienne, l’ouvrage est attaqué en justice et interdit comme « un livre pervers, ordurier, scandaleux et obscène ». Ses travaux fondateurs connaissent toutefois une diffusion importante en Europe et aux États-Unis. Ils influenceront les études postérieures dans le domaine de la sexologie, et trouveront un lecteur de choix en la personne de Sigmund Freud. Parmi les autres ouvrages d’Ellis figure notamment The World of Dreams (le Monde des Rêves), 1911 (édition française 1913), étude pionnière en matière de psychologie.

En 1897, il publie  L’inversion sexuelle. Dans cet ouvrage, il dresse la liste de plusieurs figures historiques, de Michel-Ange à Verlaine, en passant par Ulrichs et Hirschfeld. Hétérosexuel, Ellis n’a rien contre les invertis, mais prône plutôt l’abstinence. Il veut aider l’inverti à bien se porter, et reste sceptique quant aux soins qu’on peut leur apporter. Son livre est qualifié d’obscène, est saisi et détruit sur ordre du procureur de Londres. Les travaux de Havelock Ellis connaîtront malgré tout le succès et influenceront Freud : car Ellis a tenté de montrer qu’il n’y avait pas de signes de dégénérescence chez ces gens-là. Il sera le promoteur de « l’amour sexuel normal » et dénonciateur des méfaits de la religion chrétienne. Opposé à Freud quant à l’origine de l’hétérosexualité qui serait physiologique et innée et non pas familiale, il participe, lui aussi, à l’installation de la nouvelle norme érotique auprès d’un public progressiste. Le terme d’hétérosexualité fait son apparition en 1923 comme titre du chapitre V dans le très officiel dictionnaire américain Merriam Webster – soit quatre ans après le terme homosexuel. Elle est définie alors comme « passion sexuelle morbide pour une personne du sexe opposé »… En 1934, le Merriam webster corrige : « manifestation de la passion sexuelle pour une personne du sexe opposé, c’est-à-dire la sexualité normale ». Quant à l’homosexualité, elle devient « une attirance érotique pour une personne du même sexe ».

h – Satyriasis

Le satyre était une sorte de demi-dieu qui habitait les bois et avait des jambes et des pieds de bouc (ce qui servira de représentation du Diable). Du fait de ses mœurs, « satyre » désignera un homme extrêmement adonné aux femmes (selon le Dictionnaire de L’Académie française, sixième édition de 1835). Et de là une maladie : le satyriasis ou aphrodisie, qui consiste en une érection continuelle (dite aussi priapisme), et donc une hypersexualité masculine, totalement « délirante » et incoercible. Terme du domaine psychiatrique, certes, mais domaine injustement réservé aux vieillards libidineux et dégoutants.

i – donjuanisme

Mais si le satyre n’est pas un vieillard ? On diagnostiquera plus volontiers de don juanisme un obsédé sexuel jeune et riche (ou aristocrate…) En dehors de quelques sociétés intégristes, la multiplication des conquêtes féminines par un homme est toujours considérée comme une preuve de virilité et est même parfois encouragée à certaines périodes de la vie (avant le mariage). (Voir Voisin Félix, 1794-1872, Des causes morales et physiques des maladies mentales et de quelques autres affections nerveuses, telles que l’hystérie, la nymphomanie et le satyriasis, Paris, J.B. Baillière, 1826.)

j – Fureur utérine, nymphomanie et hystérie

Les sorcières deviennent des hystériques

Jusqu’alors, les symptômes hystériques s’étaient développés – ou bien étaient repérés ? -, aux XVII & XVIIIe siècles, dans les couvents (où beaucoup de religieuses étaient de familles aristocratiques et placées contre leur grès), ou encore sous forme de possessions collectives (voir les Possédées de Loudun). Mais avec la nouvelle science, le Diable est remplacé par des notions telles que : « double personnalité », « tare génétique », etc., ce qui conserve les mêmes liens de causalité, et qui en tout cas, préserve l’idée que le diable est dans la vulve ou l’utérus : la possession est maintenue mais n’est plus dite « diabolique » mais dégénérescence d’un organe avec ses effets mentaux.

La nouvelle science va reprendre des notions connues depuis l’Antiquité, telle que la « fureur utérine ». Selon le Dictionnaire de L’Académie française (cinquième édition, 1798) :

« On appelle Fureur utérine, une maladie accompagnée d’actions et de discours indécents et lascifs, et d’une passion amoureuse très violente. »

Nymphomanie

Il faut signaler que peu de temps avant cette édition du dictionnaire, a paru un livre qui a dû exercer quelque influence sur le libellé de l’article : Bienville, M. D. T. (1772) La Nymphomanie ou Traité de la Fureur Utérine. Dans lequel on explique avec tant de clarté que de méthode les sommencemens et les progrés de cette cruelle maladi dont on développe les différentes causes … Amsterdam : M. Rey, p131, 140-3. in-12. Nouvelle édition. Amsterdam, Rey, 1778, in-12. Voir http://www.dundivanlautre.fr/questions-cliniques/bienville-la-nymphomanie-1886 ) :

« véritable maladie du sexe », la « fureur utérine » amène à « secouer le joug imposant et glorieux de la pudeur » et « avec un front ouvertement déshonoré », « d’une voie aussi vile que criminelle » pousse « les premiers venus à répondre à leurs insatiables désirs. »

Puis, au XIXe, la nymphomanie devient une maladie mortelle ! C’est Soranos d’Éphèse (53-117) qui crée le terme de nymphon pour désigner l’appareil sexuel de la femme, mais qui préconise aussi l’excision pour des raisons d’hygiène et d’esthétique… Parce que, par exemple, les lèvres sont pensées comme sorte de prépuce de la matrice, ou pour d’autres, une sorte de testicules, donc des traces ou des preuves de masculinisation, ce qui est inadmissible… Le terme n’est pas anodin quand on pense à la sexualité débridée des Nymphes !

Vers 1830, Esquirol développe les notions de nymphomanie et d’érotomanie ; Gall celle d’hypergénitalité, et Marc parle de fureur génitale. Puis, en 1887, Lassègue développe la notion d’exhibitionnisme.

La nymphomanie (fureur utérine, utéromanie) est une névrose exclusivement propre au sexe féminin, caractérisée par une excitation morbide des organes génitaux et un penchant insolite à l’amour physique porté jusqu’au délire. Quelques théories :

Manget : « Le visage est rouge, les yeux étincelants, la soif ardente, la bouche sèche et brûlante, l’haleine fétide, la salive épaisse, écumante; la gorge resserrée par une contraction spasmodique souvent accompagnée d’hydrophobie ; le pouls inégal et fréquent; l’hypogastre légèrement gonflé et douloureux, les parties génitales turgescentes; par intervalles il survient des accès de fureur pendant lesquels les malades provoquent avec la dernière violence les hommes qui les approchent, et se précipitent sur eux avec un langage plein de prières et de menaces, et l’expression des désirs les plus effrénés ; on en a vu appeler au secours de leur sens jusqu’à des animaux, jusqu’à des chiens ».

Bayard : « Au mépris des habitudes d’honnêteté les plus invétérées, des sentiments religieux les plus sincères, la malade se livre au premier venu, recherche même souvent les embrassements des femmes » ;

Et Esquirol : « abandonnant ses parents, sa famille, va chercher dans la prostitution un remède à la triste fureur qui domine ses sens et sa raison »

Chambon : « La maladie peut se prolonger pendant un temps très long, et ne céder qu’au progrès de l’âge et à la satiété » ;

ou Hippocrate, Panarolus, Mathieu de Grado, Esquirol : à la grossesse et à l’allaitement ;

Louyer – Villermay – Manget : Dans quelques cas, la nymphomanie est beaucoup moins rebelle et se dissipe sous l’influence du retour des règles, d’une hémorragie utérine ou d’une émotion morale favorable, et surtout de l’amour satisfait (guérison de l’utérus ou traitement moral ou Raison sont ici les thérapeutiques). Cependant la terminaison, même dans cette première forme, peut devenir funeste, soit que les forces ne résistent pas à l’abus des fatigues de l’amour, soit que la honte inséparable de pareils excès conduise ces infortunés malades au suicide.

Krafft-Ebing a décrit la nymphomanie comme le symptôme d’une très grave dégénérescence psychique suivie très rapidement de collapsus mortel (Mais la question reste entière : mourait-on de cela ou des conditions de l’enfermement ? Voir les témoignages horrifiés de Bienville.) La nymphomanie selon lui se complique souvent d’obsessions et les femmes qui en sont atteintes deviennent les esclaves de leur imagination. Le corollaire de la libido insatiata est que ces femmes sont en outre atteintes d’une frigidité qui empêche la résolution jouissive de l’activité sexuelle dans l’orgasme afin de trouver le repos du corps, des sens et de l’âme. Toujours selon Krafft-Ebing, les femmes atteintes de nymphomanie seraient « capables de toutes les formes de déchéance pour satisfaire leurs désirs, et notamment de la prostitution. » Comme on va le voir, la nymphomanie était censée provoquer les mêmes effets que la masturbation…

La nymphomanie serait donc l’exagération chez la femme des désirs, de l’appétit sexuel. Cette notion relève plutôt de l’axiologie, c’est-à-dire des valeurs morales d’une société, que de la psychopathologie. Cependant, on peut, à partir de certaines descriptions médicales du XVIIIe, rapprocher la nymphomanie de l’hystérie. L’usage de termes comme «fureur utérine» ou «maladie du sexe» évoque immanquablement l’hystérie telle qu’on l’a décrite depuis l’antiquité égyptienne, c’est-à-dire une migration de l’utérus vers la tête. Le langage populaire entretient d’ailleurs cet amalgame qui fait de «nymphomane» le synonyme de «hystérique».

Dans un manuel de psychiatrie de 1993, nous lisons ceci, sur la nymphomanie :

« exagération du désir sexuel chez la femme conduisant à des attitudes de séduction et de provocation qui ne sont pas conformes au rôle féminin tel qu’il est généralement admis dans la société occidentale. »

Il est donné pour cause, soit une excitation maniaque, soit un trouble endocrinien (hyperovarisme).

Hystérie

Si l’on prend l’exemple de la Salpetrière entre 1850 et 1870, on y trouve une majorité de femmes : prostituées, alcooliques, indigentes ou libres d’opinions, elles sont à 80% enfermées par des hommes : pères, frères ou maris. Car la femme est condamnée par nature à la folie, ainsi que le rappelle l’aliéniste Ulysse Trélat :

« Toute femme est faite pour sentir, et sentir c’est presque de l’hystérie » (c’est la coupure platonicienne : la femme est hors Logos, donc soumise à la Nature et la Nature est folle…).

Le vice est dans le sang des épouses et des filles : règles, aménorrhées, accouchements, ménopauses, etc., constituent le calendrier biologique de la folie (« naturelle »). Par exemple, il est tracé le tableau suivant :

  • la période prémenstruelle prédispose au suicide ;
  • la période menstruelle prédispose aux vols à l’étalage ;
  • la grossesse prédispose à la folie puerpérale ;

Etc. Bref, la folie des femmes est hormonale, alors que le mariage est source de Raison et donc d’équilibre, remède à la mélancolie, grâce à la fréquentation du mari, l’homme. Et bien sûr, la nymphomanie va faire une apparition en force, ainsi que fait retour la « fureur utérine ».

L’élément de base de cette traque à la folie sexuelle des femmes et des enfants est l’onanisme, comme signe précurseur (et nouvelle forme « maligne » du diable).

k – Onanisme

C’est une invention du XVIIIe.

Les aliénistes considéraient la masturbation comme un dérèglement sexuel et comme cause de nombreux maux physiques et intellectuels. Ils énumèrent une impressionnante liste de troubles provoqués par l’onanisme : faiblesse, paresse, inertie, phtisies, consomptions dorsales, engourdissement, dépravation des sens, stupidité, évanouissements, convulsions et finalement la mélancolie, la catalepsie, l’épilepsie et l’imbécillité. Les femmes, quant à elles, risquent en cas de masturbation

« des accès d’hystérie ou de vapeurs affreux […], des fureurs utérines qui, leur enlevant à la fois la pudeur et la raison, les mettent au niveau des brutes les plus lascives, jusqu’à ce qu’une mort désespérée les arrache aux douleurs et à l’infamie ».

Après Paris et Charcot, Freud, afin d’obtenir le poste que lui offrait le pédiatre Max Kassowitz à Vienne (Autoprésentation p. 19), a étudié la pédiatrie à Berlin avec le professeur Baginsky qui défendait la thèse du lien de causalité entre la masturbation et les maladies nerveuses infantiles (Voir Bonimi Carlo, « Pourquoi avons-nous ignoré Freud le « pédiatre » ? Le rapport entre la formation pédiatrique de Freud (Berlin, mars 1886) et les origines de la psychanalyse », in Le Coq-Héron, Cent ans de psychanalyse, n° 134, 1994). Baginsky publia en 1877 un Manuel d’hygiène scolaire qui eut grand succès : ouvrage de propagande contre la propagation de la masturbation des enfants, l’onanisme causant des maladies du système nerveux et l’hystérie infantile (emboîtant le pas à l’américain Jacobi et au hongrois Lindner). Notons que dans ce livre, Baginsky reprend la thèse de Peter Frank (in Système de police médicale, 1780) qu’il associe aux « règles d’hygiène mosaïques ». Enfin, la sexualité infantile ne doit pas sortir des milieux « réservés », c’est-à-dire médicaux. Le 10-III-1886, Freud écrit à Martha et y dit son mépris pour Baginsky et fait allusion « aux secrets des maladies des enfants ».

Dans les cas de séduction, le traitement était l’isolation (vieille pratique du traitement moral selon le principe de l’indicatio causalis), ou les traitements chirurgicaux qui pouvaient être précédés par de sévères menaces ou des chocs psychiques, voire le Ferrum cadens tenu pour un modèle de traitement psychique

1828, Dr Simon in La revue médicale française et étrangère :

« À mon avis, ni la peste, ni la guerre, ni la variole, ni une foule de maux semblables n’ont de résultats plus désastreux pour l’humanité que cette fatale habitude. C’est l’élément destructeur des sociétés civilisées et d’autant plus actif qu’il agit continuellement et mine peu à peu toutes les générations ».

Le Dr François Raspail, dans sa Médecine populaire, prescrit le camphre pour tous.

1848, Dr A. Debray :

« les victimes de l’ardeur génitale, chaque jour font un pas de plus vers la tombe… »

1857, Dr Ambroise Tardieu : démontre… la corrélation déviance sexuelle – criminalité chez 200 cas étudiés.

Les théories relatives au gâchis de l’énergie corporelle vont être introduites en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle avec les ouvrages de Benjamin Rush et d’Edward Bliss Foote. Pour eux, la masturbation empêchait les échanges de « magnétisme animal » entre les sexes.

Certains médecins pensaient qu’il fallait mettre les masturbateurs en prison, mais Alexandre Weill, au nom du docteur Goldschmid de Francfort-sur-le-Main, déclara :

« La prison ne sert de rien, il faut frapper sans miséricorde, les parents ne s’y opposeront pas ».

Dans une pension aux éducateurs vertueux,

« si par hasard, chose extrêmement rare, l’enfant vicieux se touchait, il faudrait le frapper jusqu’au sang devant ses compagnons ou ses compagnes, et ne jamais avoir pitié ni de ses douleurs, ni de ses plaintes, ni de ses cris. Dût l’enfant mourir sous les corrections, il vaut mieux qu’il meure à quatre et à cinq ans que de vivre idiot ou criminel. Car ce vice idiotise, crétinise l’homme » Alexandre Weill, Mystères de l’amour, philosophie et hygiène, Paris, Amyot, 1868.

Tuer les enfants plutôt que les voir se masturber, n’est-ce pas une noble mission pour un médecin et un croyant ? Voilà où on en était arrivé au XIXe siècle !

Le docteur Rozier : si elle se masturbe, elle risque de devenir « un spectre ambulant ». Il lui fait la liste des infirmités qui la guettent : elle aura des dartres, des crampes du dos, « un gonflement considérable du cou », des aphtes dans la bouche, des tremblements, des palpitations, des accès épileptiques, la danse de saint Guy, des scrofules, du rachitisme, une maladie de poitrine telle la phtisie, et pour finir « il est sûr qu’elle tombera dans l’idiotisme », et qu’elle sera affligée d’une « gangrène sèche » dans la vieillesse. Mais elle vieillira avant l’âge, et il le lui prouve en décrivant une patiente de vingt-quatre ans qui à force de se masturber lui est apparue comme « une femme chargée de près d’un siècle », effrayante de maigreur, bossue, ridée, la bouche ouverte et les yeux hagards. Elle était abandonnée de tous, car les femmes qui se masturbent « ne sont plus capables d’amitié ».

Mais il définit aussi la masturbation urétrale, moins étudiée :

« Le méat urinaire, avec un bourrelet érectile et les deux glandules dont on voit les orifices à droite et à gauche, à l’entrée du canal urétral lui-même, sont pour certaines manuélisatrices des organes de la volupté, des foyers par excellence et presque exclusif du plaisir érotique».

Le docteur Pouillet (De l’Onanisme chez les femmes, 3e édition revue et considérablement augmentée, Paris, Adrien Delahaye et Cie, 1880) évoque aussi « la souillure mammaire et anale » (sic), car des femmes jouissent en se faisant sucer les mamelons, ou « se contentent de chatouiller elles-mêmes l’extrémité érectile du sein ». Il y a pire, selon lui :

« De malheureuses délirantes vont plus loin, et se livrent à des attouchements anaux, à une véritable pollution rectale. Pour ce faire, elles utilisent les doigts, voire même des corps étrangers ».

Sur la masturbation vaginale, le docteur Pouillet fait des descriptions d’après les aveux de ses clientes :

« … Une femme de la campagne, des environs de Vichy, m’a conté que dans son pays plus d’une fois elle avait entendu dire et vu elle-même que les villageoises se servaient, pour assouvir leurs désirs, de raves, de carottes et de poireaux. O mœurs pures des champs ! »

« Nous n’avons pas à décrire ici un acte malheureusement aussi connu qu’il est honteux », lit-on dans le Dictionnaire Encyclopédique de Pierre Larousse en 1873 à l’article « masturbation ».

« Tous les médecins s’accordent à reconnaître que la masturbation prédispose à un très grand nombre de maladies ».

Le docteur Pierre Garnier, dans L’Onanisme seul et à deux, décrit les rapports buccaux-génitaux et d’autres procédés de jouissance sans les mains, comme ceux qui sont d’usage dans l’homosexualité masculine et féminine. En ce sens, il y a onanisme dans les rapports d’un homme avec une prostituée, même s’il y a pénétration, et dans tous ceux où un individu ne se préoccupe absolument pas du plaisir sexuel de ses partenaires d’occasion et ne se soucie que du sien exclusivement.

L’onanisme est la source de tous les maux.

Et l’orgasme est une syncope, donc une maladie. Voir les photos ambiguës de la Salpetrière.

(Voir les annexes in 2e partie)

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2 réponses à Joël Bernat : « L’invention de la psychiatrie ou la répression « scientifique » de la sexualité au XIXe siècle ». 1ère partie

  1. Roseline Bonnellier dit :

    Bonjour, merci pour votre étude fouillée sur le sujet. Auriez-vous une information sur ce qu\’on peut lire dans Wikipédia.fr (https://fr.wikipedia.org/wiki/Psychiatrie) : \ » Le terme « psychiatrie » a été introduit pour la première fois en Allemagne par Johann Christian Reil en 1808\ » à Halle, est-il précisé sur Wikipedia.de (https://de.wikipedia.org/wiki/Psychiatrie)? Cela m\’intéresse par rapport à Friedrich Hölderlin qui fut interné en 1806 à Tübingen dans la clinique du médecin généraliste Autenrieth : on ne parlait pas encore de \ »psychiatrie\ », même si les méthodes du Dr Autenrieth, qu\’on jugerait barbares aujourd\’hui, était considérées comme modernistes. Cordialement.

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