In Freud, revue Europe, mars 1974, pp. 128-132. Jenny Aubry (1903-1987) fut médecin honoraire de l’Hôpital des Enfants- Malades de Paris, professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris et mère d’Elisabeth Roudinesco.
La position médicale et la visée analytique
Pourquoi une question qui va à l’envers ou du moins à l’encontre du dire commun, à savoir peut-on être psychanalyste sans être médecin ?
Pour saisir le sens de cette question, il faut nous reporter à ce qu’il en est de la visée fondamentale du médecin comme de celle du psychanalyste, à ce qui sous-tend leur démarche, c’est-à-dire à leur désir.
Que désire le médecin ? Guérir bien sûr ; lutter contre la maladie et la mort, à tout prix. Mais derrière ce désir, et le soutenant, nous percevons l’angoisse que suscite la mort et peut-être même une tentative de dénégation de la mort. Le désir de survivre n’est-il pas fondamental chez tout être humain ? Les diverses religions proposent des formes de survie, qui sont l’écho des fantasmes de l’enfant se croyant tout puissant et immortel.
Dans les faits et discours quotidiens ce désir est à l’œuvre : il est possible actuellement de maintenir en état de « survie artificielle » des êtres sans conscience ; il a fallu les progrès permettant les transplantations d’organes pour que surgisse une nouvelle définition de la mort (électro-encéphalogramme plat), et que cessent certaines survies artificielles. Dans le même registre, je situerais les propos de certains médecins contre la liberté de l’avortement ; ils sont saisis d’angoisse à l’idée d’un désir -meurtrier qui se dévoilerait ainsi.
Cette volonté de nier la mort est tellement universelle que nous trouvons naturel de parler de « droit à la santé » alors que les institutions les plus évoluées ne pourront jamais qu’assurer le « droit aux soins ».
La démarche de la psychanalyse ne saurait s’opposer à celle de la médecine : elles sont simplement différentes. L’analyse est une recherche ; elle vise le dévoilement de l’inconscient de l’analysant, la vérité de son désir, qu’il ignore, mais qui se révélera progressivement, parfois sans qu’il le sache, au fil de son discours.
En principe l’analyste ne désire rien à la place de son patient ; il ne peut, sans l’aliéner, substituer son désir à celui de l’analysant. À la limite il désire que l’analysant analyse, encore faut-il que là soit son désir.
Les analystes affirment souvent que la cure n’a pas pour but la guérison ou la disparition du symptôme. La recherche de la vérité modifie pourtant l’état du patient, et peut soulager sa souffrance ou son angoisse mais elle s’accompagne souvent d’un redoublement momentané de tous les symptômes. L’affirmation selon laquelle la « guérison vient de surcroît » n’est pas toujours vérifiée.
L’analyse peut révéler que l’analysant désire être malade, qu’il désire la mort ou l’échec, qu’il ressent comme une perte la disparition de son angoisse et tient surtout à ce que rien ne change à son état. « La psychanalyse, souligne J. Lacan, s’est pourtant d’abord distinguée de donner accès à la notion de guérison en son domaine, à savoir : rendre leur sens aux symptômes, donner place au désir qu’ils masquent, rectifier sous un mode exemplaire l’appréhension d’une relation privilégiée »(1). Elle cherche ainsi à dévoiler la « faille » qui existe entre la demande (consciente) et le désir (inconscient).
C’est une tâche ardue et angoissante de supporter, voire de soutenir l’élaboration des désirs meurtriers et agressifs des analysants ; il est plus dur encore d’affronter leur pulsion de mort.
Médecins et analystes ont affaire à la mort : mort réelle ou parfois imaginée pour le médecin qui désire l’éviter ; mort imaginée mais parfois réalisée pour l’analyste, qui ne peut intervenir que par le biais des interprétations, et s’interdit les vaines réassurances.
Une autre différence existe entre la médecine et la psychanalyse ; elle concerne les deux domaines de la science et de la philosophie : le concept de guérison renvoie au critère du normal et du pathologique, qui risque de prendre l’allure d’une référence au bon et au mauvais voire au bien et au mal, bref à une éthique étrangère à la démarche analytique.
Pour la psychanalyse dont les concepts fondamentaux sont l’inconscient, la répétition, la pulsion, auxquels il faut ajouter le transfert, moteur de la cure et dans lequel se retrouvent les éléments précédents, il n’est d’autre référence que la vérité du sujet, sans qu’intervienne aucun jugement de valeur (2).
Le médecin, en devenant analyste, est obligé de renoncer à sa position médicale ; il ne peut être à la fois médecin et analyste. La position de Freud est claire à ce sujet :
Après 41 ans de pratique médicale, la connaissance que j’ai de moi- même me fait dire que je n’ai pas été un véritable médecin, au sens propre du terme. Je suis devenu médecin parce que j’ai été obligé de me détourner de mon projet initial et c’est le triomphe de ma vie d’avoir retrouvé après un détour considérable ma tendance première (3).
Le désir qui presse Freud est « le besoin impérieux de comprendre quelque chose aux énigmes de ce monde et peut-être même contribuer quelque peu à leur résolution » (4).
Freud appartient à une époque déterminée du développement des sciences, et pour lui, la psychanalyse est une discipline bien distincte. Rappelons encore ces propos :
Pour des raisons pratiques nous avons pris l’habitude de faire une distinction entre la psychanalyse médicale et la psychanalyse appliquée. Cette distinction est inexacte. La vraie ligne de division passe entre la psychanalyse scientifique et les applications de la psychanalyse, que ce soit à la médecine ou à un domaine extérieur à la médecine (5).
Cette division est reprise sous une forme un peu différente par Jacques Lacan dans l’acte de fondation de l’École freudienne de Paris ; il propose comme domaines d’étude : 1°) La psychanalyse « pure » (étude théorique des concepts qui permettent d’assigner à la psychanalyse un statut scientifique). 2°) La psychanalyse appliquée (théorie de la praxis). 3°) Le champ freudien (6).
Rapports actuels de la médecine et de la psychanalyse
La psychanalyse n’a pas d’existence officielle. Elle n’est pas reconnue comme science, et les analystes n’ont pas de statut spécifique. Sous couvert d’un statut qui n’est pas le leur et dont ils bénéficient selon la nature des diplômes universitaires acquis, ils peuvent, dans les institutions publiques ou privées, faire un travail plus ou moins analytique.
Si le psychanalyste est passé par le long détour de la médecine, il peut, à titre privé, pratiquer l’analyse, « sans le dire », en donnant à chaque séance la valeur d’une consultation médicale : soit la lettre clé : C.
Dans les institutions publiques, seule sa fonction de médecin est prise en considération, selon les critères hiérarchiques habituels ; la spécialisation psychiatrique ou neuropsychiatrique l’autorisant à occuper certains postes de responsabilité dans les multiples centres dits « médico-pédagogiques » à visée adaptatrice ; ces centres, on le sait, deviennent facilement des lieux de ségrégation où le sujet fait son entrée dans un cycle psychiatrisant.
Les divers types de formations acquises au cours des études universitaires et sanctionnées par un diplôme de psychologue, de kinésithérapeute, d’orthophoniste ou de rééducateur de tout acabit, ne préparent pas plus que les études médicales à la pratique de la psychanalyse. Elles ont l’inconvénient majeur de placer l’analyste entièrement sous la dépendance du médecin ; celui-ci est seul autorisé à’ prescrire la « thérapeutique analytique » ; dans les institutions, service hospitalier, dispensaire ou centre médico-pédagogique, il couvre de sa signature l’activité analytique de ses collaborateurs* lorsqu’il désire la présence d’un analyste dans son service. Dans ces conditions on ne peut affirmer que « l’analyste s’autorise de lui-même » (7) quant à la conduite et aux indications de la cure. D’autre part, peut-on demander à un médecin d’assumer la pleine responsabilité de toutes les activités de ses collaborateurs sans qu’il soit même informé du travail de l’analyste ?
Cette expérience, j’ai eu l’occasion de la faire personnellement, à l’hôpital des Enfants-Malades de Paris. J’ai introduit la psychanalyse dans un service de pédiatrie, grâce à mon statut de médecin des hôpitaux et de chef de service, qui me donnait le pouvoir, d’ailleurs exorbitant, de régir un service selon mes idées personnelles. La présence et l’activité des analystes n’ont nullement mené à une médecine moins « efficace », bien au contraire ; cette expérience a cependant constitué pour les pédiatres qui s’y trouvèrent engagés une épreuve souvent génératrice d’angoisse.
Sans doute l’analyste met-il son « grain de sel » dans les rouages de l’institution, par son attitude d’écoute à l’égard du discours du sujet malade et de celui de sa famille, et par son aptitude à dire quelque chose de ce qu’il entend : ce « grain de sel » peut vite devenir un « grain de sable » qui bloque la démarche médicale et la met en question. Dans un livre récent, Médecins d’enfants, Ginette Raimbault se fait le porte-parole exemplaire de cette « attitude » analytique (8).
Les médecins, les analystes et la psychanalyse
Peu nombreux sont les médecins qui accordent à la psychanalyse un statut scientifique. La formation analytique est assimilée à un rite initiatique, reléguant la reconnaissance du statut d’analyste aux bons soins des médecins de Molière ; quelque chose comme le « dignus es intrare ».
L’analyse, disent-ils, « j’y crois » ou « j’y crois pas », comme s’il s’agissait d’un fait de croyance. Dans les deux cas l’affirmation est aussi subjective que celle du médecin déclarant à Pasteur : « Les microbes, je n’y crois pas ». Ceux qui « y croient » ont souvent eu des contacts personnels avec des analystes, pour eux-mêmes, pour leur famille ou leurs patients ; cela n’implique nullement qu’ils cherchent à connaître les principes théoriques de l’expérience freudienne. Ceux qui « n’y croient pas » ont une attitude de crainte vis- à-vis de la psychanalyse ; à juste titre probablement : dans la mesure où celle-ci oblige le médecin à s’interroger sur ses propres positions à l’égard de la maladie ou de la mort, et sur l’image qu’il croit devoir soutenir de lui-même devant les malades qui viennent le consulter, image de celui qui sait » ce qu’il en est du corps souffrant tout en méconnaissant la jouissance du corps.
Pendant longtemps les analystes ont accepté la position marginale conférée par les médecins à la psychanalyse. Assurément ils en étaient satisfaits ; certains en tiraient quelque gloire au nom de la « pureté de l’analyse » ; d’autres estimaient nécessaire cette position d’excentration hors du champ médical. Actuellement les inconvénients subis par l’analyste, mineur en tutelle, ne permettent plus une telle complaisance et certains s’interrogent sur l’avenir de la pratique analytique.
Un grand nombre de jeunes analystes désirent œuvrer dans les institutions. Certains ont fait leur, un grand projet freudien : la création d’instituts où l’accession à la cure ne serait plus un privilège (quoi qu’on fasse la psychanalyse n’est jamais (« gratuite »).
Dans l’état actuel des choses, les analystes non médecins sont obligés de s’en tenir à une pratique libérale, car il est à peu près impossible, à de rares exceptions près, de faire un travail analytique dans une institution sans avoir le titre de médecin.
Les ministères de tutelle, s’ils n’ont pu officiellement interdire tout travail analytique aux « amateurs » (9), procèdent par des voies détournées : ils ne créent plus de postes de psychologues ; l’acte analytique devient ainsi un privilège médical ; ceci vient témoigner d’une situation contradictoire puisqu’à l’intérieur même des internats médico-pédagogiques, on préfère et même on exige que les éducateurs soient « en analyse ».
Une chose est certaine : la médicalisation forcée de la psychanalyse détourne celle-ci de son sens spécifique, sans lui permettre pour autant d’apporter sa contribution à la médecine. Freud, fort conscient de ce problème, écrivait à Pfister :
Je ne sais si vous avez saisi le lien secret qui existe entre l’analyse par les non-médecins et l’avenir d’une illusion. Dans l’une je veux protéger l’analyse contre les médecins dans l’autre contre les prêtres. Je voudrais assigner à l’analyste un statut qui n’existe pas encore, le statut de « pasteur d’âmes séculier » qui n’aurait pas besoin d’être médecin et pas le droit d’être prêtre (10).
Prospective et perspectives
Dire avec Freud que le psychanalyste n’est pas un médecin n’implique pas la négation de tout savoir médical ; cela signifie que la position de l’analyste « en fonction » n’est pas médicale. À cet égard je voudrais souligner l’ambiguïté des diverses traductions du terme Laie analyse. Marie Bonaparte ne le traduit pas ; elle intitule Psychanalyse et médecine l’article de Freud relatif à ces questions. Elle divise les praticiens de l’analyse en « médecins » et « non-médecins ». J. Schotte parle « d’analyse profane » et J.-P. Valabrega « d’analyse laïque » (11). Pour échapper à la double connotation médicale et religieuse que supposent ces traductions, je propose de restituer à ce terme son sens freudien d’analyse d’amateur ; l’amateur n’exerce pas de profession, il n’a guère appris de métier. Selon Littré, il a un « goût vif pour une chose » ; il s’efforce de la bien connaître.
Comment « connaître » la psychanalyse ? Comment la pratiquer ? Une étude approfondie de l’étendue du champ freudien et de ses limites servirait à déterminer l’apport d’une découverte dans des domaines autres que celui de la médecine directement concernée par la pratique analytique : la philosophie, la littérature, la politique, à l’exclusion sans doute de la psychologie, qui sous sa forme actuelle est antinomique de l’expérience analytique.
La question de la formation des analystes reste en suspens, malgré un accord apparent. Dans la lignée des positions freudiennes, le seul critère à retenir pour accéder à la connaissance des processus analytiques est sans doute l’expérience du divan. Par-delà l’impasse de l’auto-analyse, se dessine pour le « futur » analyste, encore analysant, la nécessité de parler à un tiers, de sa pratique, pour qu’il en saisisse les écueils et les achoppements. Les modalités de l’accession à la formation analytique restent objet de litige dans les différentes sociétés de psychanalyse.
À l’origine des différentes scissions qui jalonnent l’histoire du mouvement analytique, il y a, plus que des querelles de personnes, la rigueur scientifique de Freud et son intolérance aux formes dénaturées de la pratique analytique. Un processus identique est à l’œuvre dans les différends actuels qui opposent les sociétés d’analystes. Au centre du débat, la double question de la formation des analystes et de la visée normative des applications de la psychanalyse.
Puisque nous parlons ici de médecins et d’analystes, il est temps de se demander quel peut être l’apport de la psychanalyse à la médecine. Il semble que la psychanalyse peut parer au danger que représente pour la médecine le progrès d’une technicité, dont la complexité croissante impose une spécialisation de plus en plus poussée. Les médecins spécialistes semblent promus au rang de soigneurs d’organes, tandis que le corps malade devient un corps morcelé privé de vie et de parole. Certains praticiens, conscients de ce danger « inventent » une nouvelle spécialisation dite de « médecine interne ». Ces généralistes consultants prennent en charge le malade en sa totalité et servent ainsi de coordinateurs des techniciens. Ils revendiquent l’instauration d’une sorte de hiérarchisation des consultations ; les unes, banales, seraient rapidement expédiées, tandis que d’autres nécessiteraient un temps plus long d’écoute du patient.
Le médecin reste souvent dans une position ambiguë. Assis entre deux chaises, il n’est ni complètement médecin ni vraiment analyste, bien qu’il s’essaye aux deux postures. La floraison des groupes Balint et leur relatif échec témoignent d’un malaise de la médecine et de ses difficultés devant un danger qu’elle ne peut maîtriser.
Quelle est la formation ou quelles sont les informations qui pourraient permettre aux médecins de rester médecins, tout en reconnaissant certaines manifestations de l’inconscient dans le discours du sujet malade ? Il me semble impossible de répondre pour le moment.
Une chose est certaine, la psychanalyse n’est pas une médecine de la psyché ou d’un cerveau détaché du corps mais la recherche du rapport du sujet à sa parole.
Jenny AUBRY.
[1] J. Lacan, Préambule à l’acte de fondation de l’École freudienne de Paris, annuaire de l’École freudienne de Paris, p. 67.
[2] J. Lacan, Le Séminaire XI (Seuil).
[3] S. Freud, Nachioort zur Frase der Laienanalyse, traduction J. Poulain, in Les Lettres de PE.F.P., n° 10.
[4] Idem.
[ 5] Idem.
[6] J. Lacan, Préambule (op. cité).
[7] « L’analyste ne s’autorise que de lui-même », position fondamentale du psychanalyste selon J. Lacan, in Principes concernant l’accession au titre de psychanalyste dans l’E.F.P., annuaire 1971, p. 42.
[8] Voir Ginette Raimbault, Médecins d’enfants (onze pédiatres et une psychanalyste) Seuil 1973. Et, G. Raimbault et R. Zygouris, La consultation hospitalière, du dialogue au discours, in l’Évolution, psychiatrique », T. XXXVIII, fasc. II p. 271-303.
[9] Voir plus loin la justification de l’emploi de ce terme.
[x 10S. Fred, Lettres à Pfister et P Avenir d’une illusion (Gallimard). Le terme de « pasteur d’âmes » peut surprendre le lecteur. N’oublions pas que Freud s’adresse ici au pasteur Pfister et lui signifie qu’un analyste ne saurait être un prêtre.
[11] In L’Inconscient, n° 8, pages 12 et 16.