Jean Cournut : « La béance des dervis » & « L’avenir d’une passion »

In L’ordinaire de la passion, PUF 1991, pp. 309-319

« Car je ne sais pas s’il y en a jamais eu véritablement de tels ;

au moins est-il difficile qu’ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. »

Montesquieu, Lettres persanes, Lettre CII, Nobek à Ibben, à Smy ne.

« Il est bon en tout cas de savoir sur quel sol tourmenté

se dressent fièrement nos vertus. »

Freud, L’interprétation des rêves.

 

Voir partir un être proche est toujours un malheur. Me croiras-tu, cher Ibben : j’ai rencontré en Occident des dervis qui font profession de ce malheur. Ils s’attachent les sentiments de ceux qui les visitent, jusqu’à ce que ces sentiments faiblissent et que les visites cessent. Le visiteur parle, le dervis reste silencieux, et tu imagines aisément, cher Ibben, qu’à écouter pendant des années quelqu’un dire son affection, on en arrive à en éprouver pareillement à son endroit. Les premières lunes sont douces pour le dervis car il est tout pour son visiteur ; mais peu à peu celui-ci s’aperçoit que ce n’était pas vraiment au dervis qu’il s’adressait, alors il le quitte. Malheureux dervis celui qui n’a pas su, ou pas pu, se préparer à cette perte…

Le plus étrange n’est pas que le dervis souffre, mais, bien plutôt, que lui soit vitale la nécessité de s’endeuiller, il ne s’en restaure que mieux ! En tout cas, un dervis indifférent aux sentiments de ses visiteurs ne serait pas un bon dervis ; d’ailleurs les vieux dervis, ceux qui ont l’expérience d’une longue souffrance et de pertes répétées, écarteraient tout postulant que sa folie ou sa perversité rendraient inapte à éprouver pleinement ce que tout dervis digne de ce nom doit souffrir. Les vieux dervis expérimentés s’astreignent aussi à conjurer les trois tentations qui pourraient assaillir leurs frères plus jeunes et inciter peut-être ceux-ci au scandale de quelque aberration doctrinale ou de quelque pratique hasardeuse, qui pourraient les distraire du deuil auquel ils se sont voués.

Tu auras deviné, cher Ibben, que la première tentation serait, pour un dervis, de jeter rapidement dehors l’importun qu’il risquerait de trop aimer ou de trop haïr. La deuxième serait, à l’opposé, de garder toujours le visiteur dont le départ est redouté. La sagesse des vieux dervis est admirable : ils savent que le bref plaisir de succomber à la première tentation serait bien piètre en comparaison de celui qui animerait longtemps, et non sans quelques remords délicieux, le dervis renégat qui se serait abandonné à la seconde. Celle-ci est donc l’objet de discours interminables, alors que de la première il n’est jamais question. La troisième tentation vise les quelques mots que le dervis est autorisé par la tradition à proférer de temps à autre à son visiteur. A dire vrai on ne sait pas bien s’il convient que le dervis, à cette occasion, parle seulement pour lui-même, pour sa propre nécessité et, oserai-je l’écrire, pour son plaisir, ou s’il est vraiment indispensable qu’il parle aussi à l’intention de son visiteur et pour le bien de celui-ci. Tu reconnaîtras, cher Ibben, que la confusion est bien séduisante, mais tu ne t’étonneras pas d’apprendre que les assemblées de dervis, dépositaires de l’héritage spirituel du prophète, n’admettraient en aucun cas que la pureté de la doctrine et la décence qui sied à la douleur soient ternies par l’évocation de ce qui est considéré comme une erreur de jeunesse, une faiblesse inavouable ou tout simplement comme une faute de goût. Tout au plus est-il permis aux novices de venir confier leur incertitude à un grand dervis qui leur apprendra à contrôler leurs sentiments intempestifs, et pourra parler d’eux favorablement au grand conseil des dervis.

Les bons dervis, c’est-à-dire ceux qui ont été bien choisis et qui respectent leurs maîtres, comprennent rapidement que la règle fondamentale est de ne jamais parler que de leurs bons visiteurs.

Parfois cependant, n’y tenant plus, un dervis raconte ce que furent les visites de l’ingrat qui l’a quitté ; il évoque, comme pour les revivre encore une fois, les vicissitudes de son visiteur, mais, même en ce cas, et par pudeur sans doute, il tait les siennes et c’est en silence qu’il supporte la blessure exquise dont il attend toujours en vain d’être entièrement répare.

Tu pourrais espérer, cher Ibben, que leur position dans le monde apporte quelque allégement à ces malheureux dervis et qu’une juste considération atténue les infortunes de tant de vertu. Hélas, là aussi, le sort des dervis est de se vouer à des causes perdues.

Ils disposent certes, et vivent largement, des deniers des visiteurs qui les honorent, mais imagine l’inconfort d’un fauteuil qu’on ne saurait quitter et au-dehors duquel il est même dangereux, dit-on, de se pencher ! De fait, les dervis souffrent dans les salons tout autant que dans le mystère de leur cabinet. Les honnêtes gens, et même les philosophes, connaissent maintenant très bien la doctrine du prophète, et quelques-uns consacrent à son étude un loisir et une certaine habitude de lire dont les dervis sont généralement tout à fait dépourvus, occupés qu’ils sont, au long des journées, à recevoir leurs visiteurs et a se préparer à les perdre. Les dervis ont beau affirmer que nul ne peut discourir sur la doctrine s’il ne s’est au préalable soumis à quelques visites, les philosophes n’en ont cure, et si un dervis audacieux, se piquant lui-même de philosophie, essayait de rivaliser avec eux, cela les ferait bien rire.

De toutes parts, les dervis sont à la fois invoques et méconnus : certains métaphysiciens retrouvent dans la doctrine les chemins de leur salut, des moralistes se plaisent à y découvrir enfin le germe d’une bénéfique libération des mœurs, alors que les gens que l’Est inspirait récusent son unité de mesure et reprochent aux dervis de rester résolument attachés à la solitude essentielle de l’individu. Mais alors, me de manderas-tu, les dervis seraient-ils les derniers des humanistes ? Même pas, puisque c’est en grande partie grâce à la doctrine du prophète que l’on sait maintenant que l’homme n’est plus au centre qu’il croyait. A vrai dire, certains dervis, sur les conseils de leurs frères d’Amérique, ont réagi contre cette hardiesse et s’emploient à démontrer qu’il en est, en fait, beaucoup moins éloigné que l’on aurait pu le craindre. Mais pour d’autres, au contraire, il ne serait que dans les mots, ou seulement dans les blancs qui séparent les mots, et il ne serait même que… ça. Le prophète est à tout le monde, mon cher Ibben, et les dervis n’en peuvent mais…

Une autre malédiction d’ailleurs pèse sur eux quotidiennement : alors que la doctrine dont ils se réclament est considérée par les bons esprits comme étant véritablement révolutionnaire, l’exercice de leur passion ne peut être que libéral ; en tout cas, il serait impossible dans une société où ne régnerait pas un ordre incontestable. Certains dervis cependant tentent de s’adresser au peuple, mais ils s’obligent, te l’avouerai-je cher Ibben, à revêtir pour cela la robe des médecins ou celle des professeurs.

La situation des dervis serait inhumaine s’ils ne s’aménageaient quelques protections qui, tout en leur permettant de s’abandonner à leur passion, leur évitent cependant de sombrer dans la mélancolie. Quelques déboires survenus à des disciples bien-aimés incitèrent très tôt le prophète à recommander que tout novice se soumette à l’expérience des visites, de telle sorte qu’il soit d’abord lui-même un visiteur perdu avant d’être à son tour un dervis perdant. Après avoir grandi dans le sérail, le novice, ainsi devenu dervis ordinaire, est, en principe, capable de supporter que ses visiteurs le quittent. Il s’accordera même de retenir à l’avance ses prochains visiteurs ; ceux-ci partiront aussi, mais il les remplacera de même et ainsi de suite : jamais comblée, la béance des dervis se nourrit cependant d’espérance.

Certains dervis entreprenants vont porter la bonne parole aux populations laborieuses. Celles-ci étant insatiables, ils sont assurés d’un renouvellement quasi infini de leurs distractions. Ils ne suffisent d’ailleurs pas à la tâche et sont obligés de faire garder leurs enfants à charge par des novices spécialement recrutés pour cela et qu’on appelle : dervis d’enfants. Ces novices n’ont pas tous fait obligatoirement, je puis l’affirmer cher Ibben, leur expérience des visites avec ces mêmes grands dervis entreprenants.

D’autres fondent des écoles pour les jeunes dervis, et même parfois pour le publie, mais, là encore, aucune règle ne prescrit aux maîtres de s’entourer uniquement des dervis qu’ils ont formés ou qu’ils formeront eux-mêmes. De toute manière, les maîtres et les élèves ont l’agréable certitude de pouvoir se retrouver en assistant ensemble aux fêtes que les grands dervis donnent périodiquement, sans doute pour se distraire un peu les uns les autres des effets douloureux de leur passion commune.

Tu ne t’étonneras pas si je te précise que faire soi-même un nouveau dervis, et se lier avec lui dans une fidélité réciproque, est un privilège seulement réservé aux grands dervis. Ceux-ci veillent jalousement à ce qu’il ne soit pas galvaudé ; on les comprend, car si, pour ne pas perdre ses visiteurs, n’importe quel dervis s’avisait d’en faire de nouveaux dervis, je te demande, mon cher Ibben, où irait le monde ?…

Les dervis tentent de calmer leur douleur en se livrant aussi a ce qui est, il faut bien le reconnaître, leur jeu favori : le tissage des tapis. Certains sont fort experts, et les fêtes sont l’heureux prétexte à de magnifiques expositions. Certains dervis tisseurs aiment à représenter la vie du prophète ; d’autres racontent des histoires enfantines ou la légende des oiseaux ; d’autres encore montrent, non sans une certaine affectation, des motifs purement abstraits mais savamment combinés ; d’autres enfin n’hésitent pas à faire scandale en exposant des épisodes édifiants tirés de leur propre souffrance.

Mais la fabrication des tapis n’est pas seulement pour la gloire, elle permet aussi aux dervis de s’apprécier entre eux et de se donner des chefs. En effet si, pour qu’un novice devienne dervis ordinaire, il lui suffit de savoir parler, on ne devient dervis moyen qu’en produisant un tapis. Celui-ci doit représenter les peines que l’intéressé a endurées avec un visiteur qui vient de le quitter : il s’agit d’un travail modeste qui ne peut rivaliser avec les belles œuvres des grands dervis ; c’est tout juste un humble tapis de prière, mais, parfois, il peut marquer le début d’une grande carrière de dervis.

En effet, dans la généreuse émulation qui règne dans les académies, et sous le regard paternel de ses aînés, un dervis moyen peut être choisi pour être à son tour grand dervis. S’il sait souffrir avec décence et tisser de beaux tapis, il pourra devenir sultan des dervis de son pays, et même, pourquoi pas, grand sultan du monde occidental ; charge redoutable, cher Ibben, que d’être ainsi le responsable de tant de dervis et, il faut bien le dire, de tant de visiteurs, mais exaltantes retrouvailles auxquelles, tu en conviendras, il est bien nécessaire que tout dervis puisse espérer.

Pourquoi ces étranges dervis s’astreignent-ils à toujours perdre les êtres qui leur sont chers, pourquoi s’exposent-ils à en souffrir à chaque fois ? Si tu m’interrogeais encore, mon cher Ibben, sur cette passion qui les anime, je te dirais qu’elle paraît vitale, exclusive, envahissante ; les uns la vivent comme une mission, pour les autres elle est une ascèse. Peut-être aurait-elle, secrètement, quelque origine à chercher dans l’enfance de tout futur dervis dans laquelle – je n’ose dire : hélas ! – ses visites l’ont fait retomber, pour un plus haut service évidemment. Quoi qu’il en soit, les académies derviniennes croissent (tu me liras, mon cher Ibben, comme tu m’entends), arborant chacune sur sa bannière la réponse qu’elle considère comme étant la seule à combler la question des origines laissée ouverte – malgré lui – par le prophète. C’est ainsi par exemple qu’une savante anglaise, généreuse mère de famille, affirmait à peu près qu’un sein vaut mieux que deux tu l’auras, surtout si on le dévore, tandis que, dans ce royaume, un éloquent docteur s’autorisait de lui-même pour voir le signifiant de cette passion précisément dans la passion du signifiant…

Reste une autre hypothèse : ne subsistant que dans les nations prospères, peut-être les dervis en sont-ils les nouveaux rédempteurs ? Dervis blancs ou blancs dervis : on ne connaît guère de dervis qui soit noir, jaune, et… rouge, de moins en moins.

En tout état de cause, je te confierai que, devant moi dans un salon, on s’inquiétait de la prolifération occidentale des dervis, de leurs mœurs et de leurs divisions dont se gaussent les gazettes. Ils en sont là, mon cher Ibben, et, pour ma part, face au tragique de la situation, je n’osai demander ce qu’il adviendrait d’un dervis qui n’aurait plus personne à perdre.

L’avenir d’une passion

Le texte qui précède date de plus de vingt ans. Il est placé en tête de ce dernier chapitre pour plusieurs motifs. Il évoque en effet une passion particulière, et nouvelle dans l’histoire, la passion psychanalytique. Il témoigne ensuite de ce que le malaise ressenti n’a pu, à son époque, être écrit que sous une forme parodique. Malaise endeuillé personnel certes, mais aussi prémonition d’un deuil plus général à faire, celui de l’aura perdue de la psychanalyse : au-delà d’une expérience singulière le pastiche fut un compromis nécessaire pour désigner « montré-caché » ce qui apparaissait déjà dans la situation de la psychanalyse en France. Je ne crois pas présomptueux de remarquer que le pronostic n’était pas faux ; et voici donc le deuxième motif de cet encart.

De fait, en nos années quatre-vingt-dix et quelques, l’œuvre de Freud et la pratique qui en est issue se portent bien mais sous des bannières diverses et dans une étrange et peut-être inquiétante prolifération – le sermon sur la montagne semble avoir multiplié les disciples. Quelques chiffres, en première approche, permettront de cerner le phénomène. En 1950, en France, on dénombrait environ 50 analystes ; la psychanalyse restait un fait culturel mineur. En 1970, 500 personnes au moins, étaient inscrites en tant qu’analystes sur les listes publiées de plusieurs associations. En 1990, 5 000 personnes environ ont une pratique dite par elles « psychanalytique », et « font » dans le secteur publie et/ou privé « quelque chose » au nom de la psychanalyse. Les chiffres avancés ici – et qui à ce jour n’ont pas été contestés[i] – ne prétendent pas à une exactitude que personne d’ailleurs ne serait en mesure de vérifier. Ils sont obtenus par l’addition hétéroclite de plusieurs générations de psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, philosophes, enseignants, etc., qui, après une analyse personnelle ou même pendant – se sont installés comme psychanalystes, exclusifs ou de cinq à sept, sauvages, traditionnels, patentés ou non. Dans le même temps la psychanalyse est devenue un fait culturel notable, elle est enseignée dans le secondaire et à l’Université ; elle imbibe littérateurs, artistes et critiques ; elle est présente dans les médias ; on ne compte plus ses sympathisants, ses militants, ses analysants, ni non plus ses détracteurs. Question : quels sont la genèse, le fonctionnement, l’avenir de cette passion ?

Au premier abord on ne peut que se féliciter d’une telle reconnaissance et d’une telle ampleur acquises par le génie freudien. Ensuite on constate que le temps des pionniers est loin ; maintenant, avec une relative sérénité et dans le désordre, la société française produit et consomme du « psy ». Deux faits ont contribué à ce rayonnement : les retombées de Mai 68 ont ouvert la culture, tandis que l’enseignement et le prestige de J. Lacan étaient largement diffusés. On remarquera toutefois qu’il ne s’agit là que de deux épiphénomènes français et que, ailleurs, en Europe et en Amérique du Nord et du Sud, le phénomène a connu un essor comparable. Et actuellement un même reflux. En effet, passé ses « trente glorieuses », la floraison psychanalytique semble actuellement se faner quelque peu. A part dans les pays de l’Est, terrain à peu près vierge et à conquérir, la culture ambiante a digéré et banalisé l’apport analytique. Tout le monde sait sauf les ulcéreux – que l’ulcère à l’estomac est d’origine psychosomatique, et que les petits garçons sont amoureux de leur maman (même les petits garçons le savent ; pour les petites filles, ce serait, dit-on, plus compliqué, mais l’explication télévisée ne tardera guère, si elle intéresse encore …). Dans ce contexte général la psychanalyse est beaucoup moins à la mode. Le phénomène culturel semble intégré ; pour les philosophes c’est un acquis dépassable. Les bio-généticiens s’intéressent, mais surtout à l’éthique ; la psychologie expérimentale donne dans l’observation directe, et mesure les comportements. L’« analyse » est plutôt transactionnelle, familiale, comportementaliste ou systémique. Les travailleurs sociaux, les enseignants, les internes en psychiatrie ont moins les moyens financiers nécessaires pour entreprendre une analyse. Le DSM-III, ce répertoire à l’américaine des symptômes mentaux, règne sur la psychiatrie ; la formidable poussée des multinationales pharmaceutiques ne vise pas seulement les spécialistes mais aussi les médecins généralistes qui prescrivent larga manu au grand publie. La France est le pays où l’on consomme le plus de tranquillisants et de psychotropes. C’est aussi le pays qui a la plus forte densité de psychiatres. La pléthore et la concurrence rendent difficile de s’installer, de se payer une analyse et d’attendre qu’elle soit terminée pour commencer à allonger quelques patients.

Alors qu’il y a reflux et que l’on évoque la raréfaction de la clientèle, étonnamment le petit monde « psychanalytique » continue de se reproduire. Trois ou quatre colloques, journées d’étude ou congres se tiennent chaque dimanche, sans compter ceux de province. Les ventes baissent, mais revues et collections prolifèrent. Lacan est mort, mais les lacaniens croissent. L’Université a ses professeurs et ses doctorats de psychanalyse. Les institutions et associations classiques ou parallèles remplissent leurs amphithéâtres.

Ici et la, on voit un peu partout des « psychanalystes ». Tel cabinet médical de groupe a une salle d’attente commune pour l’homéopathe, l’ostéopathe, l’acupuncteur et… l’analyste (les médecines douces sans doute ?). Dans une bourgade lointaine, entre la mairie et la place du marché, trois plaques annoncent chacune sa liste, sensiblement la même : Psychanalyse, psychothérapie, relaxation, sexologie. A Paris, entre le magasin Tati et les chaussures André, on vous propose : psychanalyse, hypnose, psychothérapie brève. Une petite rue du IIIe arrondissement, vierge jusqu’alors de toute présence « psy », a connu cinq installations en trois ans. Un colloque récent réunissait des analystes et des chercheurs en sciences humaines. Ces derniers étaient censés s’intéresser à la psychanalyse et, pour quelques-uns, avoir fait l’expérience du divan. Renseignements pris, plus de la moitié de ces chercheurs, de leur aveu même, pratiquent l’analyse et ont quelques patients allongés.

Le microcosme « psy » tourne ainsi sur lui-même dans une autofascination contagieuse. En dépit de ses divisions internes radicales, et de ses crises théoriques, cet ensemble fait des adeptes, c’est-à-dire des nouveaux « analystes » qui, à leur tour en produisent d’autres qui, etc. On sait bien que toute cure analytique passe peu ou prou par une phase d’identification du patient à l’analyste au point que l’envie vient au premier d’être comme le second et d’exercer la même profession, que certains patients franchissent le pas est compréhensible, mais qu’ils soient si nombreux à se laisser déborder par cette passion de l’inconscient « interroge quelque part » (comme on dit dans le jargon du microcosme). Ce n’est pas seulement un problème de clientèle ; tant mieux si un plus grand nombre de personnes peuvent bénéficier d’une démarche dont on n’oublie pas qu’elle vise un mieux-être si ce n’est une guérison de la névrose. Ce n’est pas seulement non plus la crainte que la multiplication augmente les risques d’hérésie : de toute façon celle-ci est déjà là, c’est vous, c’est moi, c’est lui ; qui sait ? C’est avant tout une question de fiabilité. On ne s’improvise pas psychanalyste, tout simplement parce que c’est dangereux pour les autres. On en vient donc aux critères en apparence évidents.

Celui de la formation du psychanalyste est toutefois difficile à établir (chacun vante le sérieux de celle qu’il dispense). Celui de la pratique ne l’est pas moins (durée des séances, durée de l’analyse ; rapport à l’argent, respect de la personne sont codifiables théoriquement mais invérifiables). L’autoréglementation par les professionnels eux-mêmes vaut ce que valent ces derniers, et une réglementation par les pouvoirs publics n’atteindra pas le fond du problème. En effet, celui-ci est ailleurs.

En deçà des considérations sociologiques, l’inflation du microcosme « psy » est produite par un dysfonctionnement au cœur même de la cure analytique. En principe le transfert, « levier » de la cure (le mot est de Freud), s’instaure, s’épanouit, est analysé puis résolu. C’est ce trajet qui induit, constitue et termine heureusement une analyse. Encore faut-il cependant que le voyage s’effectue dans des conditions propices à une arrivée bienvenue. Et c’est là que gît la difficulté : spectaculaire ou à bas bruit, quand le transfert flambe au point de bombarder le patient par de trop fortes quantités d’excitation qu’il ne peut supporter, et si le contre-transfert de l’analyste est lui-même embrouillé dans sa propre problématique, on se retrouve sur le terrain de la passion, celui du débordement des moyens de défense ou celui du vide psychique sidéré. La régression aidant, le patient risque de contre-investir sur un scénario fantasmatique quasi fusionnel réalisant un mimétisme narcissique susceptible d’atteindre alors son style général et ses visées… professionnelles. En d’autres termes : si on ne parvient pas à résoudre la névrose de transfert d’un patient et à réussir une « bonne » fin d’analyse, on a toute… chance de fabriquer un nouvel analyste qui risquera lui-même plus tard de mal résoudre la névrose de transfert de ses patients, de rater leurs fins d’analyse et de fabriquer de nouveaux analystes qui, à leur tour, etc. L’incapacité se transmet et se multiplie. Le jeu des identifications, surtout les plus régressives et archaïques, s’enclenche parfois très tôt, dès le début de l’analyse. Si l’on n’y prend pas garde, il se traduit en comportement identificatoire organisé et c’est ainsi qu’une névrose traumatique de transfert devient une néo-névrose de destinée analytique, de surcroît transmissible.

Le pessimisme toutefois n’est pas obligatoire, car reste la capacité « passionnante » de la psychanalyse à traiter la souffrance et à écouter ceux qui ont du mal à Penser, a vivre, a aimer. Espérons que dans une société informatisée, robotisée, gavée de pub et d’infos, des individus puissent préserver un temps et un espace intimes, prives, personnalisés, où la parole soit fibre, le rêve permis et le fantasme non matraqué. Ce serait dommage que leur demande trébuche sur un terrain tellement brûlé par la passion qu’il en serait devenu un désert surpeuplé.

[i] J. Cournut, Les Temps modernes, n° 392, 1978. Psy en tous genres, RFP, 3, 1988. Psychanalysis in France : Acte III, en anglais, in Social Research, 57, n° 4, 1990.

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