In L’amour est un crime parfait Gallimard, 1997. En souvenir d’un « maître » (1920-2020)Ce qui lie l’amour à la copulation est aussi obscur que ce qui lie la copulation à la procréation. La chose n’a pas fini de faire les beaux jours des romanciers et des analystes, car le salmigondis qui en résulte ouvre sur des chapitres aussi aventureux que morbides.
Je médite sur l’étrange amalgame qui assemble la procréation, la copulation et l’amour. J’en suis à me demander si ces trois notions, que différencie leur simple évocation, peuvent se saisir l’une sans les autres. Et, tout d’abord, c’est quoi l’amour ? Platitude difficile à saisir … Soudain, un souvenir de ma propre analyse détourne ma pensée. Me revient une bribe de séance vécue dans la déception. La séance est assez lointaine, la déception aussitôt présente ! Que me veut cette amère réminiscence ?
Au stade de l’analyse où ce souvenir me ramène, je m’y montrais des plus soumis. Docile envers un interlocuteur qui n’en demandait pas tant, je m’abandonnais à ce que je nous imaginais faire en commun. La certitude que mon analyste œuvrait pour mon bien m’épargnait le souci de ce bien, vers lequel j’allais, serein, sous sa houlette tutélaire. Ainsi le petit garçon s’en remet-il à son père, jusqu’à ce que les failles de cette délégation tendent à l’en détourner. Au long des séances, j’avais acquis une certaine liberté de parole. Mon analyste était paré par moi de trop de lucidité pour que je songe à travestir ma pensée. Me faire apprécier me semblait naturel, être docile le moyen de l’être. Je ne concevais pas qu’il puisse en être autrement.
Mon analyste me laissait discourir à mon gré. Un jour – c’est ce que mon souvenir venait me rappeler – je me pris à soutenir avec une certaine verve une opinion différente de celle que j’imputais à cet homme peu loquace. Je n’ai plus la moindre idée de ce que j’avançais, mais je réalise aujourd’hui ce que pouvait avoir d’insolite que je manifeste une dissidence qui, croyez-moi, devait être des plus nuancées. Cet inhabituel son de cloche me fut interprété comme une forme d’agressivité. Je fus désarçonné, si ce n’est effaré, de me voir attribuer une intention qui démentait mon attachement. Je n’avais rompu avec mon habituel discours d’allégeance qu’en vue de contenter cet homme exigeant. Pouvoir ne pas dire comme lui était la preuve des progrès qu’il m’avait fait faire, ce dont il n’aurait pas dû manquer de se réjouir. Le petit enfant qui frappe son père le fait moins pour l’agresser que pour partager avec lui sa force naissante. C’était pour me faire apprécier que j’avais, moi aussi, montré ma force naissante. D’avoir été perçu comme agressif m’avait désemparé. Mais ce n’était encore là que peu de chose. Le pire était d’apercevoir que mon analyste ne m’a avait pas compris ! Qu’il ait pu prendre pour une agression ce qui traduisait mon zèle me faisait brusquement découvrir la dimension utopique de l’unité de nos points de vue. Pour fugace qu’elle ait été, cette révélation mettait sérieusement à mal en moi l’illusion de mon alliance avec lui. Je revivais là le malaise des premiers désaccords avec mon père. Séance tenante, je me trouvais en plein cœur de la situation œdipienne, qui ouvre à l’angoisse de la solitude.
Le sentiment d’avoir été mal compris faisait prendre un tournant à mon analyse et à ma vie. Il m’avait ouvert les yeux sur l’accointance chimérique que je projetais, au-delà même du divan, sur ceux qui m’entouraient. Le fruit de cette révélation est encore présent. Que mon analyste et moi ayons pu donner des sens aussi différents au mouvement qui m’animait ouvrait, de plus, une question que je n’ai pas encore close : comment savoir ce qui se passe dans une analyse ? J’ai oublié de quelle façon, sur le divan, j’ai réagi à cette interprétation, mais je peux me demander aujourd’hui si, en m’imputant d’être agressif, loin de m’accuser, cet homme ne m’avait pas fait un cadeau de taille. Entendre comme agressif mon spécieux discours m’élevait au rang d’un contradicteur avéré, dont la parole ne tombait pas dans une oreille indifférente. L’imputation manifestait le poids donné à ce que je disais et sa formulation le souci consenti à mon devenir. Mais étaient-ce là les intentions de l’interprète ? Étaient-ce les raisons qui l’avaient poussé à intervenir de la sorte ? Avait-il réellement voulu mon bien ou s’était-il simplement agacé de la tonalité de mon discours ? Comment me faire une idée du moteur de son intervention et de ce qu’il avait mis en œuvre à cette occasion ? Je n’ai pas songé à le lui demander. Qu’aurais-je appris à entendre son témoignage, à défaut de pouvoir croire au mien ? Aurais-je dû avoir recours à l’opinion d’un tiers ? Comment décider du témoin le plus fiable en cette occurrence ? Il resterait encore la question délicate du moment auquel il serait le plus juste de faire cette estimation. Sur le moment ou, si un certain recul s’avérait préférable, le lendemain ou des dizaines d’années plus tard ? Si l’on penche vers l’impartialité supposée plus grande chez un tiers, comment et par qui celui-ci serait-il informé ? Cette insaisissabilité, qui apparaît sans remède, n’empêche pas analystes et patients de parler de leurs analyses en décrivant ce qui s’y serait effectivement déroulé. Parfois, c’est avec une autorité qui laisse pantois : « Mon analyste, ceci » ou « Mon patient, cela » ! L’apparence factuelle donnée à certains comptes rendus se croirait-elle plus probante ? Elle expose pourtant davantage à l’objection que ne le feraient constructions ou hypothèses.
Dans une cure, l’analyste et le patient sont trop différemment requis par leur engagement pour percevoir pareillement la situation. Est-ce seulement la même situation ? Ce que chacun peut élaborer n’est pris ni dans le même registre ni dans la même visée. Analyste et patient ont chacun leur place dans la cure. Ils ne peuvent concevoir ce qui se joue que de leur position. Et vous, lecteur, en tiers informé, à avoir lu ma description des « faits », croyez-vous pouvoir décider de ce qui y serait vrai ou faux et si j’ai réellement été agressif ? En tout cas, ne venez pas me le dire maintenant. Cela me dérangerait car, pour moi, ce n’est pas cela qui importe, mais ce dont je veux vous faire part, à partir de la seule façon dont j’ai vécu la chose.
Demander à quiconque de parler de son analyse, qu’elle soit en cours ou finie depuis belle lurette, risque fort d’accentuer chez lui la méconnaissance de ce qui a pu y être opérant. Une telle demande – mais qui donc oserait jamais la faire ? – ne suggère-t-elle pas, à simplement être formulée, qu’un récit pourrait être établi, qui ne resterait pas pris dans l’imaginaire ? Ne suggérerait-elle pas aussi, ce qui est plus perfide, que la réponse pourrait s’abstraire du souci de convaincre de tout autre chose, notamment de ce qui est attendu d’elle au présent ? Celui qui doit répondre serait donc supposé ne pas être asservi aux effets actuels de sa réponse, et censé pouvoir donner des informations factuelles. Ou alors, poser la question ne vise pas plus que le bien connu « Dites 33 » médical, où le contenu de la réponse n’a aucune part, puisque c’ est sa simple résonance bronchique qui est en cause.
On sait que le principe de la demande inaugurale de toute analyse de dire « tout ce qui vient à l’esprit » n’a pas pour but de faire communiquer des opinions. Le patient n’a pas à être en accord avec la pensée qui surgit à son esprit. C’est ce qui autorise l’analyste à se détourner de ce qui est dit au profit de ce qui le fait dire. L’émergence de la parole du patient, dans la forme même où elle se module, dépasse autant sa maîtrise que la résonance de ses bronches. Accaparé par le sens qu’il donne à son dire, il ignore ce qui façonne ses paroles. Lui demander de parler de son analyse, dans le temps même où elle se déroule ou longtemps après, peut avoir un intérêt anecdotique ou psychologique, mais en rien psychanalytique. Ceux qui, analystes en formation ou autres, tentent d’éclairer leur lanterne, pour se rassurer, en comparant leurs analyses et leurs analystes, s’empêchent d’apercevoir que leur expérience n’en recouvre aucune autre et qu’elle ne prend sens que dans leur esprit. Celui qui est en analyse est seul au monde avec et devant son analyste. Aucune aide, aucune connivence, aucun salut ne peut lui venir de quiconque. Se faire accompagner à ses séances par sa mère, par la lecture d’un livre ou les avis d’un ami charitable masque la pleine singularité de la relation qui est à vivre et, par là, à retrouver. Croire pouvoir obtenir auprès des parents la confirmation de scènes d’enfance, dans la forme o » elles seraient restées dans leurs souvenirs à eux, obscurcit qu’elles ont été vécues dans un imaginaire enfantin qui leur avait donné poids de réalité.
Si les cures des premières années de la pratique psychanalytique duraient moins longtemps, c’est que ceux qui s’y soumettaient n’avaient pas encore en tête le bréviaire du parfait patient, censé les éclairer, mais qui, en fait, aujourd’hui les égare. Les premiers patients qui ont osé avoir recours à la psychanalyse affrontaient une expérience marginale sans repères. Ils ne savaient pas à quoi ils se soumettaient et ne pouvaient anticiper ce qu’ils allaient affronter. Ils n’avaient pas affaire à l’image édulcorée et familière du Freud mythique que nous croyons connaître. Ils avaient affaire aux singularités d’un certain docteur Freud et aux arcanes bizarres de sa pratique. L’entreprise s’engageait avec l’homme, ses travers, ses aspirations, sa curiosité, ses attentes, plus qu’avec une technique encore loin d’être établie. Ce qui s’est dit et écrit depuis s’est employé à théoriser la situation. Il faut plus de temps, aujourd’hui, pour que les singularités en présence transparaissent derrière une supposée normalisation de la cure.
L’analyste, pour ce qui est de lui, aussi ouvert qu’il puisse être à ce qui est inconscient chez son patient, ne peut pour autant percer les zones d’ombre de sa propre implication. Les deux protagonistes engagent donc différemment leurs limites, qui ne sont pas moins négligeables d’un côté que de l’autre. Peut-on même estimer que la situation de la cure astreigne davantage le patient que l’analyste ? Au nom de quoi l’analyste conviendrait-il du sens de ce qu’il a entendu ? N’a-t-il, dans son écoute, rien à affirmer de lui-même ? N’est-il pas dans la dépendance, à sa manière, de ceux auxquels il se réfère pour tenir son rôle – Freud, Klein, Lacan, X, Y ou Z ? Va-t-il se montrer fidèle à une appartenance, même si elle est composite ? Va-t-il se donner le sentiment d’une singularité, si c’est pour lui d’importance ? Veut-il affirmer sa maîtrise sur le processus, sans trop voir que celui-ci est lié à ses façons de voir ? Pour ce qui est de ses interventions, dont il ne peut abstraire l’intention, peut-il tenir celle-ci en bride ? Veut-il le bien de son patient, s’il s’en croit le pouvoir ? Songe t-il à parfaire des hypothèses, s’il se veut théoricien de la psychanalyse ? Aspire-t-il, sinon à se faire admirer, au moins à montrer sa compétence, sa vigilance, son art ? Va savoir ! Est-il pris, lui aussi, par la nécessité d’être apprécié, de se donner à aimer, ou tient-il à l’éviter ? Et, dans ce cas, à quoi se soumettrait-il en l’évitant ? Que l’analyste ne se sente pris dans aucune attente poserait la question de ce qui pourrait le faire, non seulement parler, mais déjà occuper sa place, à ce moment-là.
La situation analytique se veut confidentielle. Mais, dans la solitude du cabinet de l’analyste, les deux protagonistes du dialogue qui s’opère ne sont jamais seuls. Freud, par ses lettres, y a très tôt convoqué Fliess, et plus tard, par ses ouvrages, y a invité ses innombrables lecteurs. La séance d’analyse écarte toute présence d’un tiers. Mais, par la suite, tout un chacun pourra en être fait témoin, par un récit dont il sera tout bonnement impossible de décider de l’authenticité, et encore moins d’évaluer la raison qu’a ce récit d’être fait, à supposer même qu’on y pense.
Après l’exposé d’un cas fait par un analyste devant des collègues, il en manque rarement un pour penser, et pire, pour exposer à tous comment, lui, voit ledit cas dont il n’a entendu parler que par celui dont il dénie la juste saisie. Qu’on puisse s’opposer, jusqu’à vouloir le dénoncer, au parti qu’a pris celui qui expose, pourquoi pas ? Mais comment donner son avis sur un cas en se fondant sur l’incompréhension supposée de sa description ? Et de quelle place ? Un cas n’a d’existence psychanalytique que par la saisie qu’on en a, et par le rôle qu’on peut prétendre avoir dans cette saisie. Sinon, autant croire que notre mère et la femme de notre père étaient une même personne ! Il y a toujours du parti pris dans un récit, a fortiori dans un récit de cas. Que serait un récit de cas sans parti pris, sans le parti pris par l’analyste ? On peut revenir sans fin sur le récit d’une analyse, personne ne sera jamais en mesure de décider de sa plus juste coïncidence avec « ce qui se serait effectivement passé », formule qui ne désigne rien de tant soit peu cernable.
L’impossibilité de pouvoir accéder de façon matérielle à ce qui a constitué telle situation d’analyse exclut pour certains la validité de l’expérience analytique. Vouloir rendre publique une séance en la présentant derrière une vitre sans tain, comme cela s’est fait à la Tavistock Clinic, ou par circuit vidéo, comme on a pu le voir à Paris, c’est penser qu’on puisse apprécier le parfum des fleurs d’un film. Le voyeur peut toujours s’exciter à voir, il n’est pas à la place des parents. Que cela l’amuse, l’excite ou l’ennuie, cela ne changera rien à la scène et à ce qui s’y joue. Être voyeur occupe trop pour qu’on puisse se sentir autrement concerné. C’est sans remède. Voir à la télévision les terribles inondations qui se déroulent au moment même en Chine ne mouille pas plus les pieds qu’assister à une séance ne laisse apercevoir ce que c’est d’y être impliqué à une place ou à l’autre.
L’accès à la « matérialité des faits » est d’autant plus chimérique que le psychanalyste ne voit à l’œuvre que ce que sa théorie invente de voir. Mais, tout compte fait, que font d’autre les esprits scientifiques les plus objectifs, physiciens, chimistes, qui semblent s’attacher à la matérialité des faits ? Ne les discernent-ils pas, ces faits, et ne les décrivent-ils pas avec leurs définitions, c’est à dire avec des façons de voir qui, évoluant avec le temps, montrent leur consistance purement idéologique ? Ne dites pas que, dans leur cas, l’expérience est là pour les confirmer, car il en est de même pour la psychanalyse. L’évolution du sens critique à l’intérieur même de la science fait coopérer des théories incompatibles entre elles. Aujourd’hui cette même science en est venue à découvrir qu’elle n’a pas d’autres fondements que ceux qu’elle a tout simplement inventés, comme la psychanalyse. Quelle revendication latente pousse donc certains à plaider avec ténacité pour un statut scientifique de la psychanalyse, au moment même o où la science se reconnaît une part de subjectivité qui, à devenir universelle, n’en serait pas plus objective.
Excusez-moi, je m’emballe, sans trop savoir pourquoi. Là dessus, votre point de vue de lecteur pourrait m’intéresser. Mais cela nous éloignerait encore plus de ce souvenir pour lequel je vous ai convoqué et de ce qu’il est venu faire dans ma réflexion. On a dit que les taches interrompues se mémorisent mieux que celles menées à terme (Zeigarnik). Ne serait-ce pas, dans mon cas, la forte envie de justifier mon ancienne intention zélée, restée en suspens depuis cette lointaine séance, qui aurait ramené, encore frais à mon esprit, cet épisode oublié de mon analyse ? Cela expliquerait ma véhémence et mes rodomontades.
Se montrer querelleur pour être aimé, il fallait y penser ! Du divan qui libérait ma parole, mon discours séditieux se voulait moyen de plaire. La façon dont il avait été reçu m’avait consterné. Je n’en revenais pas de voir sa visée aussi pleinement méconnue. Sans doute, n’en suis-je pas encore revenu aujourd’hui ! L’amère déception de cette iniquité serait-elle demeurée en moi, hors du temps, dans l’espoir que justice m’en serait enfin rendue ? En serais-je secrètement à attendre une espèce de réhabilitation, malgré le dérisoire d’une telle exigence ? J’imagine que celui qui me lit ne manque pas lui non plus, dans son histoire, de ces mini-infortunes, avec lesquelles il a dû composer : promesses non tenues, injustices flagrantes, blessures d’amour-propre … qui peuvent à telle occasion lui revenir encore douloureusement à l’esprit. Certes, nous en avons tous vu bien d’autres depuis, personne n’en doute. Mais, si le pincement est encore là, qu’y faire ? Comment en finir avec une meurtrissure persistante sinon s’employer à la faire reconnaître ? Alors, excusez-moi du peu, pour moi ce pourrait être vous, cher lecteur, que le retour de mon souvenir aurait eu l’espoir de requérir à cette fin, puisqu’on peut faire appel à vous pour toutes sortes de desseins plus ou moins avouables (comme celui de vouloir se faire apprécier, justement). Au moment o où je me préparais à rédiger quelques réflexions sur l’amour, et plus particulièrement sur ses modes, voilà que resurgit à mon esprit cette lointaine séance totalement oubliée. Ce texte ne serait-il pas l’occasion attendue de faire reconnaître l’amour dont voulaient témoigner mes tendancieuses contestations ? Si, retenu par la décence la plus élémentaire, j’avais renoncé à donner toute cette place à mon souvenir et que je l’aie chassé de mon esprit, j’aurais quand même écrit un texte sans soupçonner ce qui pouvait l’inspirer. Ni vous ni moi ne l’aurions évidemment deviné. Mais j’aurais peut-être obtenu quand même votre suffrage, pour peu que j’aie imaginé le sentiment de vous persuadé que tout est légitime pour se faire aimer. « A la guerre comme en amour, tous les coups sont permis. »
De quoi cherchent donc à convaincre ceux qui prennent la peine d’écrire ici ou là et qu’est-ce qui les incite à le faire ? A qui profite l’écrit ? A qui profitent les cris ? Les tentatives de redresser d’anciens mécomptes sont la source de bien des démarches compensatoires. Nous ne manquons pas de voeux insatisfaits qui attendent leur heure. Ce sera peut-être un simple lapsus qui, dans un télescopage temporel, réglera le compte resté ouvert, ou un acte dit manqué, en ce qu’il ignore le but de ce que justement il ne manque pas. Combien d’arriérés lointains ne lestent-ils pas les conduites qui donnent sens et coloration à notre vie ? Comment, hors du registre de l’analyse, percevoir la somme des inépuisables entêtements qui sous-tendent notre vie psychique ?
Quand ce que nous faisons, disons, pensons, a la chance de nous convenir, nous revendiquons que ce soit volontaire. Cela nous engage et nous affirme. Parfois même, nous avons tout lieu de nous enorgueillir des retombées de ce que nous sommes poussés à faire. Et comment, qu’on assume ! Si, au contraire, nos façons de faire, de dire ou de penser n’ont pas l’heur de nous convenir, nous nous en désolidarisons vite fait : « C’est plus fort que moi ! » Ça devient un symptôme ! Cette précieuse différence s’offre toujours à qui n’a qu’à décider si c’est du voulu ou du subi. Bien des comportements névrotiques apparaissent dans l’analyse (et ailleurs, évidemment), dont ceux qui en sont le jouet ne se dissocient pas et ne pensent pas un instant à se plaindre. C’est quand nos travers nous dérangent que nous nous en sentons victimes, nullement quand ils nous conviennent.
Que j’aie pu, lors de cette séance lointaine, me montrer agressif pour aimer et être apprécié, rien ne me semblait davantage aller de soi. Aux yeux de certains, ce seront les efforts qui seuls sembleront mériter de l’amour, quand, pour d’autres, il importera surtout de ne rien faire : « Ce ne serait pas de l’amour, si c’était mérité ! La seule preuve qu’on m’aime, c’est qu’on me supporte. » Pour d’autres encore, ce sera seulement d’inquiéter qui leur procurera ce à quoi ils aspirent. Pour ceux-là, nul besoin d’agresser, de se plaindre ou de demander, il leur suait de souffrir pour croire être aimés. Les pauvres, comment iraient-ils mieux sans s’exposer à ne plus l’être ? Dur, dur ! Quant à ceux qui ont besoin d’être approuvés pour se sentir aimés, le seront-ils jamais assez ? Les « n’est-ce pas » dont ils émaillent répétitivement leurs dires en témoignent.
Ces modalités ne sont pas des délires, elles ont bel et bien été apprises dans l’optique singulière du temps de l’enfance. C’est quand nous souffrions que nous étions le plus l’objet d’attentions : « Donne-moi de la souffrance et je te donnerai de l’amour », nous signifiait notre mère malgré elle quand, inquiète, elle se penchait avec affection sur l’enfant malade que nous avons tous été, un jour ou l’autre. L’ambigu-té du mot « affection » voit-il là une part de son origine ? Et que n’a-t-elle pas instauré, cette mère, quand elle a cru devoir admirer le contenu de notre pot ? En cédant à nos caprices, à nos colères, ne nous enseignait-elle pas comment capter, retenir et obtenir ? Que dire de ceux auxquels on ne s’intéressait que lorsqu’ils étaient « insupportables » ? A quoi ont-ils été dressés et à quoi sont-ils encore réduits, bien malgré eux, pour continuer à obtenir un intérêt qui ne pourra guère leur revenir que sous une forme souvent peu agréable ? Quant à ceux qui n’ont réussi à accrocher l’attention de parents indifférents qu’en provoquant leurs reproches véhéments, ne sont-ils pas voués à se faire houspiller pour avoir le sentiment d’exister, et pire, peuvent-ils s’aimer mieux qu’à travers les critiques qu’ils ne cessent de s’adresser ? Il y a aussi ceux qui ne réussissaient à accaparer l’attention, à défaut d’amour, qu’en suscitant la discorde autour d’eux. Que de carrières de semeurs et de semeuses de zizanie ont dû naître de cette façon ! N’ayons garde d’oublier ceux qui ont tant entendu parler du frère ou de la voisine morts, du coup dépeints sans défauts et « qu’on aimait tant » : leur faut-il mourir pour être appréciés ? Et ceux qui veulent être aimés pour eux-mêmes, doivent-ils éviter de donner le moindre plaisir à leur femme pour avoir le sentiment que c’est par amour, et non pour elle, qu’elle reste avec eux ? C’est sous toutes les formes imaginables que peut être revendiqué, et imaginairement obtenu, ce qui a semblé faire office de réponse à nos premières quêtes d’amour.
Comment déplorer ou seulement évaluer la forme qui donne à chacun ce qu’il attend dans le registre qui lui parle le mieux ? Ainsi, renoncer au plaisir peut sembler y donner droit. L’amour courtois a représenté le plus haut degré de renoncement pour obtenir… va savoir quoi ! Ne pas jouir pour être aimée marque le destin de plus d’une femme. Il y a aussi, paradoxalement, ceux qui sont gratifiés par la désaffection. Demandez aux enfants, dits à juste titre agités, si le fait qu’on s’occupe si bien d’eux est si bien pour eux, et allez leur proposer une analyse pour bien vous occuper d’eux ! Peut-être êtes-vous, même comme analyste, de ceux qui croient que plus leurs difficultés sont grandes, plus ils sont méritants, au moins à leurs yeux. Car – ça vaut de le noter en passant -, pour s’apprécier soi, les mêmes procédés s’imposent que pour vouloir l’être des autres. Ce que représentera d’avoir bien rempli sa journée, pour le laborieux, pour le turfiste, pour le contemplatif, pour le collectionneur de boîtes d’allumettes, pour vous, pour moi montre qu’on sous-estime la diversité de ce à quoi chacun est astreint pour ressentir ce qu’il ne se sait même pas revendiquer. Simplement, on peine, on souffre, on se sent agressé… Que ne faut-il pas faire au nom d’un amour qui ignore jusqu’à sa forme ?
Comment espérer mettre au jour ce qui, au fil du temps, a établi notre sens des valeurs ? Celui qui pense autrement, c’est qu’il transfère autrement. Le collègue qui tient à faire reconnaître qu’il se désolidarise de ce qu’on vient d’exposer cède au besoin de faire savoir haut et fort qu’il n’entend pas les choses de la même oreille. La belle affaire ! Ce qu’il propose encourt le même rejet. Ce qu’on tient à exposer de soi pour se faire apprécier répond à de bien archaïques manières. Il nous est facile de voir clairement la dimension caricaturale que les autres peuvent donner à leurs prestations. Loin de nous éclairer quant aux nôtres, cela renforcera en nous, par réaction, ce qui à nos yeux peut seul mériter considération et amour.
Est-il possible de codifier ce que devrait être l’amour donné ou reçu ? Les réponses raisonnables sur lesquelles tous pourraient s’entendre masqueraient les options qui gardent en chacun leur emprise secrète. Dans le présent des discours que l’analyste a seul le privilège d’entendre, la vraisemblance, l’extravagance, l’étrangeté importent peu au regard de ce qui les sous-tend : obtenir d’être reconnu et aimé pour ce qui est dit, ou malgré ce qui l’est. Le vertigineux décentrage qu’effectue l’analyste situe le sens de toute parole dans sa finalité sous-jacente. La demande d’amour est un des ressorts secrets de nos façons d’être et de nous manifester. Toute la technique analytique repose sur cette intuition décisive de Freud, que chaque cure confirme : le discours associatif est au service d’une demande actuelle, c’est-à-dire au service du transfert. Cette demande aura la forme d’une exigence, d’une prière, d’une adjuration, d’une revendication, d’une sommation, d’une extorsion, d’un chantage… C’est cette visée secrète qui éclaire certains comportements énigmatiques en les situant « au-delà du principe de plaisir ». A distance du masochisme ou du sadisme dont ils ont l’apparence, les modes de nous faire aimer répètent indéfiniment l’archaïsme qui les a institués.
Agresser, souffrir, tourmenter, satisfaire, s’efforcer, contrarier, soumettre, s’absenter, dépérir, semer la discorde, se taire, subir, être gentil, renoncer… L’amour s’extorque, tout autant qu’il se mérite, se mendie ou s’attend. Ce qu’en son nom chacun inflige aux autres ou à soi-même, lui semble depuis toujours pleinement légitime. L’amour est un crime parfait !
Merci à vous pour la publication de ces lignes, qui ont été -avec toutes celles écrites par J.C. Lavie- une piste, un fil rouge aussi bien sur le plan de la pensée que sur le plan de l’écriture de cette pensée.
Merci ! j’ai eu la chance de profiter trois années de son séminaire. Je lui dois énormément notamment de vivre la pensée analytique en direct, chez un authentique clinicien.