Joël BERNAT : « « Je est barbare », et notre inconsolable besoin de barbarie »

Victor Hugo : « Le XXè siècle sera grandiose, autant que le XIXè fut affreux. »

Paul Valéry : « L’inhumanité a beaucoup d’avenir devant elle. »

1 – Origines

Lorsque Dionysos paraissait, cela produisait un état de panique[1], ce qui signifiait pour les Grecs, la dissolution de l’ordre social et moral, c’est-à-dire de la civilisation qu’apportait Apollon[2]. Ce que répétera le Carnaval[3] au Moyen-Âge, mais alors de façon cadrée, maîtrisée. Il fut donc un temps où le civilisé reconnaissait, à travers ses mythes et ses fêtes, que la barbarie était en lui de façon intermittente et pouvait émerger lors de régressions, selon le bon vouloir des dieux.

Barbare devint le terme employé par les Romains (barbarus) pour désigner les étrangers à l’Empire : mais l’observation montre aussi que ces Barbares avaient les leurs, puisqu’ils étaient poussés aux frontières romaines par les migrations de populations asiatiques, les barbares des barbares. Ici, nous sommes avec les Barbares de l’Est. Car il y en a d’autres !

Il y avait aussi les États barbaresques[4] ou Berbérie, terme employé par les géographes grecs pour désigner les régions d’Afrique du Nord peuplées par les Berbères. Ce terme fut repris par les Européens, de la fin du Moyen-Âge (au temps des pirates barbaresques) jusqu’à nos jours.

Bref, il y a donc des Barbares au Sud. Nous pourrions en trouver aussi au Nord, sans doute avec les Vikings, mais pas à l’Ouest puisque il n’y a que l’Atlantique… Étions-nous encerclés ? En tous cas, ils étaient partout autour de nous.

Mais, dit-on, c’était il y a bien longtemps, d’ailleurs, c’était l’Antiquité… donc bien avant nos progrès de civilisation à nous. Et pourtant, dire que « c’était il y a bien longtemps » ne suffit pas, car à ce point, le mal est toujours en nous. Il faut donc l’endiguer, mieux, l’expulser, le refouler encore, non plus dans le temps d’un passé, mais dans l’espace. L’effort de civilisation des Grecs antiques va, à partir du Ve siècle av. J.C., s’y employer en s’emparant du pouvoir des dieux et, par le jeu des lois, cadrer la panique, adversaire de l’unité d’un groupe.

 

2 – Représentation du Barbare

La cité grecque antique réservait le terme de xénos à l’étranger (ou métèque à Athènes) ; étranger certes, mais civilisé dès lors qu’il parlait grec, et avait alors droit à la parole. Sinon, il était barbaros, qui serait une onomatopée censée imiter ce que les grecs entendaient des langues étrangères : « ba…ba… ». Barbare a donc désigné l’étranger pour les Grecs, les Romains et, plus tard, pour la Chrétienté selon un critère linguistique qui a évolué vers un sens fortement péjoratif : en témoigne encore le barbarisme. Ainsi la Barbarie a fini par désigner un manque supposé de civilisation, l’état d’un peuple moins ou non civilisé, entourant et encerclant la civilisation.

Ce n’était plus dès lors un état interne, qui pouvait ressurgir dans des régressions maniaques[5], mais un état externe ; la langue inarticulée du possédé devint la langue du barbare, de l’étranger.

Remarquons que non civilisé ne signifie pas primitif, car la représentation du barbare est fort différente de celle du primitif qui n’est qu’un bon sauvage, à qui l’on accorde peu d’intelligence et de culture. Car le Barbare est toujours animé des plus mauvaises intentions, c’est-à-dire qu’il manifeste et agit ce que la civilisation a péniblement endigué, refoulé : c’est le mauvais sauvage, souvent représenté sous la forme de géant ou d’êtres velus et hirsutes, rustres impitoyables et inhumains[6], animés par l’intelligence du Mal[7], sur la base, sans doute, des mythologies grecques des Géants, des Titans ou de Pan[8].

 

3 – La croyance en une puissance de la désignation verbale

Sur le Mont des Oliviers à Jérusalem, il y a une pancarte où l’on peut lire : « Gentlemen, it’s here ! », suivi d’une flèche pointant vers le bas, vers un carré de terre, objet du recueillement des fidèles. Extraordinaire pouvoir de la nomination, de la localisation, de l’assignation[9], qui, au-delà des siècles, transmet une certitude : c’est localisé et c’est ici, ce ne peut être ailleurs.

Ainsi voit-on chaque peuple tracer son ici et son ailleurs, son Heimliche et son Unheimliche, ce hors où il projette et assigne la barbarie, permettant le clivage du bon et du mauvais qu’une frontière de démarcation vient figurer. Mais non sans une absolue conviction, celle qui ne fait aucun doute que c’est bel et bien l’autre le barbare. L’autre, car nous sommes bien dans le champ complexe de l’Altérité. Et cette altérité devient ainsi mauvaise, menaçante. La seule puissance du verbe et du symbole vient faire du comme si c’était vrai.

Bref, grâce à la nomination, la barbarie n’est plus en notre passé et n’est plus en nous, elle est hors de nous, mais du coup elle change de temps : elle est au présent et permanente. Ce qui va exiger de nouvelles opérations, car ce qui est mis hors, projeté, ne cesse de menacer de faire retour, de menacer d’invasion.

Un court exemple : je ne sais plus quel pharaon, lassé de voir son riche empire pillé par les Nubiens, fit ériger à la frontière une stèle rédigée en hiéroglyphes, langue civilisée, pour des Nubiens qui n’avaient pas d’écriture… indiquant les punitions réservées à tout pillard qui franchirait cette démarcation[10]. C’est-à-dire que nous entrevoyons ici le rôle des lois dans cette question de la barbarie sous la forme d’un nouveau clivage, plus élaboré : le légal et l’illégal, mais dans la croyance que les lois, auxquelles nous nous soumettons, nous semblent bonnes et éclairées, et qu’il en devrait être de même pour le voisin.

En tous cas, il serait requis ce corps ou cette pierre de lois afin de venir renforcer la frontière, c’est-à-dire le clivage, et maintenir, arrimer plus solidement, le déplacement, la projection du bon et du mauvais[11].

 

4 – Espaces

Il y aurait donc un Eden – ou des Lumières – de la civilisation, et un Enfer – ou des Ténèbres – de la Barbarie. Cette pratique de traçages de territoires est inhérente au vivant. L’animal, bien sûr[12], et l’animal humain de même, ceci dès son enfance : il y a l’amour et la sécurité dans la maison et le danger et la violence à l’extérieur. Ce qui fait que le différent, l’autre, l’extérieur, bref l’altérité est le lieu projectif de toutes les menaces.

Le problème avec l’espace, c’est qu’il se meut au fur et à mesure de mon déplacement, c’est-à-dire que lorsqu’un espace me devient familier, la frontière se déplace en même temps. Le barbare est ainsi le voisin, puis le quartier ou la cité d’à côté, la ville voisine (Metz ou Nancy), le département ou la région (l’Alsace ou la Lorraine, les Vosges), puis un pays (USA ou URSS), l’autre continent (Afrique ou Asie), voire les extra-terrestres, etc. De la même façon, cela se joue avec les religions.

Comme on le voit, l’espace est un outil bien pratique pour croire localiser et canaliser la haine, ce que les gouvernements ont pu user à loisir (nos amis d’hier deviennent les barbares du jour, tantôt anglais, tantôt allemands, etc.)

L’espace s’offre comme représentation idéale où localiser la différence, l’altérité qui effraie[13]. Le monde est ainsi coupé en deux, et des éléments sont distribués : à nous la Raison et l’ordre moral[14], c’est-à-dire le haut, à eux le pulsionnel, etc., c’est-à-dire le bas. Ce qui est fort pratique puisque le pulsionnel est jugé inéducable, asocial et hors civilisation. Mais ce serait croire que le refoulement du pulsionnel serait la clef du progrès de civilisation.

 

5 – Le travail de civilisation

Une fois le clivage opéré, la question du « comment se civiliser ? » reçoit une réponse particulière, mais spécifique à tout clivage : c’est-à-dire la tentative d’éloigner de plus en plus ou de supprimer la frontière, c’est-à-dire le clivage, afin de détruire la menace d’invasion, le retour du refoulé.

Pour le civilisé, le barbare étant l’autre, et cet autre incarnant toutes les menaces pour son foyer, il n’y a plus qu’à éradiquer le barbare, en le civilisant de force ou en le supprimant, pour la noble cause de la civilisation, ce qui permet de ne pas se voir comme barbare de l’autre[15]… Car, vu depuis le civilisé, la barbarie est ce qu’il pense avoir dépassé : l’absence de lois, la violence, la haine. Ce dernier élément est un ingrédient essentiel attribué au barbare, de même que c’est un ingrédient majeur dans la lutte pour la civilisation. Ceci est intrinsèque à l’affirmation : « nous sommes civilisées ». Il est important, pour que cette affirmation tienne, que toute trace interne de barbarie soit refoulée et projetée à l’extérieur : nous ne sommes pas les barbares des Amérindiens[16], puisque nous venons les civiliser. Et ceci est remarquable : une fois établie la négation que le barbare n’est plus en nous mais qu’il est autre, cela déplace la menace : si elle n’est plus interne, elle est externe et au présent, et cela réclame donc d’éradiquer cette menace afin de protéger la civilisation contre un danger, sans doute imaginaire, de contamination et du risque de panique[17].

Le gain, et le piège, reste la désignation – devenue culturelle – qui est faite aux masses : par exemple, le nazi. Cette désignation d’une barbarie effectivement extrême, a, sur son envers, un effet d’occultation, celui de la barbarie interne (Vichy, Indochine, Algérie, etc.), ou plus simplement, permet l’effacement de la barbarie au quotidien, la notre, comme si, et c’est le risque, voire le résultat, le barbare n’était que le nazi, c’est-à-dire l’extrême et le pire.

 

6 – Du besoin de barbare

Comme on l’entrevoit, on ne peut traiter cette question en oubliant qu’elle est toute entière prise dans un jeu binaire de symétries : civilisé ou barbare, le ou marquant l’exclusion (du refoulement). Le barbare est donc l’inverse, le négatif du civilisé ou plutôt de celui qui se désigne comme tel ; mais leurs naissances sont simultanées : dès qu’il y a civilisé, il y a barbare, ou peut-être bien que pour se poser et se vivre comme civilisé, il y a d’abord à trouver un barbare. Ceci est valable pour un peuple comme pour un individu.

Mais dès lors, le barbare apparaît comme une nécessité, un topos incontournable. Un besoin de symétrie pour se définir[18] (ce qui amènerait à se poser la question suivante : le barbare n’est-il pas à ma seule image ?)

Ne perdons pas de vue que nous sommes aussi en présence d’un fait de langage, ainsi qu’Aristote l’avait montré en ces termes : le blanc existe parce que le noir existe. C’est le mot qui permet cette équation symétrique, le mot et son pouvoir de réversibilité, mais aussi cette illusion tenace qui est, ensuite, de croire que le mot est la chose. Croyance fort pratique puisqu’elle vient masquer une opération psychique : face à la chose, j’utilise la désignation par un mot censé la représenter, mot qui vient couper la chose, la cliver en symétries réversibles, etc.

 

7 – Projection

Pour instaurer le groupe ou l’état, il y a donc à canaliser les pulsions agressives en les détournant et les projeter dans un pseudo extérieur, puis tracer une frontière assez palpable pour les y contenir. La haine ainsi détournée sur un objet externe (qui lui donne – enfin ! – une forme) permet de consolider les liens internes du groupe qui, ainsi, n’a plus à craindre sa destruction de l’intérieur. Cette projection a un effet secondaire : l’objet externe devient un persécuteur potentiel, un objet d’angoisses paranoïaques[19]. C’est donc toute la fonction de l’étranger qui est ici énoncée, avec un nouveau gain : les pulsions agressives étant intraitables mais canalisables, je peux alors croire qu’en gérant l’étranger, je gère in effigie mes propres cruautés. Cela ne marche que si il ne se passe rien… L’autre avantage est que dès lors le groupe peut s’idéaliser comme élite, lieu du progrès, etc., oubliant que cela ne relève que d’une utopie. Tout cela est défendu et renforcé par des mécanismes secondaires : par exemple, ce n’est pas moi qui m’excite, c’est lui qui est excité, il va donc falloir le calmer, le tuer, etc.[20]

 

8 – Les fonctions du Barbare

Sous le règne de T’ien K’i (Ve av. J.C.), l’Empire Céleste atteint un idéal de réalisations artistiques et scientifiques. Règne donc une divine harmonie jusqu’à ce que, aux confins de l’Empire, paraît un Tatar animé d’un désir d’invasion. À cette nouvelle fait écho le rire de l’Empereur, jusqu’à ce qu’un bilan vienne imposer la réalité : vingt-deux villes prises et des milliers de morts. L’étonnement passé, qu’un barbare ose s’attaquer à l’Empire, l’Empereur convoque son maréchal en lui demandant d’arrêter ce désordre. Mais quelle surprise à la réponse du soldat : « mes guerriers ne peuvent se battre contre des barbares qui ignorent tout de l’art militaire, ils s’abaisseraient ainsi ! De plus, il ne nous a pas déclaré la guerre ni respecté le délai de rigueur entre déclaration et premier assaut. C’est manquer à tous les usages ! » Car l’harmonie régit même la guerre, entre autres de ses six tomes de La Stratégie de Po Su et les vingt-deux tomes de L’Art Belliqueux de Fo Hue[21]. Aussi l’Empereur expédie une remontrance au Tatar (illettré…) citant le paragraphe vingt-deux du chapitre quatre cent quarante-quatre du Traité des Armes : « nul ne peut, de son propre fait, déclarer la guerre à quiconque sans en avoir discuté les modalités, dressé le programme des interventions projetées, etc.… » Ainsi fut rapidement envahi le puissant Empire tant convaincu de son degré de civilisation, vaincu par ses propres lois, leur rigide inertie, entravant toute possibilité, jusqu’à l’idée même de mobilisation.

L’intérêt de cette histoire est de nous offrir une représentation de ce mouvement de purgation, par le déni, de la barbarie :

– d’un côté, le processus de civilisation devient de plus en plus obsessionnel et produit une inertie qui empêche toute adaptation au nouveau : le protocole prime et efface tout contenu[22] et produit un véritable interdit de penser, niant, au pire, l’existence même des êtres. Seul le protocole a droit à l’existence, à la parole ;

– de l’autre, le barbare représente le retour du refoulé et sa menace, mais aussi le mouvement, le nouveau, et l’adaptation.

 

9 – Les systèmes s’effondrent d’eux-mêmes

Dès lors s’impose une question : sont-ce réellement les barbares envahisseurs qui mettent fin à une civilisation, ou bien est-ce la civilisation qui s’effondre de l’intérieur, selon un principe d’entropie de l’institutionnalisation[23] ?

Par exemple, certains présentent le déclin de Rome comme résultat des invasions barbares. Mais ces invasions furent possibles par l’épuisement interne de l’Empire[24], et le fait d’avoir été envahi de l’intérieur avec l’instauration du monothéisme chrétien et son effet, comme avec tous les monothéismes, de régression de la civilisation à un « Moyen-Âge ». Et non pas que ce Moyen-Âge résulterait des invasions dites barbares, puisqu’il apparaît comme évidence que ces mêmes barbares ont plutôt apporté une forme de renaissance dans un monde épuisé[25]. Ce fut peut-être bien les civilisés qui redevinrent barbares[26]… afin de recréer ou retrouver un mouvement interne. Comme une nécessité face à la mortification progressive de l’institution de l’état.

Idée dérangeante tant que nous sommes aliénés au mythe du progrès[27] – et son envers toujours oublié, l’angoisse du déclin – mythe du progrès qui dénie la possibilité de l’effondrement. Cet effondrement pour un renouvellement est masqué par le mythe du déclin, c’est-à-dire l’angoisse d’un retour aux âges dits barbares, aux temps de la haine.

Car c’est bien la haine en acte (la cruauté) que représente la figure du Barbare. Cette haine constitutive de l’humain et qui ne connaît pas de progrès. En 1920, Freud est ainsi amené à inclure le principe destructeur dans la vie psychique, suite à un constat : « nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. »[28]

 

10 – Pour conclure : nous sommes barbares

En 1969, lors de la cérémonie des Diplômes de Droit à l’Université de Harvard, un étudiant fit le discours suivant : « Les rues de notre pays sont en émoi. Dans nos universités, les étudiants appellent à l’émeute. Les communistes n’ont qu’un seul but, désorganiser la nation. La Russie nous menace de toute sa puissance. La république est en danger. Oui, en danger, de l’intérieur comme de l’extérieur. Il nous faut rétablir la loi, il nous faut rétablir l’ordre. Sans l’ordre et sans la loi, nous ne survivrons pas. » Une salve d’applaudissements avait ponctué ces mots et l’étudiant avait attendu le retour au calme pour enchaîner : « Ce discours a été prononcé en 1932 par Adolf Hitler. »[29]

Ce que la notion de barbarie dévoile est l’utopie du progrès comme émancipation de l’humanité qui dispenserait du meurtre[30], que ce soit grâce aux progrès de la science, de la Morale ou de la culture et ses échanges interculturels. Or, cette culture n’est qu’une illusion[31], qui ne tient que tant qu’il ne se passe rien. Ce n’est pas l’humain qui progresse, ce ne sont que les formes (d’expression) qui changent.

Certes, il y a progrès, mais il y a aussi régressions, sans cesse. Le choc ou le conflit civilisation / barbarie est interne, se joue en chacun de nous. Nous voici donc revenu au point de départ, au savoir et à la sagesse des Grecs antiques : le barbare est en nous, et nombreuses sont ses épiphanies.

 



[1] La mania était l’état de délire qui s’emparait de l’individu ou des foules lors des épiphanies de Dionysos, état qui était celui de la panique jusqu’au départ de Dionysos, son apophanie.

[2] Dans ce couple de dieux, indissociables, Dionysos représentait déjà l’étranger, l’inverse symétrique.

[3] Le carnaval a gardé l’esprit de son origine : il débute le jour de l’épiphanie (jour des Rois) et son apophanie est le jour du Carême.

[4] Les Européens englobaient sous ce vocable les provinces d’Algérie, de Tunisie et de Tripolitaine.

[5] Les bacchanales, par exemple, où, sous l’emprise de la boisson (le vin des vignes apportées par Dionysos), la langue se désarticule et devient, par régression, barbaros.

[6] Dans un dictionnaire : « Les Huns étaient des barbares connus pour leurs activités sanglantes, tout comme les Vikings célèbres pour leurs pillages par bateaux ».

[7] Pourquoi oublie-t-on que les Barbares étaient très souvent intelligents ? Sinon pour les rendre plus étrangers à nous. Mais c’est aussi le résultat de notre civilisation : si l’amour, par exemple, y est très codifié, sur-élaboré, la haine, en revanche, est frappée d’interdit, refoulée par l’éducation, et ne peut qu’être très peu élaborée.

[8] Les géants sont des personnifications de la brutalité que l’on trouve souvent à l’origine, en tant qu’ennemis, de la fondation des civilisations policées. La Bible fait mention d’un peuple de géants qui habitaient la terre promise avant l’arrivée de Moïse ; David contre Goliath, dont la victoire fonde sa puissance politique. On rencontre encore des géants dans les mythes nordiques. Mais c’est la mythologie grecque qui fut soucieuse de la démarcation entre barbare et civilisé, figurant le barbare sous la forme du géant.

[9] Pouvoir illusoire du langage qui doit beaucoup à notre culture monothéiste : « Au début, était le Verbe ».

[10] Au pied de certaines statues de Pharaons est inscrit le nom des peuples barbares, au nombre de trois : à l’est les Sémites, au sud les Nubiens et à l’ouest les Africains, mais rien au nord puisque, ici, c’est la méditerranée.

[11] Peut-on faire le lien avec les « peuples frontaliers » souvent tenus pour moins en progrès ou plus régressés que ceux de l’intérieur ?

[12] Aussitôt entré dans l’arène, le taureau s’approprie un espace invisible, son refuge mental, assigné par son instinct : Querencia. Le torero doit éviter d’entrer dans cette zone où l’animal est le plus dangereux, et donc l’en faire sortir. La corrida mets en scène la lutte contre le mal, le brut et le sombre, et la lumière de l’humanisé.

[13] La liste serait fort longue : outre le pape qui fait brûler l’autre culture, celle de la Bibliothèque d’Alexandrie, il y a les sorcières, les homosexuels, les Anciens, etc.

[14] Vieille rengaine qui donne à croire que ce sont les outils idéaux. Pensons à Victor Hugo qui affirmait qu’en ouvrant une école, on fermait une prison…

[15] Les Français peuvent-ils reconnaître, comme les Autrichiens par exemple, que Napoléon est un dictateur ? Mais le plus bel exemple reste celui de l’Inquisition… Mais que dire de ces nouveaux ghettos que l’on nomme « cités » où l’on enferme une catégorie, tout en s’étonnant de la violence que cela crée, étonnement qui masque l’acte violent d’une ségrégation discrète ?

[16] Que l’on ne pouvait traiter de sauvages vu leur civilisation.

[17] Si le retour à « la vie sauvage » relève d’une démarche disons philosophique (la vraie vie ou vie naturelle, les nouveaux robinsons, etc.), le retour à la barbarie relève de la psychopathologie ou de la Justice.

[18] Dès qu’un dieu est inventé surgit un diable…

[19] Voir Eliot Jacques, “Social System as a defence against Persecutory and Depressive Anxiety”, pp. 478-498, New Directions in Psychoanalysis, London, Tavistock Publ., 1955.

[20] Ce qui est remarquable est que le barbare fait envie pour sa liberté supposée d’expression pulsionnelle. D’ailleurs, on aime bien aller y passer des vacances, pour « s’éclater ».

[21] Ce qui montre que c’est sans cesse et de plus en plus qu’un travail psychique tente de cadrer le barbare en nous, jusqu’à ce point d’obsessionnalité que présente cette histoire (vraie).

[22] En voir une figuration chez Franz Kafka, « Devant la loi », in Un artiste de la faim, folio classique, Gallimard, 1990.

[23] Poterie d’argile de Babylone, -3000 av. JC : « Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture. »

Prêtre égyptien, -2000 av. JC : « Notre monde a atteint un stade critique ! Les enfants n’écoutent pas leurs parents. La fin du monde ne peut pas être très loin. »

Hésiode, -720 av. JC : « Je n’ai aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible. »

Socrate, -470 – -399 av. JC : « Notre jeunesse (…) est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui (…) ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais. »

[24] Thèse d’Ortega y Gasset, (1932), Esquemas de las crisis (Schémas des crises). Au Ve siècle, la décomposition des structures politiques de Rome facilite l’entrée des barbares dans l’empire d’Occident : sous forme d’incursions et de pillages (telle l’expédition des Huns menée par Attila, arrêtée aux Champs Catalauniques en 451 par une armée romaine et barbare), mais plus souvent de colonisation pacifique. Certains peuples sont à l’origine de royaumes plus ou moins durables : les Vandales en Afrique du Nord (429) sont rapidement éliminés par l’Empire romain d’Orient ; les Wisigoths créent le royaume d’Aquitaine (418), puis celui de Toulouse, avant de se replier sur l’Espagne à la suite de leur défaite devant les Francs de Clovis (Vouillé, 507) ; les Burgondes s’installent dans l’actuelle Bourgogne ; les Ostrogoths en Italie (493) sont supplantés à la fin du VIe siècle par les Lombards ; les Francs enfin, installés dans la région rhénane, unifiés par Clovis (481-511), sont à l’origine du royaume mérovingien. Peu nombreux, les barbares prennent cependant en main les destinées de l’Occident. Admirant Rome et sa culture, ils adoptent le latin et l’écriture, codifient et mettent par écrit leurs lois mais imposent leur conception politique. Le principal obstacle à leur fusion avec les populations romaines est religieux : à l’exception des Francs, païens, ils sont ariens. L’assimilation des barbares et la création d’une civilisation originale fondée sur les traditions romaines et les nouveaux apports barbares passent par leur conversion au christianisme romain.

[25] Pour exemple, Les Arabes ont préservé la médecine et la philosophie grecque antique, les Huns apprirent les cantiques et les Goths traduisirent la Bible.

[26] Voir Platon, Riemann, les notions d’entropie, ou croissance / décroissance, atrophie, selon le modèle de l’humain, etc. Voir aussi Bence Szabolcsi (1965), Les cigognes d’Aquilée. De l’effondrement des cultures, l’Aube, poche essais, 2005.

[27] « L’idée de progrès », ou encore le « mythe du progrès » de l’humain, idée née au XVIIIe siècle, n’est qu’une vision-du-monde, et non pas une vérité.

[28] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p. 131.

[29] In Amanda Cross, Mort à Harvard, 10/18, 1993.

[30] Or il apparaît que toute fondation débute par un meurtre, et que la construction a pour fonction d’effacer le meurtre, d’en assourdir l’acte, voire de le déplacer vers l’extérieur, c’est-à-dire vers l’étranger : pour le dire autrement, la construction consacre, divinise un peuple dans le temps même où elle diabolise un autre.

[31] Voir E. Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Hatier 1992, ou encore P. Valéry, « La croisade de l’esprit », Œuvres, Pléiade I, Gallimard.

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Une réponse à Joël BERNAT : « « Je est barbare », et notre inconsolable besoin de barbarie »

  1. bouquet marie josé dit :

    En cette période de votation…Nous sont suisses …
    Merci pour cet article, bien peu civilisé et bien intéressant .

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