Joël Bernat : « Une notion “ boussole ” : Weltanschauung (La vision-du-monde) »

Texte paru dans Le Mouvement Psychanalytique, vol. IV, n° II, 2003, L’Harmattan.

Histoire de la notion / Clinique et psychopathologie / les visions du monde dans les théories analytiques

En quoi pourrions-nous affirmer que la question de la vision-du-monde est centrale pour l’analyse et l’analyste, si l’on se réfère aux Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse ? Car il y a à remarquer le peu d’estime ou de curiosité pour cette dernière des conférences, “ Sur une Weltanschauung ”, qui, une fois Freud disparu, fut au moins déconsidérée, sinon déniée ; par exemple, dans sa note introductive à l’édition anglaise, le traducteur James Strachey, la place radicalement “hors du champ de l’analyse”. Nous retrouvons cette tendance à effacer, non pas le nom de Freud mais les bases même de sa pensée, bases de la psychanalyse. Cet acte est fait sous l’influence d’une vision-du-monde médicale, qui évacue l’Éthique sous prétexte de “ scientifique ”. Dès lors la psychanalyse peut devenir une simple technique, pire, une récitation de connaissances ou une recette et donc le début de son déclin, son vidage, ainsi que Freud l’écrivait dans sa lettre à la Medical Review of Reviews : “Les psychiatres et les neurologues se servent souvent de la psychanalyse comme d’une méthode thérapeutique, mais ils montrent en règle générale peu d’intérêts pour ses problèmes scientifiques et sa significativité culturelle (…) Ils se créent un méli-mélo de psychanalyse et d’autres éléments et donnent cette démarche pour preuve de leur largeur d’esprit, alors qu’elle prouve seulement leur manque de jugement”[2]. Strachey propose de traduire Weltanschauung par philosophie de la vie. Ce qui n’est pas du tout le cas, et d’autant plus que Freud fut assez réactif face aux philosophies de la vie. En témoigne une réponse sèche à Putnam sur ce sujet[3] : il “ nous pardonnera de ne pas partager son opinion, lorsqu’il prétend que la psychanalyse doit se mettre au service d’une conception philosophique particulière de l’univers qui obligerait le patient à s’élever moralement. (…) sorte de tyrannie voilée par la noblesse du but à atteindre. (…) Nous ne cherchons ni à édifier [le sort du patient], ni à lui inculquer nos idéaux, ni à le modeler à notre image avec l’orgueil d’un Créateur. (…) [mais à] le pousser à libérer et à perfectionner sa propre personnalité ”.

De nos jours, la psychanalyse dans les médias s’offre comme clef ou savoir universel, fonctionnant comme post-éducation ou mode de vie, pire, comme nouvelle morale. Elle n’est plus une peste (puisqu’elle est intégrée dans la culture) mais une volonté de norme. J.-P. Vernant dénonçait un tel fonctionnement : celui d’une interprétation qui “ façonnerait l’œuvre en forme de serrure pour mieux y adapter une clef ”[4] : mais ce n’est que de la toute-puissance magique (des mots, de la pensée et de l’acte). Voire, pour certains, la psychanalyse n’est plus qu’une technique parmi d’autres. Il nous faut donc reprendre cette notion de Vision-du-monde, fréquente chez Freud, en ce qu’elle énonce une éthique du psychanalyste.

I – Histoire de la notion

Le terme de Weltanschauung est un composé de Welt et de Anschauung :

Welt, le monde, est un vieux substantif composé, lui aussi, de deux termes : le premier, We, signifiant l’être humain, que l’on retrouve par exemple dans Werwolf, homme loup, le loup-garou ; le second, l’ancien adjectif indo-européen alt, avait rapport avec la croissance, l’altitude (comme le latin altus). Il a donné old, humanité, temps, soit un facteur temporel pour parler d’une époque. Cette racine a donné en allemand All, le cosmos, Alter, l’âge et Welt, le monde des humains.

Anschauung (intuition, vision) renvoie à une expérience vécue et visuelle des choses, une intériorisation immédiate de ce qui se présente comme un contenu de chose rattaché à une forme par analogie, et qui ainsi présenterait un sens. Une des définitions en philosophie est celle qui en fait la saisie empirique, non conceptuelle, et non rationnelle, de la réalité. Ce que Freud nomme : perception endopsychique reprojetée.

Ce terme de Weltanschauung est forgé par Kant pour désigner une intuition du monde par les sens. Elle fut reprise par les philosophes du Romantisme allemand, notamment Schelling[5], pour définir un produit inconscient de l’intelligence : “ L’intelligence est productrice de deux manières : soit aveuglément et sans conscience, soit librement et consciemment : productive sans conscience dans la vision-du-monde, consciemment productive dans la création d’un monde idéal ”[6].

Heidegger, en son cours de 1928/29, avance que la vision, Anschauung, n’est pas connaissance ou contemplation (théôria) ni intuition esthétique, mais une image liée à une conviction, qui n’est en rien possession d’un savoir mais qui, en revanche, nous meut. Ainsi, la Vision-du-monde est la somme d’une expérience de vie (Lebenserfarung) et d’une image du monde (Weltbild), somme qui produit un idéal de vie (Lebensideal) : définition qui reprend celle de Dilthey. Dès lors, la vision-du-monde est une présupposition de la philosophie qui, du coup, ne se développe pas, c’est un abri, une magie, une incantation[7] : la toute-puissance d’une pensée magique.

Wilhelm Dilthey[8] précisait qu’aucune vision-du-monde ne détient la vérité, chacune d’entre elles ne montre qu’un aspect du monde. Ce qui l’a conduit à définir trois visions-du-monde majeures : philosophique, religieuse et artistique, et trois types fondamentaux conditionnant les théorisations :

– le naturalisme : l’homme est conçu comme être biologique, orienté vers la satisfaction des pulsions, soumis aux conditions matérielles de son existence et au phylogénétique ;

l’idéalisme de la liberté : soit le libre déploiement créateur de soi, enraciné dans l’indépendance d’esprit à l’égard des conditions externes, où prime l’ontogénétique ;

l’idéalisme objectif : soit la recherche de l’équilibre individu – monde, de l’harmonie universelle des êtres.

Je ne sais si Freud avait connaissance de Dilthey, son contemporain célèbre. En tous cas, lors d’une séance de la Société Psychanalytique de Vienne[9], c’est bien Dilthey que l’on croit entendre lorsque Freud répond à Reik qui venait d’exposer une présentation commentée de L’avenir d’une illusion. Freud, rapporte Sterba, expose quelles sont les différentes visions-du-monde :

– la vision-du-monde animiste [traitée dans Totem et tabou] ;

– la vision-du-monde religieuse [abordée dans L’avenir d’une illusion puis dans Malaise dans la civilisation] ;

– la vision-du-monde matérialiste, par exemple marxiste [voir la XXXV conférence des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse et l’éviction de Reich] ;

– la vision-du-monde scientifique, et là encore Freud de rappeler que la science à laquelle, lui, se réfère, est fragmentaire et agnostique, imparfaite, et renonce à toute généralité (l’esprit de système). S’appuyer sur la science, c’est renoncer à attendre une structure unitaire bien définie (une vision-du-monde). [Voir l’éviction d’Adler (l’infériorité d’organe) ou de Rank (le traumatisme de la naissance) ] ;

– la vision-du-monde mystique, avec le constat que si beaucoup de peuples civilisés se sont libérés de la vision-du-monde religieuse, ceux-ci n’ont fait que la remplacer par une vision-du-monde mystique, qui tient en haute estime l’irrationnel. Avec cette vision-du-monde mystique, l’explication psychologique n’est d’aucun secours du fait d’un trop de croyance en l’irrationnel, et du fait que les parapsychologues voudraient transformer la vision-du-monde scientifique en vision-du-monde mystique. [Voir l’éviction de Jung] [10].

1928 semble être une année particulière chez Freud : à parcourir textes et correspondances, il en ressort l’impression générale qu’il instruit ses disciples sur cette question des visions-du-monde, ce qui marque un changement par rapport aux années 1910 et l’application de l’analyse hors analyse. Par exemple en 1914, il écrivait déjà que “ La psychanalyse n’a jamais eu la prétention de donner une théorie complète de la vie psychique de l’homme en général : elle demandait seulement qu’on utilisât ses données pour compléter et corriger celles qui avaient été acquises et obtenues par d’autres moyens ”[11].

Mais c’est dans sa correspondance au pasteur Pfister que Freud indique quelque chose de la vision-du-monde, où Pfister n’entend rien, du moins sur ce sujet. Par exemple : “ Je ne sais si vous avez saisi le lien secret qui existe entre l’“Analyse par les non-médecins” et l’“Illusion”. Dans l’un, je veux protéger l’analyse contre les médecins, dans l’autre, contre les prêtres. Je voudrais lui assigner un statut qui n’existe pas encore, le statut de pasteurs d’âmes séculiers qui n’auraient pas besoin d’être médecins et pas le droit d’être prêtres ”[12]. Soit la dénonciation de deux visions-du-monde majeures, unifiantes, incompatibles avec la démarche psychanalytique. Freud donnera, dans les Minutes, un exemple de l’effet d’une vision-du-monde religieuse, au sujet de Pfister : celui-ci dévie tous les transferts amoureux vers Dieu. Il n’est donc pas touché par le transfert !

En tous cas, Freud revient à la charge trois mois plus tard : “ L’analyse n’amène pas à une nouvelle conception du monde. Elle n’a pas besoin de cela, car elle repose sur la conception scientifique générale du monde, avec laquelle la conception religieuse reste incompatible ”[13]. Pfister avait fait l’hypothèse que l’analyse n’était qu’une nouvelle vérité, donc une formation néo-religieuse remplaçant l’ancienne, et seulement cela.

Donc, pas question, pour Freud, que la psychanalyse devienne, à son tour, une vision-du-monde. C’est ce qui arrive lorsque l’analyse est érigée en système, en hypothèse qui gouverne le tout, retrouvant ainsi une dimension de vision-du-monde religieuse, lorsque, notamment, ses tenants en abrègent l’étude et les préliminaires pour se contenter des seules applications pratiques[14].

II – Clinique et psychopathologie de la vision-du-monde

L’élaboration freudienne va amener, peu à peu, la vision-du-monde dans le champ de la clinique psychanalytique. Nous citerons trois voies qui éclairent en quoi Freud traitait finalement toute vision-du-monde comme pathologie narcissique.

a – La première élaboration, dès les lettres avec Fließ, puis avec les études sur la psychose, fut celle de la projection “ des mythes endopsychiques ”, source de paranoïa, soit individuelle, et c’est le délire, soit collective, et le délire collectif est système, conception philosophique du monde, religion ou mystique : “ Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques ? (…) L’obscure perception interne par le sujet de son propre appareil psychique suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans l’au-delà. L’immortalité, la récompense, tout l’au-delà, telles sont les conceptions de notre psyché interne… C’est une psycho-mythologie ”[15]. Peu après, en 1901, Freud ajoute ceci[16] : “ L’obscure connaissance (la perception pour ainsi dire endopsychique – qui ne présente en rien le caractère d’une connaissance vraie) de l’existence de facteurs et de faits psychiques propres à l’inconscient se reflète (…) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science a pour but de retransformer en psychologie de l’inconscient (…) à transformer la métaphysique en métapsychologie ”. Cela sera concentré dans la petite note de 1938 : “Mystique, l’obscure autoperception du royaume extérieur au moi, au ça”[17].

Freud remarquait dès 1897 que, si dans l’hystérie les fantasmes sont indépendants ou contradictoires[18], dans la paranoïa, ils sont systématiques et concordants : il y a une tendance à l’unification des fantasmes (d’où la possibilité de produire des systèmes où prime la synthèse du Un). Rappelons que de façon générale les fantasmes combinent des choses vécues et entendues, et relèvent de déplacements lors d’élaborations secondaires :

– par voie associative dans l’hystérie ;

– par similarité conceptuelle dans la névrose obsessionnelle ;

– par déplacement d’ordre causal dans la paranoïa, où l’élaboration secondaire occupe la première place comme fausse perception[19] ; c’est cet effet concordant des fantasmes qui est source de principes universels et de systèmes. Et n’oublions pas la centralité de la problématique narcissique de cette affection.

Le fantasme du Un, est un fantasme narcissique qui s’oppose au clivage du moi et à tout jugement d’existence de l’autre ou de la différence. Ce n’est pas un hasard si, avec la dérive jungienne dans ce fantasme, à partir de 1912, Freud publie en 1914 “ Pour introduire le narcissisme ” et sa suite un an après, “ Pulsions et destins des pulsions ” où il montre l’arrimage narcissique de ce fantasme du Un ; fantasme qui fit retour avec le “ sentiment océanique ” de son ami Romain Roland, ce qui entraîna une nouvelle suite élaborative dans les premiers paragraphes du Malaise dans la civilisation.

Il ne faut pas confondre l’unification des fantasmes et la synthèse du moi. Rappelons que Freud tenait pour certaine la fonction de synthèse du moi. Dans “ Pour introduire le narcissisme ”, il place, à côté d’une sexualité auto-érotique non-liée et partielle, un Éros dont la tendance est à l’unification, à la synthèse dans et par un objet d’amour. Et le premier objet d’amour, c’est le moi, instance qui a en charge l’unification des pulsions sexuelles. Mais en 1938, Freud est amené à énoncer ceci : “ Nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi. Mais là, nous avons manifestement tort[20] ”. Ce que Freud avance avec prudence tient en ce que le clivage semble général et non pas exclusif aux seuls psychotiques ou pervers. Dans l’Abrégé, le clivage du moi est généralisé aux névroses, définitivement puisque jusqu’ici, il n’était reconnu que pour l’Homme aux Loups et l’Homme aux Rats. En tous cas, la vision-du-monde se présente comme moyen de dénier le clivage du moi (cela est tout à fait remarquable dans le mysticisme), elle réinstaure le narcissisme et sa tendance, sinon son vœu, à produire du Un par ses représentations unifiantes. Ainsi, ce qui se présente comme vision (Anschauung) et qui reçoit une élaboration secondaire produisant une vision-du-monde, fait du Un contre le deux du clivage, et interdit de penser la différence. C’est une pathologie narcissique : être un dans le regard (de Dieu ou de l’autre), au sein de la vérité, etc. Un autre destin de cela, ainsi que Freud l’indique, est la religion, qui promet la réalisation de ce fantasme, et la métaphysique : s’élever à un principe universel et invisible.

Mais, de façon plus masquée, il y a une autre clinique du “ un contre le deux ” du clivage, qui n’est pas manifestement pathologique selon les critères psychopathologiques habituels, mais qui est pourtant une manifestation pathologique, que Freud dénonçait chez ses disciples, et qui se manifeste dans les “ modes de penser ” produisant des monismes.

b – Suite à la conclusion des études sur le fétichisme (de 1905 environ, à 1927 avec l’article terminal, “ Le fétichisme ”), la vision-du-monde peut prendre la forme et la fonction d’un fétiche, celui d’un mot, d’un concept, d’un système ou d’une théorie, comme, par exemple : c’est l’Idée qui fait la chose (Hegel), le langage qui fait que la chose existe (Lacan, lecteur de Hegel), ce qui va à l’encontre de la question de la perception : au début serait donc le Verbe, formulation religieuse qui dénie l’acte perceptif et ses élaborations, ce qui a pour conséquence toute une théorie de la langue. Et non plus qu’une chose est perçue, admise ou refusée, puis nommée, ce qui accorde la primauté aux sens, le “tiers-état” de Feuerbach si apprécié de Freud[21], réalité et langage étant en un rapport d’étrangement, tout comme sexualité physique et psychique. Ce que nous montre Freud est que le mécanisme qui institue le fétiche est le même que celui qui élève un fragment du tout en représentation du tout (selon le principe de la synecdoque, de la généralisation), qui fonctionnera ensuite comme clef universelle : ainsi, la toute-puissance magique projetée sur les dieux est déplacée sur le mot ou le concept[22].

Isolation d’un fragment, détachement du tout, abstraction du fragment par symbolisation, et incarnation : c’est-à-dire une représentation qui donne l’illusion d’un sensible (en remplacement du sensible réfuté) que l’on posséderait, et qui aurait pouvoir de dire l’innommable. Il ne manque pas de concepts qui relèvent de cette opération (par exemple, la définition de l’objet petit-a). L’objet fétichique prend, dès lors, une fonction de restauration (ainsi que l’a montré Smirnoff[23]) : celle d’une continuité psychique perdue, et de reconnaissance puisque le fétiche est surajouté au sujet, et pris dans le langage et la culture.

C’est ainsi qu’opèrent certaines représentations fétiches, fondatrices de visions-du-monde, ainsi que nous pouvons les trouver tout aussi bien dans les religions (l’idée d’Un Dieu Tout) ou dans certains concepts ou conceptions (qui se signalent par leur énoncé : il y a un primat), et ce, par exemple, très tôt avec les présocratiques et leur notion d’Archè comme principe unique des choses, ou encore la notion de paradigme fonctionnant comme “aveu” d’une vision-du-monde[24] : un concept va fonctionner comme fétiche. Ainsi rencontre-t-on des “ tout est ” au sens où ce Tout produit du Un : sens, langage, sexuel, fantasme, etc. Ces formes défendent la croyance en un primat, l’existence du Un comme principe universel, qui réaliserait un idéal narcissique ou la nostalgie de la fusion : un mot, qui aurait pouvoir de refouler la composition polymorphe de notre psyché et ses clivages[25].

c – Enfin, en 1929, la vision-du-monde trouve une place dans le fantasme ordinaire du névrosé, à partir de la méditation sur le “ sentiment océanique ” que Romain Rolland propose à Freud. Être-Un-avec-le-Tout[26], autre formulation freudienne du fantasme originaire du retour dans le ventre maternel, dont une des expressions possibles, sur le mode de l’éprouvé, serait le “ sentiment océanique ” ou mystique, ou sur le mode plus rationnel et moral des religions, “ l’amour universel ” ou encore, sur le mode intellectuel de l’hypothèse qui gouverne le tout, ou du fragment pour le tout. Plus quotidiennement et “ normalement ”, c’est l’éprouvé de la jouissance sexuelle comme dissolution des frontières moi/monde des objets.

Ce fantasme d’Être-Un-avec-le-Tout est indissociable de l’angoisse devant la perte d’amour, source de détresse, de dépendance, de demandes de protection et de sécurité. Mais sur un autre versant, la jouissance vise ou menace d’effacer la frontière moi-objet. Ambivalence qui signe la régression à un état antérieur, le retour au programme du principe de plaisir, retrouvaille d’un “ moi-plaisir primitif ”, temps où le moi contient tout avant de se séparer d’une partie, le monde externe. Or c’est, par exemple, ce qu’offrent ou promettent les visions-du-monde religieuses monothéistes qui exploitent la tendance des êtres à retrouver ce moi-plaisir primitif :

– soit sous la forme d’un Dieu, “ père exalté jusqu’au grandiose ”, ou une communication avec un au-delà ;

– soit sous la forme d’un principe impersonnel et abstrait, une clef universelle (la Beauté ou la Métaphysique, par exemple) ;

– ou la forme d’une fantaisie, ou encore d’un adjuvant chimique, etc.

C’est tout cela que rassemble la XXXVe conférence de 1932 : donc, pas de vision-du-monde pour l’analyse et l’analyste, encore moins sur le patient, ce qui opérerait une contrainte. Ce sont là des visions endopsychiques du monde reprojetées, du Un-pour-le-Tout, narcissiques et/ou fétichiques, du fantasme : ce qui est incompatible avec l’analyse. Pas de vision-du-monde comme a priori ou but, non plus, dans la recherche ou dans la théorie.

III – Les visions-du-monde dans les théories analytiques

Passons rapidement sur la psychanalyse appliquée, c’est-à-dire sur une psychanalyse appliquée comme clef, ou système. En revanche, il serait bien plus intéressant pour la psychanalyse de repérer ces fonctionnements du Un dans certaines théories ; en effet, certaines sont construites sur une telle vision-du-monde quasi religieuse, puisqu’on y retrouve des présupposés du genre : tout est langage, tout est sens, tout est sexuel, tout est fantasme, etc., au sens où ce Tout produit du Un. Et l’on sait pourtant combien Freud a combattu cela[27] ! Par exemple :

Tout est fantasme, base théorique de Jones et surtout de Mélanie Klein ; l’on voit bien qu’une telle préconception, dénie les autres formations inscrites dans le système Perception-Conscience et le jugement d’existence.

Tout est langage, affirmation de Lacan[28], vient dénier l’acte perceptif inconscient, les voies d’élaboration de l’imaginaire comme porteuses de l’élément nié, le jugement d’attribution et la dimension d’acte psychique, de perception ou de négation. Le dénié fait retour en théorie sous des formes telles que celle de l’objet a. Un exemple : “ C’est pour ça que… N’essayez pas de chercher quelle est ma Weltanschauung – je n’ai aucune Weltanschauung, pour la raison que ce que je pourrais à la rigueur en avoir, ça consiste à dire que le Welt, le monde, c’est bâti avec du langage ”[29].

Tout est sexuel dénie les formules de négation de Thanatos et l’on peut relire la lettre de Freud à Claparède quant à cet énoncé qu’il accorde à Jung. La libido devient une force universelle, et disparaissent les formules de négation du fantasme, négation qui fait retour sous la forme d’une désexualisation progressive de la libido.

Le monisme de certaines théories prônant ainsi qu’il y a du Un, un principe premier et de base, en opposition, justement, au dualisme freudien Éros-Thanatos, aux fondements physiologiques. Pensons au Un de la psyché sous les formes d’un primat, par exemple celui du moi de l’Ego-Psychology ou du ça de Groddeck.

– La volonté de psychanalyse à la française[30], selon Laforgue, ou mieux, Édouard Pichon : “ Mr. Freud ? On peut rendre hommage à son génie clinique et psychologique sans adopter les démarches de son esprit ”[31], rejetant les étrangers, qui ne pourront pas influer “ sur la production intellectuelle française ”. Ailleurs c’est le devoir de l’analyste de défendre l’institution sacrée du mariage[32].

L’analyste ne se défait pas facilement de ses positions narcissiques et des fantasmes qui en dépendent. Ainsi, à côté des fantasmes originaires, Freud a décrit des fantasmes narcissiques relevant d’un second temps d’élaboration, omniprésents dans les formations délirantes : ainsi qu’il l’a maintes fois écrit, l’écart entre théorie et délire est mince, et seule une méthode et ses garde-fous, comme la vision-du-monde, protègent le théoricien de la pente délirante ou métaphysique. Et surtout, protège le patient de l’influence qu’exerceraient les convictions de l’analyste, qui opéreraient une Behauptung, c’est-à-dire une affirmation produisant une contrainte externe, Forderung, sur le patient, dans une demande de séduction.

Ainsi, la XXXVè conférence est la synthèse, en 1932, de cet ensemble de réflexions. Freud définit la vision-du-monde, de façon classique : “ C’est un terme qui rendrait compte d’une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce que à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée ”. L’on voit que Freud reprend les définitions de ses prédécesseurs. “ La psychanalyse est, à mon sens, incapable de créer une vision-du-monde (…) Elle n’en a pas besoin (…) elle ne prétend pas constituer un ensemble cohérent et systématique (…) Une vision-du-monde édifiée sur la science a (…) essentiellement des traits négatifs comme la soumission à la vérité, le refus des illusions. Celui qui, parmi nos semblables, est insatisfait de cet état de choses (…) nous ne pouvons pas l’aider, mais nous ne pouvons pas non plus, à cause de lui, penser différemment ”[33].

La psychanalyse est inapte à former une vision-du-monde, elle doit adopter celle de la science, soit une élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées, sans aucune connaissance par révélation, intuition ou divination qui ne seraient que des illusions d’accomplissements de désir.

De plus, toute vision-du-monde opère un interdit de penser, (Denkverbot), afin de s’autoconserver, en opérant des surestimations magiques du mot : et Freud de citer, de nouveau, “ l’obscure philosophie hégélienne ”.

C’est pour cela que Freud affirme et réaffirme que le psychanalyste ne peut avoir, et ne doit avoir de vision-du-monde, que cela est incompatible avec la psychanalyse, et d’ajouter, que celui à qui cela ne plaît pas, eh bien, il n’a rien à faire avec la psychanalyse … Pour peu que l’on soit attentif à cela, nous remarquerons alors que, par exemple, c’est sur cette question que les dissidences se firent avec Freud, ne reconnaissant plus ses disciples à partir du moment où ceux-ci firent – ou laissèrent primer – une vision-du-monde sur la psychanalyse : Adler, Jung, Reich, Rank, etc.

Ce que Ferenczi, qui ne fut pas “ dissident ”, avait entendu et assez tôt : “Vous m’avez dit un jour que la psychanalyse était une science de faits, de constats à l’indicatif qui ne doivent pas être traduits à l’impératif, ce qui serait paranoïaque. D’après cette conception, il n’y aurait pas de vision du monde psychanalytique, pas d’éthique psychanalytique ni de règles de conduite psychanalytique”[34].

IV – Pour conclure

Freud n’a donc cessé de dénoncer les visions-du-monde comme étant incompatible avec la démarche analytique, et pour en donner encore un exemple, nous reprenons la mise en garde qu’il inscrit dans “ Pour introduire le Narcissisme ” (mais est-ce là un hasard ?) :

“ Une théorie spéculative des relations en cause se proposerait avant tout de se fonder sur un concept défini avec vigueur. Pourtant voilà précisément, à mon avis, la différence entre une théorie spéculative et une science bâtie sur l’interprétation de l’empirie. La dernière n’enviera pas à la spéculation le privilège d’un fondement tiré au cordeau, logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de conceptions fondamentales nébuleuses, évanescentes, à peine représentables, qu’elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours de son développement, et qu’elle est prête aussi à échanger éventuellement contre d’autres. C’est que ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose : ce fondement, au contraire, c’est l’observation seule. Ces idées ne constituent pas les fondations mais le faîte de tout l’édifice, et elles peuvent sans dommage être remplacées et enlevées ”[35].

Nous savons que ce texte fut écrit en réaction à la parution des Métamorphoses et symboles de la libido de C.-G. Jung, ouvrage qui marque la rupture définitive entre les deux hommes. Non pas sur la base de ce qui serait un écart théorique, ni même une modification de la technique, mais parce que les conceptions de Jung s’organisaient en un Tout, dessinant une métaphysique que Freud désignait comme pathologie narcissique, c’est-à-dire comme paranoïa : c’est cela que recouvre le terme de “ dissidence ”.

Pathologie narcissique en ce sens que c’est bien Narcisse qui est animé par la quête du Un, dont une autre forme est celle du Tout. Et c’est au fil des années trente que Freud, pas à pas, renonce à sa conception d’un moi qui aurait en charge le travail de synthèse, pour verser cette synthèse du côté du seul Narcissisme, le moi étant fondamentalement clivé. Et c’est pour cela, que dans le même mouvement, les écrits de Freud s’émaillent d’indications contre les visions-du-monde, le nécessaire morcellement des acquisitions scientifiques et des avancées théoriques, etc. Il n’y aurait de synthèse, et donc de système que par l’intervention du narcissisme et de ses spéculations.

Alors, il y a à différencier deux grands types de théories :

– l’une, dite scientifique par Freud, est une construction qui rassemble les faits d’observation sans a priori, et qui de ce fait reste parcellaire : elle est bien le fruit du travail du moi ;

– l’autre, est l’élaboration secondaire poussée et rationalisée des fantasmes, théories sexuelles infantiles, etc., dans une unification en système qui est due au souci narcissique d’unité, contre le clivage et la castration ; mais elle n’est que la reprise et la poursuite de la pathologie du sujet. D’ailleurs, celui-ci s’identifie à sa théorie, et sa théorie devient son symptôme (ou, pour reprendre la formulation de Fédida[36], le symptôme est la théorie du sujet) : c’est pour cela que dans ces cas, l’auteur n’accepte aucune remise en cause ou abandon de ses thèses, ce serait sa remise en cause ou l’abandon de lui-même. Nous sommes dans une pathologie narcissique, premier pas vers la paranoïa (dont une particularité est bien l’unification des fantasmes). Ainsi, la Weltanschauung est un symptôme qui se manifeste dans – et infeste – la théorie où elle s’est projetée.

C’est dans ce sens que nous pourrions aussi entendre la célèbre sentence de Freud : “ J’ai réussi là où le paranoïaque échoue ”.[37]

[2] S. Freud, “ Préface à la Medical Review of Reviews ” (1930), OCF-P, XVIII, PUF, 1994, p. 337-338 (je souligne). N’oublions pas que le terme de jugement renvoie, pour Freud, au jugement d’existence.

[3] S. Freud, “ Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique ” (1919), in La technique psychanalytique, PUF, p. 138-139 (nos soulignements et crochets).

[4] J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, “ Œdipe sans complexe ”, in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, 1972, p. 77-78.

[5] F. N. J. Schelling, Introduction au projet d’un système de la philosophie de la nature (1799).

[6] J. Wahl, “ Leçon XI : la conception de ‘vision-du-monde’ ”, in Introduction à la pensée de Heidegger, cours de 1946 en Sorbonne, sur celui de Heidegger à Fribourg en 1928-29, Biblio/Essais, 1998, p. 129-142.

[7] J. Wahl, “ Leçon XIX : La ‘vision-du-monde’ comme maintien et la question de l’être ”, op. cit., p. 227-238 (je souligne).

[8] W Dilthey, “ L’essence de la philosophie ”, Le monde de l’esprit (1907), Aubier-Montaigne, 1947, p. 378-379.

[9] Séance du 09.XII.1928, rapportée par R. F. Sterba, in Réminiscences d’un psychanalyste viennois, Privat, 1986, p. 93-95.

[10] Nos crochets, soulignements et parenthèses.

[11] S. Freud, (1914) “ Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique ”, in Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1984, p. 131.

[12] S. Freud, Lettre à Pfister du 25 XI 1928, in Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister 1909-1939, Gallimard, 1991.

[13] S. Freud, Lettre à Pfister, le 16.II.1929, op. cit.

[14] S. Freud, (1930), “ Préface à la Medical review of Reviews ”, op. cit.

[15] S. Freud, lettre à Fließ du 12.XII.1897, La naissance de la psychanalyse, PUF, 1969, p. 210-211.

[16] S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, p. 411-412, mais aussi L’homme aux rats ou Résultats, idées, problèmes, ou encore les lettres à Fließ : par exemple celle du 12. II. 1896 où apparaît pour la première fois le terme et le projet d’une métapsychologie, et celle du 12. XII. 1897 sur la perception endopsychique reprojetée qui compose en partie la Weltanschauung et qui pourrait aussi traduire l’Anschauung.

[17] S. Freud, (1938) “ Résultats, idées, problèmes ”, Résultats, idées, problèmes, tome II, PUF, 1985, p. 288, note du 22 VIII. Notes qui, pour rappel, sont préparatoires à la rédaction de l’Abrégé, où on les retrouve développées.

[18] Voir S. Freud, le manuscrit 25 de mai 1897, La naissance de la psychanalyse, PUF, 1956, p. 181.

[19] S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, p. 360.

[20] S. Freud, “ Le clivage du moi dans les processus de défense ”, in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985.

[21] Selon Feuerbach, le mépris de la nature dans la philosophie moderne est un héritage de la théologie chrétienne – de sa vision-du-monde – préconception qui fait de cette philosophie moderne rien d’autre que de la “ théologie dissoute et transformée en philosophie ”. Hegel est ainsi un “ travesti ” : sa doctrine (la Réalité est posée par l’Idée) n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique (la Nature est crée par Dieu) : c’est ainsi qu’échoue toute philosophie spéculative. Notons le glissement de la croyance en un Dieu vers celle en un mot ou concept. Pour éviter cela, il faut recourir au “ tiers-état ”, les sens, qui eux seuls donnent accès aux vérités philosophiques, sans omettre que la confirmation doit en passer par autrui. Enfin, notons que Feuerbach pense à partir de notions telles que l’altérité, amour sexuel, moi sexué.

[22] Ce mouvement s’observe dans la mise au singulier du terme, puis sa mise en majuscule : par exemples, “ les jouissances ” deviennent “ la jouissance ” et enfin “ La Jouissance ” ; soit du plus commun au plus obscur.

[23] V. Smirnoff, “ La transaction fétichique ”, Objets du fétichisme, NRP, 2, Gallimard, 1970, p. 41 sq.

[24] Voir à ce sujet les travaux de T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972 ; P. Duhem, (1903) La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, 1981.

[25] Sur cette question, voir J. Bernat, Transfert et pensée, L’Esprit du temps, 2001, pp. 195-253.

[26] S. Freud, “ Malaise dans la culture ”, in OCF-P, XVIII, PUF, 1994, p. 251 sq.

[27] Comme exemple, voir S. Freud, la lettre à Claparède (1920) quant au tout est sexuel, in OCF-P, XV, PUF, 1996.

[28] Formulation reprise comme titre d’un recueil de travaux sous la direction de Françoise Dolto, chez Gallimard.

[29] Lacan, “ Du discours psychanalytique ”, Conférence de Milan, le 12 mai 1972, in En Italie Lacan, La Salamandra, 1978, p. 186-201 ; Bulletin de l’Association freudienne, 1984, 10.

[30] Voir V. Smirnoff, “ De Vienne à Paris ”, NRP, 20, Gallimard, 1979.

[31] E. Pichon, “ La réalité devant M. Laforgue ”, RFP, X, PUF, 1938, p. 688.

[32] E. Pichon, “ La famille devant M. Lacan ”, RFP, XI, PUF, 1939, p. 132.

[33] S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, (1932), Gallimard, 1984, p. 243 sq., (je souligne).

[34] Lettre de Ferenczi à Freud, le 03. X. 1910, Correspondance Freud-Ferenczi, I, Calmann-Lévy, 1992, p. 229.

[35] S. Freud, “ Pour introduire le narcissisme ” (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1972, p. 84 sq.

[36] P. Fédida, “ Théorie des lieux. Nouvelles contributions ”, in Le site de l’étranger, P.U.F. 1995, pp. 267-298.

[37] S. Freud – S. Ferenczi, Correspondance 1908-1914, Tome I, Calmann-Lévy 1992 : lettre 171 de Freud du 6 octobre 1910, p. 231.

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