Joël Bernat : « La dépression fondamentale de l’être humain. De l’âme ou de la finitude » 1ère partie

Colloque « L’âme, une promesse d’immortalité ? », Notre-Dame Saint Sigisbert, Nancy, le mardi 8 Mars 2022, Salle Canopé

 

« L’homme croit que les dieux ont sa propre nature,

Même corps, même voix et semblable vêture.

L’Éthiopien voit camus et noir le nez des dieux,

Le dieu Thrace est roux et il a les yeux bleus.

Mais si avaient des mains les lions et les bœufs,

S’ils faisaient œuvre humaine et savaient dessiner,

On verrait dessiner des figures de dieux

Pareilles aux chevaux si les chevaux peignaient,

Et pareilles aux bœufs s’il s’agissait de bœufs,

Et l’on verrait ainsi des corps divins semblables

A ce qu’inspirerait chaque espèce animale. »

Xénophon, De la nature

 

 

I : Deux constats primordiaux

 Corps et finitude

Nous ne prenons pas beaucoup de risques en pensant que nos lointains ancêtres, que l’on dit chasseurs – cueilleurs, ont vite fait l’observation que le corps, celui des animaux qu’ils tuaient tout comme le leur, était périssable et putrescible puisqu’il n’en restait que des ossements. Un corps, cela disparaît, c’est donc le lieu, entre autres, d’une finitude. Finitude du corps aussi bien que celle de la vie, quel que soit notre statut ou notre puissance : disons que la finitude dans la mort ne tient pas compte des différences dans la vie. De là nous pouvons tirer deux sentiments majeurs :

  • un sentiment de la finitude de la vie, de sa vie, de son aspect éphémère et fragile. Cet éprouvé fut sans doute le berceau d’un sentiment que certains dénommèrent sentiment tragique de la vie, augmenté d’une dimension d’inexorabilité;
  • et un sentiment de fragilité dans la mesure où cette finitude s’est sans doute reliée avec le constat que la vie tient à peu de choses, et qu’elle est courte, qui que l’on soit et quoi que l’on pense.
  • Monde et infinitude

En opposition, nous pouvons imaginer nos lointains ancêtres plongés dans des éprouvés et des pensées vertigineuses liées à la contemplation du monde : un espace sans fin (ils se déplaçaient à pied sur des terres souvent vierges et désertes d’autres hominidés). Et si l’espace semblait infini devant eux, il en était de même au-dessus de leurs têtes. Je ne sais comment ils se formulaient la chose, mais disons qu’ils faisaient l’expérience de l’infinitude du monde. Soit :

  • un sentiment de petitesse éprouvé en contemplant le monde, le ciel, l’océan, etc., qui, eux, sont des figures d’infinitude, écrasantes d’immensités sans fins, et de forces qui se manifestent lors des tempêtes et autres manifestations de ce que l’on nomme justement force de la nature. Car c’est elle qui est forte, et pas nous…

Nous voici en présence d’un couple de notions symétriques : finitude et infinitude, avec une particularité :

  • La finitude est mienne, elle est observable et même mesurable, chiffrable (en années par exemple) : mais elle est en moi, liée à mon corps ;
  • L’infinitude est celle du monde externe, elle n’est pas mienne, de plus est-elle hors mesure et hors compréhension : en effet, si je m’interroge sur la signification de tout cela, le sens m’échappe, elle échappe à ma pensée : elle est hors de moi.

Une blessure fondamentale

Ces sentiments seraient à la source de la pire des blessures psychiques et aussi la plus fondamentale en ce sens qu’elle organise pratiquement toute la vie psychique et toute la vie en général. Blessure qui serait donc l’origine d’une forme de dépressivité première de l’humain.

De plus, cette blessure ne cicatrise pas, et elle est la formulation d’une altérité radicale : il existe un monde en dehors de moi, en dehors de mon contrôle, et qui plus est un monde qui est totalement indifférent à mon existence.

J’y reviendrai plus loin.

  • Corps et âme

Si l’on rapproche le couple symétrique : finitude / infinitude, de celui qui nous est aujourd’hui proposé à réflexions : corps / âme, nous voyons que ce qui va poser les éléments du débat est l’opposition radicale du corps et de l’âme par rapport à la finitude, ce qui nous donne une base – qui peut paraître évidente – :

  • Le corps comme lieu et preuve de finitude ;
  • En opposition, l’âme comme lieu et preuve (supposée) d’infinitude.

En opposition, parce que posé ainsi cela produit un clivage radical, clivage qui a de multiples fonctions et dans lequel nous reconnaissons une opposition habituelle entre cors et esprit. Je vous propose d’en décrire quelques conséquences.

II : L’infinité insupportable du monde

Affect : un premier point évident serait que cette infinité du monde suscite en moi des sentiments de jalousie, d’envie. En effet, pourquoi ne suis-je pas infini, moi ? J’aimerai bien… Visiblement, mon corps vient me dire que ce n’est pas la peine d’y croire… Ici nous sommes dans le monde de nos affects, de nos éprouvés, du cœur comme disaient les anciens : le monde du sensoriel, celui des sens.

Pensée : un second point est celui de la signification : « pourquoi est-ce comme cela, qui ou quoi a voulu cela, quel est le plan sinon le sens du monde qui me porte ? » Cette question du sens est infinie et ce ne sont pas les théories qui manquent, mais elles manquent surtout à convaincre et répondre aux énigmes… Ici nous sommes dans le monde des pensées, de l’esprit : le monde du cogito, celui du sens.

Et l’on rencontre en ce point une nouvelle opposition, entre les sentiments et les pensées, mais aussi entre l’imaginaire et la cogitation.

  • Une infinitude insensée

Nos ancêtres comme chacun de nous, se retrouvent confrontés à cette question du sens qui s’impose souvent lorsque nous contemplons la voie lactée ou l’immensité océane, c’est-à-dire des infinis.

1- Chez les poètes

Ce sont les poètes qui me semblent avoir décrit ce que cette infinitude sans raison possible peut produire en nous, êtres humains, pour ce qui en est des éprouvés face à cet insensé, impensé ou impensable.

Pour exemple, Giacomo Leopardi (1798-1837) rédigea en 1819 un poème titré « L’infini » (in Canti, Les chants), dont j’extraie ces lignes :

« Des espaces sans borne, un surhumain silence,

De l’absolu repos la morne somnolence.

Le silence infini de cette immensité

Verse en moi les stupeurs de sa sérénité.

(…)

« O vide immesurable où roule en paix le ciel !

Alors me souvenant des siècles morts, des âges

Disparus, je compare aux stériles efforts,

Aux vains bruits des vivants le silence des morts.

D’un ineffable émoi mon âme est oppressée ;

Et du néant humain sondant le gouffre amer,

Dans cette immensité s’abîme ma pensée :

Et doux m’est le naufrage en une telle mer. »

 

Et puis, bien sûr, Charles Baudelaire, avec son poème intitulé « Le gouffre » dans Les fleurs du mal, dont j’extraie ceci :

« Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.

– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,

(…)

« En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,

Le silence, l’espace affreux et captivant… »

(…)

« Et mon esprit, toujours du vertige hanté,

Jalouse du néant l’insensibilité.

Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! »

En effet, face à l’absence totale de significations, croire en la science comme celle des nombres est bien rassurant et apporte un bon secours… Ce qui, pour Baudelaire, a peut-être sauvé Blaise Pascal d’un effondrement.

 

En tout cas, comme on l’entend ici, ce n’est pas très gai dès lors que l’on s’affronte au sens de l’univers et de la vie. Shakespeare avait conclu ce dilemme de l’humain d’une ligne :

« Nous sommes de l’étoffe dont nos rêves sont faits et notre petite vie est entourée de sommeil » (in La Tempête)

  • Chez les philosophes

Il en va de même pour les philosophes, et ce n’est pas plus optimiste en général… on peut même dire que la philosophie, comme les autres sciences, trouve avec l’infini sa limite. Voici quelques exemples.

  • Blaise Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »

Le silence des espaces cosmiques s’oppose à l’idée d’un univers ordonné selon l’harmonie musicale des sphères religieuses, silence qui impose une solitude tragique de l’humain. Car le spectacle d’un univers infini peut angoisser :

« Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante […], le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? » (Pensées, 102-68)

De même est angoissante la question du sens de la vie :

« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. […] Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. / Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. / Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » (681-427)

Ce qui fit faire le portrait d’un Pascal névrosé ou maniaco-dépressif sur la base des troubles de sa petite enfance relatés pas sa nièce, Marguerite Périer. Sa santé fut mauvaise tout au long de sa vie, troublée par les paralysies, aphonies et migraines. Mais suivre cette voie ne permet que de refouler l’expérience vécue face à l’infini et d’en faire une maladie… Par exemple, dans son Rapport à L’Académie de 1843 pour demander une nouvelle édition des Pensées de Blaise Pascal, Victor Cousin l’indiquait ainsi :

« Cette ligne sinistre qu’on rencontre séparée de tout le reste, n’est-elle pas comme un cri lugubre sorti tout à coup des abîmes de l’âme, dans le désert d’un monde sans Dieu ! »

Voire, d’en faire une leçon de morale : voilà ce qui arrive lorsque l’on se pose des questions et que l’on renonce aux réponses que porte la Foi : nous sombrons dans la folie, ce qui a alimenté la thèse du génie qui naît de la folie.

En fait, je le redis, ce portrait permet de refouler ou de taire ce sentiment de vacuité de l’humain face à l’infinitude, sinon de l’interdire : « ne pensez pas ! vous risquez de devenir fou ! » … Mais il est vrai que cela arrive.

  • Friedrich Nietzsche

Et dans ce fil des penseurs supposés devenus fous, Nietzsche bien sûr, qui comme Pascal sera considéré fou d’avoir posé certaines questions qui, en fait, angoissent plus le lecteur que l’auteur… Par exemple :

« Vois ce portique ! nain ! repris-je (C’est Zarathoustra qui parle) : il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici : personne encore ne les a suivis jusqu’au bout.

Cette longue rue qui descend, elle dure une éternité et cette longue rue qui monte – c’est une autre éternité.

Ils se contredisent, ces chemins ; ils se butent l’un contre l’autre : – et c’est là, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve écrit au-dessus, il s’appelle : « instant ». (Friedrich Nietzsche, § « De la Vision et de l’Énigme », Partie III, in Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France, Paris, 1898, p. 221.)

Et ailleurs cet avertissement :

« Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » (Friedrich Nietzsche, aphorisme 146 in Par-delà Bien et Mal. Gallimard, 1971.)

  • Infinitude et dépression

Pour bien saisir l’importance que les religions et croyances ont pu avoir, nous devons prendre la mesure de ce rapport de l’humain face à cette impossibilité de donner sens au monde et à l’existence. Et depuis l’Antiquité, cela se saisit en termes de maladie : le risque de folie est un argument contre la pensée ou du moins contre certaines pensées qui s’opposeraient aux croyances religieuses. Je vais rapidement vous en tracer une histoire.

  • Mélancolie

Au Ve siècle avant J.-C., Hippocrate avance une conception de l’humain fait de quatre humeurs liées à quatre liquides : le sang, le phlegme (mucus), la bile jaune (vésicule) et la bile noire ou atrabile, qui sera nommée melancholia (mélas, noir et kholé, bile), responsable de la tristesse et de la peur.

Cette maladie est pensée comme débutant avec la réflexion de lêtre humain sur lui-même, et c’est Aristote qui en fera, par exemple, une particularité du génie[i] : car la question sur l’existence pousse à penser. Ce qui est à retenir, et que nous pouvons tous remarquer en nous, est le fait que dès que l’on s’interroge sur notre existence, l’on ne se sent pas très bien : mais alors, est-ce pour cela un mal, un mal-être ou une maladie ? Disons un mal si l’on ne trouve point nos réponses. Mais vu sous un autre angle, celui que relève Aristote, cela développe la pensée.

À cette époque, notons-le, la dimension organique et la dimension psychique étaient prises en compte, puisque l’atrabile a pour siège la rate (Spleen en anglais, que Baudelaire divulguera en France), qui devient l’organe de la mélancolie jusqu’au XIXe. Mais ce n’est pas forcément l’organe qui est source du mal, ce sont des affects (pathos) et des pensées (logos) qui produisent un dégoût de la vie, dégoût qui entraîne la sécrétion de bile noire, et c’est cette bile qui rend mélancolique.

Hippocrate prescrira dans ce cas une cure toute centrée sur le sensoriel, faite de bains de mer et bains de soleil[ii]. À cette époque, l’on savait que le sensoriel est un antidépresseur fondamental : c’est-à-dire que quelque chose du corps peut traiter quelque chose de l’âme…

  • Tædium vitæ

Avec les Romains, le terme devient : taedium vitae, ce qui indique le dégoût ou le mépris de la vie, soit un mal de vivre, un ennui existentiel, une forme de dépression liée à un trop de non-sens de l’existence. Ce sentiment est apparu parmi l’élite romaine à l’époque des Guerres Civiles (10 janv. 49 av. J.-C. – 17 mars 45 av. J.-C. : guerre opposant César et Pompée) :

« Devant la vision apocalyptique d’un monde qui menaçait de s’écrouler au milieu des ruines de Rome et du massacre de ses plus éminents citoyens, un découragement sans bornes s’empara des âmes et des esprits les plus éclairés[iii]. » (Comme nous face à ce qui se passe en Ukraine par exemple)

Lucrèce a dépeint l’atmosphère de dépression collective qui a envahi la cité antique :

« Si seulement les hommes, qui ont bien, semble-t-il, le sentiment du poids qui pèse sur leur esprit et les accable de sa pesanteur, pouvaient aussi comprendre l’origine de ce sentiment, d’où vient cette énorme masse de malheur qui oppresse le cœur, ils ne mèneraient plus cette vie dans laquelle, le plus souvent, nous le voyons, personne aujourd’hui ne sait vraiment ce qu’il veut, où chacun cherche toujours à changer de place comme s’il était possible par-là de déposer le fardeau qui pèse sur nous ! Tel, souvent, sort d’une vaste demeure pour y rentrer sans tarder, découvrant qu’il n’est pas mieux dehors. Le voilà qui court en hâte vers sa maison de campagne, à bride abattue, comme s’il volait au secours de son logis en flammes ! Dès qu’il en a touché le seuil, il bâille, ou sombre dans un profond sommeil, en quête d’oubli – à moins qu’il ne regagne précipitamment la ville qu’il lui tarde de revoir. C’est ainsi que chacun se fuit soi-même, et cet être qu’il nous est impossible de fuir, auquel malgré soi, on reste attaché, on le hait – on est malade et on ne comprend pas la cause de son mal. » (Lucrèce, De rerum natura, vol. 3.)

Cela me semble toujours bien d’actualité…

  • Sénèque

C’est Sénèque qui a le plus combattu cette désaffection profonde de la vie :

« Ce tourbillonnement d’une âme qui ne se fixe nulle part, et cette résignation morose et douloureuse […] ; tenus étroitement enfermés, les désirs, faute d’issue, s’asphyxient d’eux-mêmes ; viennent alors la mélancolie, l’abattement et les innombrables flottements d’un esprit irrésolu. » (Sénèque, De la tranquillité de l’âme, vol. II, Paris, Rivages, 1988, pages 78-83.)

Cette absence de sens du monde et de la vie, qu’aujourd’hui on définit comme dépression, fut aussi soulignée par bien des auteurs non philosophes. Une déception liée aux attentes envers une société que l’on croit omnipotente et à laquelle il est demandé de fournir des réponses existentielles, qui ne viennent pas.

  • Acédie

Au IVe siècle après J.-C., ce sont les moines qui sont touchés par le mal dès lors nommé acedia (du grec : négligence : l’on voit que le terme diagnostique dévoile une interprétation !), c’est-à-dire la tristesse et toujours le dégoût pour sa vie. Notons ici l’effet du changement de terme, de mélancolie à acédie : cet acte de re-nomination révèle un jugement moral a priori : le mal est pensé comme conséquence d’un laisser-aller et d’un centrage sur soi et non plus sur Dieu, et il n’y a plus d’organe source (foie ou rate) comme responsable, mais le sujet seul. Ainsi la morale chrétienne récupère et déforme selon ses intérêts la mélancolie d’Hippocrate. Alors, pour endiguer ce mal, nul autre remède sinon à l’interdire selon une loi morale : il sera alors qualifié de péché capital ! Péché de se questionner sur son existence…

C’est un mal qui résulte donc du centrage sur soi, ce qui produit mollesse et laisser-aller, d’où un jugement moral qui se veut contre-poison : c’est un péché, mais ce jugement refoule l’origine liée à l’isolement sensoriel : le mal est ici pensé comme antisocial, au sens où, à l’inverse des Grecs antiques, la pensée existentielle est désormais mise en opposition à l’exigence du groupe (se penser est un péché d’amour propre) : il faut penser à Dieu d’autant plus que c’est lui qui nous a pensé et qui a toutes les réponses : en chercher d’autres c’est se mettre en opposition à sa parole…

Remarquons que de nos jours c’est encore le cas même si cela ne se dit pas ainsi, mais la notion de honte perpétue ce jugement : le dépressif est un faible, il se laisse aller à la mollesse, se néglige, il est égocentré, honte à lui, etc. et spontanément, les gens lui disent : « ressaisies-toi, remues-toi ! »

L’origine de l’acédie dans l’isolement des moines dans leur cellule se retrouve avec les premiers cosmonautes qui, de retour sur terre, présentaient des signes dépressifs. Après étude, cela a mis en lumière l’effet de l’isolement sensoriel où ils étaient plongés dans leurs capsules, tels les moines dans leurs cellules. Alors, pendant les vols suivants, la NASA leur faisait entendre de la musique, c’est-à-dire du sensoriel. Hippocrate a encore raison…

  • Paresse

L’acédie changera (assez logiquement) de nom au XIIIe pour devenir : paresse, afin de s’appliquer aussi aux laïcs comme péché devant la société et non plus dans la seule église et ses servants. C’est à souligner : d’une opposition à la religion et sa loi morale, ce mal devient par extension une opposition à la société (chrétienne) et sa loi sociale, et la honte devant Dieu devient honte devant la société (les autres). Ce jugement dénonce là encore un centrage sur soi suite aux affects et pensées liés à la question du « qui suis-je ? ». Et la petitesse de soi face à Dieu est devenue petitesse de soi face au monde. L’antidote sera une activité saine (voir les valeurs bourgeoises au XVIIIe) c’est-à-dire en accord avec les doctrines.

Puis vers 1220 se fait un lien entre l’amour contrarié et la mélancolie (c’est l’époque de la littérature courtoise chez les nobles : l’amor ereos ou heroicus, désordre humoral associé à la passion amoureuse incontrôlée). Il était encore normal d’être triste après une rupture amoureuse ou une perte, ce n’était pas encore une maladie !

Selon Bernard de Gordon (1305), l’humeur mélancolique est la source de toutes les affectations mentales sans fièvre, et trouve sa source dans :

« la peur, la tristesse, l’inquiétude, l’alimentation, la haine pour cette vie, la fuite de la société, etc. »

C’est-à-dire : les affects. Constantin l’Africain (XIe siècle) avance une autre cause à la mélancolie :

« l’étude assidue et le surmenage intellectuel (surtout chez les philosophes), ainsi que la passion amoureuse. »

Trop d’affects ou trop de pensées deviennent ainsi sources du mal être du fait des non-réponses et des frustrations. Ce qui ne serait pas le cas avec une vie d’ascèse…

  • XIVe siècle

Ce sera un péché envers soi, ainsi que, par exemple, Pétrarque (1304-1374) le définit : quand l’homme se sent entouré

« de toutes les misères de la condition humaine, à savoir la mémoire des tourments passés et de la peur des tourments à venir. » (In Secretum, Confession spirituelle, en 3 livres, sous forme de dialogue entre le poète et saint Augustin, écrit en 1342-1343.)

Cet état provient de la haine et du mépris de la condition humaine, de sa petitesse face au monde, de son impuissance. Soit des questions existentielles, c’est-à-dire d’oser se penser (le fameux « qui suis-je ») au lieu de se soumettre aux réponses toutes faites données par l’église (toutes les réponses sont dans les livres dits sacrés) ou l’État (avec l’éducation et les lois). L’on voit bien l’insistance à soutenir que la santé passe par la soumission à des discours institués par des gouvernants (religieux ou civils) et que l’individuation ou l’autonomie ne peut être qu’une source de mal, de folie, c’est-à-dire  une forme de déviance délinquante et de péché.

 XVIe siècle

La mélancolie redevient la maladie du génie et de l’artiste (retour d’Aristote), c’est-à-dire de celui qui est conscient de lui-même, comme n’étant que lui-même, totalement autonome, ce qui rend difficile l’action (jusqu’au futur « délire de petitesse »). En ce temps-là, la mélancolie distingue de la masse des médiocres… soit l’inverse de ce qui précédait. C’est le temps des humanistes et du « devenir soi-même ».

  • Nostalgie

Le XVIIe siècle est celui de l’invention de la nostalgie, en 1688, par un médecin suisse, Johannes Jacob Harder : soit la douleur, algos, du retour au nid, nostos, transformant ainsi le mal du pays, en maladie : en effet, c’était une notion d’usage courant, qui désignait un affect individuel, vécu en lien avec l’environnement identitaire premier, le lieu de naissance et des premières années. Devenu une maladie, c’est quelque chose d’anormal à traiter ; en passant ainsi de mal du pays à Nostalgie, l’identité propre et l’environnement premier (et leurs affects) sont refoulés, et le mal-être devient l’affaire du médecin. L’interaction est là encore supprimée, c’est le sujet seul qui est mal.

  • Mal du siècle

Au XIXe siècle, avec les Romantiques paraît le mal du siècle qu’ainsi Chateaubriand définit :

« … état de l’âme (…) qui précède le développement des grandes passions lorsque toutes les facultés, jeunes, actives, entières mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes et sans objet. » (Chateaubriand, René, roman autobiographique).

Le phénomène déborde l’espace romantique pour toucher le public vers 1830. Cela est à mettre en rapport avec l’effacement des croyances religieuses remplacées par le spleen qui est aussi une forme de procès de l’ennui secrété par la société bourgeoise, au point de devenir une « pose » : il n’y a plus de merveilleux, la société ou les sciences n’en apporte point comme pouvait le faire croire les religions. Pour la génération suivante, celle de Musset, le mal-être s’éprouve dans un décalage :

« … l’on ne sait, à chaque pas que l’on fait, si l’on marche sur une semence ou un débris. » (Alfred de Musset, La Confession dun enfant du siècle, 1840)

Soit la conscience d’un clivage entre la richesse illimitée de la subjectivité et l’étroitesse des horizons sociaux, le choc permanent de l’individu et de la société. D’où, aussi, l’essor des utopies, des religions humanistes, etc., comme anti-mélancolies, variété d’antidépresseurs.

Cela est parfaitement énoncé par un médecin de l’époque, le Dr Brouc :

« Nous désirons plus que nous pouvons. Tous les esprits aspirent à prendre (…) une part puissante au mouvement social : le peu de chemins qui y mènent sont donc encombrés par la foule des prétendants, qui s’y étouffent les uns les autres. » (Dr Brouc, Hygiène philosophique des artistes dramatiques, ou Traités des causes physiques, intellectuelles et morales, qui, engendrées ou favorisées par l’exercice de l’art dramatique, peuvent compromettre la santé des artistes qui cultivent cet art, Paris, 1836, 2 vol.)

Pensons ici aux métaphores classiques : celle de la course des spermatozoïdes où un seul sera élu, ou celle de l’entonnoir : beaucoup d’appelés, peu d’élus. Sources de mal-être quand la réalisation de soi n’est pensée qu’à l’intérieur d’un groupe et par rapport à une société, et non pas comme mouvement individuel de singularisation.

Que ce soit l’assertion de Chateaubriand, de Musset ou de Brouc, il y a eu elles quelque voie éclairante sur le « mal des siècles », qu’il soit celui des temps modernes ou des temps anciens. De plus, l’on voit qu’il n’y a pas de progrès de l’humain, ni rien de spécifique à notre époque, les questions restant les mêmes, c’est-à-dire liées à chaque être face aux atérités.

Mais lorsque cette question est médicalisée ou récupérée par les religions, c’est l’aspect même de l’être comme unité unique qui disparaît : ce qui est justement peut-être leur but…

  • François-René de Chateaubriand

Dans le Génie du christianisme :

« Les sentiments de Pascal sont remarquables surtout par la profondeur de leur tristesse, et par je ne sais quelle immensité : on est suspendu au milieu de ces sentiments comme dans l’infini. »

Se répandit ensuite une pensée romantique de la misère et de la vanité de l’homme créant un mal du siècle, nouvel tædium vitae défini comme désespoir romantique lié à la perte de sens, et plus tard défini comme absurde existentiel, et non plus via veritas, chemin de la vérité, perte que Chateaubriand illustre ainsi :

« On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l’Arabe du désert a bâti sa misérable hutte. »

Voilà notre chute, et elle n’a rien de spécifiquement arabe !

  • Oscar Wilde

Le mal se répand, la perte de sens ou le fait que les Lumières n’ont pas apporté les lumières promises sur les questions existentielles, ce mal répand son spleen à toute la société qui préfère se détourner et se réfugier dans ce que Pascal nommait « divertissements », et qu’Oscar Wilde décrit ainsi :

« Poignarder ma jeunesse avec les armes du désespoir, porter la livrée voyante de ce siècle mesquin, laisser les mains les plus viles voler mon trésor, avoir mon âme captive dans les filets d’une chevelure de femme, et n’être que le domestique mercenaire de la Fortune, je jure que je ne l’aime point. Tout cela, c’est pour moi moins que la légère écume qui se joue sur la mer, moins que l’aigrette du chardon, en un jour d’été, détachée de sa graine. Mieux vaut me tenir à l’écart, bien loin de ces sots calomniateurs qui raillent ma vie, ne me connaissant point. Mieux vaut le plus humble toit fait pour abriter le plus pauvre journalier, que de rentrer dans cette caverne où l’on s’enroue à se chamailler, où mon âme blanche a pour la première fois baisé le péché sur tes lèvres. » (Oscar Wilde : Tædium Vitæ, in La Maison de la Courtisane, 1919, p. 34-37.)

Cette vie de la société n’est donc pas même une vie tant elle n’a pas trouvé de sens.

  • Joseph Conrad

Il décrit l’ennui de la « somnolence spirituelle », le sentiment que « la vie n’est qu’un désert de jours perdus » qui donne le goût de « s’éloigner des hommes » et de fuir « la menace du vide ».

« Il n’y avait rien de nouveau, d’étonnant, d’instructif à attendre du monde : aucune chance d’apprendre quelque chose sur soi-même, d’acquérir un peu de sagesse, de trouver de l’amusement. Tout n’était que stupidité surfaite… ». (Joseph Conrad, La Ligne d’ombre, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2010, p. 59-60.)

  • Le suicide d’Heinrich von Kleist

Quand quelqu’un disparaît, c’est plus qu’un corps qui disparaît : c’est une histoire unique et un monde singulier qui disparaissent, laissant peu de traces : c’est pour cela que certains tentent de faire trace (par exemple leur nom dans le dictionnaire) comme ersatz d’éternité …

C’est cela qui fut insupportable pour Kleist, en témoigne son suicide avec Henriette Vogel, le 20-X-1811, à Stimming, en conclusion d’une lecture de Kant :

« Nous ne pouvons décider si ce que nous nommons vérité est vraiment la vérité, ou si elle nous paraît seulement telle. Dans ce dernier cas, la vérité que nous amassons ici-bas n’existe plus après la mort (…) Mon unique but, mon but le plus suprême s’est effondré, et je n’en ai plus aucun désormais. »  (Kleist H. von, lettre du 22 – III – 1801 à Wihelmine von Zenge, sa fiancée. Citée in Lou Andreas-Salomé, Carnets intimes des dernières années, Hachette 1983, p. 206.)

Cela fit écrire à Jean – Claude Schneider :

« Nous avons perdu l’innocence, l’instinct, la spontanéité, mais nous n’avons pas toute la conscience. Pour posséder l’infini de la réflexion, il nous faudrait devenir « comme des dieux ». » (Schneider J.-C., préface à Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, Séquences 1991, p. 13.)

  • Conclusion sur la quête de sens

Ce bref parcours nous montre le résultat de cette confrontation des humains face au monde et son sens, et combien nous sommes des quêteurs de sens. Sauf qu’il y a des questions sans réponses possibles, nous laissant dans un état de toute-impuissance alors que l’on est convaincu que la pensée peut être une source de lumières sur toutes choses. Cet échec et son ressenti d’impuissance est la pire des blessures psychiques chez l’humain, celle de l’impuissance contre laquelle nous ne cessons de luter. En effet, n’avons-nous pas l’idée que si nous pouvions percer les mystères de l’univers, nous croyons a priori que cela nous donnerait un sentiment de maîtrise et apaiserait notre éprouvé d’impuissance et de petitesse. En dessous, il y a cette idée étrange et magique : « si je trouve un sens, cela ira mieux » …

Voyez comme la théorie du big-bang a pu en apaiser certains ! « Ça y est ! Nous connaissons la naissance de l’univers ! » Mais non ! Qu’il y avait-il avant ? Et d’où vient cet univers ?

Cette question a à voir avec la finitude :

« Où étais-je avant ma naissance, où serai-je ensuite ? »

Donc déceptions face aux non réponses quant aux questions sur les raisons de l’existence et de l’univers, déceptions face aux réponses des sociétés et des religions, et donc profond malaise et mal-être pour peu que l’on fréquente de telles questions.

Pas de réponse et silence du monde. État dépressiogène qui parcourt les siècles, de la mélancolie au Tædium Vitae, à la dépression voire la sinistrose, en passant par l’acédie, le spleen, le désespoir romantique, l’absurdité, et autres nihilismes, etc.

Il fallait donc créer des antidépresseurs, et ce du côté de la pensée, une pensée contre la pensée déprimante, qui rétablirait un sentiment de puissance, sentiment antidépresseur majeur qui fait de cette croyance en la puissance le médicament psychique le plus répandu chez les humains : la quête d’un sentiment de pouvoir sur les autres ou sur un territoire, ou via le sentiment de posséder un être, un objet rare ou nouveau, une belle situation, etc. Quêtes quotidiennes sur le mode de la quête du Graal, de quelque chose qui effacerait nos sentiments de finitude, de petitesse et de fragilité…

 

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[i] Jackie Pigeaud, Aristote. L’Homme de génie et la mélancolie. Problème XXX, 1. Traduction, présentation et notes, Rivages poche, 1988. Il se demanda pourquoi tous les hommes d’exception sont bilieux : « Pourquoi tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux à ce point de souffrir de maladies qui viennent de la bile noire, ainsi on cite Hercule parmi les héros ? Il semble qu’en effet Hercule avait ce tempérament ; et c’est aussi en songeant à lui que les Anciens ont appelé mal sacré les accès des épileptiques ». Pseudo-Aristote, Problèmes, XXX, 1 (trad. Barthélémy-Saint-Hilaire, 1891). Aristote donne l’exemple d’Oublos le jeune, qui, d’après lui, a contracté une mélancolie bilieuse à la suite d’un excès d’écriture : dans cet ouvrage, c’est l’auteur mélancolique qui produit son œuvre, en fait l’œuvre peut produire l’auteur mélancolique.

[ii] « Souci, maladie difficile : le malade semble avoir dans les viscères comme une épine qui le pique ; l’anxiété le tourmente ; il fuit la lumière et les hommes, il aime les ténèbres ; il est en proie à la crainte ; la cloison phrénique fait saillie à l’extérieur ; on lui fait mal quand on le touche ; il a peur ; il a des visions effrayantes, des songes affreux, et parfois il voit des morts. La maladie attaque d’ordinaire au printemps. A ce malade on fera boire l’hellébore, on purgera la tête ; et, après la purgation de la tête, on donnera un médicament qui évacue par le bas. Ensuite on prescrira le lait d’ânesse. Le malade usera de très peu d’aliments, s’il n’est pas faible ; ces aliments seront froids, relâchants, rien d’âcre, rien de salé, rien d’huileux, rien de doux. Il ne se lavera pas à l’eau chaude ; il ne boira pas de vin ; il s’en tiendra à l’eau ; sinon son vin sera coupé. Point de gymnastique, point de promenades. Par ces moyens, la maladie se guérit avec le temps ; mais si elle n’est pas soignée, elle finit avec la vie ». Hippocrate : Ces maladies, in Œuvres complètes d’Hippocrate, vol. VII, p. 109.

[iii] Yolande Grisé, Le suicide dans la Rome antique, vol. Volume 157 de la Collection d’études anciennes, Noêsis (Bellarmin), 1982, page 70.

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