Edoardo Weiss : « Souvenirs de Sigmund Freud »

Un autre témoignage de la rencontre de Freud et des premiers analystes, après ceux, sur ce site, de : Margarethe Walter, Charles Baudouin, Marie Bonaparte, Arthur Koestler, Bruno Goetz

Selon les traits de caractère qui leur sont propres et la nature des relations qu’ils entretiennent avec un grand homme, des hommes différents auront de lui des impressions différentes. J’ai eu l’honneur de connaître Sigmund Freud en 1908 et le bonheur de garder avec lui des relations personnelles et épistolaires jusqu’à ce qu’il fût contraint à l’exil. Je vais essayer de formuler sur lui mes propres impressions sans tenir compte de ce que d’autres ont écrit sur Freud.

Dès avant de quitter Trieste pour étudier la médecine à Vienne, j’étais au courant de l’inimitié que les dirigeants de la psychiatrie et de la neurologie nourrissaient à l’égard de la psychanalyse. Un psychiatre de Trieste me dit qu’il admirait les travaux de Freud dans le domaine du système nerveux central, mais il ironisait sur ses travaux en psychologie en ajoutant : « Vous savez, lorsqu’un Allemand monte dans les nuages, il ne redescend jamais sur terre ». Un autre psychiatre me conseilla de me tenir à l’écart de Freud si je voulais me spécialiser en psychiatrie. Je devais éviter selon lui de m’attirer les mauvaises grâces des professeurs dirigeants à l’Université de Vienne. Quelques années plus tard, travaillant comme étudiant en médecine dans les cliniques psychiatriques et neurologiques de l’Université, je sentis plus vivement encore le préjugé qui y régnait contre Freud. Après avoir présenté une femme atteinte d’hystérie grave, le professeur Von Frankl-Hochwart me chuchota : « Freud dirait que cette femme est devenue hystérique parce que durant son enfance elle a vu uriner sa grand’mère ». Et, au cours d’une conversation avec moi, le professeur Otto Marburg appela Freud un Casanova.

Je fus très surpris de cette critique dont Freud était l’objet. Je ne pouvais comprendre comment des hommes intelligents pouvaient méconnaître le génie de l’auteur de l’Interprétation du rêve. Peu après mon arrivée à Vienne, je décidai de rendre visite à Freud. Le 7 octobre 1908, j’entrai pour la première fois dans la salle d’attente du 19 de la Berggasse. Je voudrais à ce sujet mentionner une circonstance fortuite digne d’intérêt. Dans la salle d’attente, je vis un enfant de cinq ans environ en compagnie de son père. Je supposai que Freud connaissait bien l’enfant, car il lui souhaita la bienvenue en ces termes : « Ah, voici notre grand garçon ! ». De nombreuses années plus tard, j’appris qu’il s’agissait du « petit Hans ». Il rendait visite à Freud cinq mois après avoir terminé son traitement. Un autre hasard voulut que, des années plus tard, une malade que j’avais envoyée à Freud (Mme L.M. que Freud nomme dans deux lettres) me racontât avoir vu dans la salle d’attente de Freud un homme jeune à propos de qui Freud dit à la malade en l’introduisant dans son cabinet : « Savez-vous qui est ce jeune homme ? C’est le petit Hans, que je n’ai pas vu depuis son enfance. Il a lu son histoire et voulait me voir. »

Freud avait 52 ans lorsque je le rencontrai pour la première fois. Il ne portait pas encore la barbe, mais seulement la moustache, qui était soignée. Une peinture à l’huile de M. Oppenheimer (connu aussi sous le nom de Max Mopp) représente Freud à cette période de sa vie1. J’ai vu plus tard ce tableau dans le cabinet de consultation de Paul Federn. Il pendait au mur, à droite du divan réservé aux patients. Federn enleva le tableau qui sollicitait trop mon attention durant les séances d’analyse.

Le regard sympathique de Freud et l’expression aimable de sa physionomie firent que je me trouvais facilement à l’aise. Il pressentit mes pensées avant que je pusse les enrober dans des mots et me donna le sentiment qu’il m’avait immédiatement compris. Comme j’avais discuté avec lui de quelques-uns de mes problèmes psychiques propres, je lui demandai le montant de ses honoraires. Il me répondit que, de la part de collègues, il n’acceptait pas d’honoraires. Mon impression fut qu’il me savait gré de ma visite et de mon intention de devenir psychanalyste.

En poursuivant mes études médicales, je compris de mieux en mieux à quel point Freud ne pouvait manquer de souffrir des méprises et des outrages dont il était l’objet de la part des milieux enseignants officiels. Au début, il ne se trouva que quelques intellectuels pour saisir la grande importance des découvertes de Freud en psychologie. Et, parmi eux, tous n’eurent pas le courage d’avouer leur foi en ce qu’il avait trouvé. Intimidés par les attaques malveillantes et sarcastiques des autorités officielles contre ses doctrines, quelques-uns de ses partisans n’osèrent pas, durant quelque temps, dire qu’ils entendaient approuver ses ingénieuses découvertes psychologiques. Comme Freud le disait dans un de ses ouvrages, la découverte de l’inconscient apporta au narcissisme de l’homme une lourde vexation. Son interprétation du rêve et des symptômes névrotiques suscita chez ses lecteurs les mêmes résistances qu’il rencontra chez ses malades durant leur traitement. La génération de Freud réagit avec épouvante à la découverte de la sexualité infantile et Surtout à celle du complexe d’Œdipe. Même son collaborateur des débuts, le Docteur Breuer, lui retira son appui quand il eut remarqué quelle importance essentielle il attribuait à la pulsion sexuelle dans la naissance des symptômes hystériques.

Freud continua infatigablement son travail de recherche en y faisant preuve de la rigueur scientifique la plus méticuleuse. Aucune découverte, aussi désagréable qu’elle fût, ne le faisait se détourner de son chemin. Il postulait que tous les hommes d’esprit scientifique manifesteraient la même sérénité et la même absence de passion en face de son activité scientifique. Mais il avait sous-estimé la puissance des résistances affectives chez ses contemporains. Alors que ses études du système nerveux central étaient accueillies favorablement par ses collègues, sa réputation scientifique subit, du fait de ses ouvrages de psychanalyse, un lourd préjudice. Dans ces conditions, il se développa dans le petit groupe de ses partisans un sentiment de loyalisme personnel à l’égard de Freud. Tous parmi eux n’étaient pas médecins. Saisissaient-ils tous correctement les enseignements de Freud ? Leur attitude à l’égard des malades traités par la psychanalyse était-elle toujours adéquate ? Et combien de temps chaque individu de ce groupe resterait-il fidèle à Freud ? Il est nécessaire de distinguer entre le sentiment de loyalisme envers la recherche de la vérité scientifique et la fidélité envers une personne ou une communauté. Les phénomènes de transfert et de contre-transfert, que Freud découvrit en traitant ses malades, jouèrent un rôle important dans les relations de Freud avec ses premiers adeptes. Il faut considérer aussi qu’aucun de ses premiers élèves n’égalait Freud par le génie qu’il mit dans la recherche psychologique et la formulation de concepts nouveaux. Ses élèves étaient beaucoup plus capables de saisir les résultats de ses recherches, exprimés par lui dans une langue claire et logique, que de concevoir des amendements utiles et des adjonctions à ses formulations. Freud a pu utiliser ses découvertes psychologiques pour explorer d’autres domaines : anthropologie, mythologie, rituels et religions des primitifs, psychologie du mot d’esprit et de l’humour et autres branches des sciences sociales. Plus d’une tentative visant à modifier les théories de Freud pourrait très bien avoir été l’expression de résistances inconscientes devant quelques-unes de ces trouvailles ultérieures.

Freud savait que les concepts de la psychanalyse devraient être l’objet de développements et de révisions. En même temps, il avait le souci bien compréhensible de mettre à l’abri des méprises et des déformations ce grand domaine de la recherche scientifique auquel il avait donné le nom de psychanalyse. Il prenait très mal d’en voir les concepts ainsi maltraités. Plusieurs de ses adeptes ont publié des idées confuses et aberrantes sous forme de contributions à la psychanalyse, provoquant ainsi, en même temps que la critique de ces idées, celle de la méthode psychanalytique elle-même. Freud s’est refusé à ce qu’on l’identifiât avec tel de ses anciens adeptes comme Stekel. À propos d’un psychiatre que Stekel admirait, Freud m’écrivit : « L’admiration de Stekel est à vrai dire suspecte, car elle est un signe de faiblesse de jugement et de goût pervers ».

Nous savons que les intérêts de la plupart des hommes vont au-delà de l’existence immédiate et du bien-être personnel. Ils pensent aux défunts qu’ils ont aimés et aiment encore et ont le souci de l’avenir de leurs enfants et de leurs créations, ces dernières étant elles-mêmes aussi des enfants d’une autre sorte. En ce sens, la psychanalyse était l’enfant de Freud et il eut toujours le souci de son avenir. Lorsque Alfred Adler, l’un de ses premiers adeptes, montra peu de compréhension pour l’inconscient et concentra son intérêt sur un aspect de la psyché extrêmement général et axé sur la psychologie du Moi, Freud ne put le garder plus longtemps dans le petit cercle de ses collaborateurs. Adler fut ainsi le premier à s’écarter de l’école freudienne de psychanalyse. Adler ne donnait plus à sa théorie le nom de psychologie « psychanalytique » mais de « psychologie de l’individu ». Sans doute n’avait-il pas vraiment compris l’inconscient, mais nous pouvons nous demander s’il n’eût pas été possible d’insérer plus d’une de ses idées dans le cadre de la psychanalyse freudienne.

Le groupe d’Adler abandonna Freud en 1911. En 1912 surgirent de graves divergences entre les conceptions de Freud et de Jung. Jung était l’un des élèves de Freud les plus féconds et les plus doués. La rupture entre les élèves de Freud et le groupe de Jung eut lieu en 1913 au Congrès International de psychanalyse de Munich, Freud fut très déçu de cette défection et des manifestations d’hostilité qui l’accompagnèrent et se mit à perdre l’espoir de voir la psychanalyse s’imposer chez les psychiatres. Son pessimisme se sentit nettement, après ce Congrès, lors de la première leçon qu’il donna en octobre 1913 à l’Université. Il dit alors : « A vrai dire, je vous déconseille de m’écouter une seconde fois » et de continuer : « Je vous montrerai comment toute l’orientation de votre formation antérieure et toutes vos habitudes de pensée devraient inévitablement faire de vous des adversaires de la psychanalyse ». Il déconseillait à ses auditeurs de devenir psychanalystes. Mais il adressait aussi des paroles encourageantes aux étudiants qui, malgré ses mises en garde, voulaient rester avec lui. À eux il disait : « Si quelques-uns d’entre vous devaient être de cette trempe et, passant outre à mes dissuasions, se présenter à mon prochain cours, ils seront pour moi les bienvenus » 2.

Ces paroles exprimaient la déception de Freud et aussi son irritation. Il éprouvait l’amertume d’un grand enseignant enthousiaste que ses élèves avaient abandonné. Bleuler, auteur de l’ouvrage connu sur les schizophrénies, quitta la Société de Psychanalyse parce que, d’après lui, Freud était trop intolérant à l’égard des modifications opérées par d’autres sur ses concepts. Jung, pour nommer une personnalité plus connue, donna à ses propres conceptions psychologiques non plus le nom de psychanalyse, mais de « psychologie analytique ». La psychanalyse de Freud et la psychologie analytique de Jung s’éloignèrent de plus en plus l’une de l’autre. Jung introduisit de nombreuses expressions nouvelles qui, à l’exception du mot « complexe », furent repoussées par les adeptes de Freud. Ce terme avait été proposé par Jung alors qu’il était encore membre de la Société de Psychanalyse. Ce n’est pas ici le lieu de porter un jugement de valeur sur les concepts positifs ou négatifs introduits par Jung en psychologie.

Je voudrais pourtant signaler une réaction à des écrits scientifiques dans laquelle on sent nettement, a priori, l’opinion préconçue et l’attitude hostile du critique. Non content de déformer les idées de l’auteur, un tel critique choisit parmi les affirmations qu’il cite celles pouvant impressionner le lecteur non prévenu en lui paraissant absurdes au plus haut point et il néglige toutes les indications susceptibles de faciliter une compréhension partielle ou totale de l’œuvre. Toute découverte scientifique nouvelle doit forcément supporter l’hostilité de la critique, injuste par bien des côtés. Comme je l’ai déjà montré, la psychanalyse de Freud n’était pas, elle non plus, armée contre une telle critique. L’exemple le plus irritant en cette matière fut fourni, autant que je le sache, par un manuel italien de psychiatrie, rédigé par le professeur E. Lugaro de Turin à l’usage des étudiants de l’Université 3. Il ne signalait pas dans sa critique que, selon Freud, les contenus psychiques inconscients obéissent à d’autres lois que les conscients. Non content de ne signaler point le processus primaire, il n’expliquait pas à ses lecteurs que, selon Freud, dans le système refoulé de l’inconscient, les représentations que cet inconscient recèle ne s’expriment pas sous forme de mots. Il négligeait de mentionner les idées de Freud sur le point de vue topique et n’expliquait ni le refoulement, ni la résistance contre les contenus refoulés de la psyché. D n’y a aucun indice nous permettant de penser que Lugaro ait jamais vu un malade traité par la psychanalyse. Le paragraphe suivant est caractéristique de sa critique de la psychanalyse :

« Les plus grandes erreurs de la méthode psychanalytique se trouvent dans l’interprétation du rêve. La recherche psychanalytique, sous l’effet d’une pesante contrainte, s’occupe des perversions sexuelles. Dans l’herméneutique psychanalytique tout est clair, chaque image onirique a la valeur d’un symbole précis ; une ascension d’escaliers signifie rapport sexuel ; voir la tour de Pise signifie douter de sa propre puissance sexuelle ; une armoire, un poêle, une tabatière symbolisent le corps féminin. Nous ne nous arrêterions pas à cette polémique, si de pareils traités dogmatiques ne suscitaient un intérêt qui nous impressionne à plus d’un titre par son caractère pathologique. Mais l’aveuglement des nouveaux convertis ne durera pas et déjà se manifestent des scissions et des signes de désagrégation dans l’église psychanalytique ».

À un autre endroit, Lugaro exprime l’idée que la théorie psychanalytique est nuisible et immorale. Derrière son préjugé contre Freud, on reconnaît une hostilité à l’égard des Allemands. Il renouvela sa prise de position à l’égard des doctrines de Freud dans l’un des longs articles qu’il publia en 1917 dans une revue de neurologie et de psychiatrie 4. Il exprimait sa conviction que la psychanalyse ne tarderait pas à perdre son influence. Nous ne sommes pas surpris que ses prédictions n’aient point été confirmées par les faits. La psychanalyse n’a pas sombré, elle s’est bien plutôt imposée dans tous les pays, même en Italie. Une critique destructrice de nature semblable fut aussi publiée par des Allemands.

Pour comprendre la personnalité de Freud, il nous faut considérer non seulement ses conquêtes scientifiques, mais aussi sa réaction en face de la critique qui le repoussait, de même que sa réaction en face de la critique dirigée contre lui par d’anciens élèves. Sa force de caractère, son courage et son obstination à poursuivre les buts de sa recherche en face de l’opposition écrasante de ses collègues, sont vraiment admirables. Il nous faut aussi reconnaître que ces résistances furent déclenchées par l’objet particulier de sa recherche.

Nous nous rendrions coupables d’un manque de réalisme si nous fermions les yeux sur les faiblesses d’un homme que pourtant nous vénérons grandement. Lorsque Freud approcha de la soixantaine, je remarquais souvent un trait d’amertume sur sa physionomie. Il était conscient de sa grandeur ; néanmoins le refus dont il était l’objet de la part de ses collègues, comme aussi la désillusion que lui apportaient quelques-uns de ses adeptes, ont exercé sur sa vie affective une influence profonde. Peu à peu sa grande faculté de sympathie diminua. Quand par exemple Viktor Tausk, après la guerre de 1914-1918, se trouvait dans la misère et souffrait d’une dépression profonde, Freud ne fut pas capable de lui fournir l’appui moral dont il avait besoin.

Je voudrais insérer ici quelques brèves remarques sur Viktor Tausk. Tausk et moi avons commencé l’étude de la médecine à la Faculté de Vienne en même temps à l’automne 1908. Il était de onze ans mon aîné et déjà docteur en droit. Comme la psychanalyse l’intéressait beaucoup, il voulut acquérir aussi le doctorat en médecine. Nous avons suivi de nombreux cours et travaillé ensemble dans les années 1911-1912 à la clinique neurologique de Von Frankl-Hochwart. Tausk était présent lorsque Von Hochwart fit sur Freud la remarque sarcastique dont j’ai déjà parlé. Plus tard, nous nous sommes entretenus de l’hostilité qui animait la plupart de nos maîtres contre les conceptions de Freud.

Jusqu’en 1914 Tausk et moi nous sommes souvent rencontrés pour discuter de problèmes psychanalytiques, de méthodes psychothérapeutiques, de la personnalité de Freud et d’autres membres de la Société de Psychanalyse. A l’occasion, nous jouions après l’une de nos longues discussions une partie de billard au café Alserhof. Je respectais en Viktor Tausk le collègue plus âgé et le psychanalyste plus expérimenté que moi. Sa formation de psychiatre était excellente. C’était un homme ambitieux, conscient de sa propre perspicacité. J’étais impressionné par son désintéressement, sa franchise et sa discrétion professionnelle. En parlant de cas traités par la psychanalyse, il évitait soigneusement de citer des détails qui eussent permis de reconnaître ses malades.

Un jour j’envoyai à Tausk un jeune névrosé, manifestement homosexuel. Je savais qu’aucune sensation hétérosexuelle ne pouvait être éveillée en lui. Tausk déclara que le but thérapeutique à suivre dans le traitement de cet homme était de le délivrer de ses sentiments de culpabilité provoqués en lui par son homosexualité et de lui rendre possible la satisfaction de ses besoins homosexuels. Tausk était convaincu que des facteurs organiques, à savoir principalement un dérangement des glandes endocrines, jouent un rôle important dans de nombreux cas d’homosexualité, dans certaines affections névrotiques et surtout dans la schizophrénie. Federn lui non plus ne doutait pas que des facteurs chimiques endogènes n’aient une part de responsabilité dans les troubles schizophréniques. Cette idée est en rapport direct avec le concept de série complémentaire établi par Freud. Tausk était lié à Freud par une amitié forte mais insatisfaite. Il imitait exactement la coupe de cheveux de Freud. Je l’ai entendu dans une série de conférences d’introduction répéter presque mot à mot les leçons de Freud à la Clinique Psychiatrique5. J’avais l’impression que Tausk voulait remplacer Freud et être lui-même le fondateur de la psychanalyse, souhait ambitieux qui éveillait en lui des sentiments hostiles. Il approuvait la conception génétique de Freud sur la paranoïa, suivant laquelle le délire paranoïaque naît d’une défense contre des pulsions homosexuelles, n’existassent-elles que sous forme sublimée. Il me dit un jour avoir l’impression que Freud possédait un trait légèrement paranoïaque. Il fondait son diagnostic sur l’observation faite par lui suivant laquelle Freud paraissait avoir une tendance à se lier intensément à un adepte pour ensuite le repousser. Tausk pensait que tel avait été le cas avec Adler, Jung, Stekel et d’autres, et il prédisait que Freud, tôt ou tard, se séparerait même d’Abraham et de Ferenczi. À mon avis, Freud était dans son droit en excluant de la Société de Psychanalyse les premiers nommés de ces psychiatres. J’avais aussi l’impression que le « diagnostic » de Tausk était une réaction à son sentiment de n’avoir point été complètement accepté par Freud dans le cercle de ses disciples et qu’il était déterminé par la peur de se voir lui aussi un jour finalement repoussé.

Tout comme Paul Federn, Tausk était intéressé par la psychologie du Moi. Il était particulièrement perspicace dans l’expérience des mécanismes psychologiques du Moi et de leurs perturbations dans la schizophrénie. Son travail sur la machine à influencer, où il expliquait les mécanismes de la projection schizophrénique, a été accueilli avec beaucoup de faveur par les psychanalystes. Je ne sais qui de Tausk ou de Federn a été le premier à employer l’expression : frontière du Moi. Tausk n’a pas été capable d’atteindre à la compréhension profonde de la psychologie du Moi à laquelle Federn a pu s’élever dans ses travaux ultérieurs.

Lorsque la guerre éclata, en 1914, il me fallut rejoindre l’armée autrichienne où je fus mobilisé. Je ne revis Tausk qu’à l’automne 1916. À cette époque j’étais affecté à un train sanitaire qui amenait à un hôpital militaire autrichien, à Lublin en Pologne, des blessés provenant du front russe. Pendant que les malades étaient débarqués du train, je fus reçu par Tausk qui portait alors l’uniforme de médecin major du Service de Santé. Dès que l’occasion nous fut donnée de converser, je remarquai avec émotion la gravité de sa dépression. La situation internationale l’affligeait et le préoccupait grandement. Il était convaincu que les Empires Centraux ne pouvaient gagner la guerre. Il prévoyait que Vienne deviendrait la capitale d’un royaume rétréci et désagrégé où les psychanalystes n’auraient guère l’occasion de gagner leur vie. Il me parla d’expériences personnelles malheureuses. La femme qu’il aimait l’avait, bien que fiancée avec lui, trompé avec un autre. Il me raconta que d’autres hommes aussi parmi ceux de nos relations communes avaient été trompés par leurs femmes. J’essayai de lui redonner courage, pensant qu’un être humain aussi gravement déprimé avait besoin d’un solide appui moral ; mais j’étais trop jeune pour assumer le rôle de ses parents et prendre à ses yeux leur image, comme Tausk le cherchait. Et d’ailleurs je ne pus rester longtemps près de lui.

En apprenant, en été 1919, que Tausk s’était donné la mort, je déplorai sa perte, mais la nouvelle ne me surprit pas. Je compris qu’il n’avait pu manquer de se sentir abandonné des êtres qui lui étaient proches, et peut-être surtout de Freud. Freud rédigea un long éloge funèbre qui fut publié dans la Revue Internationale de Psychanalyse.

Freud n’exprimait que rarement ses sentiments à l’égard de telle ou telle personne appartenant au cercle de ses élèves. Il n’était pourtant pas difficile de se rendre compte des pensées qui l’animaient à l’égard des procédés thérapeutiques et des conceptions théoriques des membres de la Société de Psychanalyse. Il désapprouvait le comportement ambitieux de Tausk. Il refusait – avec raison, je crois – la thérapeutique active de Ferenczi. Effectivement, personne ne se sentait parfaitement libre de présenter des idées quand elles s’écartaient beaucoup des concepts fondamentaux de Freud.

J’avais l’impression que se développaient chez Freud de fortes réactions positives et négatives de contre-transfert par rapport à ses malades et à ses élèves. Dans ses écrits pourtant, il ne parle que rarement de réactions de contre-transfert dans les rapports de l’analyste avec son malade. Bien qu’il eût une grande sympathie et une grande compréhension pour les faiblesses humaines, il n’était pas exempt de réactions négatives envers des malades présentant des traits antisociaux et criminels. Il exprima sans fioriture ces vues au cours de conversations qu’il eut avec moi à propos de plusieurs de ses malades. Pourtant, en reconnaissant que certains comportements criminels sont le résultat de sentiments inconscients de culpabilité, il a apporté une contribution importante à la criminologie. Un comportement anti-social ou des vices comme l’alcoolisme provoquaient chez lui un transfert spécifique négatif, alors que des indices de courage, d’honnêteté et de fidélité à l’égard de ses doctrines suscitaient de sa part un contre- transfert positif. L’intolérance de Freud à l’égard de ce que l’on pourrait appeler « l’immoralité psychopathique » peut l’avoir empêché de travailler sur la psychologie du Moi avec la même objectivité et la même perspicacité qui caractérisent ses autres recherches. Il considérait la psychopathie comme une déficience du Moi, déficience inaccessible à l’analyse. Le regard qu’il plongeait sur les perturbations du Moi dans les psychoses n’allait pas assez loin.

Après avoir terminé mon analyse chez Federn, j’eus souvent à titre privé des entretiens avec Freud au sujet de mes malades. En 1913, je devins membre de la Société Viennoise de Psychanalyse et dès lors je vis Freud chaque mercredi aux réunions de la Société et ensuite au Café Bauer au cours de soirées moins officielles. Il me souvient qu’en ces occasions Otto Rank était toujours assis près de Freud et lui consacrait la plus grande attention. Freud parlait de sujets qu’il n’évoquait jamais dans les réunions de la Société en nous dévoilant que son intérêt allait bien au-delà des écrits publiés par lui. Sa propension à croire aux phénomènes parapsychologiques apparaissait au cours de l’entretien, mais elle était toujours tenue en laisse par son bon sens et son acharnement à s’appuyer sur des preuves scientifiques. La synthèse composite de Jung, mêlant sans discernement science et mystique, l’irritait et il ne prenait en considération que les découvertes s’appuyant sur la vérification scientifique.

Freud a été souvent, peut-être avec quelque raison, accusé d’intolérance à l’égard des analystes dont les vues s’écartaient des siennes. Ses plus proches collaborateurs ont fait remarquer pour sa défense qu’il a révisé lui-même et quelquefois modifié 6 ses conceptions originelles ; mais cette objection n’est pas un véritable argument pour écarter l’intolérance de Freud. Posons-nous la question en ces termes : comment Freud eût-il réagi si un autre analyste avait développé avant lui ces concepts modifiés ? Beaucoup d’analystes se refusèrent à admettre l’existence d’une pulsion de mort ; certains acceptèrent l’hypothèse dès l’abord, pour la repousser ensuite, d’autres attendirent pour l’admettre de croire avoir trouvé une preuve scientifique de l’existence de la pulsion de mort. Ce fut le cas chez Federn qui croyait à un investissement du Moi différent de l’investissement sexuel (libido) et attribuait à la pulsion de mort un troisième caractère d’investissement, qui était d’espèce téléologique. Ce dernier investissement avait la mort et la destruction pour but. Il le nommait « mortido ».

En faisant de la libido, par extension de son concept, l’expression dynamique de toutes les pulsions de vie aussi bien des pulsions du Moi que des pulsions sexuelles, Freud rappelait à plus d’un analyste l’application sans discernement que Jung avait faite de ce concept pour désigner toute forme d’énergie vitale. En dépit de la position de Freud, que l’on pourrait appeler intolérance à l’égard d’idées s’écartant des siennes, il était plus tolérant envers les élèves proches de lui par des liens personnels et tenus par lui pour fidèles, c’est-à-dire aussi longtemps qu’ils ne contredisaient pas des concepts psychanalytiques fondamentaux. La méthode sévère que Freud enseignait rendait en fait ses élèves inflexibles et les aliénait aux autres. Il y eut cependant des analystes de conception divergente, par exemple Ernest Jones. Pendant l’un de ses séjours à Rome, Jones me déclara qu’il était d’accord avec la formulation psychodynamique que Freud avait donnée de l’hystérie, mais qu’il ne l’était pas avec celle de la névrose obsessionnelle et des états dépressifs.

La position prise par maint analyste devant les doctrines de Freud subissait l’influence des sentiments qui l’animaient à son égard. Il en était par exemple ainsi de Tausk qui ne pardonnait pas à Freud de ne l’avoir point accepté. Pour démontrer l’inutilité de la méthode thérapeutique de Freud, Tausk renvoyait beaucoup de malades après une courte période de traitement, y compris même ceux qui ne pouvaient être guéris rapidement. C’était là l’expression inconsciente du dépit qui l’animait contre Freud. La position de Federn sur les doctrines de Freud était déterminée aussi bien par sa loyauté inébranlable envers Freud que par son dessein de parvenir à la vérité scientifique. Ces deux tendances perturbaient la clarté de son jugement, surtout lorsque sa conception de la psychologie du Moi et des psychoses l’écartait de celle de Freud. Federn ne pouvait exprimer ouvertement les différences de conception qui le séparaient de Freud et il soulignait souvent que toutes ses idées étaient en plein accord avec les enseignements de Freud.

La fidélité de Federn touchait Freud. Lorsque Freud fut atteint du cancer en 1923, il nomma Paul Federn son représentant personnel. La même année, Federn fut élu vice-président de la Société Psychanalytique de Vienne. Dans une lettre à Federn, Freud exprima le vœu qu’il voulût bien devenir son successeur. Il est possible que, si Hitler n’avait pas occupé l’Autriche et ensuite la plus grande partie de l’Europe, les idées de Federn eussent pu élargir le mouvement psychanalytique en un « mental health movement ».

L’intérêt de Freud n’allait pas à la psychologie phénoménologique du Moi de Federn, mais à ses idées propres sur les structures de la psyché. IL était intéressé par le Ça et le Sur-Moi, par leurs rapports fonctionnels réciproques, par les manifestations de la libido et des pulsions d’agression et par les formes d’expression dynamiques des pulsions de mort dont il admettait l’existence comme un postulat. Le manque d’intérêt manifesté par Freud pour la contribution importante de Federn en ce domaine et pour ses mesures thérapeutiques dans le traitement des psychoses empêchèrent Federn de présenter librement et clairement ses pensées.

J’attirais souvent l’attention de Federn sur le fait que nombre de ses affirmations étaient en flagrante contradiction avec les idées de Freud. Il fallut attendre la mort de Freud pour que Federn pût parler de ses conceptions qui s’écartaient des idées fondamentales de Freud. Le 13 avril 1950, quelques semaines avant sa mort, Federn m’écrivit : « Comme je dois parler dans mon séminaire du « Moi et du Ça » de Freud, il faut que je mette au point clairement toutes les oppositions qui séparent ma psychologie du Moi de la sienne. Elles sont plus essentielles que je l’avais admis ».

Le résultat de son étude et du traitement de malades psychotiques fut que Federn se représenta la structure psychodynamique des perturbations du Moi tout autrement que Freud. Sa découverte du « sens de la réalité », qui ne doit pas être confondu avec 1’ « épreuve de réalité » de Freud, est un des éléments les plus importants de ses recherches sur la psychologie du Moi. En présentant différents états du Moi dissociés et refoulés, Federn me paraît avoir apporté une contribution essentielle à l’interprétation des personnages apparaissant dans le rêve. J’ai pu discuter avec Federn de cas de psychoses que Freud se serait refusé à traiter. Federn traitait beaucoup de malades que Freud aurait récusés. C’est ainsi que je consultais Freud pour mes malades névrotiques et que j’avais de longs et minutieux entretiens avec Federn sur des cas psychotiques. Après mon retour en Italie, je continuai à consulter les deux hommes par lettre et, lorsque j’avais l’occasion d’aller à Vienne, par rapport personnel direct.

Un génial explorateur de la structure dynamique de la psyché humaine n’est pas forcément doué d’une prompte intuition pour saisir aussitôt le caractère d’autres hommes. La grande franchise et la grande intégrité du caractère de Freud le rendaient souvent aveugle à l’égard de la fausseté et de la malhonnêteté de personnes qui s’approchaient de lui. Un ami qui admirait Freud me dit un jour : « Un maquignon sait mieux juger les hommes que Freud ».

Il est compréhensible que Freud ait pu être séduit par des personnes en apparence animées de sentiments amicaux envers la psychanalyse et parfois il se trompa dans son jugement sur elles. Cela me frappa dans ses rapports avec maint « représentant » italien de la psychanalyse. A titre d’exemple, on pourrait citer Levi Bianchini et un reporter de journal qui présenta au public d’une manière très grossière la psychanalyse de Freud. Je les citerai plus loin tous les deux dans mes commentaires des lettres de Freud.

A mon avis, Freud s’est grossièrement trompé durant des années dans son jugement sur Otto Rank. Lorsque Rank manifesta un grand intérêt pour la psychanalyse et, avec intelligence et beaucoup de savoir, apporta une contribution précieuse à l’application des découvertes psychanalytiques freudiennes dans le domaine de la mythologie, Freud fut animé en sa faveur de sentiments très amicaux. Freud apporta à Rank une aide financière et lui offrit l’hospitalité dans sa maison. En 1912, Rank assuma en collaboration avec Hanns Sachs la rédaction de la revue Imago et devint plus tard avec Ferenczi et Jones, un des rédacteurs de la Revue Internationale de Psychanalyse. Après que Freud eut été opéré du cancer en 1923, les sentiments de Rank pour Freud se modifièrent peu à peu. En 1930, il exprima devant moi l’opinion que Freud ne vivrait plus longtemps. A peu près à la même époque, il publia quelques-unes de ses théories psychanalytiques en contradiction avec les principes psychanalytiques fondamentaux de Freud et avec les idées qu’il avait lui-même approuvées. J’eus l’impression que Rank s’attendait à être le successeur légitime de Freud et s’était mis à porter son deuil peut-être un peu prématurément. Bientôt après, Rank émigra aux Etats-Unis pour y fonder une nouvelle école psychanalytique. Il s’écartait beaucoup plus qu’Adler et Jung des principes psychanalytiques fondamentaux de Freud. C’est ainsi qu’il niait par exemple la grande importance attribuée par Freud à l’inconscient. Il disait à ses élèves que ce n’était pas Freud qui avait résolu l’énigme de l’inconscient, mais que beaucoup de poètes et d’écrivains avaient, longtemps avant Freud, fait cette découverte. Il est étonnant de voir un homme, autrefois l’un des psychanalystes de pointe dans le groupe de Freud, capable d’oublier que ces poètes et écrivains n’avaient pas exploré scientifiquement l’inconscient et que Freud fut effectivement le premier savant à faire du psychisme un objet d’analyse, aussi bien dans ses fonctions conscientes que dans ses fonctions inconscientes. Après la mort de Rank, ses amis et élèves publièrent, en 1941, ses doctrines dans un livre intitulé Beyond Psychology (Au-delà de la psychologie). Rank est mort fin septembre 1939, quelques jours après Freud. Comment Freud eût-il réagi à ce livre de son ancien protégé ?

Il n’existe pas encore d’appréciation quant au fond sur toutes les idées des analystes qui furent d’un autre avis que Freud. Mais beaucoup de ces divergences permettent de reconnaître clairement que leurs auteurs n’avaient pas saisi pleinement les idées de Freud malgré la limpidité de son propos. Celui qui nie l’importance de l’inconscient et du refoulement, les mécanismes de défense du Moi et la structure fonctionnelle de l’esprit, celui qui repousse les aspects dynamiques, économiques et topiques des processus mentaux, le développement sexuel précoce, nie le complexe de castration et les phénomènes de transfert, celui-là ne peut être plus longtemps compté au nombre des psychanalystes.

Par ailleurs, il existe un groupe d’analystes orthodoxes qui se refuse à entreprendre toute modification dans les formulations dernières de Freud. Ce groupe reste fidèle à Freud et à ses doctrines, il n’accepte que les modifications annoncées par Freud lui-même au cours de sa recherche. Ainsi ce groupe ne reconnaît-il, par exemple, que l’existence exclusive des deux investissements pulsionnels cités plus haut. Numberg considère l’existence seule de ces deux tendances dynamiques poursuivant des buts opposés comme un fait biologique fondamental qui s’exprime dans les manifestations anaboliques et cataboliques de tous les êtres vivants. Les membres de ces groupes orthodoxes sont proches les uns des autres et se sentent écœurés par les collègues qui se refusent à admettre maintes formulations de Freud.

Freud était un savant sérieux qui possédait une excellente formation humaniste. Il avait un sens profond de l’art, surtout de la sculpture, de la peinture et de la littérature. La musique pourtant lui était étrangère et les efforts qu’il fit pour parvenir à la comprendre le déçurent. En philosophie, il avait moins lu et éprouvait une répulsion envers les philosophes à qui il reprochait de faire des tentatives non scientifiques pour présenter des « conceptions du monde ». Il avait un fort penchant pour le passé, l’intérêt qu’il portait à l’histoire, surtout à l’archéologie, était en relation avec ses efforts en vue de reconstituer le passé de ses malades dans le rapport que ce passé entretient avec le présent.

Freud n’était pas totalement exempt de symptômes névrotiques. On sait qu’en voyage il craignait toujours de manquer le train et, pour cette raison, avait tendance à prendre beaucoup trop tôt le chemin de la gare. Theodor Reik signale que Freud souffrait d’une légère agoraphobie et on sait que son cabinet de consultation était l’endroit où il se sentait le plus à l’aise. Il s’évanouissait facilement à la vue du sang et des blessures ; il n’aurait pu devenir chirurgien. C’était un grand fumeur de cigares : à chaque session scientifique, la salle était emplie de fumée car la plupart de ses élèves fumaient tout autant que lui. Dans son travail Un trouble de la mémoire sur l’acropole (Œuvres Complètes, 16), il rapporte une expérience vécue de dépersonnalisation. Cependant, nous ne pouvons traiter ici par la méthode psychodynamique les symptômes névrotiques mineurs de Freud. Son interprétation métapsychologique des mécanismes psychiques subissait l’influence de ses connaissances étendues en neurologie, anatomie et physiologie. Il fallut attendre un stade ultérieur de ses recherches psychanalytiques pour le voir s’écarter quelque peu de sa formation rigoureusement scientifique. Sa curiosité scientifique, en lui imposant constamment de nouveaux problèmes, dépassait de loin son désir de guérir des hommes. C’était avant tout un savant qui cherchait. Néanmoins on sentait que, simultanément, les profondeurs de sa personnalité recélaient dans une certaine mesure un mystique. Il tenait cette tendance sévèrement en laisse, revenant toujours à la nécessité d’apporter des preuves rigoureuses aux affirmations énoncées. Le reproche de certaines personnes, en particulier de Jung, selon lequel le système scientifique de Freud est un système purement et simplement matérialiste, est à coup sûr immérité et injustifié.

En l’année 1933 – je vivais encore à Rome – se produisit un événement signalé déjà par Ernest Jones dans sa biographie de Freud. Je voudrais saisir ici l’occasion de rétablir certains faits dans leur exactitude. Comme j’avais coutume de le faire de temps en temps, j’amenais une malade très atteinte à Vienne pour que Freud la vît en consultation. Le père de cette malade, qui nous accompagnait, était un proche ami de Mussolini. Après la consultation, le père adjura Freud de lui donner un cadeau pour Mussolini et lui demanda l’un de ses ouvrages, où il voulut que Freud écrivît une dédicace. J’étais dans un grand embarras, sachant fort bien que, dans ces conditions, Freud ne pouvait se refuser de répondre à cette sollicitation. Il se sentit obligé de déférer à la requête à cause de moi et de la Société Italienne de Psychanalyse. L’ouvrage qu’il choisit – peut-être intentionnellement – fut : « Pourquoi la guerre ? » C’était une correspondance avec Albert Einstein 7.

Plus tard, j’ai raconté à Jones ce qui s’était passé et je l’ai prié instamment de n’en rien publier. Pourtant cette histoire se fraya son chemin dans le troisième tome de la biographie de Freud par Jones. Voici la dédicace que l’on y trouve, traduite comme suit en anglais : « From an old man who greets in the ruler the Hero of Culture 8 ». Il faut rappeler ici que cette dédicace faisait allusion aux fouilles archéologiques de grande envergure que Mussolini favorisait à l’époque. Freud était très intéressé par ces fouilles.

Grâce aux efforts du secrétaire des « Archives Sigmund Freud », le Docteur Kurt R. Eisler, on réussit après de longues recherches à dénicher l’exemplaire en question de Pourquoi la guerre ? dans les Archives Nationales Centrales à Rome. Le texte original est différent de celui reproduit dans l’édition allemande de la biographie de Freud par Jones et il est textuellement, le suivant : « A Benito Mussolini, avec le salut respectueux d’un vieil homme qui reconnaît en la personne du dirigeant un héros de la culture ; Vienne, 26 avril 1933. Freud9 ».

Une suite à cet épisode a été rapportée par Jones sous une forme pareillement déformée et à nouveau contre mon gré. Lorsque Hitler, quelques années plus tard, eut pénétré en Autriche, le père de mon ancienne malade me dit que Mussolini était intervenu auprès de Hitler en faveur de Freud. Je ne le crus pas. Je ne crus pas que Mussolini oserait prier Hitler de protéger un savant juif. Mais dans sa biographie Jones écrit : « En outre, j’apprends par Edoardo Weiss, qui à l’époque était en contact étroit avec le Duce, que même Mussolini entreprit une démarche, soit directement auprès de Hitler, soit auprès de son ambassadeur à Vienne. Vraisemblablement, il se rappelait le compliment que Freud lui avait fait quatre années auparavant10 ». Les faits doivent être mis clairement au point. Dès le début, je me suis trouvé dans l’opposition au fascisme. Mon attitude fut pour moi la source de difficultés croissantes. La publication de la Rivista Italiana di Psicoanalisi fut suspendue vers la fin de 1933 et la situation des savants juifs en Italie devint de plus en plus critique dès que furent promulguées par les autorités fascistes les lois antisémites d’exception. En l’année 1939, j’ai émigré avec ma famille aux États-Unis.

En pensant à Freud, il me souvient de particularités et d’originalités dans son comportement personnel, telles qu’elles apparaissaient pendant ses conférences à la clinique psychiatrique de l’Université. Ces conférences avaient surtout pour auditeurs les membres de la Société de Psychanalyse. Freud appréciait les étudiants peu nombreux assistant à son cours, qui ne faisait pas partie des conférences obligatoires. Son débit était mesuré, il prononçait chaque mot très distinctement. De temps en temps, il abaissait son regard sur un anneau orné d’une pierre verte qu’il portait au doigt, en écartant lentement les doigts de la main droite pour les fermer à nouveau. Lorsqu’il parlait avec quelqu’un avant ou après la conférence, il tenait d’ordinaire un crayon à la main. Il avait coutume d’appuyer ce crayon sur la table et de faire glisser le long de ce crayon son pouce et son index, puis il le retournait en répétant le geste. J’interprétais ce comportement comme caractéristique du désir de Freud de s’efforcer à la précision et à l’exhaustivité dans tout ce qu’il avait à dire.

Il me faut souligner que l’impression de bonté, d’amabilité et de sensibilité que Freud me donna durant les années de ma correspondance et de mes contacts personnels avec lui resta inchangée. Jamais de bassesse chez lui. Ma première impression d’une grandeur à l’échelle humaine se transforma en conviction qui alla en s’affirmant de plus en plus au fur et à mesure que se développèrent nos relations.

Freud cessait rapidement de s’intéresser aux problèmes qu’il ne pouvait résoudre. Et lorsqu’il en venait à peser la possibilité d’exister pour un phénomène jusque-là contesté ou nié par la science « officielle », il avait assez de prudence pour ne pas exprimer ses vues publiquement, car il ne voulait pas compromettre la réputation de la psychanalyse. Je pense ici surtout à la croyance aux manifestations télépathiques, en faveur desquelles il avait amassé des preuves. Même après avoir décidé de s’exprimer ouvertement sur ce sujet, il fit preuve d’une grande prudence et ne laissa pas paraître qu’il était fermement convaincu de l’existence de ces phénomènes. Il ne doutait pas qu’il y eût « entre le ciel et la terre » beaucoup de choses dont nous n’avons pas la moindre connaissance et que nous ne comprenons pas. Dans des écrits ultérieurs, il exprimait à l’occasion l’idée qu’il y avait des phénomènes biologiques au-delà de notre entendement et de notre savoir. Par exemple dans Au-delà du principe de plaisir et dans Malaise dans la civilisation, voici ce qu’il dit dans le contexte d’une discussion sur l’Éros et les pulsions d’agression, ainsi que sur les dangers de la guerre : « Et maintenant on peut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’éternel Éros, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat qui l’opposera à son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut en prévoir le succès et l’issue 11 ?» La dernière phrase a été ajoutée en 1931, lorsque commençait déjà à se dessiner clairement le danger de la menace hitlérienne.

Notes

  1. Dans le catalogue de l’exposition Freud, organisée en 1956 par L’American Psychoanalytic Association à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, ce portrait est daté de 1909. À l’origine, il fut commandé pour le mariage de sa fille Mathilde, qui eut lieu en 1909. Le tableau ne plut pas à Mathilde parce qu’il représentait son père sans barbe. C’est ainsi que le tableau parvint en possession de Paul Federn qui avait conclu avec le peintre les accords initiaux.
  2. Freud répéta cette leçon en 1915 et la publia dans ses Leçons d’introduction à la psychanalyse, Œuvres complètes, Imago Publishing Company, Londres, 1940 ; depuis 1960 chez S. Fischer, Francfort-sur-le-Main, 11, p. 8 (Traduction française de W. Jankelevitch, chez Payot – NdT).
  3. Trattato délia Mallattie Mentali, en deux tomes, par E. Tansi, Lugaro Soc. Editrice Libraria, Milan, 1914. Ce paragraphe a paru aussi dans la troisième édition de 1923 à la p. 519.
  4. Rivista di Patologia Nervosae Mentale, 1917, XXII, 2, pp. 65-104.
  5. Ces conférences avaient lieu dans l’appartement du Docteur Karl Weiss qui travaillait lui aussi à la clinique de Von Frankl-Hochwart. Il me souvient d’un détail de l’exposé de Tausk : la comparaison qu’il avait trouvée pour exprimer la différence entre pré-conscient et inconscient refoulés. Il comparait le contenu du pré-conscient aux objets de la salle de conférence et le conscient à une sorte de lumière pouvant à volonté être dirigée par l’un ou l’autre de ces objets et les éclairer aussi l’un après l’autre. Les objets situés en dehors de la salle qui ne pouvaient être éclairés par le rayon lumineux correspondaient alors à l’inconscient refoulé.
  6. En 1926, Freud publia son livre Inhibition, Symptôme et Angoisse (Œuvre complètes, 14) où il modifiait rapidement la conception de l’angoisse qui avait été d’abord la sienne. En 1920, dans Au-delà du principe de plaisir (Œuvres Complètes, 13), il abandonnait ses vues premières sur le dualisme des pulsions et les remplaçait par une autre conception. Après avoir d’abord soutenu que les deux pulsions fondamentales étaient la pulsion d’auto-conservation ou pulsion du Moi et la pulsion sexuelle, qui sert à la conservation de l’espèce, il en arrivait dans cet ouvrage à la conclusion que la dualité des pulsions se compose de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Dans sa première théorie, la libido était l’expression dynamique de toutes les pulsions sexuelles. Il concevait l’énergie de la libido comme susceptible de déplacement alors que les énergies des pulsions du Moi étaient considérées comme d’origine non libidinale et non susceptibles de déplacement. En révisant sa théorie, Freud maintenait la dualité des pulsions, mais il donnait le nom de libido à l’expression dynamique de toutes les pulsions de vie, aussi bien de la pulsion d’autoconservation que de la pulsion sexuelle. L’investissement issu de la pulsion de mort ne peut cependant pas être transformé en libido ; il apparaît toujours <l fusionné > en proportion variable avec la libido.
  7. Œuvres Complètes, 16.
  8. « De la part d’un vieil homme qui salue en la personne du gouvernant un héros de la culture ».
  9. « Benito Mussolini mit dem ergebenen Gruss eines alten Mannes, der im Machthaber den Kulturheros erkennt. Wien, 26, April 1933. Freud ».
  10. Ernest Jones, Vie et Œuvre de Sigmund Freud, tome 3, Edition Hans Huber, Berne et Stuttgart, p. 262. Traduction française aux P.U.F. (N.d.T.)
  11. Œuvres Complètes, 14, p. 506.
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