Joël Bernat : « La lutte pour l’être contre l’aliénation mentale ». 1ère partie : l’autre regard sur la folie

Extrait d’un séminaire sur la cure avec les patients psychotiques.

1 : Le contexte des années 60-70, souvent « oublié »

En 2019 fut fêté par certains média le cinquantenaire de Woodstock avec une certaine tendance à résumer cet événement à une : utopie. Voilà quelque chose de bien sidérant, signe, soit de courte vue ou de bêtise, soit de répression.

On ne peut pas du tout comprendre les mouvements des années soixante et soixante-dix, comme d’ailleurs ceux de toutes les époques, quand on les exclut de leurs contextes. Ici, il s’agit de se remémorer que c’est le temps après la grande tuerie de la Deuxième Guerre Mondiale, la dévastation d’Hiroshima, la guerre d’Indochine et celle du Viêt-Nam et ses massacres, et nous sommes surtout en pleine Guerre Froide, période systématiquement oubliée… curieusement. Bref, les missiles atomiques étaient censés tourner sans cesse au-dessus des têtes des humains se retrouvant ainsi à la merci de deux dirigeants qui n’avaient, disait-on, qu’à appuyer sur un bouton pour déclencher l’Apocalypse finale. Époque qui a connu son lot de dirigeants dictateurs de tout bord.

Obéissance aveugle ou fanatique, ou bien soumission de masses humaines envoyées à la mort au service de l’intérêt personnel ou des fantasmes d’un chef, c’est ce spectacle qui vient mettre en avant le terme d’aliénation pour les générations d’après-guerres.

Qu’il y a-t-il dès lors d’étonnant que la plupart des mouvements culturels, artistiques et scientifiques, s’inscrivirent dans l’étude de l’aliénation mentale des humains par les États et leurs dirigeants ? Cela a pris la forme aussi bien de la Contre-culture que celle de mouvements hippies, de musiques et de chants promulguant liberté et indépendance, individu et autonomie, des protest songs, etc. Woodstock en est une icône et sa soi-disant utopie fut de désirer « trois jours de musique et de paix », ce qui fut réalisé ! je ne vois donc pas où fut l’utopie et soutenir un tel propos est bien un signe de répression ou de bêtise profonde.

Ceci fut valable pour les sciences humaines et ce contexte permet de comprendre l’origine de mouvements dont le facteur commun fut : la désaliénation de l’être. Ainsi vit-on par exemple et entre autres apparaître l’anti-psychiatrie anglaise pointant les mécanismes d’aliénation mentale dans les familles, l’École de Palo Alto pointant les mécanismes d’aliénation mentale dans les cultures et le langage, les travaux de Thomas Szaz ou d’Irving Goffman sur les institutions asilaires, ou les groupes avec la dynamique des groupes, etc. à l’instar de tous les écrits qui firent suite à la Première Guerre Mondiale étudiant le rapport masse / individu.

L’oubli de ces contextes est au service de la re-massification telle que nous pouvons l’observer actuellement, dans un cycle massification / individuation observable de tous temps, et qui a pour effet de transformer les problématiques cliniques individuelles en handicaps anonymes où les sujets ne sont plus inscrits dans un contexte quant à l’origine de leurs souffrances. D’où le succès de ces thèses, amorcées avec le structuralisme qui a défendu l’idée selon laquelle : « le sujet n’existe pas » …

Les mouvements de désaliénation mentale ont ainsi presque tous disparus, marqués de jugements assez méprisants pour la plupart. Du coup, pour ce qui nous occupe ici, le psychose n’est plus traitable, d’ailleurs son nom même disparaît sous l’effet de normes pharmacologiques et se dissout dans les brouillards d’un trouble du spectre autistique (TSA), d’un trouble envahissant du développement (TED) ou du comportement, d’un trouble émotionnel et du comportement, d’un trouble des conduites (définis par un comportement répétitif où le droit des autres, ou bien la norme sociale, est bafouée), et aussi et encore le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, le trouble oppositionnel avec provocation, le trouble réactionnel de l’attachement de l’enfance, etc. : nous voici bien loin de la préoccupation de la signification de ces manifestations, de leurs sens, de l’écoute des patients, etc., il n’y a plus que des descriptions de surface. Ensuite, il ne faut que supprimer ces troubles et donc les êtres avec, ou les indemniser pour les caser, non plus dans des asiles, mais dans des allocations, autre mode d’assignation à résidence via de simples descriptions de surface, outil de massification grâce aux quantifications. Exit les contenus.

Et l’on retrouve alors cette psychiatrie du XIXe siècle au service de l’état et de la morale religieuse, comme l’on retrouve les grandes masses que Gustave Lebon décrivit à cette époque-là. Le cycle nous ramène à cette époque.

2 : L’héritage historique des visions-du-monde sur la folie

Repères pour prendre conscience des schémas prédéterminés de notre pensée actuelle (que répète-t-on ?)

  • La source et le remède sont externes et différents, et l’explication mystique, non humaine.

L’être est donc dépossédé de tout, ce qui répète son mal…

1- Babylone :

Un démon est cause de la maladie :

  • Donc un dieu est requis pour combattre ce démon c’est-à-dire le mal ;
  • Il faut un tiers entre démon / malade et dieu : c’est-à-dire un prêtre.

2- Égypte :

Même conception mais en plus, les fous sont regroupés sous tentes.

Une première description du cerveau comme lieu des fonctions mentales.

  • source et remède externes et unique et l’explication mystique, non humaine.

3- Hébreux :

Ici pas d’explications par la magie, le diable ou l’ésotérisme car c’est dieu qui rend fou (comme chez les Arabes) et qui donc peut guérir (voir Deutéronome §28, verset 27 ; §32, verset 39).

Les médecins laïcs apparaissent vers –VIIIe siècle.

Le cœur est le siège de l’esprit et des émotions.

  • source et remède internes, explication humaine. Besoin d’un tiers.

4- Perses :

Vers –VIe, le prophète Zarathoustra (Iran, Afghanistan) avance que la pathologie naît de la lutte entre les besoins du corps et les vertus de l’âme.

Des médecins pratiquent une cure par la parole.

  • source externe sans remède d’origine mystique, non humaine. Besoin d’un tiers.

5- Grèce :

Les fous sont inspirés par les dieux qui parlent donc par leur bouche comme avec les Pythies (la lumière passe par la fêlure…) Le délire est donc une parole sacrée, a déchiffrer (pour katharsis) – et non pas un non-sens.

Hippocrate fait du cerveau l’organe le plus important.

  • source et remède internes, d’origine humaine. Besoin d’un tiers.

6- Rome :

Cicéron (-103/-43) avance que les maux physiques proviennent de facteurs émotionnels et que pour ce faite il y a un besoin de médecins de l’âme, par exemple les philosophes.

  • source et remède externes et unique et l’explication mystique, non humaine.

7- Christianisme

Il y a des saints guérisseurs : Léonard pour l’épilepsie, Valentin pour les convulsions, Guy pour les méfaits du diable et les tremblements, etc.

La folie est une possession par le diable, source de tous les maux (le Malin). En fait c’est une punition du dieu car le fou est impie (l’impiété est source de folie, voir l’onanisme par exemple). C »‘est pour cela qu’ils sont chassés hors la communauté et errent dans les forêts avant d’être ensuite isolés dans les asiles.

Carnaval et Fête des fous, un temps où l’on est libre d’être soi et d’inverser les valeurs morales et sociales (voir les temps de panique à lors des apparitions de Dionysos).

Apparition de la notion de maladie de l’âme.

Il y a deux folies :

  • les fous de dieu, mystiques qui portent la voix du dieu ;
  • la folie comme péché.

8- Psychiatrie

Progressivement l’idéologie chrétienne est remplacée par la médicale, la technologie cléricale par la clinique, et le prêtre expert par la psychiatre. Soit un transfert sur des objets dits sacrés vers des objets dits profanes, mais le lien reste le même. Par exemple, l’artiste est impie car se servant de l’imaginaire, il est donc un fou inspiré, un dégénéré supérieur. Seule la Raison est salut, et c’est la particularité de l’Homme.

Par exemple, les conceptions psychiatrique et criminologique de la dégénérescence utilisent les analogies entre les figures des êtres inférieurs et de l’anormal (le fou, le sauvage, l’enfant, la femme, l’animal) dans la tradition initiée par, Aristote. Ces théories promeuvent une logique dans laquelle les infractions aux différents types de normes (biologiques, sociales, morales, juridiques, psychologiques, économiques) sont susceptibles de faire systématiquement référence les unes aux autres, de se traduire les unes dans les autres.

Le psychiatre est intermédiaire entre l’humain et la maladie comme le prêtre l’était entre l’humain et dieu.

  • Contexte XXe siècle

Après la guerre de 1940 : des médecins de guerre comme Wilfried Bion en Angleterre découvrent et soignent les névroses post-traumatiques, les neuroleptiques remplacent la camisole de force, les médecins aliénistes deviennent des neuropsychiatres chargés de soigner les maladies mentales (attribuées encore le plus souvent à une cause organique inconnue) et non plus les maladies ordinaires des fous, puis deviendront, lors de la séparation de la neurologie de la psychiatrie, dans les années 1970, des psychiatres. En 1958, David Cooper, Ronald Laing avec Grégory Bateson élaborent les principes de l’antipsychiatrie et leurs conséquences thérapeutiques dont Mary Barnes incarne la réussite.

Puis la prise de conscience dans les milieux psychiatriques de l’existence de l’inconscient et de ses effets pour l’humain a libéré la parole des soignants et des malades : en 1940, à l’hôpital Saint-Alban, François Tosquelles, Paul Balvay puis Lucien Bonnafé inventent et expérimentent avec d’autres soignants la Psychothérapie Institutionnelle. Celle-ci s’adresse à tous les patients hospitalisés qui, vu le développement des médications neurotropes et des consultations de neuropsychiatrie puis de psychiatrie s’occupant surtout des névrosés, sont souvent, mais pas toujours, du côté de la psychose.

3 : l’héritage culturel en quelques citations

Car il y a souvent plus de profondeur chez les lettrés que dans la psychopathologie…

  • Folie et groupes
  • « Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules. » Isaac Newton
  • « La folie est quelque chose de rare chez l’individu ; elle est la règle pour les groupes, les partis, les peuples, les époques. » Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

En opposition (religion) :

  • « Mieux vaut être fou avec tous que sage tout seul. » Baltasar Gracián

  • Folie et norme (et altérité)
  • « Les Français… enferment quelques fous dans une maison, pour persuader ceux qui sont dehors qu’ils ne le sont pas. » Montesquieu Lettres persanes
  • « On construit des maisons de fous pour faire croire à ceux qui n’y sont pas enfermés qu’ils ont encore la raison. » Montaigne Essais
  • « On ne peut voir la lumière sans l’ombre, on ne peut percevoir le silence sans le bruit, on ne peut atteindre la sagesse sans la folie. » Carl Gustav Jung
  •  » Le retour à la norme me paraît plus inquiétant que la folie.  » Claude Chabrol
  •  » Certains ne deviennent jamais fous… Leurs vies doivent être bien ennuyeuses.  » Charles Bukowski

  • Folie et Raison
  •  » On ne trouve guère un grand esprit qui n’ait un grain de folie.  » Sénèque
  •  » La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent.  » Albert Einstein
  •  » La Raison c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort c’est de la folie.  » Eugène Ionesco Journal en miettes, Chocs
  •  » Celui qui n’a jamais perdu la tête, c’est qu’il n’avait pas de tête à perdre.  » Marcel Achard
  •  » Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière.  » Michel Audiard

  • Folie et amour
  •  » Il y a toujours un peu de folie dans l’amour, mais il y a toujours aussi un peu de raison dans la folie.  » Friedrich Nietzsche
  •  » Si tu ne saisis pas le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. Si tu ne saisis pas son point de démence, tu passes à côté. Le point de démence de quelqu’un, c’est la source de son charme.  » Gilles Deleuze

4 : Sur la pensée de Ronald Laing

Surnommé « Le pape de l’antipsychiatrie » et présenté comme un fantaisiste toxico par les opposants, Ronald Laing avait en fait un bagage culturel assez étendue et varié, ce qui lui a permis de conceptualiser sa pratique, ainsi que l’époque et le contexte où il vivait. Les axes de cette culture sont, en gros :

  • une formation clinique d’abord de psychiatre,
  • qui l’amena à la Tavistock Clinic de Londres où il eut pour superviseurs Bowlby et Winnicott, ce qui le dota d’une culture psychanalytique (ajoutons Frieda Fromm-Reichmann, et Sigmund Freud). Winnicott le félicita chaleureusement après la lecture de The Divided Self;
  • c’est à Kingsley Hall qu’est né le projet de créer un lieu dit d’« antipsychiatrie » [1];
  • et une culture philosophique plus particulièrement phénoménologique (Karl Jaspers, Maurice Merleau-Ponty, Binswanger, Eugene Minkowski, Boss) ;
  • et existentialiste (Jean-Paul Sartre, Martin Heidegger) [2];
  • mais aussi : Soren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche, Max Scheler, Paul Tillich, artin Buber, G. W. F. Hegel et Michel de Montaigne ;
  • et une grande influence par l’école de Palo Alto des années cinquante ;
  • enfin, et cela est moins cité, il y a une influence certaine des expériences personnelles psychédéliques de Laing, avec le LSD (mais là aussi, il faudrait remettre cela dans un contexte très particulier).[3]

C’est cet ensemble qui constitue les bords de sa pensée, ensemble qui fut « classique » dans les années soixante.

  • L’apport de Palo Alto

Nous commençons par là pour des raisons de date, les années cinquante, mais surtout parce que c’est dans ce corpus que Laing a trouvé une clef pour entendre la parole des schizophrènes.

1 : La double contrainte à Bali selon Gregory Bateson et Margaret Mead

Gregory Bateson, anthropologue anglais de Cambridge et zoologiste, s’intéresse aux théories darwinistes, sur les traces de son père. C’est lui qui formalisera ce terme de « double contrainte », né de ses premières recherches suite à ses voyages aux iles Galápagos et aux îles Bali. En 1942 parait le livre « Balinese character : a photographic analysis », qu’il coécrit avec sa compagne Margaret Mead[4].

L’observation est la suivante : une mère incite son enfant à lui montrer de l’affection. Les photographies vont montrer trois étapes :

  1. 1. attirance: la mère demande à son enfant de venir vers elle ;
  2. 2. bienveillance: l’enfant arrive, met les mains sur le ventre de sa mère et ses seins et fait part de son émotion ;
  3. indifférence: à ce moment, la mère n’est plus attentive, sa figure devient inexpressive, ce qui rejette l’affection de son enfant. (C’est une description occidentale de la mère du psychotique).

Cette séquence de stimuli rythme l’évolution de l’enfant et fait destin en ce qu’elle inscrit, par sa répétition, quelque chose comme : l’affect doit être asséché. Les auteurs écrivent que :

« le repli qui marque la fin de la petite enfance pour un Balinais, et qui se produit vers l’âge de 6 ans, est une insensibilité émotionnelle totale. Et, une fois établie, son insensibilité persistera tout au long de sa vie[5] ».

C’est cela qui fera conclure à une société schizophrénique selon nos critères psychopathologiques occidentaux et sur la base que ce fonctionnement met en contradiction ce qui est dit et ce qui est agi.

L’hypothèse générale est la suivante :

  1. soit un système familial où le père est absent, ou faible ;
  2. Et une mère hostile à l’enfant, ou effrayée par lui. Si l’enfant s’approche de la mère, celle-ci se retire, instinctivement, parce qu’elle a peur. L’enfant se retire alors lui aussi ; et la mère, dans un accès de réponse, culpabilisée, simule alors une nouvelle approche bienveillante vers son enfant. C’est un message qui est hostile, contradictoire, qui dit « je t’aime quand même» à la place du précédent : « tu me fais peur » ;
  3. quelle réaction de l’enfant ?
  • Soit il comprend la réaction de sa mère, que son approche bienveillante est stérile, et n’est pas réelle. Il se sent « puni », sa mère ne l’aime pas ;
  • Soit il ne comprend pas, et joue le jeu de sa mère d’approche et de rejets continus. Et dans ce cas, il est également « puni » par les rejets de sa mère. « Ma mère me repousse, elle ne m’aime pas ».

Dans les 2 cas, il est « puni », et ne peut se sortir de ce paradoxe, de cette double contrainte. Il est « coincé » entre 2 positions puisqu’aucun choix n’est possible du fait que le résultat est le même.

« Il est pris dans une double contrainte. La seule façon pour lui d’en sortir serait de faire un commentaire sur la position contradictoire dans laquelle la mère l’a placé. Mais sa mère l’empêchera toujours de « méta-communiquer », et atrophiera toujours chez lui cette capacité nécessaire à toute interaction sociale[6]. »

Bateson illustre ainsi les problèmes du schizophrène qui ne peut distinguer les messages de niveaux différents, qui ne peut pas méta-communiquer.

2 : Histoire

Après les études sur Bali, dans Vers une théorie de la schizophrénie (1956), Bateson décrit des injonctions paradoxales dans un milieu familial où règne une communication pathologique. Ces injonctions paradoxales visent une victime qui doit porter, assumer le défaut de communication, en être l’incarnation : c’est le membre schizophrénique du système. Alors la schizophrénie est à la fois :

  • un mécanisme de défense pour faire face au contexte d’énoncés impossibles,
  • et un moyen de maintenir la cohésion du groupe en tentant d’assumer concrètement son incohérence.

La double contrainte a tendance à entraîner un blocage de la communication, un mutisme, symptôme typique de la schizophrénie que de tenter de ne pas communiquer, et un effet logique dans la mesure où le schizophrène doit assumer le défaut de communication de son environnement (Voir l’essai de compromis chez Wolfson[7] : changer de langue, idée reprise par Maud Mannoni). C’est pourtant une réponse qui est impossible, puisque le « charabia » du schizophrène, le retrait ou le silence verbal ou postural même est une communication.

Le double lien devient un facteur étiologique parmi d’autres

Au départ, le double lien était considéré comme l’étiologie de la schizophrénie. Mais par la suite, le double lien a été considéré comme un facteur étiologique parmi d’autres, voire même comme un facteur aspécifique. Aussi, en 1963, Bateson pense que le double lien doit être conçu non dans les termes d’un bourreau et de sa victime mais en termes de personnes prises dans un système permanent qui produit des définitions conflictuelles de la relation.  Son regard quitte donc une représentation primaire parce que binaire, bourreau / victime, pour embrasser le groupe dont les membres sont prisonniers d’une certaine façon. Bateson suppose que le schizophrène :

« doit vivre dans un univers où la séquence des faits est telle que les modes de communication qui lui sont propres et qui sortent de l’ordinaire peuvent être considérés en un sens comme adéquats ».

Ainsi, on passe de la schizophrénie comme maladie intrapsychique d’un individu isolé à la schizophrénie comme ensemble de conduites s’intégrant dans des interactions et des règles du jeu familial.

Apport central dans l’œuvre de Gregory Bateson, la théorie et le modèle du double lien soutiennent en psychiatrie les actions cliniques systémiques. L’épistémologie qu’il a construite concerne tous ceux qui tentent de comprendre l’univers humain d’aujourd’hui, de plus en plus discordant et unitaire à la fois.

3 : Exemples

  • Des parents exigent chacun un lien exclusif de la part d’un enfant, ce qui le soumet à deux demandes oppressantes qui se contrarient (voir la question classique : « qui préfères-tu ? ton père ou ta mère ? » Selon les adages lorrains, l’enfant répondra : « le lard ! » : soit une échappatoire qui permet d’échapper à l’enfermement de la question) ;
  • Le langage paradoxal peut contenir deux demandes qui s’opposent comme : « Soyez spontané ! », ou « Faites preuve de self-control ! ». Ici l’énoncé étant un ordre, c’est une injonction paradoxale ;
  • Norbert Elias a appliqué pour la première fois la notion de double bind en sociologie dans son ouvrage Engagement et distanciation. Il l’applique à deux configurations sociales particulières : la pensée pré-scientifique et la guerre froide, en montrant comment, dans les deux cas, la peur (1 : des catastrophes naturelles, 2 : de l’agression potentielle du camp adverse) conduit à des comportements irrationnels qui empêchent la suppression de la source même de la peur ;
  • Isaac Asimov utilise cette notion dans sa nouvelle « Cercle Vicieux » (dans I, Robot) : un robot se retrouve avec une programmation qui l’oblige, en même temps, à se protéger et à obéir à un ordre qui, à l’insu de celui qui le donne, l’oblige à de se détruire. Il est alors enfermé dans une boucle de décisions contraires infinies : dès qu’il fait un pas en avant (pour obéir aux ordres de l’humain), il augmente son risque de destruction, et dès qu’il fait un pas en arrière (pour se protéger et baisser le risque de destruction), il ne respecte plus l’ordre.
  • Dans En Camping-car, Ivan Jablonka donne l’exemple de son père qui lui hurlait quand il était enfant : « Sois heureux ! » En effet, l’enfant cherchera à être heureux, puisqu’on le lui ordonne, mais sans y parvenir, puisqu’on lui crie dessus, de telle sorte qu’il sera « à la fois malheureux et rempli de la culpabilité d’avoir failli ». Il donne aussi comme exemples : « Dors ! » ou « Oublie-moi ça ! »

Mange ta soupe si tu m’aimes !

« Mange ta soupe si tu aimes ta maman ! » ; « Chéri, si tu m’aimes, achète-moi cette robe » ; « Si tu m’aimes, tu gouterais l’ail ».

Derrière toute communication se cachent deux aspects : le contenu et la relation à l’objet ou le lien :

  • La communication sur le contenu s’attache aux faits, aux choses, aux objets ;
  • La communication sur la relation s’attache à la façon dont je conçois ma relation avec l’autre, comment je dis les choses.

Et comme le souligne Paul Watlzawick, citant le mathématicien Gödel :

« il n’est pas possible de mélanger les déclarations sur les choses et les déclarations sur les relations ».

Dans la phrase « Mange ta soupe si tu aimes ta maman », il y a ce mélange qui met l’enfant dans une situation intenable : il aime sa maman, et il doit donc aimer la soupe, même s’il ne l’aime pas. Il doit donc se nier s’il veut conserver l’amour de sa mère (ou d’une institution…)

Donc un choix impossible :

  • S’il choisit l’objet « soupe », il se nie et nie la relation à lui-même pour préserver la relation à autrui, ici sa mère ;
  • S’il choisit la relation à sa mère afin de la préserver, il se nie en niant sa relation à l’objet.

Dans les deux cas, il s’est nié.

Cette situation est une scène type d’aliénation mentale.

Il y a à séparer Contenu et Relation

Par exemple, la formule « si tu m’aimais vraiment, tu aimerais l’ail » :

  • cela oblige le destinataire à ne pas pouvoir refuser ce qu’on lui dit en disant : « je n’aime pas l’ail », déclaration qui porte sur l’objet, le contenu ;
  • parce qu’effectivement, il aime celui qui prononce cette phrase (déclaration sur la relation).

Mélanger les deux niveaux nous réduit à accepter ce qu’on n’accepte pas.

Nous voici ainsi dans des contradictions ontologiques. C’est l’exemple du fameux précepte crétois : le crétois dit « Tous les crétois sont des menteurs » :

  • Si le crétois dit vrai, c’est que lui-même est menteur et donc il ment, ce qui veut dire que les crétois ne sont pas tous menteurs.
  • S’il dit faux, c’est qu’ils ne sont pas menteurs, et donc il a raison puisqu’il ment…

4 : La définition de double-lien ou double-contrainte, double-prise, etc.

Le double bind désigne :

  • l’ensemble de deux injonctions qui s’opposent mutuellement, explicitement ou implicites ;
  • augmentées d’une troisième contrainte qui empêche l’individu de sortir de cette situation et produit donc un : enfermement ou aliénation. Il ne peut satisfaire une contrainte sans violer l’autre, comme les obligations conjointes de faire et ne pas faire une même chose.

Gregory Bateson l’exprime ainsi : « vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas ». Une retranscription proposée est :

  • Si tu ne fais pas A, tu ne : survivras pas, ne seras pas en sécurité, n’auras pas de plaisir, etc. ;
  • Mais si tu fais A, tu ne : survivras pas, ne seras pas en sécurité, n’auras pas de plaisir, etc.

Une double-contrainte peut se produire dans toute relation humaine comportant un rapport de domination, et particulièrement dans la communication émanant du ou des dominants. La forme la plus connue de double contrainte est celle de l’injonction paradoxale.

Bateson en fera, en 1956, la cause ou le facteur de la schizophrénie[8].

5 : Les caractéristiques de la situation de double lien

Elles sont les suivantes :

  • Importance vitale de la situation pour l’un des partenaires, nécessitant pour lui d’y répondre de façon adéquate, donc de déchiffrer avec précision le message qui lui est adressé ;
  • Émission pour l’autre partenaire de deux messages contradictoires. Par exemple, une mère évite les contacts physiques avec son enfant, a des gestes brusques ou se contracte lorsqu’elle s’occupe de lui, ce qui, habituellement, signifie l’hostilité. Extrêmement culpabilisée, elle lui témoigne ostensiblement une grande affection par un dévouement extrême et une hyperactivité éducative, qui nient explicitement cette agressivité ;
  • Incapacité pour le récepteur de discerner auquel des deux messages il doit répondre et absence d’un tiers qui permettrait de clarifier la situation. Ainsi, dans l’exemple choisi, si l’enfant déchiffre dans le sens affection, il répond en se rapprochant physiquement de sa mère, ce qui est dangereux pour elle, donc elle le punit. Si, au contraire, il interprète le message dans le sens hostilité, il s’écarte d’elle, ce qui la culpabilise, et elle le punit.

L’enfant est donc pris dans une situation de double lien, et la seule réponse qu’il puisse donner est une annulation de la valeur symbolique de la métacommunication, ce qui, en général, est considéré comme psychotique, car cette annulation entraîne des difficultés à distinguer la métaphore du sens littéral ou à assigner un mode de transmission correct aux messages non verbaux qu’il émet.

Le schizophrène est décrit comme incapable d’assigner le niveau de communication adéquat à ses propres messages ainsi qu’à ceux des autres. La schizophrénie est alors considérée comme la conséquence de ce type d’interactions familiales dysfonctionnelles.

6 : Watzlawick, et les paradoxes de la communication digitale et analogique

« Si tu m’aimes, tu goûterais l’ail ». Paul Watzlawick, dans La logique de la communication[9] introduit les concepts de communication digitale et analogique. Ces concepts, mélangés, peuvent produire ces « doubles contraintes » :

  • La communication verbale, digitale, est relative à l’expression de la pensée : par les mots, nous communiquons ;
  • La communication analogique procède de ce qui n’est pas verbal et digital : les gestes, les postures, les sourires, les soupirs, mimiques, etc. Ils sont tout autant des éléments de communication que les mots qu’on dit. Si je souffle, c’est pour exprimer ma lassitude. Pas besoin de mots pour l’exprimer. (ex du distantiel…)

Généralement, la communication digitale et analogique sont en adéquation. Si je dis : « tu me saoules », et que je soupire, le sens de la communication est le même. La communication analogique (je soupire) est d’ailleurs redondante. Elle est là pour appuyer. Par contre, si une mère dit : « tu es merveilleux mon fils », et que sa voix est froide, ou qu’elle fronce les sourcils, il n’y a plus redondance mais contradiction. De même, dire autour d’un plat : « C’était délicieux, vraiment », devant une assiette qu’on laisse pleine, et qu’on repousse de la main. Voilà une nouvelle contradiction. Contradiction entre deux niveaux : le niveau digital (ce que je dis), et le niveau analogique (ce que je montre par mes gestes).

Les solutions à la double contrainte

Pour pouvoir sortir d’un lien paradoxal, il faut défaire la contradiction.

  • La métacommunication est une des réponses puisqu’elle consiste à parler du paradoxe, à communiquer sur ce qu’on communique et qui pose problème, c’est-à-dire à dire sur l’intention et l’acte de parole ;
  • La deuxième réponse est celle du contexte. Les paradoxes vivent et existent dans un contexte donné. Et modifier ce contexte est une solution, afin que la double contrainte disparaisse.

Don Jackson illustrera des réponses cliniques et hallucinantes, pour soigner ces problèmes psychologiques :

A un paranoïaque qui pense qu’il est perpétuellement surveillé et que « c’est plus fort que lui », il ne répondra pas : « Enfin, c’est absurde ! », mais au contraire il proposera au patient d’être plus méfiant, et de chercher par exemple des micros cachés. C’est une façon de pousser le patient dans la double contrainte et d’en sortir (cela fait penser à la méthode de Rosen[10] héritée de la prescription férenczienne de la prescription du symptôme). Comme à l’enfant qui ne peut ni obéir ni désobéir à sa mère, le patient ne peut répondre à la directive du psychiatre (« méfiez-vous ») car :

  • s’il accepte de se méfier, il ne peut se conforter dans ses affirmations habituelles d’être surveillé sur un mode passif, soumis, et se méfier serait changer de place, de façon active ;
  • s’il refuse, c’est se comporter comme quelqu’un de normal qui comprend que la recherche de micros est absurde et c’est donc refuser d’être malade, ou du moins que le fonctionnement défensif paranoïaque n’a plus de raison d’être.

Dans ce cas, devant cette contradiction, et sans choix possible, la seule solution pour lui est de rompre radicalement avec le jeu relationnel qui le cloîtrait dans sa maladie, ou de sortir de cette histoire et de cette situation.

Contenu et relation de la communication. Qu’est-ce que c’est ?

Toute communication suppose un contenu : c’est le message. Mais la communication ne se borne pas à transmettre une information car elle induit en même temps un comportement, qui est du côté de la relation. Ainsi, si je dis : « Tu ne vois pas que tu as mal réglé la radio ? le son grésille, on n’entend rien ! », cela est différent de : « le son de la radio n’est pas réglé sur la bonne fréquence. Il te faut la régler sur 105.6 Mhz ». Le contenu informationnel est le même, mais la façon dont je le dis diffère car mon comportement dit mon énervement dans le premier cas.

Donc la façon dont j’entoure le message a autant de valeur communicationnelle que ce je dis. Entourer le contenu du message passe souvent par des expressions, comme :

« Voilà la façon dont je vois les choses, voilà ce que j’ai compris. Qu’en penses-tu ? ».

Ces formules augmentent la valeur de mon propos. Il s’agit de métacommunication. Communiquer sur ce je communique. Cet axiome clé du contenu et de la relation a été formalisé par Paul Watzlawick, dans Une logique de la communication :

« Toute communication présente 2 aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier, et par suite est une métacommunication ».

Ces deux aspects sont importants car les erreurs de communication sont souvent causées par ces deux niveaux qui s’entremêlent.

Autre exemple, celui de la grande différence entre : « où as-tu mis ma chemise ? » et : « où as-tu encore mis ma chemise ? » (Fonctionnement assez typique de l’obsessionnel : sa destructivité passe par les petits mots qu’il dénie pour avoir beau jeu de dire jouissivement : « mais enfin ! pourquoi te mets-tu en colère ? je te demande juste où est ma chemise ! » …

La perception de soi. La confirmation de soi.

Comme l’indique Paul Watzlawick :

« l’homme a besoin de communiquer avec autrui pour parvenir à la conscience de soi-même. Les recherches sur la privation sensorielle[11], montrant l’incapacité où est l’homme de préserver sa stabilité affective lors de périodes prolongées de communication avec lui-même, fournissent une vérification expérimentale de plus en plus solide à cette hypothèse intuitive ».

Communiquer, c’est confirmer sa conscience. Ainsi, les désaccords et problèmes de communication résident souvent dans le parasitage de ce mécanisme, lorsque cet échange mutuel de partage de soi ne peut avoir lieu. Par exemple le déni qui dit : « vous n’existez pas ».

  • Synthèse : contexte des années soixante (contre-culture) Sartre, Bateson, Winnicott

Le mécanisme d’injonction paradoxale, comme nous l’avons vu, fut d’abord pensé comme spécifique de la schizophrénie avant que d’être reconnu comme bien plus fréquent et pas forcément et uniquement source de schizophrénie. Ce fonctionnement sera la preuve pour les antipsychiatres, dans le fil des observations faites à Bali par Mead et Bateson, que la culture et l’éducation, sous couvert de norme, produisent et implantent une véritable aliénation mentale de masse… C’est ce que reprendra plus tard par exemple Edgar Morin.[12]

Donc, il doit y avoir quelque chose d’autre !

Ronald Laing et David Cooper ont représenté le double-bind en knot (nœud) pour souligner l’effet d’enfermement : c’est-à-dire qu’ils ont fait le lien avec la notion d’aliénation mentale. Dit autrement : qu’il y ait des injonctions paradoxales qui circulent dans les relations semble assez fréquent. Son effet pathogène apparaît lorsqu’un individu va le vivre comme mécanisme d’aliénation, et dès lors, selon une conception winnicottienne, la psychose sera en partie une défense et une tentative de compromis face à ces situations paradoxales aliénantes.

Je vais tenter de rassembler quelques points forts, d’après moi, de la pensée de Laing.

1* Une forme de psychose s’élucide si on l’entend comme :

  • Système mental logique et compréhensible en termes existentiels (cf. Le Moi divisé) ;
  • Stratégie rationnelle adaptée face à un entourage ambigu et menaçant. Pour exemple, les propos d’un jeune homme que Kraepelin considère comme fous mais qui sont en fait des réponses et des commentaires sur la situation hic et nunc.

Ces considérations impliquent l’analyse de l’entourage familial.

2* Il existe une insécurité ontologique[13] au cœur de toute maladie mentale grave du fait de l’incertitude de la frontière entre moi & monde (bien des individus dissimulent à eux-mêmes leur liberté de changer de vie : ils sont de mauvaise foi et produisent un faux-self).

3* Le schizophrène n’est pas séparé des autres (selon un critère de schize[14]) puisque c’est la famille qui porte les attributs fondamentaux des symptômes (c’est donc une pensée contre-transférentielle que de soutenir une schize : « il est coupé de nous » cache en fait « je me coupe de lui », ce qui répète dans le transfert la position du groupe familial, répétée aussi par l’hôpital, etc.).

4* Terreur et engloutissement sont exercés par les membres de la famille et sont des agents cruciaux de l’aliénation (et non des failles internes d’origine) : voir Bateson, Lidz, Wynne. Par ex les crises de Fabienne en séance, agrippée au bureau, et qui hurle de terreur : « je tombe ! je tombe ! » Elle me donne à voir son sentiment d’être d’en un réseau de relation sans holding.

5* l’influence de Sartre[15] sur la conception de la famille : il a défini deux types de groupe et de cannibalisme social :

  • la série: elle est composée d’individus partageant un but commun dont la réalisation ne dépend pas de chacun en particulier. Ils créent ainsi une identité de groupe qui s’appuie soit sur la conscience des différences de comportement de chacun, soit sur l’élection d’une cible unique comme lieu de leurs hostilités séparées. Par exemple, la queue à un arrêt de bus, un groupe antisémite, la Bourse ;
  • les groupes assermentés : chaque membre fait aux autres le serment de servir le but commun. Ce qui lie les membres de ce genre de groupe est la terreur, c’est-à-dire la peur de ce que les autres lui feront s’il trahit son serment. Par exemple : les cellules révolutionnaires, une équipe de foot, un groupe de lyncheurs, toutes les Institutions, etc.[16]

Laing va en faire deux types de famille :

  • la série : dans cette famille, il y a un manque d’intérêt les uns pour les autres, car en fait l’intérêt est situé à l’extérieur en lien avec la pensée de ce que les autres peuvent penser d’eux et de leur famille ;
  • le nexus[17]: c’est une famille-juxtaposition où la cohésion est maintenue par la peur, l’angoisse, la culpabilité, le chantage moral et la terreur. Ce groupe est comparable à une société criminelle (comme dans les gangs ou la Mafia par exemple) où la protection réciproque est en réalité une intimidation réciproque.

6* Différenciation de la praxis et du  processus à partir de Sartre :

  • le processus n’a pas d’origine humaine comme par exemple le rythme des jours, la vie, etc. : « c’est comme ça » (voir Équilibre mental) ;
  • la praxis est une action liée à une personne précise et qui est souvent confondue avec le processus.

Par exemple, les symptômes psychotiques des schizophrènes sont-ils des processus (un désordre neurobiologique ou hormonal par exemple) ou bien sont-ils les résultats d’une praxis ? c’est-à-dire ici que le symptôme psychotique représentant un « moi atomisé » exprimerait en fait une réaction à l’action d’un autre.

Il y a donc à étudier la praxis de la communication parents – enfants.

7* Cela va se faire en prenant appui sur la théorie du double lien (double bind) de Bateson, lien au sens de ce qui ligote, que ce dernier a mis en avant à partir de ses études de la société balinaise avec Margaret Mead, et comme mode spécifique de communication pathogène ainsi construit :

  • deux injonctions contradictoires inquiétantes et traumatisantes,
  • plus une troisième, latente, qui empêche la part menacée de l’individu de partir et d’éviter le conflit.

Cela donne le modèle de la famille double-lien :

  • chaque membre séparément est prêt à envisager le pire pour avoir la paix ;
  • le père est sournois, mou, passif, peu intelligent, cassant, désorienté ;
  • il est toujours repoussé au second rang par son épouse qui est une femme – dragon autoritaire, aux exigences éducatives impossibles à réaliser, donc jamais satisfaite et toujours en reproches. Elle étouffe tout le monde par son goût des conventions, pratique la malhonnêteté intellectuelle, masque ses sentiments et exerce un chantage moral ;
  • les enfants sont dépendants, tourmentés, amorphes et sournois ;
  • les insultes sont meurtrières dans cette famille.

8* Cela donne un système de communication pathogène, un nexus de mystifications (qui peut remonter à trois générations[18]) créant une mésentente permanente qui infirme, annule et disqualifie l’expérience individuelle et autonome de l’autre. C’est le lieu d’un terrorisme mutuel. Dès lors, dire de quelqu’un qu’il est malade, schizophrène, permet de masquer ce système familial qui est l’essence même du problème : dès lors, le diagnostic de schizophrène est une répétition du terrorisme mutuel. Le patient désigné est l’écran qui cache le système familial et le défend ainsi.

« Je voudrais donner ici une idée du nœud dans lequel se trouvait bloqué un jeune homme de vingt-trois ans lorsque je l’ai vu pour la première fois. Je le présente comme un exemple de l’intériorisation d’une situation familiale impliquant plusieurs générations et conduisant encore à un diagnostic de schizophrénie. Bien entendu, je simplifierai énormément les choses. Ce jeune homme se fait de lui-même l’idée suivante : côté droit, masculin ; côté gauche, féminin. Le côté gauche est plus jeune que le côté droit. Les deux côtés ne se rejoignent pas. Détails fournis par la psychanalyse et d’autres sources : sa mère lui a dit qu’il ressemblait à son père, son père lui a dit qu’il ressemblait à sa mère. Conséquemment, d’une part (ou, comme il disait, par son côté droit), il était homosexuel passif, et d’autre part (son côté gauche), une lesbienne mâle.[19] »

9* On comprend le langage de la folie en traduisant son dire apparemment incohérent, qui n’est pas une suite de néologismes (c’est une notion contre-transférentielle). Par exemple, Julia[20] :

  • je suis une « cloche qu’on sonnait » = « tolled bell » <> « told belle » = « beauté sur commande », c’est-à-dire qui fait ce qu’on lui dit de faire, rien d’autre ;
  • je suis un « soleil occidental »= « occidental sun » <> « accidental son » = « fils accidentel », c’est-à-dire non désiré par sa mère ;
  • je suis une « Mrs Taylor » <> « Tailormaid » = « faite sur mesure », c’est-à-dire faite par les parents selon leurs souhaits.

A l’instar de la phobie, le témoignage est masqué afin de protection, mais il dit dans une autre langue qui protège l’être et son message – mais la déformation est trop importante peut-être.

Autres exemples :

“I’m not the sun of my father”, cad en fait : “I’m not the son of my father”, ce qui est un secret de famille.

Ou encore : “I don’t want a dog in me !” qui traduit l’effroi à la pensée que Dieu serait en moi : « a god in me ».

Ces jeux avec des mots, s’ils sont dits néologismes, sont surtout des systèmes défensifs qui visent à répondre à la question : comment dire sans risque ? Question de Schreber ou de Hans (car il en va de même dans la phobie : par exemple les angoisses en lien avec le père sont dites en termes de cheval). C’est cela que nous devons entendre et non le néologisme qui est dit signe d’erreur et produit de psychose (et c’est oublier que la psychose est un système défense).

10* Dans L’équilibre mental, Laing revient sur ses propos tenus dans Le moi divisé : il a compris que l’incohérence et la confusion des propos devient intelligible quant le contexte familial est compris. De là l’importance d’observer le patient dans sa famille.

11* La schizophrénie est une étape du processus de guérison « spontanée ». Au même titre que le délire ou la phobie, ce sont des tentatives d’auto-guérison.

12* Laing dénonce la famille mais aussi, au-delà, l’ordre social, la civilisation – où certains hommes d’état se ventent de posséder les armes du jugement dernier (atomiques par exemple) et en menace les peuples : ils sont plus fous que les aliénés…) Ordre social qui repose sur une illusion de masse posée comme réalité générale mais qui n’est pas plus réaliste que l’illusion d’un fou.

13* Je fais l’impasse sur la métanoïa comme voyage de guérison car Laing fait équivaloir ses expériences psychédéliques avec celles de la folie. En revanche, je suis bien d’accord pour que la cure soit un voyage à deux.

Dans la cure, le désespoir que je peux ressentir est le transfert du désespoir du schizophrène et mon échec à communiquer avec lui est le transfert du sien : voir mes rencontres avec « papillon » et « qu’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ? » …

Il est réclamé une sincérité totale du psy (voir Ludovic, JP Laloi, etc.)

La scène même de la cure est le lieu d’une répétition : un fou et un sain (supposés), un enfermé et un libre (en réalité), etc.

La catatonie : ne plus bouger pour éviter de déclencher une catastrophe (par exemple le divorce des parents).

Bibliographie

  • Le Moi divisé, 1960.
  • avec David Cooper, Raison et Violence, 1960.
  • Soi et les Autres, 1961.
  • La Politique de l’expérience et l’oiseau de paradis  (1967)
  • Nœuds, 1970.
  • La Politique de la famille, 1971.
  • avec Aaron Esterson, L’Équilibre mental, la folie et la famille, 1971.
  • Les Faits de la vie : essai sur les émotions, les faits et les fantasmes, 1977.
  • Est-ce que tu m’aimes ?, 1978.
  • Conversations avec mes enfants, 1978.
  • Avec Richard Evans, Rencontres avec Laing, 1979.
  • Sonnets, 1980.
  • Sagesse, Déraison et Folie : la fabrication d’un psychiatre, 1985.
  • La Voix de l’expérience, 1986.

 

[1] Lacan avait adressé à Winnicott certains de ses élèves, Ginette Raimbault et Maud Mannoni qui entreprirent une supervision avec lui. Au cours de ses visites à Londres, Winnicott les avait encouragées à visiter C’est donc une des origines de la Fondation de Bonneuil. Lors du Congrès de 1967 sur les psychoses de l’enfant, où, invité, Winnicott finalement ne vint pas, il envoya Laing et Cooper, ainsi qu’un texte (« La schizophrénie infantile en termes d’échec d’adaptation »), traduit et lu par Octave Mannoni. Voir Enfance aliénée, Paris, Denoël, 1984.

[2] Voir « R.D. Laing : Soi, symptôme et société » par Peter Sedgwick, in Ronald Laing et l’antipsychiatrie, Payot, 1971.

[3] Voir Gnoli et Volpi, Le LSD et les années psychédéliques, Rivages Poche, 2006 où sont entre autres, relatée les expériences avec Ernst Jünger (voir Approches, drogues et ivresse), Aldous Huxley, Allen Ginsberg et William Burrough.

[4] Voir Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Press Pockett : cet ouvrage regroupe deux textes écrits par l’anthropologue Margaret Mead : Adolescence à Samoa (1928) et Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée (1935), publiés en France dans le même volume en 1963. Voir aussi L’un et l’autre sexe, folio Gallimard

[5] Voir Balinese Character : A photographic Analysis, 1942.

[6] Bateson, Vers une écologie de l’esprit, 1980

[7] Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Gallimard, 1970, avec une préface de Gilles Deleuze, « schizologie ».

[8] Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J. & Weakland, J. (1956), “Towards a Theory of Schizophrenia”, in Behavioral Science, Vol 1, 251–264

Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit (tome 2), Seuil-Point Essai, 2008.

[9] Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don De Avila Jackson : Pour une logique de la communication, Seuil, 1972.

[10] Voir le sulfureux John Nathaniel Rosen, L’analyse directe, PUF, 1953. Méthode de thérapie des psychoses. Voir l’exemple de l’oreiller.

[11] Voir la notion de désafférentation sensorielle qui touchait les premiers cosmonautes. C’était aussi un élément diagnostic des dépressions (trop de pensée, trop peu de sensoriel).

[12] Voir Edgar Morin, La Complexité humaine, Champs essais (n° 809), Flammarion, 2008.

Complexus : ce qui est tissé ensemble. L’unité de la recherche d’Edgar Morin est dans le souci d’une connaissance ni mutilée ni cloisonnée, qui puisse respecter l’individuel et le singulier tout en l’insérant dans son contexte et son ensemble. Dans ce sens : il a effectué des recherches en sociologie contemporaine (L’Esprit du Temps, La Métamorphose de Plozevet, La Rumeur d’Orléans) ; il s’est efforcé de concevoir la complexité anthropo-sociale en y incluant la dimension biologique et la dimension imaginaire (L’Homme et la mort, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Le Paradigme perdu) ; il énonce un diagnostic et une éthique pour les problèmes fondamentaux de notre temps (Pour sortir du XXe siècle, Penser l’Europe, Terre-Patrie). Enfin, il se consacre depuis trente ans à l’élaboration d’une Méthode (La Méthode, 1. La Nature, 2. La Vie de la vie, 3. La Connaissance de la connaissance, 4. Les Idées) qui permettrait une réforme de la pensée.

« … nous sommes contraints de voir qu’homo sapiens est homo demens. Comment se fait-il que le thème évident de la folie humaine, sujet de méditation des philosophes de l’Antiquité, des âges de l’Orient, des poètes de toutes contrées, des moralistes classiques, de Montaigne, de Pascal, de Rousseau, se soit volatilisé, non seulement dans l’idéologie euphorique de l’humanisme qui justifiait majestueusement la conquête du monde par le grand sapiens, mais aussi dans l’esprit des anthropologues ? Le rationaliste humaniste, qui triomphe et expire dans l’ethnologie de Lucien Lévy-Bruhl, a voulu rejeter aux origines, comme débilité infantile, le délire de sapiens ; puis le néo-ethnologisme, admirant au contraire la merveilleuse sagesse de l’homme archaïque, a rabattu la folie sur l’homme contemporain, conçu comme un misérable déviant. Alors que l’une et l’autre ont leur sapience et leur démence ». La complexité humaine, éd. Flammarion, champs, p.177.

[13] Références à Kierkegaard et Heidegger.

[14] Du grec fendre. Schizophrène, c’est une âme fendue.

[15] Voir Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, T. I : Théorie des ensembles pratiques, Gallimard, 1960.

[16] On reconnaît ici une position infantile dans la famille : « si je suis moi-même, on ne m’aimera plus. ».

[17] Jonction (c’est aussi le nom d’un psychotrope…)

[18] Voir Nœuds, 1972.

[19] La politique de la famille, Paris, Stock, p. 68-74.

[20] In Le moi divisé, pp. 167-168, 172, 183.

 

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