André GREEN : « Etre psychanalyste aujourd’hui, pour quoi faire ? »

La dénomination de psychanalyste ne signifie plus grand-chose aujourd’hui, tant elle recouvre des modalités profondément différentes quant aux critères et aux procédures de sélection et d’habilitation, et tant les pratiques et les théories constituent un corps hétérogène traversé par des oppositions le plus souvent fondamentales et, dans un nombre non négligeable de cas, inconciliables et même irréconciliables. Telles semblent être les raisons de l’interrogation que l’on me peut deviner derrière ce manifeste : « Qu’est-ce qu’être analyste aujourd’hui, en France ? »

La grande fièvre des années soixante due à l’influence charismatique de Lacan a fini par retomber quelque peu non seulement à cause de sa mort, mais aussi à cause des dissensions de la psychanalyse qui s’étendent maintenant aux milieux lacaniens et ont entraîné beaucoup de désillusions à l’intérieur comme à l’extérieur de la psychanalyse. La prolifération de ce qu’on appelle les nouvelles thérapies a en outre permis que s’enrôlent dans leurs rangs beaucoup de personnes qui ont pu ainsi échapper aux rigueurs de la formation psychanalytique ainsi qu’à celles du mode de pensée propre à la discipline, trouvant suffisant de saupoudrer leurs pratiques comme leurs théories d’un ersatz de psychanalyse. Enfin, l’expansion actuelle des neurosciences comme des sciences cognitives, qui se veulent des challengers de la psychanalyse et qui ne perdent pas une occasion de la discréditer, plus ou moins ouvertement, font le reste.

Au sein d’un groupe relativement homogène – relativement parce qu’il est évidemment lui-même subdivisé en fractions qui diffèrent entre elles sur bien des options – le questionnement sur l’identité du psychanalyste demeure permanent. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu’un analyste qui ne se poserait aucune question à ce sujet pourrait soulever des doutes quant à l’authenticité de son appartenance à l’analyse. Il s’agit, en somme, d’un questionnement essentiel, intrinsèque à tout psychanalyste, qui se trouve radicalisé par l’état actuel de la se psychanalyse dans les conditions singulières de la géographie et de l’histoire en France, tenant, entre autres, aux relations complexes entre les psychanalystes lacaniens et les autres.

Il est, me semble-t-il, une attitude assez typiquement française, dont des plumes prestigieuses se sont faites l’écho, et qui s’est reflétée dans nombre d’écrits psychanalytiques de manière très marquée il y a environ une quinzaine d’années. Se penchant sur les mêmes questions, on a vu défendre, non sans quelque complaisance, une position d’extra-territorialité absolue s’accompagnant d’un plaidoyer métaphysico-poétique sur l’insituabilité du psychanalyste. Il fallait que nous fussions par définition « ailleurs », indéfinissables, insaisissables, évanescents, jamais là où nous étions attendus, en dehors des lois, forgeant nos propres normes, maîtres après Dieu du navire de la cure. Nous ne devions connaître qu’une seule pensée, celle, mystérieuse, de la légende de la Dame à la Licorne, « A mon seul désir ». Jusqu’au jour où la TVA tomba du ciel sur ceux de nos collègues qui s’y virent soumis. Du coup, on les vit redescendre prestement sur terre et clamer urbi et orbi qu’ils étaient des soignants, comme de vulgaires officiers de santé. Même en dehors de ces péripéties assez bouffonnes, il subsiste aujourd’hui quelque chose de cet état d’esprit chez certains analystes. Je pense en particulier à ceux qui, faisant la moue devant des théorisations contemporaines nées de la pratique mais qui ne laissent pas les analystes en repos dans leurs fauteuils, manifestent à l’égard de ces hypothèses de travail une sorte de dédain condescendant, se gaussant volontiers de ceux, parmi leurs collègues, qui ont tenté de mettre, noir sur blanc, une conceptualisation, si imparfaite soit-elle. Ils leur préfèrent une sorte de scepticisme frileux qui s’opposerait à ce qu’ils tiennent pour d’illusoires certitudes, certitudes présomptueuses et contestables au regard de la précarité à la fois de l’analyse et/ou de l’existence. Que l’analyste demeure à distance respectueuse, qu’il ne touche à ce bourbier qu’avec des gants, qu’il n’engage sa parole que sur le mode interrogatif et enfin, à l’heure d’en rendre compte, qu’il pense surtout à ciseler ses formules. Quand on est débordé par la complexité de l’objet et de la situation dans laquelle celui-ci vous met, le refuge dans les figures de style ou dans le doute systématique est une excuse bien commode pour dissimuler, et même se dissimuler, une isolation protectrice face à ceux qui auront accepté le risque ou le trouble de penser en proposant, ne serait-ce que le commencement d’une idée pour voir plus clair.

Je pourrais multiplier les situations où les analystes échappent au devoir de tenter de dire ce qu’ils sont et ce qu’ils font, et pourquoi ils continuent à le faire, mais nous risquerions alors de nous perdre dans les sables. Cependant j’ai, une fois encore, le sentiment que l’on ne pense qu’à un analyste idéal qui ne connaît que des indications idéales d’analyse, pratique des cures idéales, objets de transferts idéaux (je ne dis pas idéalisés) et parvient à des résultats presque constamment idéaux (presque, parce qu’il faut bien laisser quelque chose à penser). Je me suis particulièrement intéressé à des cas qu’on appelait autrefois – et que certains appellent toujours – limites ; je préfère les désigner comme structures non névrotiques. Au début, ces situations dites « aux frontières de l’analysable » étaient elles-mêmes des situations aux frontières de la pratique globale des analystes. Cependant, plus le temps passait et plus il devait s’avérer que la fréquence des occurrences de ce genre, prévue ou imprévue, et, dans ce dernier cas, ne se révélant telles qu’une fois l’analyse commencée et même longuement déroulée, était plus grande qu’on ne le pensait ou qu’on ne le souhaitait. A tel point que, si cela était possible, on serait très heureux d’apprécier la proportion exacte des cas de ce genre dans la pratique des analystes. Si l’on considère en outre que, pour toutes sortes de raisons convergentes, beaucoup d’analystes ont une activité institutionnelle à laquelle ils consacrent un temps variable mais qui peut aller en certains cas jusqu’à un plein temps théorique (et ceci est le cas parfois de ceux qui, par ailleurs, ne manquent pas d’être considérés comme les plus compétents par les responsabilités qui leur sont confiées au nom des instances les plus élevées de la psychanalyse), comme on sait que ce ne sont certainement pas des cures types qui constituent le principal de leur activité institutionnelle, tant s’en faut, on peut soulever la question de savoir quels sont les rapports entre ces activités externes – hors cadre pour ainsi dire – et la psychanalyse et quelles conséquences cela entraîne-t-il sur leurs positions théoriques ? En outre, ceux-ci revendiquent haut et fort qu’ils restent psychanalystes, même quand ils font autre chose. La théorisation de tout ceci est quasiment inexistante, et pour cause. On en arriverait à oublier que le creuset de l’expérience analytique est la pratique psychanalytique elle-même.

Tout ceci pour arriver à une question que j’estime essentielle : devenir psychanalyste ? Pour quoi faire ? Si je soulève cette question, c’est parce qu’il m’est récemment arrivé de la poser à une patiente. Cette patiente qui fréquente les analystes depuis plus de vingt ans, mais que je ne connais personnellement que depuis sept ans, m’a énormément appris sur la pensée des structures non névrotiques. Je la vois en face à face trois fois par semaine. Sa cure m’a récemment convaincu, à mon corps défendant, que je devais renoncer à poursuivre un travail analytique avec elle. Ceci non pas parce qu’elle était incurable, mais parce que j’avais fini par prendre la pleine mesure de son impossibilité foncière, à laquelle s’ajoutait une dose non négligeable de négativisme, d’observer, tant soit peu, la règle fondamentale. Une impasse transférentielle de longue durée s’était installée, et même s’il m’arrivait de penser que la patiente avait en fait évolué en dépit de ses dires, elle-même ne faisait que renforcer son sentiment d’immuabilité et voulait me convaincre de ce qu’elle était définitivement ancrée dans sa position d’échec. J’étais prêt quant à moi à continuer à travailler avec elle, mais à la condition d’avoir un minimum d’accès à son inconscient et à ce qui en constitue le cœur, à savoir le rapport à la sexualité. Bien entendu ici devait se nouer un malentendu fondamental. De mon côté je ne demandais rien d’autre que la communication la plus libre possible de ses pensées et de ses sentiments, que ceux-ci soient ou non empreints de sexualité. Pour elle, cela signifiait que je voulais lui extorquer des aveux sexuels. Le transfert maternel était plus qu’évident mais ses interprétations réitérées plus que stériles. Si bien que je tentai de lui faire admettre que, tout en comprenant son impossibilité d’observer la règle fondamentale, il me fallait bien tirer les conclusions de mon impuissance à l’aider et de la stérilité de la situation thérapeutique. Après une séance assez dramatique elle revint et me dit : « Je veux rester avec vous. » Cédant probablement à un mouvement contre-transférentiel, et surtout parce que j’avais entendu cette demande une bonne trentaine de fois depuis que nous nous connaissions et même alors qu’aucune rupture ne se profilait entre nous, il me vint de lui dire : « Pour quoi faire ? » Curieuse formulation, puisque faire n’est pas précisément l’affaire du psychanalyste. Mais c’est peut-être parce que la patiente m’avait en effet entraîné sur le terrain de son mode de fonctionnement. Devant tout problème elle me demandait « Qu’est-ce que je dois faire? Dites-moi ce qu’il faut que je fasse. » Cette attitude rétentive était un passage à l’acte chroniquement entretenu. Ma réponse contre-transférentielle manifestait l’irritation de devoir accepter indéfiniment une relation que j’avais fini par juger non ou anti-analytique.

Où veux-je en venir? A ceci qu’aujourd’hui l’analysant qui veut devenir analyste ou celui qui est encore vierge de toute expérience analytique, mais a peut-être lu quelques ouvrages à son sujet, voit l’analyse d’une manière qui ne correspond guère à sa réalité. En gros, on peut décrire deux situations analytiques : l’une où les choses étant ce qu’elles sont, l’analyse va son cours et aboutit à son terme rebus bene gestis, comme dit Freud. Dans ces cas-là, l’analyse opère, en pleine lumière, par l’action du transfert modulé par le cadre. Les qualités pour être analyste sont minimales : être analysé, laisser le transfert se développer, ne pas le contrecarrer par des interprétations intempestives, accueillir les produits de son propre inconscient outre ceux de l’analysant, percevoir ses résistances et celles dues au contre-transfert, formuler, précautionneusement et en temps utile, des interprétations courtes et rares. Bref tout ceci ne requiert que l’application des formules éprouvées. Quant aux autres situations devenues de plus en plus nombreuses, elles requièrent des qualités que je n’énumérerai pas pour ne pas verser dans un moralisme facile, mais dont je dirai avant tout qu’elles nécessitent surtout des analyses très longues, très éprouvantes pour l’analyste lui-même – je parle de l’analyse de l’analyste. Tout ceci parce que les qualités que je viens d’énoncer plus haut, ou bien n’ont pas cours dans la monnaie des pays des structures non névrotiques, ou bien sont très fortement dévaluées par rapport à des monnaies beaucoup plus fortes – pour l’analysant au  moins – dont il faut connaître les valeurs. Winnicott est à mon avis le seul, avec Bion et Searles, peut-être, à avoir pris la mesure de l’ampleur du problème, pour l’analyste, de ces cures : d’abord survivre, ensuite être utilisé pour ses carences, être là, s’engager, s’impliquer, imaginer le plus improbable, le plus irrationnel, se tromper plus ou moins lourdement et accepter de le reconnaître, être vampirisé, anéanti, éprouver dans toutes ses dimensions l’effort de l’autre pour vous rendre fou (Searles), accepter d’être délogé du cadre, piétiné dans son narcissisme, stagner dans les marais impraticables, se sentir impuissant et parfois aussi, il faut le dire, savoir capituler. Pour tenir devant ces défis, il est nécessaire de se familiariser avec sa propre folie privée.

« Quel métier de masochiste nous faisons ! » me disait autrefois Pierre Mâle. Face à une telle remarque, je pourrais vous répondre comme ces mères qui ne reculent devant aucun sacrifice pour leurs enfants et s’imposent privations et peines : « Mais ça ne me coûte pas, ça me fait même plaisir. » Alors suis-je vraiment masochiste ? C’est bien possible. Mais j’ai bien quelques compensations. D’abord et avant tout celle de voir un certain nombre de mes cas, au bout de plusieurs années, bouger. Pas tous, loin s’en faut, et sans doute m’attacherai-je désormais à essayer de mieux faire la différence entre ceux qui en seraient capables et les autres, bien que je doive avouer que la prévision me paraisse ici tout à fait susceptible d’être prise en défaut. Il y a donc le sentiment de pouvoir faire quelque chose pour ces cas-là, dont on a l’impression qu’aucune autre thérapeutique ne peut les aider. Les hospitalisations ? à coup sûr non ; les drogues n’ont qu’un effet tout à fait partiel. Quant aux nouvelles thérapies, elles ne me semblent pas appropriées et aggraveraient plutôt la situation. J’avoue enfin ma préférence pour la relation analytique individuelle face aux alternatives groupales, psychodrames ou autres. Mais ceci est dû à mon équation personnelle. Autre motif de satisfaction : ces patients, quand on réussit à surmonter les effets de leur destructivité psychique, sont des stimulants incomparables de la curiosité intellectuelle. Je dis bien intellectuelle, car, même si la première découle de la seconde, c’est bien sur le plan de l’intellect que se rencontrent des défenses pulsionnalisées qui développent les propriétés de la négativité, à un point incroyablement sophistiqué. Ces patients nous mettent en présence de fonctionnements mentaux dont les névrosés ne peuvent nous donner une idée et les psychotiques non plus, car, chez eux, ces défenses-là sont débordées et remplacées par d’autres plus massives. Il y a donc là matière à s’instruire et à s’entraîner sur le plan d’un certain athlétisme psychique qui laisserait nos cognitivistes pantois s’ils en avaient la moindre idée.

Une chose est sûre cependant, qui met en jeu la formation psychanalytique et la conception que l’on se fait du cadre analytique, même lorsqu’il s’agit des relations en face à face. Il est à mon avis rigoureusement impossible, et même en certains cas tout à fait dangereux, de traiter ce type de patients avec des séances courtes en observant un silence à peu près total ou en se livrant à des manipulations de transfert. Toutes ces pratiques qui peuvent donner lieu, dans la névrose, à des rattrapages correcteurs où les écarts à l’équilibre font l’objet de régulations compensatoires chez l’analysant, ne peuvent, dans les structures non névrotiques, procéder à ce genre de remaniements spontanés visant au rééquilibrage du sujet. Elles conduisent donc, au mieux, à des pseudo-relations transférentielles, au pire, à des catastrophes. Nous sommes ici devant un problème qui n’échappe pas à l’éthique de l’analyste et au Surmoi propre à la fonction analytique. Il n’y a pas que les cas où l’analyste passe à l’acte dans la sphère de la séduction qui mettent en cause la morale professionnelle dont les manquements aujourd’hui s’épanouissent comme fleurs sur le fumier.

On comprend que, face à ces « situations limites » (R. Roussillon) qui sollicitent non seulement les limites de ce qui est analysable mais celles de l’analyste lui-même ou — pour le dire autrement les limites de la « raison analytique », — les structures non névrotiques appellent un mélange de souplesse et de rigueur, un attachement à l’esprit de l’analyse plus qu’à sa lettre et un recours à la folie privée de l’analyste afin que celle-ci puisse entrer en résonance avec celle du patient. Comment éviter alors la confusion entre « folie privée » et folie tout court ? Comment ne pas tomber dans des pratiques qui, sous couvert de variations techniques d’analyse, mettent en fait en œuvre le contraire de celle-ci, entraînant bientôt l’ensemble de la pratique analytique sur des voies où elle courrait à sa perte. Comment, pour ne pas nous contenter d’évoquer le dialogue Freud-Ferenczi, oublier le dialogue Freud-Stekel – où le premier reproche à son disciple (il s’en était préalablement ouvert à Fritz Wittels dans sa lettre du 18 décembre 1923), les défauts de sa personnalité. Il le trouve professionnellement « impossible », sournois, vaniteux, manquant de franchise. Répondant directement aux vœux de bonne santé que Stekel lui adresse après une intervention pour son cancer, tout en le remerciant et en reconnaissant ce qu’il a fait pour la psychanalyse à ses débuts, il lui confirme qu’il a perdu toute confiance en lui. Il écrit : « Je m’inscris aussi en faux contre votre affirmation si souvent répétée que je m’étais séparé de vous par suite de divergences scientifiques. Cela fait très bon effet sur le public mais ne correspond pas à la vérité. Ce sont seulement et uniquement vos qualités personnelles ce que l’on appelle le caractère et le — comportement — qui ont rendu à mes amis et à moi-même toute collaboration impossible » (lettre du 13 janvier 1924, in Correspondance, trad. A. Berman et J.-P. Grossein, Gallimard, 1966, p. 379.)

Mais comment apprécier aujourd’hui ce que recouvrent ces « qualités personnelles », du fait de distorsions caractérielles, et évaluer le poids de leur influence sur une pratique analytique devant faire face à des cas où la codification de l’analyse n’est guère susceptible de règles strictes ? Comment se passer d’une évaluation impersonnelle et collective dont le rôle est confié à une institution ? En revanche comment accepter que ladite institution s’enferme dans des règlements peu réalistes qui relèvent du souci bureaucratique et ne fasse pas preuve d’une ouverture et d’une tolérance adaptées à chaque cas singulier. Winnicott, qui n’était certes pas un modèle de conformisme, est aussi le produit d’une situation institutionnelle qui laissait en son sein une place à Hyde Park Corner où peuvent se tenir les discours les plus lucides, comme les plus farfelus, comme le veut le berceau de la démocratie moderne.

Compte tenu de l’enseignement de l’histoire de la psychanalyse et l’examen de la situation présente, le seul garant du maintien de l’identité de la psychanalyse c’est le psychanalyste lui-même, dont il serait illusoire de penser qu’il faut le séquestrer dans son cadre pour le garder pur de toute contamination. Sachant qu’il sera inévitablement porté à de nombreuses dérives (dont il est difficile de dire laquelle est la plus dangereuse) il faudrait y regarder à plus d’une fois avant de lui donner cette investiture et bien réfléchir au choix de qui seraient ceux chargés de l’authentifier.

Après tout, cette évolution de la psychanalyse était tout à fait attendue. Lorsque Freud décida en 1920 de modifier sa théorie des pulsions et d’opposer désormais les pulsions d’amour ou de vie aux pulsions de destruction, il présenta d’abord le concept de pulsion de mort comme une simple hypothèse. Près de vingt ans après, juste avant de mourir, c’était devenu une certitude. L’avenir de la clinique, quoi qu’on pense du concept de pulsion de mort, n’a fait que confirmer l’importance de la destructivité dans la pratique psychanalytique qu’on ne peut plus ramener à une simple défense contre l’Eros. Aujourd’hui, nous le savons tous les jours un peu plus, la destructivité sociale, légale ou illégale, domine les destinées de la planète. Elle est d’une présence aveuglante. Si aveuglante qu’il n’y a plus que les analystes pour ne pas la voir opérer dans les cures. Scotomisation du négatif ? Chez nos patients nous avons l’impression de la voir prendre une part sans cesse grandissante, sans que nous soyons en mesure d’établir clairement les liens entre ses formes collectives et ses formes psychopathologiques individuelles. Quand Freud inventa la psychanalyse, c’était pour découvrir le rôle de la sexualité. La libération du refoulement laissait espérer une vie plus libre et plus heureuse. Aujourd’hui, non seulement devons-nous relativiser cette espérance lorsque, par bonheur, Eros domine la scène, mais nous devons aussi faire la triste expérience de ce que souvent son action se trouve doublée par la destructivité. Celle-ci est devenue, dans bien des structures non névrotiques, le principal souci du psychanalyste. Ce n’est pas une des moindres surprises de constater que, parmi les structures non névrotiques, les cas qui relèvent de la psychosomatique apportent de l’eau au moulin de la théorie de la pulsion de mort, obligeant le psychanalyste psychosomaticien à une dure épreuve où les circonstances l’amènent souvent à devoir renoncer à ce qui fait tout l’intérêt de sa technique, soit, à se priver du noble art d’interpréter pour ne pas mettre en danger son patient.

Etre analyste aujourd’hui, c’est assurer le double rôle d’être, comme par le passé, attentif aux expressions les plus subtiles et les plus déguisées de l’inconscient et quand les circonstances l’exigent, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, avec des formes limites de l’analysabilité, se placer en situation d’accueillir en soi des modes de pensée fort éloignés de ceux rencontrés par la cure classique et d’inventer les réponses qui leur sont appropriées. Elles diffèrent souvent beaucoup de celles qui valurent aux pionniers de la psychanalyse une réputation méritée et risquent de creuser le fossé entre la pensée psychanalytique et celle des autres disciplines qui traitent de l’homme.

 André Green

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