Des différentes théories du symbolisme et du langage

Hanna Segal, Joyce-McDougall, Jacques Lacan, Émile Benveniste, Wilhelm Reich, Geza Roheim, Sigmund Freud, Protagoras, Hermogène, Cratyle, Épicure, Umberto Eco, Sapir-Whorf (Extrait d’un séminaire 2019-2020)

Nous ne devrions pas dire : le symbolique, car cela donne à croire qu’il n’y en a qu’un et cela devient donc une source de résistance à entendre d’autres conceptions. Je vais rapidement parcourir cet ensemble de conceptions.

1 : Hanna Segal : « Notes sur la formation du symbole »[1]

Dans ce texte, Hannah Segal définit le processus de formation et de contenu des symboles inconscients, et cela à partir de constats cliniques :

  1. Dans la psychose, il n’y a pas de libre utilisation du symbole du fait que, comme Freud le définissait, la représentation de mot équivaut à la représentation de chose. Dans l’exemple que donne Segal, « jouer du violon » et « se masturber » sont éprouvés comme identiques, c’est-à-dire que le violon est l’organe génital et non son symbole, et cela selon une complaisance du langage, ici en anglais : fiddling signifie aussi bien « jouer du violon » que « se tripoter » ; et peu importe que cette équation soit consciente ou pas, c’est elle qui est organisatrice[2];
  2. Ce n’est pas le cas dans la névrose où le mot est un représentant (c’est-à-dire qu’il vient « à la place » de la chose). Selon Jones :
    • Un symbole représente ce qui a été refoulé (et donc élaboré, verbalisé) : c’est une condition sine qua non (c’est ce refoulé qui constitue une partie de l’inconscient, différente du ça pulsionnel) ;
    • Le processus de symbolisation est inconscient (voir le jeu des processus primaires) comme tous les mécanismes de défenses;
    • Sa signification est constante;
    • Et l’affect n’y est pas présent (c’est le but du refoulement) alors que par exemple la sublimation montre cet affect.

Ainsi peut-on remarquer que le symbole remplace l’objet du désir ou de l’angoisse, mais la relation reste la même.

Mais, première question : le symbole est ici une défense et non un révélateur ou facilitateur, c’est-à-dire qu’il est un représentant qui vient à la place et non un re-présentant : cela nous renvoie au distinguo que fait Freud et qu’ignorent souvent les traductions entre : Darstellung, Vorstellung et vertreten.[3] Question qui prend tout son sens avec les représentations sexuelles en cure : sont-elles premières ou seulement des substituts défensifs[4] ? L’outil de distinction est ici la question de l’affect : est-il présent ou pas ?

Puis Hanna Segal fait des constats avec l’observation du jeu de l’enfant :

  • Les premiers symboles concernent le corps de l’enfant et celui des parents, c’est-à-dire des éprouvés;
  • Le jeu, selon Melanie Klein, est une activité sublimée (car il y a des affects) qui exprime symboliquement (via des objets) des angoisses et des désirs ;
  • L’enfant déplace peu à peu ses affects et désirs vers le monde extérieur, allant des objets primitifs vers d’autres objets grâce au symbole : c’est le symbole qui permet le changement d’objet (transfert, métonymie, déplacement : c’est un agent de déplacement), et c’est cela qui développe le moi en l’enrichissant. A l’inverse, le cas de Dick montre que les agressions importantes sur le corps de sa mère produisent de grandes angoisses et donc de grandes défenses, ce qui bloque les symbolisations et ainsi bloque le rapport au monde ;
  • La formation de symboles est une activité du moi, qui élabore ainsi les angoisses nées du rapport du moi à l’objet (le symbole prend une position tierce à la place de l’angoisse, entre moi et le monde). Pensons à la dénégation qui permet une reconnaissance intellectuelle sans l’affect, c’est-à-dire une formation à mi-chemin entre le refoulement et sa levée.
  • En tous cas, nous sommes ici avec des symboles dont le sens d’origine est personnel.

A partir de là, nous avons le développement suivant :

  • À la phase schizo-paranoïde: les premiers symboles (symboles primitifs) sont ressentis par le moi comme étant l’objet originaire. Il n’y a en fait pas de symboles ici mais des équations symboliques (Segal 1950) qui font équivaloir symboles originaires et symboles du monde externe ainsi indifférenciés. C’est cela que l’on retrouve dans le fonctionnement schizoïde où règne cette non différenciation qui perturbe la relation du moi au monde puisqu’il y a confusion entre symbole et objet symbolisé, ce qui bloque la possibilité de relation symbolique avec le monde externe : donc un système de relations duelles sans médiation (sans tiers) ;
  • À la phase dépressive, les équations symboliques sont remplacées par des symboles:
    • L’objet est ressenti comme total, car il y a une différenciation entre moi et le monde,
    • Ce qui augmente l’ambivalence (la culpabilité, sentiments de perte, etc.) puisque le monde est devenu duel ;
    • Ce qui développe le processus d’introjection (et non plus de projection) afin de retenir, préserver l’objet à l’intérieur, le réparer, le restaurer, le recréer (voir le processus d’assimilation – accommodation par exemple chez Piaget) ;
    • La répétition de la perte et des réparations est ce qui finit par créer un bon objet en moi, permanent, solide (voir le jeu de la bobine chez Freud) ;
    • Ce qui développe le sens de la réalité et réduit les pensées omnipotentes (qui tirent leur pouvoir de l’illusion magique liée à l’égalité mot – chose) : on passe d’un désir de possession ou d’annihilation totale de l’objet à sa protection contre ses propres désirs ;
    • Cette situation est créatrice de symboles, ce qui déplace par exemple l’agression de l’objet originaire sur un autre objet mais externe, ce qui va diminuer la culpabilité et la crainte de perdre l’objet.

Toute communication est faite de symboles (voir Louis Wolfson ou Maud Mannoni et l’Angleterre).

Prenons l’exemple du conte de fées : les contenus de ces contes sont ceux de la période schizo-paranoïde mais ils sont élaborés en symboles, ce qui vient aider l’enfant dans sa propre élaboration en lui fournissant ce qui lui permet de passer de ses propres symboles vers d’autres, plus éloignant, qui sont « tout faits » et apportés par la culture. Ce serait un temps second.

Il en va aussi de même dans la cure (voir la mentalisation de Winnicott ou encore chez Bion).

2 : Joyce McDougall : l’origine de l’univers symbolique[5]

* l’enfant commence à créer des doudous (security blankets) qui représentent les fonctions protectrices et apaisantes de la mère. Ce sont des objets pré-transitionnels[6] : des bouts de tissus ou de vêtements de la mère avec son odeur, etc.[7], source de l’illusion de la présence maternelle, signe de substituts internalisés.

* ils sont peu à peu remplacés par des objets substituts plus sophistiqués (c’est-à-dire symboliques) comme les peluches (donnés par le parent) ou des actes rituels (témoins aussi de la présence maternelle).

* puis ces objets sont à leur tour remplacés par des mots, tel celui de maman [voir le jeu de la bobine, mais aussi cette période de vérification via les appels pour rien…] : nommer la mère permet de l’avoir a disposition, de la rendre présente dans son absence. [Soit une dimension transitionnelle des mots et du langage ! et aussi ici le passage progressif des représentations de chose aux représentations de mot].

* le mot maman répète le vécu relationnel. [Puis il y a à devenir sa propre mère…]

* donc : la diminution des contacts corporels va de pair avec l’augmentation de la communication symbolique, quelque chose qui fait tiers et permet de satisfaire le désir d’être soi-même et celui d’être une partie indissoluble de l’univers, ce qui peut se distribuer entre corps et langage ?

* En tous cas l’échec de cette progression symbolique a pour conséquences :

  • La difficulté d’intégrer et de reconnaître affects et pensées [comme venant de l’intérieur de soi[8]],
  • Et celle d’investir via les symboles le monde externe.

* Ce qui nous donne une clinique comme celle de se laisser glisser physiquement vers cet ombilic [drogues, alcool, laisser-tomber et autres addictions] ce qui réalise deux expériences essentielles psychosomatiques de base :

  • La jouissance du sommeil,
  • La jouissance de l’orgasme.[9]

Ces expériences dépendent de l’expérience vécue par rapport à la mère :

  • La peur de la mère mortifère qui mène à la perte de soi [pulsion de mort et ses figures : sorcière, Faucheuse, etc.] ;
  • La mère support imaginaire de l’union érotique et mystique [pulsion de vie].

3 : Jacques Lacan

A partir de l’anthropologie structuraliste de Marcel Mauss et de Lévi-Strauss ainsi que de la linguistique de Ferdinand de Saussure, vers les années 1953, Lacan va faire du symbolique un système de représentation fondé sur le langage, c’est-à-dire un ensemble de signes et de significations qui déterminent un sujet à son insu, ensemble porté par la culture (croyances, rites, folklore). Pour Mauss, les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent… (le symbole est composé d’un signifiant, par exemple le symbole du nom-du-père est composé du signifiant de l’interdit de l’inceste).

4 : comparaison Segal / Lacan

Les écarts entre ces deux conceptions du symbolique peuvent se décrire ainsi :

Segal Lacan
Origine interne Origine externe
Le moi Le langage
Le corps La culture
La clinique, le jeu Anthropologie et linguistique
L’enfant L’adulte
Le symbole vient du sujet Le sujet est pris par le symbole
Le langage est second Le langage est premier

Peut-être faudrait-il parler de symbolisme secondaire ou d’un second temps du trajet qui rend le symbole de plus en plus extérieur et de moins en moins intime, ce qui est le trajet du refoulement et du travail psychique en général. Le conte pourrait  être la scène de la rencontre entre les symboles propres et ceux portés par le langage et la culture.

Ce distinguo oriente la réception du symbolique. Pensons aussi à l’échec que Freud reconnaît vers 1914 au sujet des grandes interprétations symboliques culturelles (les schèmes phylogénétiques).

En tous cas, les techniques d’interprétation seront différentes.

5 : Benveniste

Dans un article de 1958, « Catégories de pensée et catégories de la langue »[10], Émile Benveniste démontre que les opérations de pensée reçoivent leur expression et leur forme de la langue : et le contenu, pour être transmissible, doit passer par la langue dont la réalité est inconsciente. Ce qui entraîne le constat suivant : si la pensée prétend poser des catégories universelles, du seul fait que ce contenu de pensée doit en passer par la langue, eh bien ce sera un échec puisque les catégories linguistiques sont particulières à une langue, et une seule : il n’y a pas d’universalité possible dans la langue, il n’y a que l’illusion de la toute-puissance des idées.

Et Benveniste de brillamment l’illustrer en reprenant la réflexion d’Aristote sur les catégories de l’être et de l’expérience : et là où Aristote pense les trouver, il n’a simplement (re)trouvé que les catégories du verbe grec. Aristote n’a fait que penser dans sa langue et par ses verbes. Il a retrouvé les catégories fondamentales de sa langue et non ce qu’il croyait être des catégories universelles de l’être et donc une métaphysique. C’est-à-dire qu’il a été en fait pensé par sa langue bien plus que penser avec sa langue. Ce qui prononce la vanité de toute métaphysique : ce n’est pas une spéculation sur l’être ou la chose, mais sur des mots et dans les mots d’une langue.

6 : Geza Roheim versus Wilhelm Reich[11]

Reich rapporte cette discussion : « Roheim me rendit visite en l’hiver 1926 et nous discutâmes pendant quelques heures de questions ethnologiques. Notre désaccord portait entre autres sur le point suivant : parlant de l’interprétation des symboles et, de fil en aiguille, de la signification analytique des outils, je soutins que la hache fut créée en premier lieu pour des motifs rationnels, c’est-à-dire pour fendre du bois ; affirmation qui ne s’inscrit nullement en faux contre le fait qu’une hache peut revêtir subsidiairement une signification symbolique, mais il n’en est pas nécessairement ainsi. Un arbre ou un bâton peuvent symboliser en rêve un phallus, mais ils peuvent signifier aussi autre chose. Toute mauvaise interprétation des symboles amène de l’eau au moulin des adversaires de la psychanalyse, surtout quand il s’agit d’activités bio-sociologiques rationnelles. On construit des avions pour maîtriser l’espace et le temps ; le fait qu’ils puissent servir de symbole phallique en rêve présente un intérêt psychologique individuel mais non sociologique.

Roheim pour sa part était d’avis qu’une hache était un symbole phallique, qu’elle est fabriquée pour cette raison et que son utilisation rationnelle est un phénomène secondaire. À l’en croire, toute production d’outils ne serait en réalité que la projection de symbolismes inconscients.

… j’ai compris … le fossé infranchissable qui sépare la psychanalyse scientifique de la psychanalyse métaphysique. Aujourd’hui encore, la lutte a pour objet la question de savoir si :

  • une hache est seulement un symbole phallique et rien que cela, sa fonction d’outil n’entrant en ligne de compte qu’à titre subsidiaire,
  • ou si une hache est en premier lieu un outil destiné à maîtriser le monde.

Derrière cette dispute sur la « nature de la hache » se profile la lutte acharnée entre deux visions du monde[12] (Weltanschauungen) qui ne peuvent subsister l’une à côté de l’autre, dont une seule est vraie, c’est-à-dire dont une seule appréhende le monde d’une manière correcte. »

Donc le symbole serait :

  • pour Reich : 1°) un agir[13], celui de fendre le bois ; 2°) qui peut devenir un symbole (verbal) sexuel par déplacement de la fonction (faire une fente), c’est-à-dire par mimesis (par imitation du réel) ; un objet est interprété (le sexe des filles comme résultat d’une coupure) et utilisé par et pour une théorie sexuelle infantile et une satisfaction substitutive ; ici on est dans « au début est l’acte » (Freud, Totem et Tabou) ;
  • pour Roheim : 1°) une signification pénienne (théorie sexuelle infantile : le pénis sert à trouer, fendre) ; 2°) est déplacée sur une fonction utilitaire, la hache ; selon une semiosis (par imitation du signe). Une théorie sexuelle infantile sert à produire un objet. Nous voici du côté du « au début est le Verbe ». Pour Roheim, la hache symbolise le pénis et a été inventée à ce titre : le rationnel de la fonction est second, c’est-à-dire que la pulsion est à l’origine de la civilisation (la Kulturarbeit selon une sorte d’imagerie « névrotique » ? Je fends la femme à coup de pénis, c’est pour cela qu’elle est fendue, elle en tombe à refoulement à sublimation à invention de l’objet hache qui fend et reste manipulé par l’homme. Mais qu’est-ce que cela devient si je coupe un arbre, symbole pénien pour Roheim ?)

Avec ce dernier point, nous sommes dans une sexualisation du monde quand même propre au névrosé selon Freud, et donc dans une vision du monde contre la sexualité qui est ainsi déplacée hors du génital et projetée sur le monde (système défensif, génitofuge disait Reich : là encore, du plus près au plus lointain). Le résultat est de désexualiser le point d’origine.

7 : Sigmund Freud : Le symbole comme voile (comme toute représentation, il indique et masque) ; exemple de l’histoire du « rêve programmé » : « réservé aux dames »[14]

« Un certain docteur Schrötter a trouvé, dès 1912, que lorsqu’on ordonne à des personnes plongées dans un état de profonde hypnose de rêver de phénomènes sexuels, on constate que dans le rêve ainsi provoqué le matériel sexuel se trouve remplacé par les symboles qui nous sont familiers. Par exemple, il commande à une femme de rêver de rapports sexuels avec l’une de ses amies. Dans le rêve, cette amie apparaît, tenant un sac de voyage sur l’étiquette duquel sont gravés ces mots : « Pour dames seules ». Les expériences de Betlheim et de Hartmann (1924) sont plus impressionnantes encore. Ils ont opéré sur des aliénés atteints de la maladie de Korsakow en leur racontant des histoires grossièrement sexuelles et en observant les déformations que ces malades apportaient aux dits récits quand ils étaient invités à les répéter. Les symboles des organes, des rapports sexuels étaient ceux-là mêmes que nous connaissons, entre autres celui de l’escalier. Les auteurs disent avec raison que ce symbole n’aurait, en aucun cas, pu être réalisé par un désir conscient de déformation. »

8 : La place topique du langage chez Freud

Dans l’Abrégé, Freud précise le rapport du moi au langage, et la question de la localisation topique de celui-ci :

« c’est le langage qui permet d’établir un contact étroit entre les contenus du moi et les restes mnémoniques des perceptions visuelles et surtout auditives (…) l’intérieur du moi, qui comprend avant tout les processus cogitatifs, possède la qualité de préconscience. Cette dernière caractérise le moi et lui revient exclusivement. Il ne serait pourtant pas juste de poser le lien avec les traces mnémoniques de la parole comme condition de l’état préconscient, celui-ci est bien plutôt indépendant d’une telle condition, bien que le fait qu’un processus soit conditionné par la parole permette de conclure à coup sûr que ce processus est de nature préconsciente. L’état de préconscient, caractérisé d’un côté par son accession à la conscience, d’un autre côté par sa liaison avec les traces verbales (…) de grands fragments du moi et surtout du surmoi, auquel on ne saurait contester un caractère de préconscience, restent en général inconscients, phénoménologiquement parlant.[15] »

Ce que Freud développe dans la suite de ces pages, en reprenant le travail du rêve, rappelant l’existence de deux types (topiques) de rêves : ceux émanant du ça qui élaborent un émoi instinctuel, par opposition à ceux du moi qui traitent des pensées préconscientes. Distinguo non sans conséquences, qui amène Freud à dire :

« les pensées préconscientes qui expriment le matériel inconscient du rêve sont traitées comme si elles étaient des éléments inconscients du ça.[16] »

Ce dont il s’agit là, tient en ce que le langage est un mode du devenir conscient, a pour qualité la préconscience, et pour lieu le moi. Mais il a cette particularité d’ « illusion », de « comme si », par rapport aux émois du ça, de la même façon que la traduction qu’opérait le prêtre de Delphes quant à l’émoi pythique, faisait illusion. Il n’y a pas adéquation du mot et de l’émoi, nous le savons bien, et l’intérêt de l’affaire n’est que du côté des théories de l’inconscient et du transfert. Mais il y a un aspect du langage, en son pouvoir de négation, qui lui, est inconscient. Il faudrait dès lors différencier la capacité représentative préconsciente du langage, de son pouvoir de négation et de contradiction en un processus inconscient.

9 : un antique débat : Protagoras, Hermogène, Cratyle, Épicure puis Umberto Eco, Sapir-Whorf

Le symbole pose la question de notre rapport psychique personnel au langage et à la nomination, à la désignation. Ce qui n’est pas qu’une simple question culturelle puisque cela a une conséquence énorme sur la pratique et la conception clinique. Par exemple :

  • Souffre-t-on de l’imaginaire[17] (la psychiatrie depuis le XIXe) ou de nos constructions et interprétations, de nos cogitations et théories sexuelles infantiles ?
  • L’interprétation s’appuie-t-elle sur la désignation de signifiants, ou d’archétypes, ou bien sur autre chose, comme les éprouvés ?
  • Adhérons-nous à la prééminence du langage ou bien pense-t-on là que, ainsi que Freud le pointait, sommes-nous dans l’illusion de la toute-puissance du langage et du souhait d’omnipotence?
  • La cure n’est-elle affaire que du seul langage ? ou affect et sensoriel ont-ils un rôle ? (nous avons vu l’opposition avec les thèses sur le contre-transfert).

Ces questions rejoignent des plus anciennes, sinon un débat de plusieurs millénaires, sur la place et la question du langage :

  • Est-ce un système arbitraire de signes (voir Protagoras, Hermogène),
  • Ou un système naturel en relation intrinsèque avec ce qui est représenté (Cratyle) ?

Selon mes adhésions (névrotiques ?), ma pratique sera très différente…

Les noms de références que je viens de citer, sont ceux de philosophes grecs qui renvoient à des dialogues de Platon, notamment deux, Ion et le Cratyle où il met en scène Cratyle (disciple d’Héraclite et premier professeur de Platon), Hermogène et Socrate et donc trois points de vue :

  1. C’est l’homme qui donne un sens à toute chose (repris et projeté dans la conception des dieux du monothéisme) – ce qui ne produit que de la réalité psychique – : la vérité du monde n’est que celle d’une société humaine (chaque langue découpe le monde différemment – mais chaque patient aussi…) ; ou, selon la formule de Protagoras, « l’homme est la mesure de toute chose » – mais il l’oublie…
  2. Les noms sont naturellement justes : un corbeau se nomme ainsi du fait de son cri (pas en français…en grec, korax). Du coup, le sens de la nature échappe aux humains et il n’y a pas d’adéquation langage – chose. Ici le nom est onomatopée, ce qui indique que le nom imite la chose (Cratyle, 430.b)
  3. Socrate propose de séparer le nom et le mot.

10 : deux grandes conceptions du langage Épicure ou Sapir

Il y a deux conceptions générales du langage selon Umberto Eco[18], celle d’Épicure et celle de Sapir-Whorf, ou celle des sciences de la nature ou celle de l’esprit, etc. C’est en fait la grande querelle !

  1. une hypothèse dite épicurienne : chaque peuple invente sa propre langue pour rendre compte de sa propre expérience (donc, au début est l’acte) ;
  2. une hypothèse dite de Sapir-Whorf : c’est la langue elle-même qui donne forme à notre expérience du monde (donc, au début serait le Verbe). Voir la formule d’Hegel : « le mot crée la chose ». Mais pensons à la critique de Benveniste au sujet d’Aristote…

Conclusions

Deux thèses extrêmes s’opposent sur la question du Symbolique, celle de Segal et celle de Lacan, au même titre que s’opposent deux thèses quant à la fonction du langage. En rester là serait en rester à un conflit binaire, c’est-à-dire au service en fait d’une position défensive qui permet de refouler un des composants des fonctions symbolisantes.

Il est plus certain d’accepter l’existence de deux symbolismes, très différents quant à leurs origines. En effet :

  1. l’un est d’origine interne, premier et singulier, propre à une personne car d’origine d’abord corporel, et lié à un éprouvé (Segal, Klein, McDougall) qui ne peut qu’être singulier ;
  2. ce courant premier rencontre ensuite un autre courant, externe et second (plus tardif puisque la fonction du langage est requise à ce moment-là), qui est un symbolisme socio-culturel porté et transmis par la langue ainsi que Freud (dans un second temps) et Tausk ont pu le montrer. C’est celui dont parle Lacan.
  3. ensuite, à l’instar de la sexualité infantile, d’origine interne, qui doit lier et élaborer la sexualité génitale d’origine externe, le premier symbolisme doit peu à peu intégrer le second symbolisme.

Pour ce qui est des conséquences cliniques :

  1. Soit le premier refoule ou empêche le contact avec le second et nous sommes alors dans un fonctionnement psychotique puisqu’il n’y a pas de symbolisation, ce qui fait que le mot égale la chose ;
  2. soit le second refoule le premier ce qui empêche l’élaboration de leur fusion et donc de la créativité et autres fonctions psychiques.

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Notes :

[1] Int. Journ. of Psa., vol. XXXVII, 1957, part. 6 ; Revue Française de Psychanalyse, n°4, T. XXXIV, juillet 1970.

[2] Ou autres exemples de complaisance du langage : « I don’t want a dog/god in me » ; « I’m the sun/son of my father ». Pour la fusion mot/chose, voir la terreur de l’enfant psychotique quand on lui demande de « donner la main ».

[3] Voir http://www.dundivanlautre.fr/lexique-freudien/representation-vorstellung-vertreten-joel-bernat

[4] Voir Masud Kahn et l’Éros comme outil d’interprétations, in « La rancune de l’hystérique, in NRP, 1974, n° 10.

[5] Joyce McDougall, « la matrice du psychosoma », in Théâtres du corps, Gallimard, 1989, pp. 45-66.

[6] Équivalents aux équations symboliques de Segal.

[7] Ce sont des objets surfaces, plans. De plus, Octave Mannoni précise (« Trois types d’objets différents », in Delenda, n° 1, 1980, p. 52) :

1°. La bobine du petit Heinelé fonctionne selon le mode du symbolique. Elle ne compte pas par elle-même – on pourrait la remplacer par autre chose, un bouchon, par exemple, pourvu qu’on conserve la règle du jeu. Règle simple : ici ou là-bas. Les mots fort et da ne sont que le commentaire du jeu. La règle symbolique fonctionne avec un objet quelconque, et non un objet élu. La bobine représente la mère, mais seulement en tant qu’absente ou présente.

2°. L’objet transitionnel ne représente pas la mère de cette façon : il la remplace. Si l’enfant le rejette, c’est un mouvement d’hostilité ou de dépit, ou une provocation – comme ce serait avec la vraie mère. Si la bobine était un objet transitionnel, son rôle serait d’être da, et non da ou fort Par exemple, il en aurait besoin pour s’endormir. On peut dire qu’Heinelé a surmonté cette position.

[8] Un bel exemple nous est donné par les terreurs nocturnes, qui sont une scène où se met en chantier l’élaboration de cette différence.

[9] Soit deux jouissances différentes (Freud ; voir http://www.dundivanlautre.fr/excitation-exces-pulsion-de-mort-feminin-contre-transfert/joel-bernat-fonctions-et-categories-des-plaisirs ) : la première est sur le modèle de l’épuisement progressif de l’excitation, l’acmé étant au départ, la seconde est une montée vers l’acmé et se dissout d’un coup. L’une relève de la sexualité infantile et l’autre de la sexualité génitale.

[10] Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, Gallimard coll. Tel, 1966.

[11] Wilhelm Reich, L’irruption de la morale sexuelle, Payot, 1972, pp. 208-210.

[12] Voir http://www.dundivanlautre.fr/questions-cliniques/joel-bernat-visions-du-monde-realites-psychiques-et-autres-mythes-endopsychiques et http://www.dundivanlautre.fr/questions-cliniques/joel-bernat-une-notion-boussole-weltanschauung-la-vision-du-monde

[13] Distinguo quant au terme de réalité selon ses racines germanique ou latine : Wirklichkeit (l’acte fait exister, wirk c’est l’acte) / Realität (la chose existe d’elle-même, res la chose).

[14] Freud : « Première conférence. Révision de la science du rêve » (1932) in Nouvelles conférences sur la psychanalyse.

[15] Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1973, p. 25-26 ; je souligne.

[16] Abrégé, op. cit., p. 31 ; je souligne.

[17] L’artiste comme « dégénéré supérieur » qui aurait perdu la Raison.

[18] Umberto Eco : « La quête d’une langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne », leçon inaugurale au Collège de France, 02 octobre 1992.

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