Joël Bernat : « Peur : origine et fonction »

Selon Sigmund Freud, la peur est une élaboration secondaire d’une situation première de détresse, élaboration qui prépare par la suite à la production du signal d’angoisse. La peur est un système de défense, d’alarme, face à un danger éprouvé par le moi. La peur est donc une formation seconde et non pas première, et, de plus, ce n’est pas un mal mais une défense, une première tentative de solution face à un danger. mais Freud différencie aussi les peurs névrotiques de celles devant la vie, non névrotiques.

La peur, comme tous les affects, est un sentiment éprouvé par le moi, tel que défini par Sigmund Freud. En tant que telle, la peur fait partie des systèmes de défenses que le moi peut mobiliser dans certaines situations. Cette affirmation freudienne est bien sûr à contre-courant des conceptions actuelles qui font de la peur un éprouvé premier, un mal, un symptôme, et non plus une alarme interne.

Or la peur n’est pas première dans la vie psychique, mais une formation seconde, une élaboration psychique de quelque chose qui la précède et que Freud avait nommé : effroi. Pour comprendre la fonction de la peur et ensuite la situer par rapport à l’angoisse, il nous faut reprendre le fil de ce processus d’alertes.

1°) Avant la peur, l’effroi

Selon sa dernière conception de l’angoisse, à partir de 1920, Freud[1] définit l’effroi (Schreck) comme réaction de détresse psychique (Hilflosigkeit) du moi face à une situation de danger à laquelle il n’est pas préparé. C’est donc un état de surprise qui déborde le pare-excitations, surprise que le moi subit, passivement, car sans défenses du fait de ne pas avoir pu anticiper l’événement.

C’est cela qui constitue le traumatisme : un trop d’excitations que le moi n’arrive pas à élaborer, assimiler et représenter. Freud a associé cet état à celui de la période d’immaturité du moi chez le nourrisson, c’est-à-dire un temps de détresse psychique, qui peut se revivre à l’identique à chacun de ses répétitions, la première réaction faisant destin.

En fait, plusieurs destins psychiques sont possibles à partir de là. Pour exemple :

  1. la situation d’effroi compose le noyau d’un traumatisme psychique (une des solutions, à laquelle le moi peut recourir par la suite, consiste en la répétition de la scène d’effroi mais en inversant les places : le moi devient l’acteur de l’effroi – par exemple, dans l’exhibitionnisme : montrer au lieu de subir la vue) ;
  2. soit la situation de « surprise » et d’effroi est rejetée (Verwerfung), et fera dès lors retour sous forme, par exemple, d’hallucination : c’est le cas, chez l’« Homme aux Loups », avec « l’hallucination du doigt coupé »[2] ;
  3. soit le moi, en se développant, va élaborer cet affect d’effroi selon les phases suivantes : peur, puis angoisse.

Nous savons combien l’effroi est central, pour certains enfants, dans l’expérience de séparation (et son vécu d’abandon) ou encore lors de la découverte de la différence des sexes. Et combien cet affect aura tout un destin psychique, tel que Freud le montrera au long de ses écrits, notamment dans l’un des derniers : « Le clivage du moi dans les processus de défense »[3]. Cela tient au fait que pour le moi, l’effroi est l’éprouvé du danger de la perte de la perception de l’objet (observable dans l’angoisse dite du huitième mois) : c’est cette dimension, pour le garçon, qui opère dans la perception de la différence des sexes : il ne retrouve pas chez l’autre la vue de son pénis (en tant qu’objet d’identification narcissique) : c’est alors la condition de l’effroi.

Cette perte de la perception sera par la suite assimilée à la perte de l’objet ou la peur de perdre l’objet (par exemple la perte du pénis sous l’effet de la menace de castration) ; l’angoisse est, quant à elle, la réaction au danger que comporterait cette perte, puis à la perte même de l’objet.

2°) La peur

La peur (Furcht) est une première élaboration psychique de l’effroi. Cette élaboration va se produire par l’attribution d’un objet défini au danger effrayant, en le figurant ou le représentant : l’effroi est ainsi mis à distance, ou en d’autres termes, entre le moi et le danger, il y a désormais un tiers, la représentation d’un objet ou d’une situation dangereuse. L’éprouvé est toujours celui d’un danger mais il est désormais lié à cet objet et sa fréquentation, ou dans d’autres situations, le danger peut être celui de la perte de cet objet et donc de sa fonction de protection, d’écran.

Avec cette première élaboration de la peur, le moi est ainsi préparé à la situation de danger grâce à une représentation médiatrice, entre moi et monde par exemple : il suffit d’éviter la présence de cet objet.

Freud a relié la peur à la phase de dépendance (à l’objet) de la première année, puis à la phase phallique lorsque cet objet est le pénis (et c’est alors le danger de castration). L’objet « pénis » de même que l’objet « loup » sont des exemples d’un objet qui a la particularité de regrouper les angoisses fragmentaires et les menaces en une forme de synthèse : le gain est qu’il n’y a plus qu’une seule menace et un seul objet de peur, ce qui devient bien plus facile à « gérer » pour le moi.

La situation de peur est ainsi une situation où la détresse et le danger sont reconnus, remémorés ou attendus mais sans déborder le moi puisque contenus dans, ou cadrés par un objet. Donc, non plus le danger de l’effroi et de la détresse psychique, mais celui de la perte d’objet – et donc de sa protection.

3°) Après la peur, l’angoisse

Cela ne suffit pas et le moi va continuer son processus d’élaboration en éloignant psychiquement de plus en plus le danger.

L’angoisse (Angst) est ainsi l’élaboration suivante de la peur et donc une préparation au danger : le moi est ici dans une position active, c’est lui qui a la fonction de provoquer l’affect d’angoisse, qui est ainsi une alerte et une anticipation du danger, une prévention de la menace.

À ce niveau d’élaboration, la situation de détresse psychique est évitée, ainsi que la menace de perte de l’objet, même si l’affect d’angoisse en porte la trace mnésique. De plus, cette détresse originaire est ici reproduite activement par le moi : il n’est plus débordé ni traumatisé.

L’on perçoit ici en quoi l’angoisse n’est pas une maladie mais un système d’alarme au service de l’autoconservation, elle n’est pas le danger mais le signal de sa survenue, ce qui rend assez incompréhensible le recours aux anxiolytiques qui suppriment une défense naturelle – au lieu de l’entendre…

4°) autres élaborations

Le moi va poursuivre ses élaborations toujours dans le souci de renforcer sa position de maîtrise par une nouvelle élaboration, telle celle de la phobie qui est une conduite supplémentaire d’évitement de la situation d’angoisse tout en créant une autre scène pour tenter d’élaborer l’élément de danger. Il est évident que le souci du moi sera l’évitement de l’angoisse, soit par des élaborations contra-phobiques, des demandes d’anxiolytiques, etc.

L’on voit que le travail du moi via ses élaborations successives est, à l’instar du refoulement, d’éloigner les dangers du plus interne vers le plus lointain extérieur, du plus intime au plus anonyme.

Ainsi le danger peut se porter sur un organe sexuel et la crainte de sa perte, puis, par déplacements vers la peur de la mort.

Avec ces trois affects (effroi, peur, angoisse), nous avons une illustration du travail d’élaboration de la psyché en organisations successives du système de défense du moi, mettant de plus en plus à distance le danger, le premier pas étant la création de l’objet, entre moi et monde, dans une fonction de frontière pare-excitations, et le second pas étant le déplacement du danger vers sa menace.

5°) Une peur particulière : la peur devant la vie

En 1911, Freud précise ceci [4] : pour lui, il y a deux grands types d’angoisses ou de peurs :

  1. Les peurs et angoisses névrotiques comprenant celles face à la mort ;
  2. Et, très différente, la peur et l’angoisse devant la vie.

Ces deux angoisses renvoient à la différenciation entre pulsions sexuelles et pulsions d’auto-conservation. La différence tient au fait que les premières relèvent de refoulements de pulsions sexuelles, ce que Freud résume d’une formule : « Toute angoisse est la peur de soi-même, la peur qu’a l’individu de sa libido ». Pensons aux angoisses de jouir, de penser, ou la crainte face à la curiosité, etc.

L’angoisse de mort est une angoisse névrotique (car pour Freud, nous n’avons pas d’expérience vécue de la mort, elle ne peut donc être que fantasmée), qui est en fait liée à la crainte de mourir avant d’avoir pu satisfaire bien des souhaits qui furent le plus souvent refoulés. C’est-à-dire qu’il s’agit ici bien plus de la peur de ne pas avoir assez vécu, c’est-à-dire pas assez satisfait ses désirs, de ne pas avoir assez joui de sa vie, que de la peur de la mort elle-même. Freud en donne une illustration  en 1937 dans une lettre à Marie à Bonaparte :

« Dès l’instant où un homme remet en cause le sens et la valeur de sa vie, il est malade, car objectivement aucune existence ne peut en avoir ; en se posant cette question, on admet simplement l’existence de libido insatisfaite qui aurait attendu quelque chose d’autre, une sorte de fermentation menant à la tristesse et la dépression. Je crains que mes explications n’aient pas l’air merveilleuses. Peut-être parce que je suis trop pessimiste. »

Bibliographie :

Les premiers psychanalystes : Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, vol. III, 1910-1911, séance 15 novembre 1911, Paris, Gallimard, 1979, p. 309.

Sigmund Freud, 1914, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’homme aux loups », in Œuvres complètes, XIII, Paris, P.U.F., 1988.

Sigmund Freud, 1920 : « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot 1981, p. 50,

Sigmund Freud, 1924 : Inhibition, symptôme et angoisse, P.U.F. 1971.

Sigmund Freud, 1938 : « Le clivage du moi dans les processus de défense », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985.

Notes :

[1] Sigmund Freud 1920 : « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot 1981, p. 50, et surtout, en 1924 : Inhibition, symptôme et angoisse, P.U.F. 1971.

[2] Sigmund Freud 1914, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’homme aux loups », in Œuvres complètes, XIII, Paris, P.U.F., 1988.

[3] Sigmund Freud 1938 : « Le clivage du moi dans les processus de défense », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, P.U.F., 1985.

[4] Les premiers psychanalystes: Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, vol. III, 1910-1911, séance 15 novembre 1911, Paris, Gallimard, 1979, p. 309.

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