Joël Bernat : « Chemins de la colère : du je et du moi »

« Je suis hors de moi ! »

« Tu me fais enrager ! »

 La colère, Charles Le Brun (1619-1690) : Expression des passions de l'âme

La colère, Charles Le Brun (1619-1690) : Expression des passions de l’âme

 

Pour peu que l’on « reprenne ses esprits », tout cela semble bien curieux : il y aurait donc un état très particulier où notre je quitte l’abri de son moi, sortie qui s’accompagne d’échauffements à l’image d’une navette spatiale entrant dans l’atmosphère… Il y aurait donc une sorte de porte par où le je s’échappe… pour entrer dans un autre univers, celui de la rage

 Pour d’autres, le je serait la porte elle-même, au point de dire : « Il est sorti de ses gonds ! »

Là aussi, si l’on y pense, cette assertion tendrait à dire que le je qui ainsi s’échauffe dans l’atmosphère extérieure au moi, est d’habitude bien tenu ou arrimé par quelques gonds. Quelle drôle de créature que ce je qui, n’étant plus tenu en laisse par le moi, n’en ferait qu’à sa tête – qu’il n’a d’ailleurs pas ou plus ! Ainsi que le dirait le moi, par exemple celui d’Arthur Rimbaud, vraiment, « Je est un autre ! »

Voici donc des représentations spatiales ou géographiques d’une sorte d’ex-stase.

 Mais, en quittant notre moi, la dite sagesse populaire indique que l’on perd l’esprit. Voyage qui dès lors ne peut se faire qu’en ayant forcément perdu la tête, ce qui indiquerait que le je est en lui-même sans tête et sans esprit, ceux-ci étant dès lors propriétés du moi. Pauvre je ! Mais cela sous-entend aussi que le moi est un lieu froid ou de refroidissement, et s’il garde bien le je, du coup on « garde la tête froide » et ainsi ses esprits. Mais cela sous-entend aussi qu’au-dedans il y a du froid, et que cela est bien, par opposition à l’extérieur où il y aurait du chaud. Cette frontière entre chaud et froid est bien connue, c’est aussi celle qui sépare le Corps de l’Esprit. Et seul le je pourrait la traverser.

Remarquez, cela se dit pour tous les affects, selon l’inépuisable antienne qui veut que la tête n’abrite que de l’esprit, certainement pas des affects attribués, eux, à quelque autre basse partie du corps (basse en ce qu’elle est sous la tête) : cœur, nerfs, humeur ou bile, ou encore tension et fatigue, voire attribués à des influences externes : le stress, notion confortable accueillant dans son giron tous les maux, les autres – un enfer paraît-il – ou l’alcool, le boulot, etc.

Humeur ou bile, rouge ou plutôt noire, bien sûr, étant imaginées comme influx ou liquides, il va dès lors de soi, dans une pure logique langagière, de dire : « Ça déborde ! », phase qui suit celle où « ça gonfle ! ». Sans ça, tout irait si bien… De telles expressions, si l’on reste dans cette logique populaire, seraient donc des paroles du moi constatant qu’il y a trop de corps massé à sa frontière, qui ainsi menace ruine, ou bien, qu’il en redoute l’invasion.

Mais ici, nous sommes dans des représentations disons « marines » qui font de la colère une houle en formation, qui se lève, bouillonne (« je bous ») et gonfle, avant la tempête (voir l’ancien verbe tempêter) avec laquelle, en effet, ça déborde les digues de l’esprit et du moi. Et la tempête, outre les digues, de faire aussi « péter les plombs », sans doute un équivalent des gonds précédents, emportant au loin notre pauvre je sans plus de défenses que fétu de paille. Et lorsque les flots du tumulte s’apaiseront, et qu’ainsi sans doute le je réintégrera enfin son moi, ses esprits ou sa tête, toute cette aventure se résumera en un : « j’étais dans un état second ». Bien sûr, c’est encore le moi qui sans aucun doute fait faire ce constat, signifiant par-là qu’il n’y avait plus d’esprit et seulement du corps, ce lieu où, logiquement, il n’y a pas d’esprit puisqu’il n’est pas la tête…

Voici d’étranges découpes ou de frontières bâties sur l’idée d’un esprit froid et d’un corps tendant à l’échauffement, faisant de l’esprit ou du moi une sorte de digue, d’écluse ou de bassin de refroidissement. Gardons la tête froide face à l’échauffement des sangs. Ou face à l’autre qui « me chauffe ou m’échauffe ».

 Laissons maintenant ces quelques exemples d’expressions langagières : elles nous montrent avec insistance que la colère est en tous cas sans liens avec le bon esprit, celui qui ne s’échauffe pas, qui reste froid, mais qu’elle aurait tout à voir avec le corps, ce sans esprit, voire la tripe, le bas étage. Quant à ses sources, ce sera soit ce qu’il y a de plus nature chez l’humain (humeur, hormone ou bile, nerfs), c’est-à-dire des causes que l’esprit ne peut atteindre, soit des causes plus externes comme le stress, la lune ou les vers, ou encore des mouches qui piquent, ce qui est assez curieux : une mouche – inconnue – me pique, et voilà que je pique une colère !

Il devient ainsi compréhensible que la civilisation et ses visées éducatives s’opposent à la colère, l’endiguent – de même pour tout autre affect. Et cela dès le plus jeune âge, car à peine nourrisson, le petit humain ne se prive pas de colères bien rouges et sonores.

 

Mais quelle en est l’origine, la source ? On ne peut se contenter de réponses du style « reste d’animalité en nous ». Ou encore, une question de « constitution congénitale » qui, telle une fée, ferait que dès la naissance, des êtres sont placides ou flegmatiques là où d’autres sont colériques, sanguins et « soupe au lait »… Nous trouvons aussi des explications qui nous disent que le niveau d’esprit, c’est-à-dire de culture, ou le degré de civilisation, en seraient la cause : plus on est rustre ou frustre, plus on est brute, c’est-à-dire plus près de l’animalité et donc de la colère. D’autres explications, se voulant plus psychologiques, font de la colère une simple réaction à la frustration. Voilà un schéma bien mécanique où le terme de frustration ne fait que remplacer la mouche qui pique.

 Avant de poursuivre plus avant, une fable d’Ésope (« La mer et le naufragé ») pourrait ici nous servir.

« Rejeté sur la côte, un naufragé recru de fatigue s’était endormi. Peu après, il revint à lui ; voyant la mer, il lui reprocha d’enjôler les hommes par son air tranquille, pour se déchaîner furieusement et les exterminer dès qu’elle les avait accueillis. Alors la mer prit l’apparence d’une femme et lui fit cette réponse : « Homme, ne t’en prends pas à moi, mais aux vents : car pour ma part, je suis naturellement telle que tu me vois à présent ; ce sont eux qui m’attaquent par surprise, m’agitent, et me rendent furieuse. »

La morale d’Ésope indique ceci : « De même, nous ne devons pas rendre responsable d’un crime ses exécutants, lorsqu’ils ne sont que de simples subordonnés, mais bien les chefs auxquels ils sont soumis. »

L’esprit serait donc à l’image de la mer, une surface de nature calme, que quelques vents malsains viendraient agiter. Reste à comprendre leurs intentions.

Hans Blumenberg a prolongé la fable d’Ésope, prenant la défense des vents, puisque le naufragé ne peut que tourner son accusation vers eux, la mer s’étant mise sur un pied d’égalité avec la terre ferme en une argumentation physique. Les vents auraient pu dire :

« La mer n’est pas comme la terre. Quand nous nous jetons sur celle-ci, elle ne bouge pas. Pour qu’elle bouge, il lui faut l’intervention du maître des tremblements de terre. Si la mer ne se montrait pas docile avec nous, il n’y aurait pas de vagues ni de naufrages. »

Mais alors, qu’est-ce qui peut rendre si docile la mer ? Qu’est-ce qui peut rendre l’esprit – ou le moi – si docile à l’influence des vents ?

 Renversons un peu les choses, pour voir où cela nous mène, en se demandant : « Et si la colère était, ou avait, une fonction psychique ? », espérant par-là qu’une telle question puisse surprendre. C’est-à-dire que la colère ne serait pas étrangère à l’esprit, non pas une manifestation du corps contre le moi, mais serait bel et bien une production de l’esprit…

D’emblée, un contre-argument s’impose : la colère s’éprouve physiquement, les muscles se tendent, le pouls s’accélère et les sangs s’échauffent, le regard s’absente ou brûle, le pourpre vient aux joues et la sueur au front : rien de plus physique que cela, comme tous les affects d’ailleurs. Certes, la manifestation engage le corps. Mais cette réaction, car cela en est bien une – à ne pas confondre avec la source -, répond à quelle action ? Quel vent ?

Prenons un exemple quotidien : si je demande « où as-tu mis mes chaussettes », il me sera répondu, au pire, « à leur place ». Ce qui peut m’agacer si, déjà, j’accumule en moi un certain taux d’irritations envers mon interlocuteur.

Mais plus efficace encore, et cela tient à un petit mot : « où as-tu encore mis mes chaussettes ? » Et de m’étonner de la rage subite de mon interlocuteur qui m’envoie promener, moi, mon je, et mes chaussettes… En parfait cynique, je peux attiser un peu plus les braises avec des « je ne vois pas pourquoi tu te mets dans cet état », masquant que c’est moi qui mets dans cet état, pire un : « de toutes façons, on ne peut jamais rien te dire »…

Cet intéressant exemple de communication humaine nous indique ceci : si la réaction de colère est bien une manifestation physique et motrice, elle est avant tout une fonction psychique qui clame un « non ! ». Un « non » qui vient protéger d’une attaque, défendre telle une muraille un espace interne quand un autre fait l’intrus, et vise ainsi à l’expulser, parfois manu militari. La colère repousserait donc un intrus, en une sorte de réaction réflexe, première, contre une menace à laquelle il n’est pas question de se soumettre ou de s’aliéner.

 C’est bien un « non », dont la force est proportionnelle à la menace.

Et il est remarquable qu’un des tous premiers mots chez le petit humain est « non ! »

Or, ce non ! est une affirmation, celle de mon existence, de mes limites ou frontières, affirmation qui est celle qui compose cette fameuse « confiance en soi » ou « la force de caractère » qui devient une quête presque impossible, comme le Graal, si je ne dis jamais « non ». Et nous connaissons tous cette difficulté de le dire, ce mot simple, et nous voici accumulant en nous irritations et contrariétés, qui, atteignant un certain seuil, nous font exploser : la petite goutte qui fait déborder, les éclusent (du moi) cèdent sous la pression et un raz de marée emporte le je. Ensuite, calme plat, à l’instar d’une décharge orgastique.

La colère serait ici une mesure de sécurité, un moyen de décharger les tensions (dites nerveuses) selon le modèle de la soupape de sécurité des autocuiseurs. Sauf qu’ici, au lieu de laisser progressivement échapper les vapeurs, la soupape est bouchée, ce qui mène à des explosions cycliques.

 Que faire ?

Observons plus avant. La colère a aussi un autre destin possible, s’exprimant sous une autre forme que celle de la crise et possédant une fonction importante, à l’unique condition qu’elle soit : sublimée. Je dois faire impasse sur le trajet et les mécanismes de cette sublimation pour me contenter d’en décrire un résultat observable, parmi d’autres.

Elle devient un moteur de la pensée, ce qui semble paradoxal au vu de ce qui précède. Combien d’auteurs ont écrit leurs plus belles pages, les plus inspirées, en réaction contre un autre ? Einstein aurait-il eu les mêmes pensées si Planck ne s’y opposait ? Et vice versa, bien sûr. Sans les Sophistes, Platon aurait-il été si inspiré ? De même, la force du mouvement des Lumières européennes, et l’essor des sciences, doit beaucoup à son opposition farouche aux dogmes chrétiens. Etc. Ce ne sont que des spéculations, mais elles méritent réflexions.

La colère ainsi sublimée serait un moteur de la pensée (une crise suscitant un dégagement, une désaliénation – voir le « Sapere Aude ! » de Kant -), une énergie nécessaire à la pensée, venant ainsi rejoindre l’énergie d’Éros comme source du penser ainsi que Platon nous l’a montré, et à quoi faudrait-il ajouter encore l’angoisse, qui, elle aussi, fait penser et créer. Comme quoi les affects ne sont pas forcément ce qu’on en dit… ni à supprimer, selon un certain discours médical.

 Si éducation et civilisation nous interdisent l’expression de la colère, et l’on en voit les conséquences psychiques – mais je ne défends pas son état, on peut dire non très doucement mais de façon affirmée – la société nous offre des voix de décharges de nos stocks de colère refoulée. Car la colère de groupe n’est pas interdite, elle est seulement canalisée dans des rituels de débordements : le stade, les manifestations, le racisme national (envers toutes formes d’étranger) et surtout la guerre. Cette colère de masse nous montre en passant qu’éducation et civilisation n’ont rien endigué.

Alors, la colère contre l’ennemi désigné devient normale. Il est normal de perdre tête et esprit tous ensemble et ceci, ce qui est étonnant, pour le bien du corps (de la Nation).

Parfois, lorsque les je sont en guerre, il leur arrive un peu d’esprit ou de moi. Si Rimbaud avait écrit son fameux « Je est un autre » lorsqu’il était poète en France, on oublie trop facilement que, devenu trafiquant en Éthiopie, il écrivit : « Qu’est-ce que je fais là ? »

 

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