Joël Bernat : « Joyce McDougall et la matrice du psychosoma »

In Théâtres du corps, Gallimard, 1989, pp. 45-66. Extrait d’un séminaire 2019-2020.

En exergue, pensons au fait qu’il y a des théories psychanalytiques qui posent comme principe premier ou bien qui partent du postulat (visions-du-monde psychiques) que :

  • la mère est dans le père, au sens où l’élaboration du père ne fait que reprendre ce qu’il en était de celle de la mère ;
  • le père est dans la mère, au sens où il est déjà là sous la forme du désir de la femme pour cet homme.

1 : L’origine de l’individu

* Il y a un état d’indifférenciation à l’origine qui forme une matrice somatopsychique originelle qui con-fusionne le bébé et la mère-univers : soit un UN omnipotent quand il n’y a pas de frustrations.

Alors tout ce qui menace de détruire cette illusion d’indistinction et d’omnipotence, entre le corps propre et le corps maternel, mène le bébé à une quête désespérée pour retrouver cet état de paradis (intra-utérin par exemple pour McDougall). [mais l’adulte aussi ! Cela occupe toute la vie. Voir Aristophane, l’Âge d’Or, le Paradis Perdu ou encore les théories du UN, l’océan primordial de Jung, etc.]

Ce sont les soins maternels qui viennent apaiser le bébé en recréant cette illusion du UN. [voir l’état amoureux]

* En opposition existe chez le bébé un besoin de séparation qui sera plus ou moins facilité par la mère. [Les couchers sont des temps de séparation qui dépendent de la problématique et des humeurs parentales]

Cela opère une désomatisation progressive de la psyché [voir le frayage chez Freud et le rôle d’Éros] qui produit une double quête psychique :

  • Refusionner avec la mère-univers [l’indivision comme jouissance omnipotente] ;
  • De différencier et séparer d’elle [mais être est là source de souffrance et d’angoisse, et d’effort[1]].

* ce travail psychique progressif, grâce aux mécanismes d’incorpration, d’introjection et d’identification) :

  1. Construit une image de l’environnement maternel ;
  2. Puis une représentation mentale de la mère rassurante, bienveillante car elle apaise son bébé, ses excitations, tout en respectant ses désirs d’autonomie ;
  3. Ce qui est source d’une identification ultérieure, celle d’une imago qui apaise le moi ou pas [selon le schéma économique de base de Freud : excitation à action à plaisir : la mère comme modèle de l’action, cf. RM Brunswick]

2 : Origine de l’univers symbolique[2]

* l’enfant commence à créer des doudous (security blankets) qui représentent les fonctions protectrices et apaisantes de la mère. Ce sont des objets pré-transitionnels[3] : des bouts de tissus ou de vêtements de la mère avec son odeur, etc.[4], source de l’illusion de la présence maternelle, signe de substituts internalisés.

* ils sont peu à peu remplacés par des objets substituts plus sophistiqués (c’est-à-dire symboliques) comme les peluches (donnés par le parent) ou des actes rituels (témoins aussi de la présence maternelle).

* puis ces objets sont à leur tour remplacés par des mots, tel celui de maman [voir le jeu de la bobine, mais aussi cette période de vérification via les appels pour rien…] : nommer ma mère permet de l’avoir a disposition, de la rendre présente dans son absence. [La dimension transitionnelle des mots et du langage ! et aussi ici le passage progressif des représentations de chose aux représentations de mot].

* le mot maman répète le vécu relationnel. [Puis devenir sa propre mère…]

* donc : la diminution des contacts corporels va de pair avec l’augmentation de la communication symbolique, quelque chose qui fait tiers et permet de satisfaire le désir d’être soi-même et celui d’être une partie indissoluble de l’univers, ce qui peut se distribuer entre corps et langage ?

* En tous cas l’échec de cette progression symbolique a pour conséquences :

  • La difficulté d’intégrer et de reconnaître affects et pensées [comme venant de l’intérieur de soi[5]],
  • Et celle d’investir via les symboles le monde externe.

* Ce qui nous donne une clinique comme celle de se laisser glisser physiquement vers cet ombilic [drogues, alcool, laisser tomber et autres addictions] ce qui réalise deux expériences essentielles psychosomatiques de base :

  • La jouissance du sommeil,
  • La jouissance de l’orgasme.[6]

Ces expériences dépendent de l’expérience vécue par rapport à la mère :

  • La peur de la mère mortifère qui mène à la perte de soi [pulsion de mort et ses figures : sorcière, Faucheuse, etc.] ;
  • La mère support imaginaire de l’union érotique et mystique [pulsion de vie].

3 : Corps, sexe et psyché pour deux

* comment entendre la demande muette – et ses élaborations secondaires – d’une union fusionnelle en un seul corps, souvent sous-tendue par la terreur de perdre le sentiment de soi corporel [ou l’aliénation à un autre, un maître supposé ou son discours, ou à une institution et sa doctrine, un idéal de groupe, etc. Cela se joue à plein dans les histoires d’amour ou la sexualité : fusionner / défusionner ; voir les larmes post-coïtum ou encore la terreur de la jouissance].

* ou ses prolongements fantasmatiques et les problématiques qui en découlent :

  • Un corps pour 2 : fusionner avec le savoir du corps médical, ne pas aimer car cela divise en faisant exister de l’autre, la désaffectation ;
  • Un sexe pour 2: le machisme ou la théorie de la castration masculine, homosexualité (le génital divise), donc les refus de la différence des sexes ;
  • Une psyché pour 2: la psychose certes, mais aussi l’institution, le maître, le psy, tout ce qui massifie contre l’individu.

Donc : la libido – Éros – sépare et divise et fait exister l’autre, l’altérité.

* l’identité subjective : elle est déterminée selon deux dimensions : ce qui me ressemble // ce qui est différent de moi[7], soit ici l’opposition narcissisme / altérité.

* l’enfant – qui continue à vivre dans l’individu adulte – tente d’interpréter les messages incohérents des vœux et peurs parentales[8] : ce sont des tentatives d’auto-guérison (au même titre que la plupart des manifestations dites psychopathologiques, voir DWW).

Car bien des choses dépendent de la présence et de la capacité des parents à contenir et élaborer leurs détresses et celles de leur enfant surtout dans les temps présymboliques.

4 : organisation précoce de la psyché

Elle dépend de la dimension de l’altérité et de ses effets entre corps propre et corps de l’autre. Bien des théories furent élaborées à ce sujet, soit autant de métaphores sur cette construction. Par exemple :

Bion et les éléments alpha/béta ; Lacan et le manque-à-être ; Klein et les position schizo-paranoïde et dépressive ; Mahler et les processus de symbiose et de séparation-individuation ; Winnicott et l’espace transitionnel ou le faux self ; Kohut avec le soi objet ; Stein avec la conscience préverbale ; Aulagnier avec les pictogrammes ; Fain avec la censure précoce ; Marty et la hiérarchisation des fonctions, etc.

5 : Roc de l’altérité et la moitié manquante d’un être

* toute réalité psychique doit composer avec :

  • les désirs primitifs de retour à l’état de fusion, d’indivision, avec la mère-univers, c’est-à-dire un désir de non-désir (Aphanisis) [le fantasme de retour dans le ventre maternel de Freud] ;
  • le deuil de ce désir pour acquérir une subjectivité.

[Soit le conflit fondamental de l’être si bien illustré par Aristophane et son mythe de l’Androgyne !]

* cela est possible lorsque l’enfant peut investir libidinalement et narcissiquement les blessures des expériences de séparation et des différences sexuelles et existentielles qui déterminent le sens du moi. Sinon, tout est vécu comme pertes et se maintient l’illusion d’une union fusionnelle [voir la confusion identité / appartenance !] en deux situations extrêmes schématiques :

  • une pathologie autistique ou psychotique où le corps et son fonctionnement somatique restent intacts et que l’esprit se ferme au monde extérieur ;
  • une pathologie somatique où la relation à la réalité est maintenue intacte et le soma fonctionne sur un mode autistique détaché des messages affectifs de la psyché et réduit à une expression non verbale.

6 : somatisation

* Le corps a sa propre forme de compulsion de répétition. Les somatisations possibles sont de deux types :

  • la névrose actuelle qui se situe entre les états hystériques et les états psychosomatiques ;
  • ou une somatisation liée à la métapsychologie de l’affect qui peut subir trois transformations quand inaccessible à la conscience :
    • conversion hystérique [le corps comme porte-parole du refoulé] ;
    • névrose obsessionnelle [le refoulement du corps, kakon, et se croire pur esprit] ;
    • névrose actuelle[9];
    • rejet de l’affect [le corps machine].

* des pensées intolérables pour la mère peuvent devenir des pensées interdites pour l’enfant.

* des mères vivent leur enfant comme corps étranger, différent, d’autres ne peuvent abandonner la relation fusionnelle.

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[1] Soit deux registres différents ou effets opposés : l’environnement et la libido.

[2] Voir Anna Segal.

[3] Les équations symboliques de Segal.

[4] Ce sont des objets surfaces, plans. De plus, Octave Mannoni précise (« Trois types d’objets différents », in Delenda, n° 1, 1980, p. 52) :

1°. La bobine du petit Heinelé fonctionne selon le mode du symbolique. Elle ne compte pas par elle-même – on pourrait la remplacer par autre chose, un bouchon, par exemple, pourvu qu’on conserve la règle du jeu. Règle simple : ici ou là-bas. Les mots fort et da ne sont que le commentaire du jeu. La règle symbolique fonctionne avec un objet quelconque, et non un objet élu. La bobine représente la mère, mais seulement en tant qu’absente ou présente.

2°. L’objet transitionnel ne représente pas la mère de cette façon : il la remplace. Si l’enfant le rejette, c’est un mouvement d’hostilité ou de dépit, ou une provocation – comme ce serait avec la vraie mère. Si la bobine était un objet transitionnel, son rôle serait d’être da, et non da ou fort Par exemple, il en aurait besoin pour s’endormir. On peut dire qu’Heinelé a surmonté cette position.

[5] Un bel exemple nous est donné par les terreurs nocturnes.

[6] Soit deux jouissances différentes (Freud ; voir http://www.dundivanlautre.fr/excitation-exces-pulsion-de-mort-feminin-contre-transfert/joel-bernat-fonctions-et-categories-des-plaisirs ) : la première est sur le modèle de l’épuisement progressif de l’excitation, l’acmé étant au départ, la seconde est une montée vers l’acmé et se dissout d’un coup. L’une relève de la sexualité infantile et l’autre de la sexualité génitale.

[7] Voir Lichtenstein, The Dilemma of Human Identity, 1961, New York, Jason Aronson, 1977.

[8] Tout Laplanche ici – qui n’a jamais cité Lichtenstein…

[9] Son origine n’est pas dans un conflit infantile mais dans le présent, et donc le symptôme n’est pas une expression symbolique mais résulte de l’absence ou de l’inadéquation des satisfactions sexuelles : abstinence, continence, coït interrompu, masturbation, etc. Ce terme n’est plus guère utilisé sauf par le courant de psychosomatique théorisé par Michel Fain, Pierre Marty.

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