Ruth Mack Brunswick : « L’analyse d’un délire de jalousie » (1928) 1ère partie

« Die Analyse eines Eifersuchtwahnes », Int. Ztschr. F. Psa., XIV, 1928. Leipzig, Vienne, Zürich, Internationaler Psychoanalytischer Verlag 1929; « The Analysis of a Case of Paranoia », The Journal of Nervous and Mental Disease, vol. 70, juillet 1929; « L’analyse d’un cas de paranoïa : délire de jalousie », Archives de psychanalyse, 1988, n° 19 ; repris avec une autre traduction in Hamon M.Ch. (Ed.) – Féminité mascarade, Paris, Seuil 1994, pp. 133-195.

Freud avait insisté pour qu’un cas de paranoïa féminine soit trouvé. Le voici.

De plus, ce texte introduit la notion de pré-œdipe que Freud reprendra en 1931 dans son article « Sur la sexualité féminine », où lui aussi évoque le cas de cette jeune patiente. Il y reconnaît, comme fondement de la paranoïa « l’intense fixation de la petite fille à sa mère, lien exclusif et prolongé dans lequel le père n’intervient même pas à titre de rival dans l’amour de la mère ».

Il s’agit du récit de la cure brève (deux mois et demi) d’une jeune femme présentant un délire de jalousie. À le lire, l’on voit un analyste au travail, interprétant, construisant, analysant les rêves et ne cédant en rien sur la théorie de la libido ou celle de la castration, ni sur les « noyaux de vérités » dans les fantasmes ou les délires.

Il s’y pose aussi les premiers jalons d’une cure psychanalytique de la psychose et des enjeux transférentiels, ce qui fait de ce texte un des tout premier, sur le plan technique, quant à la cure du psychosé, dont le pendant théorique sera écrit en 1940, intitulé : « La phase préœdipienne du développement de la libido ».

« L’analyse d’un délire de jalousie »

I. Introduction

La patiente dont il est question dans ce travail vint me voir avec un diagnostic de paranoïa de jalousie, après un examen à la clinique psychiatrique. Je relate ici l’histoire clinique et analytique de sa maladie, pour aborder ensuite, parallèlement à l’analyse, les problèmes théoriques qui s’en dégagent. Je préfère différer provisoirement toute appréciation des problèmes de diagnostic et de pronostic.

Une scène de jalousie furieuse, des menaces de suicide et une sérieuse tentative pour mettre fin à ses jours au commissariat de police avaient fait qu’on amène la patiente en observation à la clinique psychiatrique. Malgré tous ses efforts pour nier les faits, elle aurait été amenée à l’asile si son mari, forcé par elle, ne l’avait reprise à la maison sous sa propre responsabilité. À son retour, elle souffrit d’une mastoïdite. Lors des soins, son comportement intrigua l’interne de la clinique. On en vint à parler de son histoire psychiatrique préalable et, comme elle ne paraissait pas tout à fait inaccessible aux questions, l’interne me l’envoya.

C’était une petite prolétaire, chétive, intelligente et non dénuée de charme, à laquelle on n’aurait pas donné ses 30 ans. Son comportement était réservé, son caractère timide et méfiant. Elle ne s’était décidée à venir me voir que parce qu’on l’en avait persuadée fortement. Mais il n’y eut pas de difficulté à la faire s’allonger sur le divan et elle devint peu à peu beaucoup plus confiante. À la première séance elle rapporta son histoire et la description de ses symptômes comme suit :

Elle était la plus jeune de cinq enfants. La mère mourut lorsque la patiente avait 3 ans, après une maladie de plusieurs années. Un an plus tard, le père épousait une femme peu aimable qui apportait dans le mariage deux enfants d’un autre lit. Entre la patiente et sa sœur plus âgée il y avait dix ans de différence. Il était donc naturel que la plus jeune enfant fût confiée à la protection de l’aînée. Cette sœur aînée, Louise, était physiquement bien développée et d’un extérieur agréable, mais elle était retardée intellectuellement et sexuellement anormale. Elle ne fréquenta pas l’école au-delà du cours élémentaire et n’eut jamais d’emploi régulier. À 29 ans (âge auquel apparut la psychose de ma patiente), Louise mourut d’une paralysie évolutive dans un asile public où elle avait passé les cinq dernières années. Elle avait vécu comme prostituée depuis le début de sa puberté – même avant il faut dire -, et souffrit d’énurésie le reste de ses jours. La petite sœur, à la suite des incessants mauvais traitements infligés par son père et sa belle-mère, était finalement devenue la protectrice de celle qui l’avait autrefois maternée.

Peu après l’arrivée de la belle-mère, ma patiente, alors âgée de 4 ans, fut envoyée à la campagne chez de lointains parents. Elle ne retourna chez ses parents, définitivement, qu’à l’âge de 11 ans. Trois ans plus tard Louise entrait à l’asile.

À 28 ans ma patiente épousa un homme du même age, dont elle avait décliné la première offre de mariage juste avant son départ pour le service militaire. Quand elle vint chez moi, elle était mariée depuis seize mois déjà. Elle était totalement frigide dans le rapport sexuel et refusait toute approche de son mari qui pouvait dépasser le tendre baiser. Elle avait des crampes vaginales intenses qui rendaient extrêmement difficile la pénétration et qui la faisaient souffrir. Chaque rapport sexuel était suivi d’une abondante menstruation durant deux à trois semaines. Après quelques jours de mieux, le saignement reprenait le plus souvent – mais pas nécessairement – à la suite d’un coït. Cette perte de sang surabondante avait causé une anémie secondaire. La conséquence immédiate de ces difficultés sexuelles avait été une abstinence de plusieurs mois et de la mauvaise humeur pour le mari, et l’irruption de la psychose paranoïaque pour la femme.

Elle s’imagina que son mari entretenait des relations interdites avec sa belle-mère, une femme de plus de 50 ans. Au début, cette idée ne lui semblait pas à elle-même très plausible. Il lui apparaissait que cette belle-mère était, plus sans doute qu’il n’est coutume, soucieuse de bien s’entendre avec son gendre. Mais au début tout cela n’avait pas grande importance. Puis de petites observations s’imposèrent peu à peu. Par exemple, la belle-mère insistait pour participer à une excursion un dimanche, alors que les deux jeunes gens l’avaient prévue pour eux deux depuis longtemps, et le mari laissait faire. Lorsque la patiente rendait visite le dimanche à ses parents, la belle-mère apparaissait en tenue de cérémonie et tenait à tout prix à embrasser son gendre à l’arrivée et au départ. Elle n’avait jamais eu pour la fille de telles tendresses maternelles. La patiente remarqua une fois que le pied de sa belle-mère touchait sous la table celui de son gendre. Lorsqu’elle fit des remarques à ce sujet, la belle-mère se mit en colère et la ridiculisa en lui disant qu’elle ne semblait pas très sûre de l’amour de son mari.

Les événements furent à leur comble lorsque la belle-mère – et ce n’était pas la première fois – accompagna son gendre à l’écurie, où il devait s’occuper du cheval pour la nuit. Comme ils ne revenaient pas immédiatement, la patiente les suivit. Elle ne trouva rien d’anormal mais était cependant convaincue qu’ils avaient commencé une relation sexuelle à ce moment et en ce lieu.

Bientôt les voisins se mirent à répandre des rumeurs. Elle interdit à son mari de fréquenter seul ses parents. Elle lui interdit même de se laisser accompagner à l’écurie par sa belle-mère. Mais elle ne pouvait empêcher la vieille femme de parler à son gendre. Et le triomphe railleur qu’elle entendait dans sa voix la blessait très profondément. Elle ne pouvait pas non plus empêcher les voisins de répandre toutes sortes d’histoires. Tout le monde se moquait d’elle, pas seulement son mari et sa belle-mère. Dans la rue elle était ulcérée par les regards et les rires d’individus tout à fait inconnus qui disaient du mal d’elle. Parfois, quand elle se sentait observée, elle s’étonnait elle-même de ce que les gens lui prêtent un intérêt si malveillant, alors qu’ils ne savaient même pas qui elle était et encore moins qu’elle était trompée par son mari. Elle avait bien alors parfois le sentiment que tout cela pouvait être une erreur. Tout lui paraissait invraisemblable. Mais alors, il se produisait justement quelque petit incident qui renforçait ses soupçons. Non seulement les inconnus, mais aussi les voisins étaient contre elle. Seuls son frère et sa belle-sœur restaient aimables avec elle. Sa belle-mère était sa plus grande ennemie, ensuite venait la mère de son mari, avec laquelle elle et son époux devaient partager la chambre et la cuisine. Ils avaient même couché tous les trois dans deux lits jusqu’à ce qu’on mette fin à cette difficulté en se procurant un canapé pour la belle-mère. Toutefois la pièce était très petite et la patiente ne pouvait bouger ni la nuit ni le jour sans être observée par la vieille femme qui, on le comprend, n’était pas heureuse d’avoir à partager son fils chéri et la chambre avec une belle-fille certes réservée, mais cependant bizarre et défiante.

J’énumère encore dans cette première partie quelques symptômes remarquables, dont je n’expliquerai que plus tard la structure et la signification diagnostique. Le premier de ces symptômes était que la patiente se plaignait de n’avoir pas de sentiments, qu’elle ne pouvait ni aimer ni haïr et qu’elle n’avait jamais ressenti de la tendresse pour qui que ce soit. Ce symptôme disparut dès que le lien affectif le plus important de la patiente devint conscient. En d’autres termes ses sentiments existaient, mais ils se limitaient à un objet inconscient et, partant, n’étaient pas visibles. Un deuxième symptôme consistait dans les accès de fureur périodiques et apparemment sans motif, durant lesquels la patiente perdait momentanément le contact avec le monde extérieur, ne sentait rien qu’un monstrueux bourdonnement et sifflement dans la tête, avec la sensation que ses yeux avaient grossi et se déplaçaient des orbites vers les tempes. Un troisième symptôme était la sensation d’un courant électrique dans la tête qui parfois, mais pas toujours, apparaissait conjointement aux accès de fureur évoqués. Ce symptôme, qui apparaît dans bien des psychoses à caractère paranoïaque et qui est facile à expliquer d’un point de vue théorique, a été interprété par la patiente elle-même au cours de l’analyse, tandis que le mécanisme du deuxième symptôme avec ses épiphénomènes corporels ne trouva sa solution que lors de la dernière séance d’analyse.

Prenant cette introduction pour base, je suis maintenant le cours de l’analyse afin de montrer le matériel tel qu’il s’est présenté à moi au cours du travail analytique.

II. Analyse des tendances sexuelles infantiles

1. L’influence de la séduction

Au début de la deuxième séance, des difficultés de transfert se font jour. La patiente s’agite sur le divan et prétend ne plus rien savoir. Je lui explique que les rêves sont souvent une aide efficace et je lui fournis quelques indications simples sur la technique de l’association. Elle apporte immédiatement deux rêves, en premier un cauchemar récurrent depuis le début de son état psychotique, en second un rêve qui a à voir avec la situation analytique. Le rêve d’angoisse est le suivant :

Un homme noir vient vers la patiente et a un rapport sexuel avec elle. Pendant le coït elle a très peur mais atteint pourtant l’orgasme.

Ce rêve récurrent est un des éléments les plus importants de sa psychose.

Quand je lui demande à quoi lui fait penser l’homme noir, la patiente dit n’avoir aucune idée de qui ce peut être, mais que le plus frappant chez lui c’était un grand ruban flottant. Il lui vient aussitôt quelque chose à l’esprit en rapport avec cet accessoire vestimentaire inhabituel chez un homme : « C’est justement un ruban comme ça que ma sœur avait dans ses beaux cheveux blonds. Cela lui allait si bien. » Elle ajoute encore que dans ce rêve l’homme porte souvent un long manteau noir.

En essayant de décrire les sensations orgastiques du rêve elle dit : « Cela me rappelle -comment dire ? – ce que je ressens lorsque je me masturbe. »

Suivons les associations selon l’ordre de leur apparition. La patiente accepte volontiers que l’homme noir au ruban désigne un travestissement de la sœur. La congruence de la mort de la sœur et du manteau noir la renforce dans cette conviction. Lorsqu’elle décrit ce qu’elle ressent dans l’orgasme, tout le chapitre de la sexualité infantile est ouvert. Vient alors un souvenir très plastique de sa neuvième année. Elle se roule dans le foin avec une fille de cinq ans plus âgée. Elle voit très clairement le visage de la fille et les événements suivants. Elle chatouille le cou de la fille plus âgée et se voit priée de « faire la même chose plus bas ». Elle le fait, sur quoi la fille lui rend la pareille. Ces pratiques des deux filles dans le foin se répétèrent pendant six mois. Mais elles furent surprises un jour par la tante qui dirigeait la maison et battues en règle. La tante leur expliqua que ce qu’elles avaient fait était un grand péché, qu’on en devient malade et méchant. La fille la plus âgée, qui avait pris l’initiative, attribuait maintenant la faute à la plus jeune. Ma patiente réagit avec angoisse, sentiments de culpabilité et haine à l’égard de la compagne à laquelle elle s’était beaucoup attachée au cours de leurs relations.

Elle dit avec beaucoup de sérieux qu’elle voit bien maintenant comme celle-ci avait été injuste à ce moment-là. Elle s’était toujours rappelé la scène de la punition, mais avait totalement oublié quelle en était la raison. Maintenant elle peut, pour la première fois, reconstruire toute la scène sans lacune.

La réapparition soudaine du matériel jusqu’ici oublié produit sur elle une forte impression, et je saisis l’occasion pour lui expliquer que c’est justement le but de notre cure. Je lui explique que tous les enfants se masturbent, certains suivant leur propre impulsion, d’autres parce qu’ils l’apprennent par des adultes ou des enfants plus âgés. J’ajoute que les enfants sont le plus souvent découverts dans cette activité et punis par un adulte ou effrayés, empêchés en tout cas de poursuivre cette masturbation. Si l’enfant continue malgré tout de faire cette chose interdite, il pense mal faire, il a mauvaise conscience et peur des conséquences. Puis je lui garantis que l’onanisme ne rend pas malade, du moins pas de la manière qu’elle croit. Elle me questionne : « On ne tombe pas non plus malade lorsqu’on fait cela à l’âge adulte ? » Je la tranquillise et ne la questionne plus davantage.

Le rêve de transfert qui se produit dans la nuit suivant la première séance d’analyse est celui-ci :

Un étranger demande à la patiente un pain étranger ou l’adresse où l’on peut en trouver. La patiente lui en procure. Lorsqu’il parle, il a un accent étranger, ce qui donne à la patiente un sentiment de volupté. L’homme donne à la patiente une paire de pantalons à garder puis un pardessus et lui demande de l’attendre. Il disparaît, elle attend, mais il ne revient pas.

Le rêve s’accompagnait d’une sensation agréable. La patiente admire quand on parle une langue étrangère, surtout si l’on a un léger accent. À l’école, elle était douée pour les langues et aurait bien voulu apprendre des langues étrangères. Peut-être son père le lui aurait-il permis si sa belle-mère n’avait pas pensé qu’étudier était une prétention ridicule. La patiente raconte qu’elle a finalement consenti à épouser son mari parce que ses années de guerre dans l’armée allemande avaient changé son langage et lui avaient donné le léger accent étranger qui l’attirait tant.

J’indique que dans mon allemand l’accent anglais est très perceptible. Je suis manifestement l’étranger. Je remarque, ce faisant, que la patiente se masturbe avec les cuisses, mais je n’en dis rien. Puis, d’elle-même, elle dit que ma voix pendant la séance d’analyse lui donne les mêmes sensations voluptueuses que dans le rêve. Elle admet l’interprétation suivant laquelle je suis l’étranger et je lui explique que les pantalons qu’il lui donne à tenir sont comparables au ruban noir : c’est l’organe masculin d’une personne qui est en réalité de sexe féminin. Je ne vais pas plus avant quant au sens du rêve, qui est naturellement une relation sexuelle avec moi, car je ne veux pas pour l’instant attirer son attention sur son mode de transfert. Au lieu de cela, je profite de l’occasion pour établir la relation entre les deux rêves et le souvenir de masturbation à l’âge de 9 ans. À cette époque, la patiente avait été séduite par une enfant plus âgée. Dans le premier rêve, un homme séduit la patiente, et en réalité il désigne sa sœur aînée ; ce premier rêve a réveillé le souvenir de ce qui s’était produit avec la fille à la campagne. Ainsi semble-t-il probable qu’il existe quelque connexion entre la sœur de la patiente et cette amie.

Je fais alors une première intervention énergique. Sur fond du matériel fourni, je fais la supposition que peut-être la patiente, dans sa prime enfance, avant qu’on ne l’envoyât à la campagne, avait été exposée à des interventions semblables de la part de sa sœur. À cette allusion elle réagit avec son premier « non » virulent ! Mais elle ajoute aussitôt que sa sœur et elle ont dormi dans le même lit jusqu’à l’âge de 4 ans où on l’envoya à la campagne, et que sa sœur était toujours très tendre avec elle mais pas de vilaine manière. Quand je dis que, en raison de l’anormalité sexuelle de sa sœur, il aurait bien pu se passer quelque chose plus facilement que chez d’autres et que peut-être la fille à la campagne n’était qu’un substitut de la sœur que la patiente aimait si tendrement et qui, par la suite, lui manqua si douloureusement, alors elle devint nettement plus accessible et sembla bien plus qu’auparavant admettre la possibilité d’une intimité corporelle entre elle et sa sœur. Il me semble évident que cette accessibilité accrue s’est faite par le biais d’un échange. Elle peut admettre la relation avec sa sœur si elle échappe au reproche qui, dans son enfance, a dû lui donner bien des sentiments de culpabilité et de remords, à savoir celui d’avoir été infidèle à sa sœur en fréquentant la fille à la campagne. On verra plus tard quelle importance a eu pour notre patiente l’infidélité – comme manifestation à la fois de vengeance et d’identification.

Tandis que, pour des raisons thérapeutiques, je néglige les aspects inconscients du transfert tel qu’il se révèle dans le second rêve, je parle avec ma patiente de son attitude consciente à mon égard. Elle m’assure qu’avec moi elle se sent en sécurité et en confiance. Je lui rappelle que c’est justement sa sœur qui l’avait habituée à recevoir soins et amabilité et qu’elle a manifestement reporté sur moi sa relation à sa sœur. Elle concède que ce n’est qu’avec sa sœur qu’elle s’est sentie en confiance comme maintenant avec moi, et qu’elle est heureuse d’avoir de nouveau quelqu’un comme ça. Je lui indique le parallèle entre les deux rêves. L’homme noir qui lui fait peur et lui donne des sensations voluptueuses lors du rapport sexuel, c’est sa sœur, et l’étranger dont la voix lui donne du plaisir, c’est moi. Ainsi je suis maintenant sa sœur. Elle a déjà reporté sa confiance et sa tendresse sur moi. Mais on ne peut pas toujours choisir quels sentiments on reporte sur l’analyste et lesquels on laisse à l’objet originel. S’il est vrai que sa sœur l’a séduite, elle pourrait en venir à croire que je veux la séduire, d’autant plus que durant la séance d’analyse nous parlons de choses qu’elle n’a jamais eu le droit d’évoquer dans la maison extraordinairement sévère de ses parents. De plus, je lui ai bien dit que l’onanisme n’est pas un péché ni une maladie. Elle pourrait, il me semble, voir une provocation dans de tels propos.

Elle me répond, avec de violentes protestations de confiance et d’amour, que jamais elle ne décevra la confiance que je lui ai faite, elle ne pensera jamais de moi que le meilleur. Elle se fait si tendre que j’ai de la peine à retirer la main que je lui ai tendue pour lui dire au revoir. Elle insiste pour l’embrasser encore. Elle n’est manifestement pas en état de comprendre les virtualités de la situation ou ma mise en garde. Mais j’ai l’impression qu’avec un transfert aussi fort et puissant il devrait être possible de réaliser toute une partie du travail avec la patiente. Jusqu’à ce que la relation sentimentale passe du positif au négatif et que je me voie attribuer le rôle de séductrice et de persécutrice, elle devrait avoir acquis une connaissance suffisante des choses pour que cela puisse nous aider dans les difficultés de la situation nouvelle.

Même dans cette analyse qui est menée essentiellement à l’aide de rêves, je n’essaie pas d’analyser tous les détails d’un rêve. Parfois une partie de rêve restée inexpliquée s’élucide par un matériel ultérieur. Mais en général je ne me sers que de ce qui s’offre de soi-même à l’interprétation et je néglige tout le reste.

La patiente continue de dire combien elle s’étonne, alors qu’elle n’a jamais la moindre sensation dans les relations sexuelles, que néanmoins dans le rêve l’homme noir se transforme parfois en son mari et puisse alors la satisfaire. En réalité, elle a tellement peur du coït que le mari la dédommage parfois des douleurs qu’elle ressent en excitant son clitoris avec la main pour lui procurer facilement des sensations de plaisir. Elle décrit les essais de celui-ci pour la masturber et dit qu’il lui caresse le sexe « par-devant ». Je lui demande si elle connaît les différentes parties des organes génitaux de la femme et j’apprends qu’il n’en est rien. Je les lui décris et je lui demande s’il ne lui est jamais venu à l’idée que le petit membre « par-devant » ressemble au membre plus grand de l’homme. Oui, elle le sait (même si elle ne connaît pas les mots). Il est mutilé, n’est-ce pas ? Elle a visiblement gardé dans sa forme originelle la représentation enfantine de la castration de la femme.

À la troisième séance, la patiente se montre inégalement accessible à des arguments analytiques. Elle dit que la veille elle n’a pas pu s’endormir parce que quelque chose l’inquiétait. Elle demande subitement : « Si tous les enfants se masturbent, pourquoi fallait-il que ma sœur me l’apprenne ? Pourquoi n’aurais-je pas pu trouver cela toute seule ? » Je lui explique quel effet peut avoir une séduction venue de l’extérieur sur l’éveil de la sexualité enfantine et je lui décris très brièvement la tendance à répéter sans cesse les expériences d’autrefois. Ainsi l’expérience onaniste à l’âge de 9 ans pouvait très bien être la répétition d’une autre expérience encore plus précoce. Le refus de la patiente d’admettre le rôle qu’a joué sa sœur dans son propre onanisme devient alors la résistance majeure à l’analyse. Elle dit : « Quand elle avait 12 ans, Louise ne savait sans doute pas du tout que ce n’était pas bien d’apprendre ces choses-là. Plus tard, elle a su comme c’était mal et elle a cessé. Parce qu’après elle a été tellement sévère avec moi. Quand je lui demandais quelque chose sur quoi que ce soit de mal, elle disait qu’il fallait ne pas en parler et ne pas y penser. C’est pourquoi je pense qu’elle avait fait quelque chose de mal avec moi mais naturellement elle n’y pouvait rien, puisque à l’époque elle ne comprenait pas. » Les racines de cette résistance sont très profondes, on ne les découvrira que plus tard.

Elle parle alors de sa belle-mère, qui l’a toujours maltraitée. Elle se rappelle qu’enfant elle l’aimait bien et que sa belle-mère l’avait repoussée en lui disant : « Je n’ai pas besoin que tu m’aimes. » Elle en avait été très blessée à l’époque. À présent, elle ressent surtout de la haine pour cette femme, en partie parce qu’elle la tient pour coupable du destin de Louise et en partie, elle l’admet sans peine, à cause des nombreux rejets qu’elle a subis. Mais elle se rappelle que ce n’est que bien après la puberté que la haine contre sa belle-mère l’emporta sur son amour pour elle.

Elle décrit toute une série de symptômes. Elle a des accès de tremblements, avec la sensation d’un courant électrique dans la tête, puis une démangeaison dans tout le corps qui s’atténue peu à peu, pour se limiter, à la fin, aux parties génitales. Elle doit alors se gratter violemment, quelquefois pendant cinq minutes, jusqu’à ce qu’elle ait la sensation que c’est fini. Souvent après elle saigne. Elle comprend mon explication de cette formation de compromis : elle doit se gratter jusqu’à la satisfaction et saigner. Mais le saignement est la punition d’une pratique onaniste bien mal déguisée – elle en convient elle-même. Ce faisant, elle ne ressent pas d’orgasme, pas même un sentiment de plaisir, seulement un soulagement de la démangeaison.

2. Mort imaginée

La mort joue un grand rôle dans les pensées et l’imagination de la patiente. Elle raconte qu’elle rêve souvent de la mort qui apparaît d’habitude sous la forme d’une personne quelconque drapée dans un habit ou un manteau noir flottant. Nous voyons toutes deux le rapport avec l’homme noir, pourtant elle commence l’interprétation en demandant : « Mais pourquoi la mort est-elle parfois vêtue de vert ? » Je lui demande ce qu’elle en pense et elle répond : « L’homme dans son manteau noir représente ma sœur morte et quand le manteau est vert il représente les feuilles et l’herbe sur la tombe de ma sœur. »

Elle ne peut se rappeler sa vraie mère, mais elle la regrette souvent. J’évoque sa tentative de suicide. Elle dit avoir toujours caressé l’idée de suicide mais que, depuis son mariage, elle veut vraiment se tuer. Je lui demande si ce désir a quelque chose à voir avec la mort de sa mère et de sa sœur, elle dit que probablement elle veut les suivre.

On comprend sans peine que dans les circonstances extrêmement défavorables où a vécu la patiente, avec les difficultés insurmontables de sa vie sexuelle, l’envie d’aller vers la mort soit plus forte que le désir de vivre. Dans ces cas-là, le suicide est un danger réel.

La séance suivante apporte un fantasme du corps de la mère. La patiente rêve ceci :

Elle assiste à son propre enterrement, une cérémonie en grande pompe avec beaucoup de participants qui ont fait le long chemin pour aller à pied jusqu’au cimetière très éloigné. L’enterrement dure très longtemps. Ce qu’il y a de plus beau est le sentiment merveilleux d’être dans le cercueil et qu’on vous transporte. Ce sentiment est si agréable qu’elle éprouve des sensations voluptueuses. À la fin de la cérémonie elle est doucement descendue dans la terre ou elle reste paisiblement couchée.

Nous trouvons ici le motif de la tentative de suicide abordé par la patiente à la séance précédente. L’enterrement désigne l’analyse. Elle vient vers moi, substitut de la sœur (morte) avec les attributs maternels qui, dans le rêve, sont représentés par la terre et le cercueil (le symbole connu, bois = femme) dans lequel on transporte la patiente. Je lui fais remarquer le double sens de « transporter ». Les sensations voluptueuses qui accompagnent cette union avec une femme ne laissent aucun doute quant au genre d’attachement libidinal.

Les nombreuses personnes qui vont toutes à pied vers le cimetière ont une double signification. D’abord elles sont le contraire, c’est-à-dire l’équivalent, de la solitude lors de la séance d’analyse. Ensuite elles désignent la patiente elle-même qui devait marcher presque deux heures pour venir jusque chez moi avant que je découvre combien elle était désargentée. En ce sens « de nombreuses personnes » veut dire « moi toute seule » sans rivaux, frères, sœurs ou autres patients. Ici apparaît pour la première fois la jalousie à l’égard de mes autres patients qui jouera un rôle important par la suite.

3. L’onanisme infantile

Pendant que la patiente se rendait chez moi, il s’était produit deux choses. Dans le tramway, une femme élégante avait regardé les souliers de ma patiente et s’était mise à rire. La patiente est convaincue que la femme a ri à son sujet et qu’elle s’est moquée de son misérable vêtement. Elle ajoute que sa belle-mère prenait plaisir à se moquer d’elle, surtout sur les choses sexuelles où ma patiente est particulièrement ignorante. Le sentiment qu’a ma patiente d’avoir été méprisée par sa belle-mère a certainement un fondement réel. Mais elle l’a étendu de l’objet originel jusqu’au monde extérieur indifférent. Le choix des souliers comme objet de la moquerie n’est pas non plus sans signification symbolique.

Le deuxième incident explique un symptôme intéressant. La patiente a ses règles et, quand elle marche, sa serviette hygiénique exerce une pression sur ses organes génitaux. Elle remarque soudain comme un courant électrique partant du clitoris et s’étendant très avant dans le vagin. C’est la première fois qu’elle a quelque espèce de sensation dans le vagin. Elle dit que le courant électrique qu’elle sentait jusqu’alors dans la tête s’est manifestement déplacé vers la région génitale. Lorsque je lui réponds qu’il n’a fait que retourner à son point de départ, son visage s’illumine et elle dit avec vivacité qu’elle comprend maintenant la signification du mystérieux courant électrique dans sa tête. Ce n’est qu’une sensation sexuelle déplacée. J’ajoute encore que c’est une sensation sexuelle refoulée, une sensation qu’elle ne voulait pas reconnaître qui, de ce fait, devait trouver une autre issue. Je lui explique que c’est le rapport avec l’onanisme interdit qui a rendu nécessaire cette forme détournée de satisfaction ; les sensations sexuelles précoces proviennent presque toutes de l’onanisme (la nature fulgurante de la sensation sexuelle est en réalité très semblable à une décharge électrique).

La séance suivante apporte les premiers rêves dans lesquels l’onanisme a réellement lieu. Jusqu’à présent le rapport avec l’homme en noir était le seul moyen de satisfaction. Le retour à l’onanisme et à la situation originaire se montre alors dans ce rêve :

La patiente se trouve dans une auberge où elle boit beaucoup et, sous l’effet de l’alcool, elle est sexuellement excitée. Elle rentre à la maison avec son mari et lui demande, comme elle le fait parfois, de la satisfaire en lui frottant le clitoris. Il dit qu’il est trop endormi. Alors elle se masturbe. L’orgasme est fort et passe bien trop vite.

Pendant et après le rêve, la patiente a le sentiment de s’être réellement masturbée. Je le lui confirme, à son grand effroi. Toute la peur liée aux suites terribles de l’onanisme refait surface. J’essaie de lui faire voir l’effet nuisible du refoulement de l’onanisme induit par la honte et la peur. Je lui explique que sa frigidité provient certainement de ce qu’elle a violemment refoulé une partie de son activité sexuelle. Si l’on renonce à une partie, on sacrifie bientôt toute la sexualité. Elle a refoulé ses désirs onanistes et par là perdu toute possibilité d’avoir quelque sensation sexuelle que ce soit. Elle s’est convaincue que la sexualité est quelque chose de mal et s’en est entièrement détournée. Ainsi elle n’a pas seulement renoncé au désir de masturbation mais, du même coup, au désir de rapport sexuel.

Que l’onanisme apparaisse finalement dans le rêve me semble un grand progrès. Le rêve suivant contient un avertissement du danger qu’elle court :

La patiente cherche un travail de couturière. Au premier endroit où elle demande une place, un homme la prend aussitôt. Sa rapidité lui semble suspecte, notamment lorsqu’il insiste pour qu’elle s’asseye et commence à coudre tout de suite. Il lui donne même un tablier. Après qu’elle a cousu un moment, il est cinq heures et temps de s’arrêter parce qu’il doit y avoir un bal. Chacun des employés reçoit un masque et un costume. Les jeunes filles dansent entre elles. Subitement à minuit le bal est terminé et la patiente comprend que tout cela n’est qu’une ruse de son employeur pour la conduire à l’asile où sa sœur est morte et où elle se trouve maintenant elle-même. On ne la libérera jamais.

J’interprète ce rêve devant ma patiente. Je suis cet homme. Il est exact que je lui ai procuré un travail. Par mon aide, dit le rêve, je l’ai attirée dans mon atelier (mon cabinet). Une fois qu’elle est là, je lui dis qu’il est temps d’arrêter, c’est-à-dire que la séance d’analyse est terminée. Mais que s’ensuit-il ? Dans le rêve, il y a un bal masqué, où les filles dansent ensemble. Cela signifie qu’il y a une séduction homosexuelle que la patiente attend à la fin de la séance. L’envoi à l’asile est la conséquence immédiate de la séduction. Le rêve de la veille donne aussi une des raisons pour lesquelles la patiente redoute ce destin : l’onanisme qui vient d’apparaître dans l’analyse est la cause de la maladie mentale. La pensée finale du rêve, qu’on ne libérera jamais la patiente, se fonde sur sa répugnance à prendre conscience de l’onanisme infantile. Elle a peur naturellement de succomber à la compulsion infantile si elle rend conscients les désirs qui s’y rapportent.

Un autre détail confirme que j’ai bien interprété l’internement à l’asile dans le rêve et montre en même temps avec quelle défiance la patiente accepte mon aide. Je lui avais exposé le projet de l’envoyer durant les mois d’été à la campagne et j’avais pensé à une localité connue sur les bords du Danube. Elle avoue maintenant que depuis quelques jours elle est convaincue qu’en fait je voulais l’envoyer à l’asile qui ne se trouve pas bien loin, en effet, de cette localité. Je n’arrive pas même à la convaincre que, étrangère en ce pays, j’ignorais jusqu’à l’existence de cet établissement. Elle reste visiblement dans l’expectative jusqu’à ce qu’elle comprenne mes véritables intentions. En raison de cette défiance, je m’attarde assez longtemps à discuter de cette situation et des dangers qu’elle fait courir à notre traitement. Je lui garantis de nouveau que la masturbation n’est pas un péché et qu’elle n’est pas punie par l’asile ou la mort et je la pousse de nouveau à reconnaître comme elle aimerait m’accuser d’avoir voulu son malheur. Le rêve suivant apporte la réaction à cette séance :

La patiente se trouve dans un champ et cueille des fleurs. Elle est si heureuse qu’elle a soudain envie de se masturber. Pour la première fois, elle n’a pas peur de céder à son envie. Pourtant elle ne se masturbe pas mais continue de marcher et pense tout le temps que maintenant elle va se masturber et que cela ne lui fera pas de mal. Elle se rappelle ce que j’ai dit. Elle entre ensuite dans une maison où elle me rencontre et elle est si heureuse qu’elle oublie complètement qu’elle voulait se masturber.

Ce rêve facile à interpréter a une tonalité joyeuse. J’aimerais souligner un point précis. Les rêves indiquent que la patiente a docilement renoncé à sa peur de la masturbation. Mais l’onanisme est mis en relation avec le fait de venir vers moi – vers la sœur. Quand elle me rencontre, moi l’analyste, elle est à même de renoncer à son désir sexuel infantile à mon égard et d’être heureuse sans se masturber ni l’être par moi. Les rêves de la patiente se font précéder par leur ombre. Ce qui arrive en eux ne s’est pas encore produit dans la réalité. Le vœu de la patiente que je la masturbe comme le faisait autrefois sa sœur n’est pas encore entièrement passé dans le transfert. De ce fait, elle ne peut renoncer au désir qu’elle n’a encore jamais accepté. Mais le rêve écarte le danger immédiat qui avait menacé l’analyse dans la situation de la veille. La patiente a évité certaines conséquences et a surmonté ainsi la crise passagère. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait que ces dangers peuvent réapparaître à tout instant et qu’on ne peut y faire face que lorsqu’ils sont présents.

4. Envie de pénis et angoisse de castration

La peur de la masturbation et de ses conséquences est surmontée et au cours des séances qui suivent apparaissent plusieurs thèmes importants pour l’analyse en relation à cela. Le premier de ces thèmes est l’envie de pénis, comme le montre le rêve suivant :

La patiente se masturbe. Comme elle touche son clitoris, celui-ci prend une dimension monstrueuse et la turgescence pousse sa main vers le haut. Il devient plus gros que le sexe d’un homme, gros comme le sexe d’un cheval qu’elle a vu la veille au soir.

On a déjà vu que la patiente prend le clitoris pour un pénis mutilé. Elle avoue qu’elle a toujours mis cette mutilation en rapport avec les conséquences de l’onanisme. J’ai essayé de la dissuader de penser que la masturbation a nécessairement des conséquences terribles et le rêve actuel accepte ma rectification. Si la patiente n’est pas condamnée à être mutilée, alors elle possède ce qui revient à chaque être normal selon son opinion : un pénis. En compensation, le membre qu’elle s’attribue est même particulièrement gros. À partir de là, elle n’est plus châtrée dans ses rêves.

Il semble dans le cas de cette patiente, que le véritable désir de pénis importe moins que ce que l’on pourrait appeler l’aspect négatif de l’envie de pénis, le sentiment qu’elle a dû en faire amende à titre de punition de son onanisme. Il lui faut donc d’abord rectifier sa théorie infantile de la castration et, à partir de là, renoncer de nouveau au membre retrouvé.

Un deuxième rêve semblable dit les choses ainsi :

La patiente est d’abord un enfant, puis une jeune fille, enfin une femme mûre. Soudain elle devient un homme avec un sexe particulièrement gros. Elle en est très fière et s’en sert pour uriner.

Je lui explique qu’enfant on croit que tout le monde a un pénis et que cette vision des choses n’est corrigée que plus tard par l’observation. Elle dit que c’est en comparant avec un frère qui avait trois ans de plus qu’elle que son attention a dû être attirée sur son propre manque. Ce frère mourut à l’âge de 6 ans, lorsqu’elle en avait 3. Elle ne s’entendait pas bien avec lui et n’a que rarement pensé à lui depuis sa mort. Mais elle se rappelle très clairement de sentiments de rivalité et de colère – avec un léger sentiment de culpabilité, qui fait qu’elle accepte volontiers mon explication suivant laquelle son hostilité avait probablement l’envie pour cause.

À ce point, elle a un de ces souvenirs plastiques qui apportent tant de conviction au patient et de lumière à l’analyste.

Elle voit son frère tel qu’il était lorsque eux deux, les plus petits, jouaient ensemble dans la maison. Ils portent tous les deux de petites chemises courtes tricotées qui descendent jusqu’aux fesses et sont ouvertes devant à la hauteur du nombril. Juste sous la fente de la chemise, elle voit avec beaucoup d’intérêt une partie du corps qu’elle appelle le « petit oiseau », ce qui amuse toute la famille, devant laquelle elle ne peut cacher son admiration. Je dis que cette désignation signifie évidemment qu’elle a vu ce « petit oiseau » voler, et je rapporte le phénomène de l’érection au rêve précédent où son clitoris grossissait si monstrueusement. Elle dit qu’elle se rappelle très bien de la levée et la montée en haut du « petit oiseau ». Un instant plus tard, elle mentionne qu’elle a souvent des rêves très agréables de vols, mais qui finissent toujours par une chute, si bien que le lendemain elle en est toute anéantie. Je lui fais remarquer que dans son deuxième rêve (voir plus haut) elle urine comme un homme, et que c’est souvent quand ils urinent que les enfants font des observations sur les parties génitales de leurs compagnons de jeu. Elle répond à cette remarque avec une image mnésique, la plus importante de toute son analyse, surgissant comme d’habitude d’une hallucination :

La scène se joue peu après la mort de sa mère et de son frère, la patiente a 3 ans. Elle se promène dans le parc avec sa sœur aînée elle dit qu’elle aimerait bien y retourner maintenant avec moi pour me montrer l’endroit. Sa sœur a comme d’habitude une foule de garçons autour d’elle, avec lesquels elle s’entretient en riant, pour la plus grande colère et l’humiliation de la petite fille délaissée. Soudain la patiente a envie d’uriner. Elle urine dehors mais avec plus de peine qu’à la maison car elle porte des pantalons fermés. Elle réclame que sa sœur lui déboutonne ses pantalons, attirant ainsi son attention. La sœur satisfait sa demande puis retourne converser avec les garçons. La petite commence alors, pendant qu’elle urine et même après, à jouer avec son sexe, de sorte qu’elle attire une fois encore l’attention de sa sœur, mais cette fois sous forme de reproches. Louise lui dit sévèrement qu’elle sait bien qu’elle ne doit pas faire cela dans la rue. Elle menace de lui couper cette partie choquante de son corps et de la faire emporter par un policier si elle n’est pas capable de mieux se comporter.

La petite fait visiblement un lien entre la menace et la précédente comparaison avec le frère et croit à partir de cet instant qu’on lui a coupé le sexe. Elle se rappelle avoir exprimé cette idée à différents membres de la famille et qu’on s’était moqué d’elle. (La raillerie plus tardive de sa belle-mère quant à l’ignorance de la patiente pour les choses sexuelles trouve sans doute son effet blessant, pour une grande part, dans cette moquerie antérieure à propos d’un grave défaut corporel. Le choix des mauvais souliers, cible de la raillerie de la dame inconnue, a le même sens, symbole manifeste d’un sexe défectueux.)

Essayons d’interpréter la scène du souvenir. La miction poursuit visiblement le but d’attirer l’attention de sa sœur occupée avec d’autres. Chez la petite fille aussi, la miction est liée à l’exhibition des parties génitales. Cette exhibition doit être prise comme une invite, comme si elle disait : « Viens et joue avec moi comme tu le fais à la maison. Je suis tout aussi bonne (puissante) que ces garçons. » Mais cette tentative de séduction échoue, l’exhibition reste sans effet. Le pas suivant, encore plus clair, est le jeu avec les parties génitales, l’onanisme exhibitionniste de l’enfant qui montre son propre sexe pour voir en retour celui de l’autre personne. Un élément de vengeance est présent (comme c’est fréquent dans les actions des femmes délaissées). Une personne qui trouve pleine satisfaction en se masturbant n’a pas besoin de partenaire. Sa position est la suivante : « Si tu ne t’occupes pas de moi, je m’amuserai et me satisferai seule. »

Je ne crois pas que la patiente, même à l’âge de 3 ans, ait pu ignorer totalement le mépris qu’on s’attire en se masturbant. Mais cela valait la peine d’être punie du moment que sa sœur voulût bien s’occuper d’elle.

La patiente a une troisième image mnésique pendant cette séance. Elle voit sa sœur âgée de 12 ans qui se tient nue devant elle. Elle a une toison pubienne épaisse et noire, qui suscite tant d’admiration chez la patiente alors âgée de 2 ans qu’elle regarde, comme fascinée, jusqu’à ce que sa sœur lui interdise de regarder « par-là ».

Je rappelle que la patiente parlait jusqu’ici avec grande admiration de la belle chevelure blonde de sa sœur. L’admiration devant la toison noire, qui avait déjà autrefois provoqué son admiration, s’est déplacée. Je rappelle le rêve récurrent de l’homme noir avec son ruban qui en réalité désignait l’organe masculin chez une femme, en d’autres termes un pénis. Elle admire donc la toison parce qu’elle croit que derrière se cache un phallus (voir le rêve plus loin).

Nous devons manifestement cet apport de matériel nouveau à la suppression des barrières de la castration. La patiente est maintenant à même de se rappeler les événements du temps précédant l’angoisse de castration et également – puisque la castration ne représente plus un danger – les événements qui y ont conduit.

Le rêve suivant montre le lien entre miction et masturbation :

La patiente urine dans son lit et fait une énorme flaque. Elle se couche le dos dessus pour la cacher à sa belle-mère. Mais on découvre son méfait et on la bat. Une femme lui crie dans la rue : « Pisseuse ! »

Le rêve traite de l’énurésie des deux sœurs. Ma patiente a mouillé son lit jusqu’à l’âge de 12 ans. Chez la sœur, cela a duré toute la vie. Les deux filles étaient souvent battues par leur belle-mère pour ces mauvaises habitudes. Mais les coups étaient aussi la punition infligée à ma patiente pour la masturbation – et à sa sœur pour ses nombreuses relations sexuelles désapprouvées par les parents.

Nous savons que l’énurésie est une conséquence tout autant qu’un équivalent de la masturbation. Le processus probable est que l’enfant jusqu’à un certain âge urine après s’être masturbé, éveillé ou endormi. Si l’on parvient à maîtriser l’onanisme ou à le restreindre au sommeil, l’énurésie peut cependant persister, le plus souvent pendant le sommeil. En ce sens elle est l’indice qui continue de trahir une activité sexuelle passée ou présente. L’enfant est puni pour l’énurésie manifeste et pour l’onanisme latent. Un deuxième motif d’énurésie se trouve dans le fait que la miction, en tant qu’équivalent de l’éjaculation, est une preuve que l’on n’est pas châtré. Quand la patiente, dans le dernier rêve, fait une énorme flaque, elle renchérit ainsi sur sa puissance. Cette conclusion est confirmée par une question qu’elle me pose : « Si on est châtré, demande-t-elle, comment peut-on uriner ? » Quand je lui explique que l’urètre féminin ne se trouve ni dans le pénis manquant ni dans le clitoris, elle déclare : « Dans les rapports pourtant, le liquide chez la femme sort aussi bien que chez l’homme, n’est-ce pas ? » Pour la patiente, la femme sexuellement mûre a tout à fait conservé ses qualités phalliques. Le rêve vient juste au moment où elle a fait reculer sa propre castration et s’accorde donc tous les privilèges masculins.

Il est vrai qu’une femme l’a traitée un jour de « pisseuse ». Les voisins savaient que les deux sœurs souffraient d’énurésie, et elles avaient à subir toutes les deux grand nombre de mauvaises plaisanteries, qui étaient approuvées par la belle-mère. La patiente rageait contre ces insultes, mais elle était sans pouvoir parce qu’elle devait admettre qu’elles étaient justifiées. Ainsi, bien que l’offense dans le rêve repose sur la réalité, elle contient toutefois un élément de délire de persécution et de relation. Il est caractéristique de cette maladie que certaines des réactions pathologiques soient déclenchées par des événements réels, mais que les réactions soient cependant anormales.

5. Jalousie homosexuelle et érotique anale

J’explique maintenant à la patiente qu’il faut bien admettre que Louise, à en juger par son énurésie et ses relations avec sa petite sœur, se masturbait beaucoup toute seule. La masturbation en commun, manifestement, s’est arrêtée au bout de quelque temps. Mais il est peu probable qu’elle ait pu parvenir à dominer complètement ses envies. De toute évidence, ajoutai-je, elle a commencé à multiplier ses relations sexuelles pour se libérer de l’onanisme, après qu’elle s’est sentie dégoûtée de la masturbation en commun, comme sa sévérité à l’égard de sa sœur semble le prouver. La patiente rétorque qu’enfant elle était folle de jalousie à l’égard des garçons que connaissait et fréquentait sa sœur. « Je déteste les hommes », dit avec passion ma patiente habituellement si réservée. « Je voulais l’avoir pour moi. Mais elle partait toujours avec les garçons et je les ai haïs. »

Manifestement, la patiente détestait les amis masculins de sa sœur parce qu’elle les rendait responsables de l’interruption des relations de masturbation entre elle et sa sœur. Elle croyait sans doute que les garçons, avec leur meilleur appareil sexuel, avaient mieux à offrir à la sœur qu’elle-même.

Je lui montre le parallèle entre son sentiment que les garçons lui ont pris l’amour de sa sœur et le sentiment que sa belle-mère lui a enlevé son mari. Je lui explique le mécanisme de la double jalousie, où la racine homosexuelle est déterminante. La patiente voit que sa haine pour sa belle-mère est pour une bonne part de l’amour déçu. Elle accorde d’elle-même qu’elle est très blessée que son mari, qui n’est jamais qu’un beau-fils, ait plus d’importance qu’elle, la fille, pour sa belle-mère. Sa belle-mère l’a toujours négligée ou, dans le meilleur des cas, maltraitée. Mais l’arrivée d’un homme étranger dans la famille a encore détérioré sa propre position.

Les mauvais traitements de la belle-mère, sa vie durant, avec les multiples corrections qu’elle en a reçues, ont pris chez la patiente une valeur masochiste comme substitut d coït, et constitué en même temps la base de ses idées de persécution. Nous voyons là les racines libidinales directes de son délire de persécution. Je m’attarde maintenant à cette source de plaisir masochiste et à la zone anale qui y joue un rôle. La patiente dit, en confirmant mes observations, que rien n’est pire que d’être délaissée et raconte à la fin ceci : son mari a souvent voulu avoir des rapports par-derrière, comme font les chiens. Elle déteste ça, surtout quand – vraiment comme un chien – il veut introduire son pénis dans son anus. Bien sûr, les chiens n’ont pas de vagin ; c’est pourquoi ils ne peuvent pas avoir des rapports normaux comme les humains. Je rectifie sa vision de l’anatomie des chiens et lui indique que les chiens, quand ils coïtent, ont l’air de se battre. Elle rapporte alors le souvenir suivant : quand elle avait à peu près 11 ans, elle avait dormi un certain temps entre son père et sa belle-mère. Une fois elle fut éveillée dans la nuit par des bruits bizarres et trouva tout le lit sens dessus dessous. « On aurait cru, dit-elle, à une terrible bataille. » Mais elle n’arrivait pas à voir clairement qui était l’attaquant. Elle ajoute qu’à l’âge d’un an et demi elle a dormi pendant une brève période entre ses deux vrais parents.

À la séance d’après, elle apporte ce rêve :

Une chienne, que ma patiente a de fait vue chez moi, entre dans la pièce qui me sert de cabinet de consultation. La patiente demande à l’animal s’il a envie de dormir. Il dit oui et elle le fait dormir dans un fauteuil. La belle-mère vient, gronde, et dit qu’un fauteuil n’est pas un endroit pour un chien. Lorsque le chien se réveille après un long sommeil, la patiente le masturbe.

La patiente voit sur-le-champ qu’elle doit être elle-même le chien. Elle comprend à l’évidence que le chien est l’animal anal dont se sert la belle-mère lors du coït. Elle aimerait beaucoup mieux dormir chez moi que chez elle, où elle a toutes sortes de difficultés avec son mari, qu’elle voudrait quitter. J’interprète là-dessus le reste du rêve : le fauteuil est le divan de l’analyse sur lequel je fais s’allonger la patiente. Dans le rêve la patiente me représente et le chien représente la patiente (voir plus loin le double rôle dans les fantasmes de masturbation). Que je donne à la patiente un endroit pour dormir veut dire bien sur que je l’endors. Que la masturbation ait lieu après le réveil est une inversion : cela veut dire que je masturbe la patiente non pas après le sommeil mais avant, pour l’endormir. La belle-mère la traite comme un chien. Tout est bon pour elle, même l’endroit pour dormir. Ce détail contient encore une allusion à la sœur de la patiente. Comme je le sais par plusieurs mentions, la belle-mère a souvent obligé Louise à dormir par terre pour la punir d’avoir uriné dans le lit. En hiver surtout, Louise faisait terriblement pitié à ma patiente. Dans le rêve elle s’identifie donc à sa sœur et, de surcroît, elle m’identifie à la belle-mère. C’est le premier signe d’un changement radical dans la situation analytique.

À cette époque, la patiente m’annonce qu’elle a eu pour la première fois un rapport sans douleurs ni crampes ou saignements. Pendant le rapport, elle a cette démangeaison génitale qu’elle a vivement ressentie ces derniers temps dans d’autres circonstances. Lors du coït, cela prend la place des sensations de plaisir normales. Immédiatement après le rapport, elle a rêvé d’un coït, cette fois-ci accompagné d’une sensation de volupté générale qui part du vagin. Le jour suivant, le désir de se masturber est si fort que, pour la première fois, elle ose y céder. Mais elle est complètement anesthésiée, les organes génitaux ne réagissent pas du tout à l’excitation. La nuit d’après, elle fait ce rêve :

Elle dort avec sa sœur et elle mouille le lit. Sa sœur dit qu’elle doit utiliser le pot de chambre, mais le désastre a déjà eu lieu.

L’interprétation va de soi et la patiente l’admet sans difficulté. Dormir ensemble veut dire se masturber tout comme, dans la vie adulte, la phrase « coucher avec une femme » veut dire avoir un rapport sexuel avec elle. Comme il est trop tard, sa sœur lui dit de prendre le pot de chambre. Mais le lit est déjà mouillé. On voit l’équivalence très stricte entre masturbation et éjaculation. La sévérité ultérieure de la sœur et ses efforts moraux ne servent à rien, l’onanisme pratiqué antérieurement a déjà fait son œuvre.

Cet essai d’onanisme, même sans succès, indique pourtant un progrès dans la levée des refoulements de ma patiente. La masturbation se limite à l’excitation du clitoris. En même temps apparaît une sensibilité vaginale croissante. Ce progrès simultané est représenté dans le rêve suivant :

La patiente se trouve dans une exposition de pénis. Tous les hommes sont rangés d’un côté, les femmes de l’autre. On ne voit que la moitié inférieure du corps. À l’issue de l’exposition, chaque femme gagne un homme et en plus un pénis.

On voit ici l’accomplissement des désirs autant masculins (clitoris) que féminins (vaginaux). Un autre rêve de la même période prend une signification explicitement féminine :

La patiente se trouve dans une école moderne avec un professeur tout à fait particulier. Dans cette école la patiente doit s’allonger sur un divan et apprendre à s’incliner, à danser et à mieux faire avec les hommes.

Les rêves de type urétral masculin occupent pourtant le devant de la scène à cette époque. Voici un exemple :

La patiente voudrait aller aux toilettes en traversant l’antichambre mais elle n’ose pas, parce qu’il y a là des hommes ivres. Finalement, elle y va quand même. Elle urine debout comme un homme et découvre à ce moment-là qu’elle a un gros pénis. Elle en est très fière et songe combien c’était bête d’avoir peur, puisqu’elle a un pénis aussi gros que celui des hommes. Elle aimerait le montrer aux hommes.

Ce rêve se passe d’interprétation. Je ne le donne que pour illustrer cette phase de l’analyse.

III. Première phase paranoïaque : la jalousie

Il devient alors nécessaire que je voie une deuxième fois le mari de ma patiente. Peu après le début de l’analyse, il s’était présenté une fois avec sa femme. À l’époque, j’insistais pour ne lui parler qu’en présence de la patiente, mais il m’importait maintenant qu’il puisse parler librement, se plaindre, si nécessaire, du comportement de sa femme. Il fallait de plus régler certaines questions pratiques. Comme la situation matérielle de la patiente était déplorable, je devais tenter de lui trouver des aménagements, autant que faire se pouvait, afin de protéger l’analyse par des mesures extérieures, comme dans une analyse pour enfants. Par chance, l’analyse put se poursuivre, bien que presque toutes mes tentatives pour améliorer les conditions extérieures aient été vouées à l’échec.

Je priai la patiente d’attendre dans l’antichambre et demandai à son mari de me suivre seul. Après une brève conversation, il retourna chez lui avec sa femme.

Les quatre jours qui suivirent, nous récoltions les fruits de cette manœuvre. Mon sentiment était que la patiente opposait les plus vives résistances au transfert sur moi de sa jalousie. Ses rêves, pendant longtemps, n’avaient cessé de tourner autour de la miction, de la possession d’un pénis, etc. Le progrès jusqu’ici rapide de l’analyse était manifestement arrêté par un obstacle. Il était certes clair pour moi qu’il était dangereux de faire entrer de force sa jalousie dans le transfert. Mais je craignais, si aucune de nous n’en avait le courage, que l’analyse s’arrête, que la résistance se renforce et que la tâche que nous avions à accomplir devienne de plus en plus difficile.

Le premier jour après l’entretien avec son mari, la patiente a oublié tous ses rêves et trouve peu de chose à dire. Le deuxième jour, elle arrive avec une demi-heure de retard. Elle s’excuse en disant qu’elle s’est trompée de tramway. Je ne réagis pas à cette indication, mais j’attends que la résistance ait atteint un certain niveau. Je compte qu’elle sera aussi ressentie par la patiente, de sorte qu’elle ne puisse la nier lorsque je lui en parlerai. Le troisième jour, elle me voit en train de téléphoner juste avant sa séance.

Elle commence la séance en m’accusant d’avoir parlé d’elle en anglais au téléphone. Elle convient que ce n’est pas la première fois qu’elle me voit au téléphone. Mais, cette fois-ci, elle est sûre que je me suis plainte d’elle, que j’ai pris des mesures pour la faire partir, etc. Elle attend impatiemment ma réponse et vérifie chacun de mes mots avec la plus grande méfiance. Elle explique que je suis très fâchée contre elle et que je travaille à ce qu’il « lui arrive quelque chose ». À la maison, ils sont tous ses ennemis et je suis liguée avec sa famille. Elle admet qu’elle a délaissé tout le travail de la maison, et qu’elle a donné des raisons à son mari et à sa belle-mère de ne pas être satisfaits d’elle. Mais elle ajoute que cela lui est égal de faire quelque chose ou non, puisque tout le monde est contre elle.

Elle raconte ce rêve :

Plusieurs poules sont autour d’un coq. Il saute de l’une à l’autre et a des rapports sexuels avec elles.

Elle voit tout de suite que son mari est le coq, mais ne fait pas plus d’allusion à son infidélité. Le rêve trahit cependant l’importance de ce thème, même si la patiente ne poursuit pas.

Pour expliquer la colère qu’elle m’attribue je lui fais remarquer qu’on admet en général que quelqu’un soit fâché quand il a été maltraité. Je lui dis qu’elle doit avoir mauvaise conscience parce qu’elle est arrivée en retard la veille et que, par conséquent, je suis fâchée. Elle réagit à cette affirmation en niant formellement. Devant son inaccessibilité complète, je ne dis plus rien et me déclare d’accord pour clore la séance avant la fin, comme elle le propose. Psychiquement comme physiquement, elle semble tout à fait malade et je commence à penser qu’elle est inaccessible à un travail analytique.

Mais je remarque bientôt qu’avec l’analyse dés névroses on n’est pas habitué aux changements instantanés qui sont faciles aux psychotiques. Le quatrième jour, la patiente est disposée à entrer davantage dans le sujet. Elle a l’air un peu mieux et montre en entrant un sourire confus et conciliant. Elle admet que mon entretien avec son mari a été le point de départ de tout le problème. Elle attendait, assise dans l’antichambre, et tout à coup elle avait été prise d’une jalousie – selon ses propres mots – folle furieuse. Une angoisse panique l’avait saisie, le monde extérieur soudain n’existait plus, elle ne percevait plus qu’un énorme grondement et un bourdonnement électrique dans la tête et elle était obsédée par l’idée que je me plaisais plus avec son mari qu’avec elle. Elle s’était mordu les mains et elle avait compris qu’il ne lui restait plus qu’à se tuer.

Elle est – comme elle le dit – très étonnée de n’être pas jalouse de son mari, mais de moi. Je lui indique aussitôt que sa jalousie vis-à-vis de sa belle-mère est exactement la même. Elle ne reconnaît pas à son mari cette tendresse qu’elle voudrait qu’il lui donne. Il n’y a pas grande différence, comme je le lui montre ensuite, quand elle croit que moi (ou sa belle-mère) aime mieux son mari qu’elle ou quand elle s’imagine que sa belle-mère (ou moi) entretient des rapports sexuels avec lui. Je lui demande si elle a éventuellement cru cela et j’obtiens pour réponse qu’hier cela ne lui paraissait pas impossible.

Elle comprend aussi maintenant le mécanisme de projection – elle était fâchée contre moi et a projeté sa propre colère sur moi. De plus – comme elle était fâchée – elle a agi de telle manière que quiconque était en relation d’habitude avec elle ait dû être en colère et blessé. Après avoir ainsi joué sa partie, elle s’attendait à ma réaction. Et cela ne servait à rien que je ne me montre aucunement touchée. Elle imaginait le reste et pensait être celle qu’on maltraitait.

Sous l’effet de ces interprétations et du soulagement qui s’ensuit, elle livre nombre de fantasmes de transfert hauts en couleur. Elle rapporte que le soir précédent, alors que sa résistance avait déjà disparu, mais qu’elle n’avait pas encore été interprétée analytiquement, elle avait imaginé que j’allais dans son lit et qu’elle s’était blottie dans mes bras et m’avait embrassée. Finalement elle avait, aussi fort que possible, serré contre elle son oreiller et s’était endormie. Elle admet la ressemblance indéniable entre cette scène et des expériences similaires avec sa sœur dans sa prime enfance.

Qu’elle néglige particulièrement à cette époque son mari et sa maison, cela renvoie naturellement à la liaison exclusivement homosexuelle de sa libido dans la situation de transfert. Elle déteste son mari parce qu’il a, et pas elle, un pénis avec lequel elle pourrait avoir la femme qu’elle aime. Le rêve de la nuit suivante démontre cette attitude de haine et d’envie :

Elle et son mari veulent aller à un bal masqué, mais ils n’ont pas de costume. Elle a toujours voulu aller à un bal comme ça, mais elle n’a jamais pu le faire. On peut emprunter des costumes au diable, qui apparaît soudain. Il est tout rouge, il a une queue, des cornes et un affreux rictus. Il apporte pour le mari un costume qui est tout entier composé d’organes mâles, et pour la femme un affreux costume fait de sexes féminins. Le costume de l’homme est horrible, mais pas autant que celui de la femme, qui a par-devant un grand trou ouvert et au-dessus un petit membre qui a l’air d’un pénis « où l’on se masturbe ». La patiente veut empêcher son mari de mettre le costume, mais il y tient absolument. La patiente est prise alors d’une grande colère contre le diable, qui ne fait que rire de son emportement, grimace et danse, et se met tout à coup à ressembler exactement au mari de la patiente. Elle dit : « S’il nous apporte des choses aussi affreuses, il aurait au moins pu nous apporter les mêmes à tous les deux. »

Essayons d’analyser dans l’ordre les éléments du rêve. Le bal masqué (voir supra) représente une séduction sexuelle. Le déguisement des danseurs doit signifier la dissimulation du sexe, c’est-à-dire qu’on ne voit aucune différence de sexe. Le bal est visiblement l’œuvre du diable, ce qui se voit en ceci qu’il fournit les costumes. En d’autres termes : la sexualité est l’œuvre du diable. Le diable lui-même avec sa couleur rouge, ses cornes, sa queue et son rictus triomphant est un symbole phallique explicite. Il procure à la patiente et à son mari des vêtements phalliques. Mais celui de la patiente n’est qu’une affreuse malfaçon. Elle est ainsi chargée d’une sexualité qui n’est même pas phallique et qui ne vaut donc pas la peine. Elle enrage du mépris où la nature la tient – c’est bien finalement le mauvais côté de la nature, le diable du rêve, qui a fabriqué la sexualité des humains – et sa colère se porte ensuite sur l’homme qui possède ce qu’on lui a refusé à elle : le diable à la fin se transforme en son mari.

L’onanisme de la patiente avec sa sœur devient maintenant le centre de l’intérêt analytique. Dans un rêve qui précède celui qui est le plus important de toute l’analyse, la patiente présente pour la première fois sa masturbation passive avec un substitut de sa sœur comme déplaisante :

La patiente cherche partout une femme. Parfois je suis cette femme, finalement c’est une cousine avec laquelle la patiente a dormi à l’âge de 14 ans et qui voulait la masturber.

Cette cousine a une sœur qui est blonde et qui rappelle à la patiente sa propre sœur. Elle dit : « Si ça avait été l’autre cousine, je l’aurais peut-être laissée faire, mais celle-là je ne pouvais pas la supporter. »

Pour la première fois, nous trouvons que la masturbation en commun est déplaisante. Les raisons sont de diverses sortes : premièrement, mon refus de satisfaire les désirs érotiques de la patiente (le rêve débute avec le fait qu’elle me recherche) ; deuxièmement, la résistance à mettre au jour un nouveau matériel sur l’onanisme d’autrefois avec la sœur. Et troisièmement, depuis qu’elle est sortie de l’oubli et devenue consciente, le moi peut s’opposer à la masturbation et la rendre déplaisante, alors qu’auparavant il ne pouvait agir que par le biais du refoulement. Cette force croissante du moi, sa capacité à maîtriser et à orienter le matériel qui, du fait du refoulement, échappait auparavant à sa zone d’action se montre maintenant dans l’émergence d’un matériel toujours nouveau et devenu conscient.

Le premier rêve de cette série montre comment tous ces processus jouent dans le transfert et à quel point il serait vain de vouloir restreindre l’analyse au seul souvenir.

La patiente est couchée dans le lit avec sa sœur. Sa sœur la masturbe jusqu’à ce que ce l’orgasme ait lieu. Puis la sœur devient moi. J’ai un gros pénis. J’ai un rapport avec la patiente et je la satisfais de nouveau. Puis je deviens l’homme noir du rêve d’angoisse périodique. Lui aussi a un rapport satisfaisant avec la patiente. Elle n’a pas peur de lui. L’homme noir devient son mari, avec lequel elle a un rapport très satisfaisant. La sœur est blonde, comme elle l’était en réalité. J’ai les cheveux bruns, comme dans la réalité, et l’homme est blond comme la sœur, ce qui est également vrai.

Ce rêve était extraordinairement plaisant. Une de ses conséquences fut que la patiente parvint à accorder plus d’intérêt à son mari et au travail dans la maison.

Mais le rêve suivant a aussi affaire à la reconnaissance des privilèges masculins.

Elle va avec sa sœur aux toilettes, qui comportent deux parties l’une à côté de l’autre, une claire, déjà occupée, et une sombre, où se rendent les deux sœurs. Louise s’assied sur le cabinet et prend la patiente sur ses genoux. La patiente écarte les jambes et se fait masturber par sa sœur. Puis elles échangent leurs places et leurs rôles et répètent la chose. Pendant ce temps, elles essaient de trouver de la lumière ou d’en faire, mais elles n’y arrivent pas. Le mari de la patiente arrive, trouve très facilement l’interrupteur électrique et allume. Mais des flammes jaillissent brusquement et mettent le feu à la paille qui se trouve à proximité (le tout a lieu dans une sorte d’écurie ou de grange). La patiente supplie son mari d’éteindre le feu. Il le fait, puis il la prend par la main et la ramène à la maison.

Ce rêve contient, comme c’est souvent le cas chez la patiente, une scène qu’elle a réellement vécue. À l’âge de 9 ans elle se masturbait, comme ici décrit, avec une fille à la campagne. Les toilettes se trouvaient près du foin et elles furent finalement surprises. À cela s’ajoute – comme on le sait déjà – que la patiente accuse son mari et sa belle-mère d’avoir eu des rapports dans l’écurie où l’on garde le cheval. Si l’on interprète ce souvenir à l’aide du rêve où la fille à la campagne est remplacée par la sœur, on voit que l’expérience à l’âge de 9 ans n’est que la répétition d’une scène précoce, qui s’est jouée à la maison avec la sœur. Nous le savions déjà, le rêve n’apporte que la première véritable preuve de notre hypothèse. Le symbolisme de l’allumage et de l’extinction de la lumière et du feu nous est familier grâce aux rêves des énurétiques et facile à comprendre. Le feu signifie son contraire, l’eau ou la semence, tout aussi bien que la flamme de la sexualité. Les deux femmes ne peuvent trouver la lumière, mais l’homme la trouve tout de suite. Cela veut dire qu’il est puissant, alors qu’elles ne le sont pas. Le rêve ne dit pas comment l’homme éteint le feu. Mais on peut penser qu’il se sert des mêmes moyens que pour l’allumer, à savoir l’urine ou le sperme. La peur de la patiente devant le feu de paille signifie en même temps sa peur de la sexualité et sa peur d’être découverte et punie. La plus grande puissance de l’homme lui fait manifestement une telle impression qu’elle part avec lui très satisfaite.

Le rêve suivant, le plus important qu’elle ait produit durant l’analyse, doit être pris comme équivalent d’un souvenir plastique :

Une personne, que la patiente désigne comme étant Louise, mais qui à tous égards me ressemble, prend la patiente dans son lit. La patiente est couchée de telle manière que sa tête se trouve aux pieds de sa sœur, de sorte qu’elle a plus facilement accès à ses organes génitaux. Louise a environ 12 ans, la patiente à peu près 2 ans et elle est toute petite. Elles se masturbent de concert. Louise indique à la patiente comment elle doit avec une main étirer les lèvres et frotter le clitoris avec l’autre. Cela se fait sous la couverture. Soudain la patiente ressent le plus grand orgasme qu’elle ait jamais eu, une excitation du corps tout entier. Un instant après la même réaction se produit chez sa sœur. Louise la prend passionnément dans ses bras et la serre étroitement contre elle. Elle a alors le sentiment d’une réalité absolue.

Le sentiment de réalité est si fort que la patiente, au réveil, examine ses organes génitaux avec la main pour voir ce qui s’est passé. Elle a ses règles et porte une serviette, et seul le fait que la serviette n’a pas bougé la convainc que tout cela n’était qu’un rêve.

Examinons comme premier élément le sentiment de réalité du rêve. Nous savons que ce sentiment signifie que le contenu du rêve n’est pas un fantasme, mais un fait réel. La patiente se rappelle alors qu’elle et sa sœur ont été couchées et se sont masturbées ainsi, comme le décrit le rêve. Sa position s’explique manifestement par le fait qu’autrement, en raison de sa petite taille, elle n’aurait pu atteindre les organes génitaux de sa grande sœur. C’est pourquoi il lui fallait, pour masturber sa sœur, se servir de ses deux mains, alors qu’un adulte n’aurait eu besoin que d’une seule. Ces détails parlent en faveur de la réalité de l’événement. L’âge des deux sœurs est exact. L’onanisme précoce a commencé avant que la patiente ne fût, à l’âge de 4 ans, envoyée à la campagne.

Nous trouvons ici, pour la première fois, un motif à la séduction de la petite sœur par Louise. Elle la masturbait pour lui apprendre à lui rendre la pareille. Si l’on considère le handicap corporel et mental de Louise, sa transgression des inhibitions habituelles n’est pas très étonnante. La patiente s’incline finalement devant la force de cet argument. Elle dit que depuis longtemps elle tient pour juste mon hypothèse, mais qu’elle ne veut pas en convenir pour ne pas porter tort à sa sœur morte. Mais cette peur de l’accusation en montre justement l’importance. Lors de la masturbation ultérieure avec la fille à la campagne, la patiente accusait sans détour sa compagne pour sa déloyauté et son injustice. Elle haïssait et craignait cette fille, et nous devons supposer qu’elle avait d’abord haï sa sœur et l’avait craint de la sorte. J’indique à la patiente que le lien à une autre personne peut se fonder tout autant sur la haine que sur l’amour et que le sentiment de culpabilité qui provient d’une pareille haine ne fait que renforcer le lien. Mais je ne parviens pas cette fois à apaiser les sentiments de culpabilité que l’accusation de la sœur a éveillés chez la patiente. Elle accepte certes le fait de la séduction, mais craint encore d’en tirer les conséquences : la fixation pathogène à la sœur aînée, qui est devenue la base de sa psychose paranoïaque. Si elle le faisait, une masse profondément refoulée de colère et de désir de vengeance contre la sœur aimée viendrait au jour, qu’elle ne veut pas encore faire accéder à sa conscience.

À la séance suivante, elle est fatiguée et abattue. Elle ne peut se pardonner de s’être trop mêlée, ne fût-ce qu’en pensée, de sa sœur morte. Mes assurances que sa sœur est innocente de toute faute en raison de son anormalité et de son ignorance ne servent à rien parce qu’elle est convaincue, inconsciemment ou en partie, de la faute de sa sœur et des torts qu’elle lui a faits. Cependant le rêve de la nuit confirme plutôt qu’il n’infirme ce qui a été dit la veille :

La patiente est au lit dans la position habituelle avec la cousine qui ressemble à sa sœur. Elles se masturbent réciproquement.

Le jour d’après elle apporte ce rêve de culpabilité :

La patiente et sa sœur lavent du linge ensemble. C’est un travail très dur.

Elle associe avec les souvenirs d’un temps où elle et sa sœur avaient effectivement travaillé ensemble. Une fois, elles avaient dû remonter trente kilos de charbon de la cave. La sœur déclara qu’elle ne pouvait prendre part à cette lourde tâche. Elle était déjà malade à cette époque. Comme on le comprit plus tard, sa paralysie commençait. La patiente était tout à fait prête à porter seule le charbon, tandis que sa sœur la suivait. En chemin elles rencontrèrent leur père qui reprocha vivement à la sœur aînée sa paresse éhontée. La patiente eut alors extrêmement pitié de sa sœur et elle était contente de pouvoir travailler pour elles deux.

Le rêve parle d’un travail, d’une charge intellectuelle ou physique – une faute – qu’elles avaient à porter en commun. Mais la patiente la porte seule, comme la faute de l’onanisme qu’elle a bien voulu être seule à porter jusqu’à aujourd’hui.

Soudain la patiente se souvient d’un rêve oublié, qu’elle avait fait juste avant le précédent. Elle s’en souvient alors parce qu’il confirme mon interprétation :

La patiente et sa sœur dorment ensemble dans la situation normale (non inversée). La patiente masturbe sa sœur jusqu’à ce qu’elle parvienne à l’orgasme. Elle a de nouveau un fort sentiment de réalité.

Le sentiment de réalité dans le rêve est si fort qu’elle se réveille. L’interprétation de cet élément de rêve est encore confirmée par le fait qu’en se réveillant elle se trouve avec le sexe de son mari dans la main. Il dort encore et l’on ne peut douter qu’elle l’a masturbé en dormant. Mais le sens plus profond du sentiment de réalité se rapporte au fait qu’elle a réellement masturbé sa sœur. Nous nous rappelons que dans bien des rêves de coït la sœur ou l’homme noir devenait finalement le mari de la patiente. Il a donc pris le rôle de la sœur dans le domaine de la sexualité.

Le matériel qui apparaît dans la suite ne sert qu’à faire la preuve de l’onanisme réel et à convaincre la patiente quoi qu’elle en ait.[i]



[i] Ce fragment un peu obscur peut être remplacé par « malgré elle ». N. d. E.

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