Joël Bernat1
«Rue du Bac, Paris – J.-B. Pontalis»
Bien évidemment, s’il s’agit bien ici de J-.B. Pontalis, il ne peut être que le «mien», ce que j’en ai perçu, ce que j’en ai fait et eut besoin d’en faire, et non pas «l’homme tel qu’il est», ce qui serait d’une prétention surhumaine. C’est donc d’une rencontre qu’il s’agit et du témoignage de la moitié seulement des protagonistes de cette rencontre. L’autre moitié appartient à J-.B. Pontalis3. J’ajouterais ceci: cette rencontre est toujours effective et efficace, ce qui témoigne de son importance pour moi, de son vif, malgré les années passées, et cela sous-entend une reconnaissance profonde et non pas une dette… fût-elle symbolique!
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Longtemps, mes pas m’entraînèrent de la Province vers la Capitale, Paris, en un long trajet hebdomadaire. Un long chemin, certes, mais point un chemin de croix ou une épreuve, non, bien plus un cheminement, une «migration». Et tous les mardis, mon paysage intérieur se composait de la Seine, des Antiquaires du Ve arrondissement, de bouquinistes, de la maison Gallimard et bien d’autres. Composition qui venait jouer avec un autre paysage, bien plus interne celui-ci, fait de cure psychanalytique, de patient, de supervision, de transferts. Et donc, bien sûr, de Jean-Bertrand Pontalis. Ou plutôt, tel qu’on le nomme à l’APF, «JB». Un signe d’affection certain pour cet homme.
«JB»… pensez donc! Les mêmes initiales que moi! Il y a de quoi y voir quelque signe pour peu que l’on soit encore croyant. Mais, je dois l’avouer, les points communs entre lui et moi s’arrêtent aux initiales. Tant pis – ou tant mieux…
Et tous les mardis, pendant six années, vers les quinze heures, me voici arpentant la rue du Bac, où en bon provincial je me retrouve épaté de croiser des écrivains ou artistes célèbres, sinon des politiciens, tous en chair et en os, avec un sentiment d’inquiétante étrangeté à saisir ou être saisi de l’écart entre le télévisuel et le visuel. En quelque sorte, j’étais à chaque fois bien préparé à me déprendre de moi-même…
Quittant le vacarme de la rue pour entrer dans une ancienne cour, paisible, où parfois quelque leçon de piano suspendait ses croches hésitantes, ne restait plus qu’à gravir le vieil escalier jusqu’à la porte de «JB». Puis la salle d’attente, et les livres, plein de livres! Là, une terrible impression de familier, de paix réparatrice après le vacarme du trajet. De quoi me retrouver.
Ma première rencontre4 de l’homme me laisse le souvenir d’un être «so british» (selon mes seuls critères, il va de soi – tout ceci étant hautement transférentiel!), un gentleman décontracté nonchalamment installé dans son fauteuil tout près d’une bonne provision de Benson & Hedges (je fumais les mêmes, sans le savoir: et un signe de plus…?). C’est au fil de nos rencontres que, bien évidemment, j’appris à connaître autre chose qu’une présentation ou mes projections. Deux éléments me semblent importants à relever, tels que je les ai ressentis: une grande sensibilité, et une bonne pratique de «joueur». Je vais m’expliquer là-dessus.
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«Les relations humaines sont fondées sur chiffres. Déchiffrer, c’est se brouiller. Ce chiffre a l’avantage de dire sans dire, et de garder suspendue, réversible, l’opinion réciproque. Il nous préserve de porter des jugements décisifs et définitifs qui ne sont jamais vrais que dans l’instant.»5
Mon choix de «JB» comme superviseur était, évidemment, lié au fait qu’il fut le co-auteur, avec Jean Laplanche, du Vocabulaire de Psychanalyse. Je ne devais pas être le premier, mais après tout un choix doit bien s’étayer sur quelque fantasme. Je fus surpris, un jour, de l’entendre me dire combien ce long travail lui fut utile et même nécessaire; mais, depuis, il lui fallait s’en «dé-prendre», ce qui est un autre travail. Position qui peut sembler étonnante, mais qui nous introduit directement dans la façon de travailler de J-.B. Pontalis, psychanalyste, telle que je l’ai entendue. La difficulté étant de trouver un fil dans toute cette œuvre afin d’organiser, de façon artificielle, ce propos… Il me semble, que ce fil pourrait se représenter d’un terme – en tous cas, c’est celui qui m’a saisi et s’est révélé dans ces années d’échange avec «JB».
Le mouvement
Le concept est chose bien pratique, il est vrai, pour se parler par exemple dans une langue commune. Il offre une certaine économie. Mais dans notre pratique quotidienne, ne devient-il pas un masque, un écran, un outil contre la réception de ce que dit un patient? «Il me fait un contre-transfert», voilà quelque chose qui refroidit bien le fait que la représentation, voire le théâtre où se joue une psychanalyse est en train de prendre feu. Le concept me fait «pompier», je me démets, là où je me dois d’accueillir ce qui se dit, se joue et s’agit, et que d’une certaine façon, j’ai suscité sinon attendu. Le concept appliqué dans la cure vient fixer, arrêter son mouvement. Ainsi, dans chaque cure avons-nous à retrouver la «chair» ou le «vif» qu’un concept trop bien établi peut venir refouler, l’exemple parfait étant celui de transfert. Revivre ou redécouvrir à chaque fois la psychanalyse, avec son patient, se laisser de nouveau surprendre.
C’est en ce sens que le mouvement est central, à mes yeux – ou plutôt – mes oreilles chez «JB». Et il s’applique sur plusieurs registres:
- le mouvement psychique, c’est-à-dire en fait ce que l’on nomme les processus psychiques. Il est une chose aisément reconnaissable: ce sont les points de fixation, d’arrêt (les symptômes par exemple, tels des nœuds ferroviaires), qui sont sources de souffrance. Ainsi que Freud l’a si bien montré, lorsque la cure relance les processus psychiques du patient par le lent travail de déliaison ou de détissage des symptômes, la «guérison vient de surcroît». Formule bien connue, mais bien détournée de l’intention première de son auteur. Ce qu’il faut entendre est que le libre mouvement des processus psychiques est auto-thérapeutique, élaborant par eux-mêmes les tensions et problèmes du sujet (pensons aux notions de perlaboration, et plus précisément de translaboration que Mélanie Klein et Victor Smirnoff ont décrits6). Nous sommes bien loin de l’interprétation actuelle de la «guérison de surcroît» comme quelque chose qui n’intéresserait pas l’analyste. La guérison n’est pas le souci premier, mais la relance du processus psychique l’est (une fort belle illustration de cela serait le cas du Petit Hans);
- Cette visée et ce respect du mouvement psychique détermine, pour l’analyste, une position similaire, que «JB» a nommée: migration, et pour bien spécifier son importance, il a accolé une sorte d’injonction: il ne peut y avoir de psychanalyse si l’analyste n’a pas, dans une cure, avancé avec le patient dans sa propre analyse. Une cure et son patient doit déplacer l’analyste, l’amener à se déprendre de lui-même, de ses convictions et autres positions théoriques (ses points de fixation, voire même ses symptômes), c’est-à-dire se laisser saisir puis se dessaisir. Nous pourrions dire: co-analyse;
- Cela amène une conception de la cure selon un modèle winnicottien – ce qui n’est pas vraiment une surprise avec «JB». La cure est pensée comme play, et donc surtout pas comme game. La cure est un espace, une scène (de théâtre), c’est-à-dire un espace transitionnel où viennent se jouer la dimension du patient et celle de l’analyste sans règles limitatives; ça joue, et laissons jouer pour un «voyons voir où cela nous mène» (pensons à la célèbre devise britannique: waite and see). C’est en ce sens qu’il y a à entendre une des métaphores préférée de «JB»: nous sommes dans le compartiment d’un wagon de chemin de fer, et un voyageur décrit à l’autre ce qu’il voit par la fenêtre. Cet autre, l’analyste, tente de rêver ce paysage qu’il ne voit pas, mais sans omettre que, si parfait que soit le tableau ou le peintre, ce ne sera jamais le paysage réel; ainsi en va-t-il, de toute façon dans le jeu, nous sommes dans un espace intermédiaire, un entre-deux, entre réalité et fiction. Ce qui garantit une position d’ouverture, d’accueil de ce qui vient sans jugement a priori;
- À l’analyste de respecter le temps du mouvement de son patient, et de son play. La cure est une magie lente, imposant de donner du temps au temps, le temps de la perlaboration. Ainsi, au début de ma supervision ai-je écopé d’un «calmos!» puis d’un «piano» fort sympathiquement donnés…
- Mais si l’analyste défend cet espace de jeu, cela ne veut pas dire qu’il est indifférent: il est partenaire du jeu, mais il est aussi celui qui «veille-sur» son patient, et non celui qui «sur-veille» le patient; où l’on retrouve, là aussi, une position winicottienne bien connue;
- Cette position dans la cure de l’analyste pose et impose que celui-ci apprenne à parler avec sa voix, sa parole propre, et non pas se réfugier dans ce qui serait le calcul de l’interprétation. La cure n’est pas une psychanalyse savante appliquée sur un patient ou sur l’inconscient. Il y a à admettre d’être saisi par ce que l’on dit, souvent à son insu, afin d’y entendre ce qui s’y révèle;
Afin de garantir cette position analytique qui ne peut s’acquérir que par l’expérience et sa transmission, et non dans les livres, l’on peut commencer à comprendre pourquoi JB Pontalis n’a jamais commis de texte théorique sur un mode universitaire. L’écrit de «JB» tente de préserver cet espace de jeu, d’entre-deux. Cela s’entend dans ses titres: «Entre le rêve et la douleur», «Entre Freud et Charcot», «Entre le rêve-objet et le texte-rêve», «Entre les signes», «Entre-vu», «Entre le savoir et le fantasme», «Allers-retours», «Fenêtres», etc.
C’est une façon de maintenir la théorie en acte, en action, et non pas en discours, une façon d’en retrouver sans cesse la chair ou le «vif» fondateur, en un mot, de l’habiter et d’en être habité.
Mais c’est aussi tenter de se laisser saisir par un transfert infini, non pas le transfert d’objet, mais quelque chose d’autre qui se joue en deçà, ou au-delà de la représentation. Pour cela, encore ne faudrait-il pas oublier qu’une représentation n’est que transitoire, liée à un temps, et qui plus est n’est qu’une représentation et pas la chose en soi.
Le rêve n’est pas son récit, et ce qu’en entend l’analyste est encore moins le rêve…
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Voici donc un exemple, bref il est vrai, de ce que cet homme m’a transmis, par petites touches successives. Lorsque j’ai commencé ce play, le moins que l’on puisse dire est que j’étais bien «universitaire», connaissant sur le bout des doigts, par exemple, le Vocabulaire de Psychanalyse! Et puis est venu un temps assez désagréable, déstabilisant, où j’avais l’impression de ne plus savoir parler – comme un livre… Je me dessaisissais de moi-même et accédais à une parole propre. Le résultat fut que je parlais en propre à mes patients et l’effet peut s’illustrer de cette parole d’une patiente: «c’est curieux, ce que vous me dites, mon analyste précédent me le disait aussi, mais cela n’a jamais eu d’effet! Alors pourquoi avec vous?» Car, est c’est là un point capital, c’est ce que l’analyste est en personne qui produit de l’analyse, pas tant ce qu’il dit. Ou dit autrement: «qui parle lorsque l’analyste inter-vient?»
Une conséquence de cela est une autre question tout aussi capitale: «qu’est-ce que je fais à mon patient quand je dis ce que je lui dis?»
Façons de maintenir du vif, du mouvement, le processus, tenter d’éviter les écueils de la fixation.
Mouvement psychique qui s’imprimait en moi dans l’alliance avec le mouvement physique Paris-Province; et le jeu continuait pendant mes voyages de retour, et il continue encore!
Comment mieux suspendre ce témoignage, et non le conclure d’un point final, suspendre, inachever, c’est-à-dire laisser ouvert, sinon avec la voix et le vif d’un poète, ces êtres qui, pour Freud ou «JB», et moi-même, ont saisi bien des choses que notre «jeune science» est bien loin encore de comprendre sans les tuer par une conceptualisation froide:
«Quand les nombres et les figures
Ne seront plus la clef de toute créature,
Quand, par les chansons et les baisers
Nous en saurons plus long que les savants,
Quand l’ombre et la lumière
Se marieront à nouveau dans la pure clarté,
Quand à travers les légendes et les poèmes
Nous connaîtrons la vraie histoire du monde,
Alors s’évanouira devant l’unique mot secret
Ce contresens que nous appelons réalité.»
Friedrich Novalis
Notes:
1 Membre de l’Association Psychanalytique de France. retour
2 Paul Valéry, Oeuvres II, Tel Quel I, Paris, Pléiade, 1960. retour
3 Deux moitiés selon le principe de la tessère d’hospitalité qui consistait en un osselet partagé en deux parties. On en gardait une, on donnait l’autre à son hôte au moment du départ. Le rapprochement des deux moitiés permettait plus tard aux mêmes personnes ou à leurs descendants de se reconnaître et de renouer les liens d’hospitalité. C’est devenu par la suite le principe du symbolon. retour
4 Si l’on est curieux d’un autre témoignage, voir Georges Perec, “Les lieux d’une ruse”, in La cause commune, 1977, repris in Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985. retour
5 Paul Valéry, Oeuvres II, Tel Quel I, Paris, Pléiade, 1960. retour
6 Translaboration: spécifie une élaboration psychique hors cure, dans le cours de l’évolution d’un sujet, puisqu’il existe des processus permettant de résoudre et de dépasser spontanément certaines positions affectives de l’enfance par un remaniement de ces affects et relations objectales, réduisant ainsi le clivage intrapsychique en fonction d’éléments internes comme externes et favorisant l’intégration du moi. Ceci est donc lié au potentiel évolutif d’un sujet. retour
Cet article là m’est accessible et me touche beaucoup
Je n’ai rencontré JB Pontalis que dans ses livres . C’était un écrivain! aussi !Et j’ai eu la chance d’une rencontre avec Joël Bernat qui a été pendant quelque temps mon superviseur. Je suis moi aussi touchée par ce texte parce que je retrouve dans le JBP de JB beaucoup de « mon » JB ! En particulier les effets encore présents en moi aujourd’hui (ce que JB appelle l’effectif et l’efficace) , 13 ans après …Les mots qui me viennent à l’esprit quand je pense à cette rencontre : mise en mouvement,en liberté, en vitalité …
Alors s’agit-il de transmission ?Pas vraiment, il faudrait trouver un mot pour dire à la fois la transmission respectueuse et la réception active, mise en mouvement par la rencontre .
bonjour !
« transmission » n’est pas un bon mot, étant un peu désaffecté. JB Pontalis parlait de « migration », soit quelque chose qui circule, vivant, et déplace le sujet. comme vous le dite, la migration mêle transmission respectueuse et réception active.
à suivre…
bien à vous
JB
Votre article est bien interesant. J’aimerai le citer dans un article que je prepare sur l’elaboration. Comme je doive faire la reference bibliographique?