Joël Bernat : « La fonction psychique du stupéfiant » (« Et nous serons, enfin, comme ces dieux ! – que nous avons créés… ») (2ème partie)

Une esquisse d’interprétation ?

Essayons tout d’abord de rassembler les effets de l’expérience hallucinogène, car les effets renseignent d’eux-mêmes sur les causes :

1- la principale raison qui pousse à leur usage est leur action elle-même, l’effet psychotrope, c’est-à-dire l’action sur la psyché : ce sont donc les propriétés physiologiques qui en expliquent l’attraction ;

– la demande d’une panacée est celle d’une substance supposée permettre d’oublier ses mauvais souvenirs, ses conflits, ses affects désagréables pour n’amplifier que les bons : soit un « chasse spleen » pour un Eden[1] ;

– l’attente est donc celle d’une modification interne qui transforme en « voyageur immobile » ou « explorateur du soi », car l’hallucinogène est un des outils qui permet d’explorer sa vie psychique (la metanoïa des antipsychiatres anglais), et de s’arracher à ce bas monde comme source de déceptions, etc. ;

– son usage s’inscrit dans une quête d’exaltation ou de d’ivresse de la vie, si rare dans le quotidien, ivresse éprouvée parfois dans l’amour et la sexualité, mais aussi dans les victoires et les moments créatifs, le combat et les colères, etc., en libérant l’individu de ses contraintes morales, sociales, interdits, etc., c’est-à-dire le libérant des refoulements imposés par la civilisation ;

– cela opère par la dissolution des limites du moi, ce qui est en soi une source de jouissance, d’extase (et non d’ek-stase[2]), en modifiant les états de conscience, en amplifiant les capacités perceptives ce qui libère la vie onirique et imaginative (processus primaires libérés) et donc créative ; c’est une expérience d’extension de la psyché, une expérience très spatiale ;

– elle produit ainsi une expérience interne (une mystique personnelle, le temps d’avant toute religion, de l’origine de l’art, etc.), offre une réponse à la quête des origines et favorise l’inspiration mystique ou artistique (vision, muse) en ouvrant les portes d’un autre monde interne par l’élargissement du champ de la conscience, ce qui constitue l’effet psychédélique (de psyché et delos – visible, clair – soit l’effet révélateur de l’âme) ;

– elle augmente le sentiment de puissance intellectuelle ou sexuelle, et fait donc ainsi vivre un état idéal ;

– mais les effets diffèrent d’une personnalité à l’autre : ce ne sont que des révélateurs internes et individuels, ontologiques ;

2- vue de l’extérieur, l’expérience hallucinogène produit une forme d’hédonisme antisocial[3] dans la mesure où, levant les refoulements imposés par la civilisation afin de faire corps social, elle promeut des jouissances individuelles ;

– car la quête identitaire individuelle se fait en opposition aux systèmes de masses et aux appartenances, selon le principe d’une désaliénation ;

– avec un envers : l’expérience hallucinogène répétée (à Éleusis, c’était une expérience unique, initiatrice) coupe peu à peu du monde externe, isole le sujet dans son monde interne et supprime enfin le sens de l’altérité (ce qui explique aussi pourquoi il n’y a pas de demande spontanée de soins) : soit un échec de la désaliénation car l’aliénation est simplement déplacée ;

– enfin, les drogues agissent aussi comme antidépresseurs et anxiolytiques, donc concurrencent le business pharmaceutique (il faut le dire) : elles sont un pharmakon anti misère humaine, de tous temps, que l’on soit primitif, antique ou urbain civilisé.

Qu’elle interprétation psychanalytique pouvons nous donner de ce phénomène ? Et qu’elle est la quête qui se met ainsi en acte ?

1 – comme on l’entrevoit, le premier élément remarquable est la tentative d’entrer au contact avec le plus profond en soi, le plus ancien, en défaisant les couches d’acquisition en une sorte de régrédience[4].

La plupart des êtres ont une forme de prescience, celle d’un état premier où l’on pouvait s’éprouver, après-coup, omnipotent, car nous étions portés, soignés, aimés, bercés, et nos désirs satisfaits sans être trop différés. Nous n’étions pas séparés, individualisés, nous faisions donc un avec le monde.

Nous en gardons une trace assez floue, mais qui se manifeste à nous en une forme de reconstruction, une mythologie endopsychique : il fut un temps où tout était donc merveilleux, sans trop d’effort, sorte d’Eden ou de Nirvâna. Ce mythe endopsychique a grosso modo trois destins psychiques :

–              soit cet état d’omnipotence est éprouvé comme irrémédiablement perdu, le monde externe étant le lieu de toutes nos insatisfactions, ce qui nous plonge dans une sorte de mélancolie subie, ou de retrait actif du monde ;

–              soit cet état est projeté dans le monde externe et devient la base d’une conviction, d’une utopie anti-mélancolique : il existerait un lieu[5], un objet ou une personne (l’âme sœur par exemple) où je pourrais retrouver cette jouissance infinie, ce qui me rendrait parfaitement heureux (la croyance ou la foi en une utopie, religieuse, philosophique ou politique, est une forme de psychotrope anti-mélancolique) ;

–              soit cet état premier est manifeste sous le forme d’une tension interne : je dois retrouver, en moi, cet état et l’activer, selon le registre d’un désir nostalgique (actif) qui ne me lâche pas[6].

Ce qui, dans la réalité externe, donne deux sortes de conduites ou d’états :

–              les quêteurs dans le monde externe, immédiat ou futur, selon, soit une voie longue (Tao), celle de la quête, de la maîtrise, de la recherche, ou encore celle de la psychanalyse, soit selon la voie la plus courte, celle du pharmakon ;

–              et les « voyageurs immobiles », les explorateurs internes de l’extase, du sentiment océanique (sensoriel ou intellectuel).

Le passage de cet état de la première enfance, idéalisé après-coup, à la réalité de mon environnement est souvent représenté comme chute ou comme perte[7], dont la cause est le plus souvent adressée à des circonstances externes sous la forme de ressentiments (par exemple la faillite de mon environnement familial), plus rarement sous forme d’auto-accusations. Mais c’est là que l’on observe aussi un déplacement, celui de l’attachement amoureux envers la substance ou la seringue, le dealer. Nous gardons de cela une trace affective et affectante, et c’est elle qui s’exprime sous cette forme du désir nostalgique de la retrouvaille.

C’est à ce point qu’apparaissent les utopies anti-mélancoliques, anti-pertes, -chutes ou -dépressives, celle d’une substance qui aurait pouvoir de me ramener aux temps premiers, mythiques, aux jardins d’Eden, à une origine toujours idéale, quelle que soit sa forme : les premiers bras, les premiers dieux et déesses, etc., selon la forme de ma mythologie endopsychique ; ou encore, la conviction de l’existence possible d’une unité première, non seulement au niveau amoureux, mais aussi au niveau de la pensée : par exemple, la création d’un système défendant l’idée d’une Arkhè ou d’une Khôra.

Une substance qui aurait pour qualité de s’ingérer, tel le lait originel, et de produire une satisfaction hallucinatoire à l’identique de celle que produit le sein fantasmé par le bébé tétant son pouce ou sa couverture, forme de paradigme du bonheur[8].

Alors, l’hallucinogène répèterait une scène ancienne et ce serait pour cela qu’il offre, selon la constitution psychique et ontologique d’un sujet :

–              soit la réalisation immédiate de la retrouvaille, celle de la jouissance, de la légèreté, de la chaleur, etc., dans les meilleurs cas : l’hallucinogène est alors pharmakon ;

–              soit elle représente hallucinatoirement la perte, la chute et ses effrois : l’hallucinogène me transforme en pharmakos, répète et mon sentiment de chute historique, et la chute aux yeux du collectif (voir le « sois mes fèces ! »).

C’est ici que l’on mesure le poids du cadre : les jours de préparation à Éleusis avaient cette fonction d’éviter le vécu de la perte. Donc, tentative de retrouvaille de l’objet primaire perdu, de l’amour total perdu, de la jouissance perdue. La religion et la science, parfois, tirent leur force de la séduisante promesse de cette retrouvaille, mais de façon assez différées.

Alors, existerait-il une autre issue que la mélancolie profonde ou le recours aux psychotropes ?

Il est aisé de soutenir que cette chute, cette perte, pourrait être motrice, une énergie qui nous pousserait à travers le monde, l’interne comme l’externe, et ce dont nous pourrions tirer bien des plaisirs. C’est le pari de la psychanalyse, mais pas seulement elle[9].

Et voici le terme clef : plaisir. Sans lui, en effet, le monde est mort ou mortifère, et seul l’hallucination peut faire pansement, survie, de la même façon que, bébé la nuit et seul dans mon lit, téter mon pouce me permettait, en hallucinant, de ne plus m’éprouver seul, perdu, chu, destitué, en détresse, en un mot ne plus être un pharmakos. C’est ici que s’inscrit le rôle salvateur d’Eros dans l’économie psychique, en tant qu’il est celui qui peut promouvoir d’autres jouissances.[10]

Mais c’est ici que s’inscrit toute la difficulté de la cure du toxicomane : quel plaisir pourrait être aussi puissant que celui de sa jouissance hallucinée ?

Cette histoire étant celle de chaque humain, il est donc évident qu’elle ne peut que se répéter au fil des millénaires, et il est tout aussi évident que le pharmakon anti-nostalgie, qu’il soit substance ou croyance théorique, existera toujours, sous quelles que formes que ce soit.

Car il est bien difficile de réussir cet enjeu : faire de la perte la possibilité même du mouvement vers l’altérité du monde, jouir de ce chemin que ma destitution a ouvert…

Je vous remercie !



[1] Dans Malaise dans la civilisation, Freud situe l’intoxication chimique comme le moyen le plus grossier mais aussi le plus efficace de prévention de la souffrance : « L’action des stupéfiants dans le combat pour le bonheur et le maintien à distance de la misère est à ce point appréciée comme un bienfait que les individus, comme les peuples, leur ont accordé une solide position dans l’économie libidinale. (…) Ne sait-on pas qu’avec l’aide du « briseur de soucis » on peut se soustraire à chaque instant à la pression de la réalité et trouver refuge dans un monde à soi offrant des conditions de sensation meilleures ? Il est connu que c’est précisément cette propriété des stupéfiants qui conditionne aussi leur danger et leur nocivité ».

[2] Car dire ek-stase (sortie de soi-même) est un exemple de jugement moral ! Le consommateur parle bien plus d’en soi. C’est la suppression du moi qui crée l’extase dans la dissolution, sorte de jouissance cosmique ou océanique, ou cauchemar absolu quand cette expérience n’est pas bordée. C’est-à-dire une dissolution de l’opposition moi – monde. C’est pour cela que Freud fait le lien avec l’insuffisance de l’expérience orgastique, ou la difficulté à la supporter.

[3] Ce qui n’est pas le cas avec l’artiste par exemple, puisqu’il est supposé produire une œuvre qui aura un destin collectif. Sans doute est-ce pour cela que l’on tolère actuellement sa toxicomanie, ce qui ne fut pas toujours le cas.

[4] Mouvement régrédient qui peut ainsi se représenter : déception de la science, à déception de la religion, à animisme, totémisme, pensée infantile, toute puissance.

[5] Il y a cette idée que sans entrave l’on atteindrait une sorte de paradis  de la jouissance permanente (c’est d’ailleurs sa définition) ou un Olympe. D’où les quêtes et inventions de lieux imaginaires.

[6] Baudelaire dans Du vin et du haschisch  (1851) écrit : « Je comparerai ces deux moyens artificiels, par lesquels l’homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité. » Car il y a une exaspération des sensations, qu’elles soient de plaisir ou de douleur, mais le sujet s’extrait de la médiocrité quotidienne ; ensuite et surtout, il y a une expérience unique de l’infini, vécue par l’homme dont c’est le désir le plus profond : l’identité s’affaiblit, la personnalité tend à se fondre dans un grand tout, baigne dans les correspondances généralisées, signe du divin. « Toute contradiction est devenue unité. L’homme est passé Dieu. » Dès lors, cela va poser les bases de la mission du poète, dans Le Poème du haschisch, in Les Paradis artificiels (1860).

[7] Dans chaque culture, il y a un Eden et le temps de la chute de l’humain, que ce soit de l’Olympe, du Paradis, etc.

[8] Ou encore, l’état de plénitude béate du bébé qui s’endort, repus, au sein ; ou ce moment fugitif lorsque l’on tombe dans les bras de Morphée.

[9] Breton : « Tout porte à croire qu’il [le surréalisme] agit sur l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux, il crée un certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles révoltes. » In Manifeste du surréalisme.

[10] En 1898, Freud soutient dans « La sexualité dans l’étiologie des névroses » que les narcotiques sont destinés à compenser – directement ou indirectement – le manque de jouissance sexuelle, en tant que substitut de la masturbation. C’est à dire qu’il va situer la cause de la prise de narcotiques dans la vie sexuelle, et non pas dans le produit lui-même ; c’est pour cela que « pas tous les individus qui ont eu l’occasion de prendre pendant quelque temps de la morphine ou de la cocaïne sont tombés dans la toxicomanie », ce qui est son cas.

En 1912, dans « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », il compare la consommation d’alcool au rapport entre les sexes. « N’est-il pas vrai que le vin offre toujours au buveur la même satisfaction toxique que la poésie à si souvent comparée à la satisfaction érotique? A-t-on jamais entendu dire que le buveur fût contraint de changer sans cesse de boisson parce qu’il se lasserait bientôt d’une boisson qui resterait la même ? Au contraire l’accoutumance resserre toujours davantage le lien entre l’homme et la sorte de vin qu’il boit. Existe-t-il chez le buveur un besoin d’aller dans un pays où le vin soit plus cher ou sa consommation interdite, afin de stimuler par de telles difficultés, sa satisfaction en baisse ? Absolument pas. Écoutons les propos de nos grands alcooliques sur leur relation avec le vin : ils évoquent l’harmonie la plus pure et comme un modèle de mariage heureux. Pourquoi la relation de l’amant à son objet sexuel est-elle si différente? »

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