Joël Bernat : « Visions-du-monde, réalités psychiques et autres mythes endopsychiques »

Publié in Entre ombres et lumières. Voyages en pays de langue allemande, Mechthild Coustillac, Hilda Inderwildi, Jacques Lajarrige (Éds.), Presses Universitaires du Midi (Coll. « Interlangues »), Toulouse, avril 2017.

 

« On ne lit jamais un livre. On se lit à travers les livres,

soit pour se découvrir, soit pour se contrôler. »

Romain Rolland [1]

« On ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent…

Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »

Franz Kafka [2]

 

 

1 – Des points de vue (Gesichtspunkt)

Il est d’usage de dire : « chacun voit midi à sa porte ». Il en va ainsi de certains dictons : ils passent comme le vent car l’on ne s’y arrête pas souvent : après tout, cette « sagesse populaire » ainsi déposée ne serait point une « sagesse savante ». Si l’on voyage un peu dans les « grandes » théories (grandes, seulement parce que les plus répandues), l’on s’aperçoit bien assez vite que les auteurs décrivent le monde depuis leur midi ou leur porte – en les ayant perdus de vue – alors que cette place compose le plus souvent le soubassement même de leur pensée ou, dit de façon plus douce, de leur orientation et, en tous cas, de leur conviction première, dite intime. Et si l’on fait les comptes, cela nous donne des thèses qui reposent sur l’affirmation d’un primat. Pour exemple : l’eau pour Thalès, l’air avec Anaximène, le feu pour Héraclite ou le nombre pour les Pythagoriciens, le rire comme propre de l’homme pour Rabelais, le travail pour Marx, le réflexe pour Watson, la perception pour la psychologie projective, et pour Lacan le langage, etc. Il est bien dommage que l’on perde de vue ces portes ou ces midis lorsque nous lisons ces œuvres, car ce sont en fait le signe que nous avons à faire à des visions-du-monde. Mais cela n’est en rien propre aux penseurs, il s’agit là d’une particularité fondamentale de l’humain, comme l’indiquait Horace : « Quot capita, tot sensus [3]. »

2 – D’un impérieux besoin

Alors qu’il n’est qu’enfant, l’être humain interprète et élabore déjà des théories (dites pour alors infantiles), habité par un impérieux besoin d’expliquer et de comprendre le monde qui l’entoure. Peu importe la validité de ses théories – et les démentis que son entourage lui apporte – du moment qu’elles lui procurent un apaisement : apaisement d’une exigence affective interne, sous forme d’idéal : avoir une réponse à tout pour contrôler, maîtriser certes, c’est-à-dire réduire les sources possibles de menaces et d’angoisses (face à l’inconnu et l’altérité) afin de s’éprouver détenteur d’un « moi fort », de se « sentir grand ». Plus tard, le processus est le même, et voici l’adulte quêtant ou se laissant séduire par de supposées clefs universelles, des systèmes généraux d’interprétation, etc. Les constructions intellectuelles tentent souvent de satisfaire cette exigence interne bien plus que celle d’une réalité objective fragmentaire, et se présentent souvent sous forme de révélation [4], ou bien d’affirmation de vérité, voire d’adorations de supposés maîtres, etc., constructions qui reposent pour la plus part sur le principe de la synecdoque, c’est-à-dire la prise d’une partie des choses pour le tout du monde, ou, dit autrement : élever un fragment au rang de système général [5].

Freud prit la mesure de tout cela assez tardivement, et pour lui, céder à cette exigence mènerait à biens des destins, tels que :

– individuellement, cela peut conduire à la psychose comme ce fut le cas, à ses yeux, de Carl-Gustav Jung ou d’Alfred Adler, auteurs convaincus d’avoir détenus une vérité fondamentale et découvert une clef universelle expliquant le grand tout de la clinique et de l’âme humaine ;

– le plus fréquent reste l’adhésion de masse à une vision-du-monde (la masse alors produit, de par son nombre, une norme élevée dès lors comme vérité, et l’on ne peut plus parler de psychose, sinon de psychose de masse), ce qui est le cas avec les systèmes politiques, les Arts, la philosophie et surtout la religion, le pire des ennemis de la science selon Freud.

Car la religion est un vestige infantile (les déesses mères et les dieux pères) qui représente à la fois la protection et les interdits, perpétuant l’animisme, c’est-à-dire la croyance en une toute-puissance magique de la parole, du langage et de la pensée. Elle est, pour chacun, une névrose à dépasser sur le chemin de l’enfance à la maturité, de la phase animiste à une phase scientifique.

La position scientifique que conçoit Freud en référence aux Lumières anglaises (Newton) et allemandes (le Sapere Aude ! de Kant) est toute à l’opposé : le savant doit se contenter du fragmentaire et renoncer à une explication universelle, privilégier le systématique au système (ce n’est pas toujours ainsi que circule la psychanalyse… voir Lacan ou Jung qui ont cherché une clef qui ouvrirait toutes les serrures).

L’importance de ce rappel n’est pas du côté d’une histoire du monde (sinon que l’ontogenèse répète la phylogenèse culturelle). Il sous-entend notre propre trajet psychique, d’animisme à science en passant par la croyance, et donc notre résistance (défendre une thèse mordicus pour éviter les désillusions par exemple). Résistance, car tout ce système du fragmentaire, d’élaborations successives, de reprises (transferts) selon le modèle des niveaux de conscience, d’abandons et d’épreuves de la réalité, est fort coûteux en énergie psychique !

L’ensemble de ces croyances compose une réalité psychique qui va participer à l’élaboration de visions-du-monde, celles-là même que dénonçaient Kafka et Rolland [6]. Ou par exemple, Feuerbach [7] lorsqu’il fait état du mépris de la nature qui règne dans la philosophie moderne, pour en faire un héritage de la vision-du-monde chrétienne qui fonctionne dès lors comme préconception et fait de cette philosophie moderne rien d’autre que de la « théologie dissoute et transformée en philosophie ». Hegel est ainsi un « travesti » : sa doctrine (la Réalité est crée par l’Idée) n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique (la Nature est crée par Dieu) : c’est ainsi qu’échoue toute philosophie spéculative. Disons que, si l’on est passé d’un objet sacré (Dieu) à un objet profane (l’Idée), le lien reste religieux et préserve la croyance : seuls les mots changent.

3 – Des visions-du-monde (Weltanschauungeng)

Le terme de Weltanschauung est un composé de Welt et de Anschauung :

Welt, le monde, est un vieux substantif composé de deux termes : We, signifiant l’être humain, que l’on retrouve par exemple dans Werwolf, homme loup, le loup-garou ; et l’ancien adjectif indo-européen alt, qui avait rapport avec la croissance, l’altitude (voir le latin altus). Il a donné old, humanité, temps. Il indique un facteur temporel pour parler d’une époque, par conséquent de l’humanité. Cette racine a donné en allemand All, le cosmos, Alter, l’âge et, justement, Welt, le monde (des humains) ;

Anschauung (intuition, vision) renvoie à une expérience vécue et visuelle des choses, une intériorisation immédiate de ce qui se présente comme un contenu de chose rattaché à une forme par analogie, et qui ainsi présenterait un sens. Une des définitions en philosophie est celle qui en fait la saisie empirique, non conceptuelle, et non rationnelle, de la réalité. Ce que Freud nomme : perception endopsychique reprojetée.

Le terme de Weltanschauung est forgé au XVIIIe par Kant pour désigner une intuition du monde par les sens. Elle fut reprise par les philosophes du Romantisme allemand, notamment F. N. J. Schelling [8] pour définir un produit inconscient de l’intelligence : « L’intelligence est productrice de deux manières : soit aveuglément et sans conscience, soit librement et consciemment : productive sans conscience dans la vision-du-monde, consciemment productive dans la création d’un monde idéal [9]. »

Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, critiquera la domination de la vision-du-monde de la morale chrétienne (tout en y étant parfois pris). Cette notion connaîtra divers développements, avec Dilthey, Jaspers et Heidegger.

Heidegger, en son cours de 1928/29, avance que la vision, Anschauung, n’est pas connaissance ou contemplation (théôria) ni intuition esthétique, mais une image liée à une conviction, qui n’est en rien possession d’un savoir mais qui, en revanche, nous meut. Ainsi, la vision-du-monde est la somme d’une expérience de vie (Lebenserfarung) et d’une image du monde (Weltbild), somme qui produit un idéal de vie (Lebensideal) : définition qui reprend celle de Dilthey. Dès lors, la vision-du-monde est une présupposition de la philosophie qui, du coup, ne se développe pas, c’est un abri, une magie, une incantation [10] : un fruit de la toute-puissance d’une pensée magique (par opposition, notons-le, à une conception de la Raison qui n’en est pas forcément exempte).

Aucune vision-du-monde ne détiendrait la vérité, chacune d’entre elles ne montre qu’un aspect du monde, ce qu’indiquait Wilhelm Dilthey en 1907 : « La structure de la Weltanschauung comporte toujours une relation interne de l’expérience de la vie avec l’image du monde, relation dont on peut toujours tirer un idéal de vie [11]. »

Ensuite, il définit trois visions-du-monde majeures [12] : philosophique, religieuse et artistique, soit trois types fondamentaux conditionnant les théorisations :

– le naturalisme : l’homme est conçu comme être biologique, orienté vers la satisfaction des pulsions, soumis aux conditions matérielles de son existence et au phylogénétique ;

– l’idéalisme de la liberté : soit le libre déploiement créateur de soi, enraciné dans l’indépendance d’esprit à l’égard des conditions externes, où prime l’ontogénétique ;

– l’idéalisme objectif : soit la recherche de l’équilibre individu – monde, de l’harmonie universelle des êtres.

Autres exemples de visions-du-monde, sur la question de l’être :

– Platon et Aristote posent l’exigence de s’élever, par la pensée, au niveau divin : le logos est posé comme centre, interne et dépendant du vouloir d’un sujet ;

– un des principes fondamentaux du Stoïcisme est de s’abandonner à soi-même, d’être en soi-même : ici c’est l’être qui est posé comme centre interne ;

– en revanche, dans l’Épicurisme il est question d’obéissance à la Nature définie comme se suffisant à elle-même ; et du vide infini naît l’infinité des mondes. Le centre devient ici extérieur, figuré par la nature [13].

Je ne sais si Freud avait connaissance de Dilthey, son contemporain célèbre. En tous cas, lors d’une séance de la Société psychanalytique de Vienne (le 09.XII.1928), c’est bien Dilthey que l’on croit entendre en partie lorsque Freud répond à Reik qui venait d’exposer une présentation commentée de L’avenir d’une illusion. Freud, rapporte Sterba [14], expose quelles sont, selon lui, les différentes visions-du-monde :

– la vision-du-monde animiste [15] ;

– la vision-du-monde religieuse [16] ;

– la vision-du-monde matérialiste, par exemple marxiste [17] ;

– la vision-du-monde scientifique, et là encore Freud de rappeler que la science à laquelle, lui, se réfère, est fragmentaire et agnostique, imparfaite, et renonce à toute généralité (ce serait un esprit de système). S’appuyer sur la science, c’est renoncer à attendre une structure unitaire bien définie (c’est-à-dire une vision-du-monde.) qui en fait ne serait qu’une nouvelle religion [18] ;

la vision-du-monde mystique, avec le constat que si beaucoup de peuples civilisés se sont libérés de la vision-du-monde religieuse, ceux-ci n’ont fait que la remplacer par une vision-du-monde mystique, qui tient en haute estime l’irrationnel. Avec cette vision-du-monde mystique, l’explication psychologique n’est d’aucun secours du fait d’un trop de croyance en l’irrationnel, et du fait que les parapsychologues voudraient transformer la vision-du-monde scientifique en vision-du-monde mystique [19], c’est-à-dire animiste.

4 – Des trois phases de l’humanité

De son parcours dans l’anthropologie, Freud relève une conception qui va éclairer sa vision-du-monde et la conception qu’il en a jusqu’ici : il s’agit de la thèse des trois phases d’évolution de la pensée de l’humanité :

« Parallèlement à la domination progressive du monde par l’homme, a lieu une évolution de sa conception du monde, qui s’écarte de plus en plus de sa croyance primitive en la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse [20]. »

Plus loin, Freud fait le lien avec une autre notion, qui est en fait centrale dans la question qui nous occupe ici, celle de l’illusion de toute-puissance :

« Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le pouvoir d’influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus place pour la toute-puissance de l’homme, qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à la mort, comme il s’est soumis à toutes les nécessités naturelles [21]. »

Ce qui se présentait d’abord comme une conception phylogénétique va peu à peu se modifier, selon le principe de Haeckel [22], si cher à Freud, appliqué à la psyché humaine : l’ontogenèse répète la phylogenèse. Ainsi, les phases de développement de l’humanité vont être aussi celles du développement de chaque individu : et par voie de conséquence, cette question de la vision-du-monde va faire son entrée dans la clinique quotidienne.

5 – D’une clinique du penser

Dans le parcours de Freud, il y a un virage qui amène la vision-du-monde dans le champ de la clinique psychanalytique, et non plus comme seule problématique de la pensée.

Ainsi, ce qui était une position philosophique et méthodologique, celle des Lumières, est devenue peu à peu, d’une part un élément de méthode et d’éthique de l’analyste, et d’autre part un élément de la clinique, et ce au prix d’une longue perlaboration (jusqu’en 1938) : il y a des pathologies de la pensée (et non plus, par exemple, une simple défaillance de développement).

Nous en citerons trois étapes qui éclairent en quoi Freud tenait toute Weltanschauung comme finalement, pathologique en puissance. Ainsi, pour exemple : « On pourrait se risquer à dire qu’une hystérie est une image distordue d’une création artistique, une névrose de compulsion [23] celle d’une religion, un délire paranoïaque celle d’un système philosophique [24]. »

Freud s’explique, sur ce lien des trois phases avec la clinique, quelques années plus tard :

« L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres [25] ; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité [26]. »

5a – Des mythes endopsychiques et de la projection

La première élaboration, dès les lettres avec Fließ, puis avec les études sur la psychose, fut celle de la projection « des mythes endopsychiques », source de paranoïa, soit individuelle, et c’est le délire, soit collective, et le délire collectif est religion ou mystique :

« (…) Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques ? (…) L’obscure perception interne par le sujet de son propre appareil psychique suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans l’au-delà. L’immortalité, la récompense, tout l’au-delà, telles sont les conceptions de notre psyché interne… C’est une psycho-mythologie [27]. »

Dès lors, le monde n’est que mon monde, il est le miroir de ma vie psychique interne, constitué par mes projections. Ce constat devient pour Freud en 1904 un premier projet scientifique :

« L’obscure connaissance (la perception pour ainsi dire endopsychique – qui ne présente en rien le caractère d’une connaissance vraie) de l’existence de facteurs et de faits psychiques propres à l’inconscient se reflète (…) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science a pour but de retransformer en psychologie de l’inconscient (…) à transformer la métaphysique en métapsychologie [28]. »

Sinon l’homme reste animiste et superstitieux, pense anthropomorphiquement et égocentriquement un monde et reste enfermé dans sa réalité psychique : le monde n’est que son propre reflet ; mais il y est seul et toute altérité devient menace.

5b – Des fétiches « ordinaires »

Progressivement, Freud passe de ce constat général et, disons, anthropologique, à la psychopathologie : par exemple avec la conclusion des études sur le fétichisme (de 1905 environ, à 1927 avec l’article terminal, « Le fétichisme »), la Weltanschauung est définie comme pouvant prendre la forme et la fonction d’un fétiche, celui d’un mot, d’un concept, d’un système ou d’une théorie. Le processus qui crée le fétiche est le même que celui qui élève un fragment en représentation du tout (selon le principe de la synecdoque), et qui fonctionnera comme clef universelle : la toute-puissance magique accordée aux dieux est déplacée sur le mot science et son objet, ce qui préserve la croyance en une toute-puissance.

Ce processus se déroule en trois temps :

– d’abord, un déni (Verleugnung) qui est l’action psychique de cacher une perception ou de faire comme si elle n’existait pas. Le déni porte donc sur le percept même, et non la représentation ;

– puis est opérée l’isolation d’un seul élément, détaché du reste, qui sera transformé en abstraction grâce à une symbolisation,

– qui sera ensuite figuré, incarné : c’est-à-dire une représentation qui donne l’illusion d’un sensible (à la place du sensible dénié) que l’on posséderait, et qui aurait pouvoir de dire l’innommable.

Il ne manque pas de concepts qui relèvent de cette opération (par exemple, voir la définition même de l’objet petit-a de Lacan [29]). L’objet fétichique prend, dès lors, une fonction de restauration [30] d’une continuité psychique perdue, et de reconnaissance, puisque le fétiche est surajouté au sujet, et pris dans le langage et la culture.

C’est ainsi qu’opèrent certaines représentations fétiches, fondatrices de visions-du-monde, ainsi que nous pouvons les trouver tout aussi bien dans les religions (l’idée d’un Dieu) ou dans certains concepts ou conceptions (qui se signalent par leur énoncé : il y a un primat), et ce, par exemple, très tôt avec les présocratiques et leur notion d’Archè comme principe unique des choses, ou encore la notion de paradigme fonctionnant comme « aveu » d’une vision-du-monde [31].

Quelques exemples :

– la définition chrétienne de Dieu (il est partout, on ne le voit pas, mais on perçoit sa présence dans bien des manifestations) est la même que celle du Réel chez Lacan ou de la Structure (par exemple chez Derrida) ;

– l’assertion « Au début est le Verbe », celui d’un Dieu créant le monde par la seule puissance magique de la parole. Un verbe qui s’incarnerait après-coup [32] ;

– Hegel et son assertion par déplacement, transfert, selon laquelle c’est « l’Idée qui fait exister la chose ». Soit la puissance magique de dénomination de la langue, incluse dans une élaboration dès lors métaphysique et au service de l’illusion d’une toute-puissance magique du verbe (comme dans la névrose obsessionnelle, le mot est l’équivalent de l’acte) ; si c’est l’Idée qui fait la chose (Hegel), ou le langage qui fait que la chose existe (Lacan, lecteur de Hegel), cela va à l’encontre de la perception : et « au début serait donc le Verbe », formulation et croyance religieuse déplacée sur l’objet profane de la science, qui dénie l’acte perceptif et ses élaborations, ce qui a pour conséquence toute une théorie de la langue. Et non plus qu’une chose est perçue, admise ou refusée, puis nommée, ce qui accorde la primauté aux sens, le « tiers-état » de Feuerbach, réalité et langage étant en un rapport d’étrangement, tout comme sexualité physique et psychique. On reste ici dans son monde, familier, et un monde verbal ;

– Lacan, formé et marqué par les séminaires de Kojève [33], opère une interprétation hégélienne (primauté de l’idée) de Freud anti-métaphysicien (primauté du sensoriel, de la nature), ce qui amène à (im)poser un primat, celui du Verbe, du signifiant, du langage, du symbolique, etc., c’est-à-dire détourner, pervertir la pensée de Freud. Poser ou imposer un primat répète l’acte premier de ce mode de penser magique : imposition du mot sur la chose, imposition du langage sur le sujet, à l’instar du charme verbal que le sorcier jette sur l’envoûté [34]. Et si l’inconscient est « structuré » comme un langage, le gain est qu’il est construit et non plus une marmite bouillonnante de motions pulsionnelles : il est ordonné selon un plan préétabli, tout comme l’univers, grâce aux projections endopsychiques.

Ce qui est évacué, c’est l’acte : « Au début est l’acte », qu’il soit moteur ou psychique, formule qui conclut le Totem et Tabou de Freud.

Nous parlons de l’acte moteur qui fait exister la chose, et ses perceptions et représentation par les actes psychiques. Cette évacuation est renforcée, redoublée dans le passage de la langue allemande à la langue française et latine, lorsque la Wirklichkeit est traduite par réalité : cela efface la racine wirkt. Les termes de réel et de réalité sont construits sur la racine latine res, la chose, ce qui impose comme lien de causalité : la chose est réelle de fait. Avec Hegel, il y aura un déplacement, comme nous l’avons vu, qui impose une autre causalité : l’Idée fait exister la chose, elle n’existe plus d’elle-même. Si Freud utilise tantôt Realität, tantôt Wirklichkeit, n’est-ce pas pour indiquer cette dimension de l’agir que « noie » la traduction française ? En allemand, Wirkt indique l’action, et impose une causalité spécifique : ce qui est réel, c’est l’acte. Dès lors, Wirklichkeit n’est pas la réalité, mais l’effectivité [35]. Ainsi, pour Freud, ce qui est réel, effectif, au début, c’est l’acte de la perception par les sens, ou l’acte psychique de l’admission à la représentation consciente, ou encore ce qui a été agi par la motricité dans la réalité (en opposition à la réalité psychique, pour laquelle Freud utilise le terme de Realität).

5c – Des fantasmes

Enfin, en 1929, la Weltanschauung trouve une place dans le fantasme ordinaire du névrosé, à partir de la méditation sur le « sentiment océanique » que Romain Rolland propose à Freud. Être-Un-avec-le-Tout [36], autre formulation freudienne du fantasme originaire du retour dans le ventre maternel, dont une des expressions possibles, sur le mode de l’éprouvé, serait le « sentiment océanique » ou mystique, ou sur le mode plus rationnel et moral des religions, « l’amour universel », ou encore, sur le mode intellectuel de l’hypothèse qui gouverne le tout, ou du fragment pour le tout, une Weltanschauung.

Or, c’est, par exemple, ce qu’offrent ou promettent les Weltanschauungen religieuses monothéistes qui exploitent la tendance des êtres à retrouver un moi-plaisir primitif, exempt de doute et d’angoisse :

– soit sous la forme d’un Dieu, « père exalté jusqu’au grandiose [37] », ou une communication avec un au-delà, voire un Maître ;

– soit sous la forme d’un principe impersonnel et abstrait, une clef universelle, (la Beauté, le Phallus ou la Métaphysique, par exemple) ;

– ou la forme d’une fantaisie, ou encore d’un adjuvant chimique (hallucinogène), etc.

En guise de conclusion

Je n’avais pas relu un certain texte depuis mes années universitaires. C’est avec une sorte de sidération – comme souvent, dans les effets de prise de conscience après-coup – que je me rendis compte combien il m’avait marqué, impressionné, et orienté dans ma pensée et ma pratique, que je croyais être vraiment miennes : c’est un phénomène somme toute banal de cryptomnèsie.

Il y eut donc, à cette époque lointaine, une collision (suivie d’une collusion) entre ma vision-du-monde et celle de l’auteur, du moins en ce qui concerne le point qu’il décrivait. J’avais trouvé dans ce texte mots et formulations qui me manquaient alors pour rendre conscientes en moi des choses plus ou moins pressenties.

C’est ainsi que se font nos adhésions à une théorie ou un auteur, un texte ou une chanson, etc. Non pas, comme on se le fait croire, qu’il dise la ou une vérité (ce serait une croyance religieuse), mais en fait seulement que sa vision-du-monde et la mienne sont en communauté d’orientation à ce moment-là, que celle-ci soit juste ou non. Et donc que cette vision-du-monde n’est valable et admise que pour ceux qui ont, en fait, la même (car leur nombre est limité), de façon sue ou insue. Et rien d’autre.

Nos accords se feraient-ils sur une communauté de représentations imaginaires bien plus que sur la chose dont on parle ? Ou, sachant qu’aucune vision-du-monde n’est juste ni fausse, n’y aurait-il que des différences de point de vues ? Et, en tant qu’auteurs, pouvons-nous théoriser autre chose que nos visions-du-monde ? Et comment ?

En tous cas, c’est certainement de ce phénomène que viennent nos désaccords, d’où l’importance des échanges de points de vues. Car de ces confrontations peuvent parfois se dégager des éléments communs à toutes ces représentations, à condition de ne point en faire des points d’oppositions mais bien des angles de vues différents sur une même chose. Et la réunion de tous ces points de vues révélant des éléments communs permettrait de penser que l’on s’approche, sinon de la chose, du moins d’un de ses fragments.

Joël Bernat

[1] Romain Rolland, L’éclair de Spinoza, Pagine d’Arte, 2012 : « On ne lit jamais un livre. On se lit à travers les livres pour se découvrir […] Le plus grand livre n’est pas celui dont le communiqué s’imprimerait au cerveau, ainsi que sur le rouleau de papier un message télégraphique, mais celui dont le choc vital éveille d’autres vies, et de l’une à l’autre, propage son feu qui s’alimente des essences diverses, et devenu incendie, de forêt en forêt bondit. […] Je déchiffrais non ce qu’il avait dit, mais ce que je voulais dire, les mots que ma propre pensée d’enfant, de sa langue inarticulée, s’évertuait à épeler. […] Vertige !… Ma prison s’ouvre. […] L’ivresse de la certitude que [ces Nouveaux Mondes] existent, qu’ils sont là, près de nous : ce n’est pas seulement un fait de connaissance, mais le battement de cœur d’une coexistence. Enrichissement prodigieux de mon univers… »

[2] Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904 », dans Œuvres complètes, Franz Kafka, Gallimard, 1984, vol. 4, p. 575 : « Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »

[3] « Autant de têtes, autant d’avis » ; ou encore Térence : « Quot homines, tot sententiae », « Autant d’hommes, autant d’avis », in Phormion, II, 4, 14.

[4] La pensée ou la parole révélée fait partie de notre héritage culturel judéo-chrétien, par opposition à la quête athénienne individuelle du logos et de l’hyperdoxa.

[5] Voir pour exemple, Sigmund Freud, « Eclaircissements », in Les nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), Gallimard, 1984.

[6] Voir les citations en exergue.

[7] Voir L. Feuerbach, L’essence du christianisme, notamment la préface, « Vorwort », Gallimard 1992.

[8] Voir son Introduction à l’Esquisse d’un système de la philosophie de la nature (1799), Paris, Livre de Poche, 2001.

[9] Jean Wahl, « Leçon XI : la conception de ‘vision-du-monde’ », in Introduction à la pensée de Heidegger, cours de 1946 en Sorbonne, sur celui de Heidegger à Fribourg en 1928-29, Biblio/Essais, 1998, pp. 129-142.

[10] Jean Wahl, « Leçon XIX : La ‘vision-du-monde’ comme maintien et la question de l’être », op. cit., pp. 227-238.

[11] Wilhelm Dilthey, « L’essence de la philosophie », in Le monde de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1947, pp. 378-379.

[12] Wilhelm Dilthey, ibid.

[13] Voir à ce sujet Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique, Allia 1997.

[14] R. F. Sterba., Réminiscences d’un psychanalyste viennois, Privat 1986, pp. 93-95.

[15] Traitée dans Totem et tabou, Gallimard, 1993.

[16] Abordée dans L’avenir d’une illusion puis dans le Malaise dans la civilisation.

[17] Voir la XXXVe conférence des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse et l’éviction de Reich pour son engagement politique.

[18] Voir la rupture avec Adler, d’abord pour des raisons d’engagement politique, puis une éviction d’Adler, qui croyait tout expliquer avec sa notion de l’infériorité d’organe, ou encore celle de Rank qui fit du traumatisme de la naissance une clef universelle.

[19] C’est une des raisons de l’éviction de Jung.

[20] Sigmund Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », (1913), Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF 1984 (p. 209) ; ou Totem et tabou, (1913), Gallimard, 1993, p. 191.

[21] Sigmund Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 104.

[22] Ernst Haeckel (1834-1919) était un des premiers et plus fervents partisans de la doctrine évolutionniste de Darwin, connu pour sa loi de biogénétique fondamentale : « l’ontogenèse (le développement de l’individu) est la récapitulation brève et rapide de la phylogenèse (développement de l’espèce) », in Les preuves du transformisme (réponse à Virchow), préface de J. Soury, Paris 1879. Haeckel forgea aussi, en 1886, le terme de Ökologie qui a donné, en français, Œcologie puis Écologie.

[23] Soit la névrose obsessionnelle, Zwangneurose.

[24] Sigmund Freud, (1913) Totem et tabou, op. cit., p. 183 ; de même, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité », texte de 1908, in Névrose, psychose et perversion, PUF 1973, p. 149, ou encore dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Gallimard 1987.

[25] C’est en cela qu’il diffère du dramaturge : ce dernier possède l’art d’éviter les résistances du spectateur et celui de procurer un plaisir préliminaire tout en permettant de s’identifier au conflit et à ses issues que présente le personnage. Voir « Personnages psychopathiques à la scène », Résultats, Idées, Problèmes, Tome I, P.U.F. 1984, et « Le créateur littéraire et la fantaisie », in Inquiétante étrangeté, Gallimard 1985.

[26] Sigmund Freud, « Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse » (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, p. 213.

[27] Sigmund Freud, lettre à Fließ du 12.XII.1897, in La naissance de la psychanalyse, P.U.F 1969, pp. 210-211.

[28] Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., pp. 411-412, mais aussi L’homme aux rats, ou Résultats, idées, problèmes, ou les lettres à Fließ, op. cit. : par exemple celle du 12.II.1896 où apparaît pour la première fois le terme et le projet d’une métapsychologie, et celle du 12.XII.1897 sur la perception endopsychique reprojetée qui compose en partie la Weltanschauung, et qui pourrait aussi traduire l’Anschauung.

[29] « C’est une astuce de la pensée psychanalytique pour contourner le roc de l’impossible », celui du Réel. Cette astuce du symbole permet ainsi d’éviter « la paralysie de la pensée, de reconnaître et de cerner le lieu où le réel se fait impossible, et de préserver la fécondité d’une recherche. » Voir juan David Nasio, « L’inconscient aujourd’hui », in Bloc-notes de la psychanalyse, n° 11, 1992, ainsi que son interview pour La Quinzaine Littéraire, n° 618, Février 1993.

[30] Victor Smirnoff, « La transaction fétichique », in Nouvelle revue de psychanalyse, Objets du fétichisme, n°2, 1970, p. 41 sq.

[31] Voir, à ce sujet, les travaux de T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion 1972, ou encore Pierre Duhem, (1903) La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin 1981.

[32] Voir par exemple Xénophane (-570, -475) qui dénonce l’anthropomorphisme des croyants, fussent-ils Homère ou Hésiode, qui ont « attribué aux dieux tout ce qui pour les hommes est objet de honte et de blâme », ou encore les ignorants qui se représentent les dieux à leur image : « Les Éthiopiens les voient camus et noirs, les Thraces avec les yeux bleus et les cheveux rouges » et « si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains, ils peindraient leurs dieux comme des bœufs, des chevaux et des lions » : voir les « Fragments » 14-16, in Les Présocratiques, La Pléiade, Gallimard 1988.

[33] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard 1947.

[34] Voir de certains textes de George-Arthur Goldschmitt, qui avance que c’est la langue allemande, de par sa structure, et elle seule, qui a fait Hitler et Freud.

[35] Traduction proposée par Haar M., Lacoue-Labarthe Ph., Nancy J. L., in La naissance de la tragédie, Frederich Nietzsche, Gallimard 1977, p. 333.

[36] Sigmund Freud, « Malaise dans la culture », in OCF-P XVIII, P.U.F 1994, pp. 251 sq.

[37] Ibid., p. 259.

 

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