Gilles Deleuze : « Schizologie »

Préface à Louis Wolfson, le schizo et les langues, Gallimard, 1970

Le procédé linguistique de Louis Wolfson — Ressemblance avec le « procédé » de Raymond Roussel — En quoi un document n’est ni œuvre d’art ni œuvre scientifique — L’écart pathogène et la totalité non-légitime — L’impersonnel, le conditionnel et les disjonctions schizophréniques — L’équivalence mots-nourritures — Inversion, écart pathogène et mère : logique de l’objet partiel — Transformation, totalité non-légitime et père : logique de l’objet complet — Schizophrénie, langage et sexualité.

L’auteur de ce livre s’intitule lui-même « l’étudiant de langues schizophrénique », « l’étudiant malade mentalement », « l’étudiant d’idiomes dément » ou, d’après son écriture réformée, « le jeune öme sqizofrène ». Cet impersonnel schizophrénique a plusieurs sens, et n’indique pas seulement pour l’auteur le vide de son propre corps : il s’agit d’un combat, où le héros ne peut s’appréhender que sous une espèce anonyme analogue à celle du « jeune soldat ». Il s’agit aussi d’une entreprise scientifique, où l’étudiant n’a plus d’autre identité que celle d’une combinaison phonétique ou moléculaire. Enfin il s’agit pour l’auteur, moins de raconter ce qu’il éprouve et pense, que de dire exactement ce qu’il fait. Et ce n’est pas la moindre originalité de ce livre d’être un protocole d’activité ou d’occupation, et non, comme d’habitude, l’exposé d’un délire ou l’expression d’affects.

L’auteur est américain, mais le livre est écrit en français, pour des raisons qui paraîtront tout de suite évidentes. Car ce que fait L’étudiant, c’est traduire suivant certaines règles. Son procédé scientifique est le suivant : un mot de la langue maternelle étant donné, trouver un mot étranger de sens similaire, mais aussi ayant des sons ou des phonèmes communs (de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principalement étudiées par l’auteur). Une phrase maternelle quelconque sera donc analysée dans ses éléments et mouvements phonétiques, pour être convertie le plus vite possible en une phrase d’une ou plusieurs langues étrangères à la fois, qui ne lui ressemble pas seulement en sens, mais en son. Le plus vite possible… mais, comme la transformation peut faire intervenir plusieurs états intermédiaires, elle sera d’autant plus féconde qu’elle mettra en jeu des règles phonétiques générales applicables à d’autres transformations, couvrant ainsi le plus d’espace linguistique possible (même au prix de fautes de syntaxe ou d’inexactitudes de sens). Il va de soi que le problème concret réside dans les consonnes, celles-ci étant l’ossature du mot, tandis que les voyelles forment des « masses plastiques » à peu près indifférenciées.

Tel est le procédé général. Par exemple, la phrase don’t trip over the wire! (ne trébuche pas sur le fil) devient tu’nicht (allemand) trébucher (français) über (allemand) èth hé (hébreu) zwirn (allemand). La traduction ici fait intervenir les transformations phonétiques générales de d en t (do-tu), de p en h (trip-treb), de v en h (over-über, comme dans have-haben, confirmé par l’espagnol où v se prononce comme b). Elle peut faire intervenir aussi des règles d’inversion : par exemple, le mot anglais wire n’étant pas encore suffisamment investi par l’allemand zwirn, on invoque le russe provoloka, qui retourne « wir » en « riv » ou plutôt « rov ». Mais pour avoir une idée plus complète des problèmes extrêmement délicats affrontés dans une transformation, considérons le mot Believe (croire), d’autant plus dangereux qu’il est fréquent en anglais : 1°le préfixe Be- ne fait pas de difficulté, et passe directement en allemand; le vrai problème est dans les consonnes l et v de « lieve »; 2° celles-ci se retrouvent dans un autre terme anglais, « leave » (à la fois « laisser » et « autorisation ») ; 3° mais convertir « leave » en « laisser », ou « lassen », ou même « verlassen » n’est pas satisfaisant, le v anglais subsistant comme fricative labio-dentale sonore; 4° dans une tout autre voie, une règle de transformation prescrit de faire précéder le l d’un g (luck-glück, like-gleich). D’où believe devient beglauben, avec une deuxième transformation de v en b; 5° ce qui permet de revenir à « leave » en le traduisant par verlaub (autorisation) ; 6° ce qui laisse encore subsister l’écart linguistique entre les deux sens de « leave », autorisation et laisser, cet écart n’étant qu’imparfaitement comblé par l’introduction d’un nouveau terme anglais let et l’allemand lassen.

Pour vaincre toutes ces difficultés, le procédé général est amené à se perfectionner dans deux directions. D’une part, vers un procédé amplifié, fondé sur « l’idée de génie d’associer les mots plus librement les uns aux autres » : la conversion d’un mot anglais, par exemple early (tôt) pourra être cherchée dans les mots et locutions françaises associées à « tôt », et comportant les consonnes R ou L (suR-Le-champ, de bonne heuRe, matinaLement, diLigemment, dévoRer L’espace). Ou bien tired sera converti à la fois dans le français faTigué, exTénué, CouRbaTure, RenDu, l’allemand maTT, KapuTT, eRschöpfT, eRmüdeT… etc. — D’autre part, vers un procédé évolué : il ne s’agit plus cette fois d’analyser ou même d’abstraire certains éléments phonétiques du mot anglais, mais de le démembrer, de le dissoudre par morceaux, en multipliant les morceaux phonétiques autant que nécessaire. Ainsi parmi les termes fréquemment rencontrés sur les étiquettes des boîtes alimentaires, on trouve « vegetable oil », qui ne pose pas de grands problèmes, mais aussi « vegetable shortening » (graisse), qui reste irréductible à la méthode ordinaire : ce qui fait difficulté, c’est SH, R, T et N. Il faudra rendre le mot monstrueux et grotesque, faire résonner trois fois, détripler le son initial (shshshortening), pour bloquer le premier SH avec N (l’hébreu « chemenn »), le deuxième SH avec un équivalent de T (l’allemand « schmalz »), le troisième SH avec R (le russe « jir »).

L’ensemble de ce procédé de l’étudiant en langues présente des analogies frappantes avec le célèbre « procédé », lui-même schizo-phrénique, du poète Raymond Roussel. Celui-ci opérait à l’intérieur de la langue maternelle, le français; aussi convertissait-il une phrase originaire en une autre, de sons et de phonèmes semblables, mais de sens tout à fait différent (« les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » et « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard »). Une première direction donnait le procédé amplifié, où des mots associés à la première série se prenaient en un autre sens associable à la seconde (« queue de billard » et robe à traîne du pillard). Une seconde direction menait au procédé évolué, où la phrase originaire se trouvait elle-même disloquée (« j’ai du bon tabac… » = « jade tube onde aubade… »).

Toutefois une différence fondamentale apparaît aussitôt : le livre de Wolfson n’est pas du genre des œuvres littéraires ou œuvres d’art, et ne prétend pas l’être. Ce qui fait du procédé de Roussel l’instrument d’une œuvre d’art, c’est que l’écart de sens entre la phrase originaire et sa conversion se trouve comblé par des histoires merveilleuses proliférantes, qui repoussent toujours plus loin le point de départ, le recouvrent et finissent par le cacher entièrement. De même des machines fantastiques, qui ont dans l’œuvre de Roussel un rôle semblable à celui des mots convertis, portent et reproduisent des événements purs, symboles valant pour eux-mêmes, détachés des accidents ou effectuations qui leur ont servi de prétexte (par exemple l’événement tissé par le « métier à aubes », ayant pour prétexte la profession où l’on se lève tôt). L’écart, la fêlure pathologique est donc comblée, même si l’événement symbolique qui la comble témoigne à son tour d’une « fêlure » ou d’un « accroc » déplacés, mais devenus ainsi créateurs [1] Il n’en est pas de même chez Wolfson : un écart, vécu comme pathogène, subsiste toujours entre le mot à convertir et les mots de conversion. Quand il traduit l’article the dans les deux termes hébreux éth et , il commente lui-même : le mot maternel est « fêlé par le cerveau également fêlé » de l’étudiant en langues. De même, dans l’exemple précédent, l’écart subsistant entre lieve et leave, puis entre les deux sens de leave. Les transformations linguistiques ne dégagent donc aucun événement pur idéel ayant une existence esthétique, mais restent entièrement subordonnées aux accidents dans lesquels la phrase maternelle réelle a été prononcée, et la transformation imaginaire, effectuée. C’est pourquoi le livre de Wolfson joint à son procédé le récit détaillé des circonstances externes, accidents et effectuations : par exemple la transformation de believe occupe quarante pages du manuscrit, entrecoupées par l’apparition fréquente de ce mot dans les lieux publics, par une rencontre avec le père dans un libre-service automatique, par le souvenir d’un de ses amis musclés et de sa sœur, par un retour au père qui emploie tantôt like en anglais, tantôt l’allemand gleichen, par un de ses voisins qui dit à nouveau « Believe », lequel mot va être enfin transformé suivant le modèle fourni par like-gleichen. On remarquera que Wolfson, bien que maniant difficilement le français, trouve spontanément la forme grammaticale complexe capable d’exprimer le rapport qui demeure extrinsèque entre les accidents réels décrits et les transformations linguistiques effectuées : le conditionnel, et de préférence le conditionnel passé, qui n’indique nullement ici un phantasme, mais prolonge à la fois en mode et en temps l’impersonnel schizophrénique (« l’étudiant linguistique aliéné prendrait un e de l’anglais tree, et l’intercalerait mentalement entre le t et le r, s’il n’aurait pas pensé que quand on place une voyelle après un son t, le t devient d… » « pendant ce temps la mère de l’étudiant aliéné l’eût suivi et fût arrivée à son côté où elle disait de temps à autre quelque chose de bien inutile… »).

Le livre de Wolfson n’est pas davantage une œuvre scientifique, malgré l’intention réellement scientifique des transformations phonétiques opérées. C’est qu’une méthode scientifique implique la détermination, ou même la formation et la production de totalités formellement légitimes. Les conditions de telles totalités, là encore, forment un champ symbolique (en un second sens du mot symbole) ; et les transformations à l’intérieur d’une totalité, ou d’une totalité à une autre, doivent être rigoureusement définies dans ce champ symbolique lui-même. Or il est évident que la totalité de référence de l’étudiant en langues est formellement illégitime ; non seulement parce qu’elle est constituée par l’ensemble indéfini de tout ce qui n’est pas anglais, véritable tour de babil comme dit Wolfson, mais parce que nulle règle syntaxique ne vient définir cet ensemble en y faisant correspondre les sens aux sons, et y ordonner les transformations de l’ensemble de base pourvu de syntaxe et défini comme anglais. C’est donc de deux manières que l’étudiant schizophrène manque d’un symbolisme (tant à l’égard de la totalité que de la continuité) : d’une part, par la subsistance d’un écart pathogène que rien ne vient combler; d’autre part, par l’émergence d’une fausse totalité que rien ne peut définir [2] Ce pourquoi il vit ironiquement sa propre pensée comme un double simulacre, simulacre du Beau et du Vrai, simulacre d’un système poétique-philosophique et d’une méthode logique-scientifique. Encore cette puissance du simulacre ou de l’ironie fait-elle du livre de Wolfson un livre extraordinaire, illuminé de la joie spéciale et du soleil propre aux simulations, où l’on sent germer cette santé très particulière du fond de la maladie. Comme dit l’étudiant, « qu’il était agréable d’étudier les langues, même à sa manière folle, sinon imbécilique! ». Car « non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu du moins ironiquement ».

Toute cette entreprise de l’étudiant, avec cet écart qui la creuse, cette totalité mal formée qui l’inspire, signifie quelque chose. On dirait qu’elle symbolise quelque chose, au sens vague et courant du mot symbole cette fois. Et en effet il s’agit très clairement de détruire la langue maternelle. La traduction, impliquant une décomposition phonétique du mot, et ne se faisant pas dans une langue déterminée, mais dans un magma qui réunit toutes les langues contre la langue maternelle, est une destruction délibérée, une annihilation concertée, un désossement, puisque les consonnes sont l’os du langage. La traduction se confond donc avec une linguistique générale; mais l’étudiant peut assigner comme motif de toute linguistique générale le désir de tuer la langue maternelle — « un désir peut-être vague, sinon subconscient et refoulé, de ne pas devoir sentir la langue naturelle comme une entité comme la sentent les autres, mais par contre de pouvoir la sentir bien différemment, comme quelque chose de plus, comme exotique, comme un mélange, un pot-pourri de divers idiomes ». La linguistique, comme meurtre rituel et propitiatoire de la langue maternelle. Tout part de là : que l’auteur ne supporte pas, ne peut pas supporter d’entendre sa mère parler. Chaque mot quelle prononce le blesse, le pénètre, et résonne, rebondit en échos dans sa tête. Le problème est donc d’apprendre des langues pour pouvoir convertir les mots anglais en mots étrangers, mais aussi d’apprendre ces langues sans passer par l’anglais, par voie de dictionnaires interlangues.

Les moyens de défense sont complexes, puisqu’il doit se protéger de toutes les façons possibles à la fois contre la voix de la mère : dès que sa mère approche, il « mémorise » dans sa tête une phrase d’une langue étrangère; il a sous les yeux un livre étranger; il produit des grognements de gorge et des crissements de dents; il a sa radio portative près de lui ; il a deux doigts prêts à boucher ses oreilles; ou bien un seul doigt, l’autre oreille étant remplie par l’écouteur de la radio, la main libre pouvant alors servir à tenir et feuilleter le livre étranger. Car c’est encore un nouvel aspect qui s’enchaîne avec l’impersonnel et le conditionnel schizophréniques : cette disjonction, ce goût d’étaler toutes les possibilités disjonctives, d’avoir une panoplie de toutes les combinaisons possibles, si bien que toutes les formes de ce qui arrive n’entraînent qu’un changement de place insignifiant, une permutation minuscule dans les éléments locaux de la parade toute prête (Beckett fait souvent le prodigieux tableau de cette disjonction schizophrénique, de cette litanie des disjonctions) [3]. Et la mère, de son côté, mène aussi le combat : soit pour le bien de son méchant fils dément, comme il dit, soit par agressivité naturelle et autorité, soit pour quelque raison plus obscure, tantôt elle remue dans la pièce voisine, fait résonner sa radio anglaise, et entre bruyamment dans la chambre du malade qui ne comporte ni clef ni serrure, tantôt elle marche à pas de loup, ouvre silencieusement la porte et crie très vite une phrase en anglais. Il va de soi que tout son arsenal et ses attitudes de défense, l’étudiant doit les tenir prêts dans la rue, dans les lieux publics, puisqu’il est sûr d’y entendre de l’anglais et risque même d’être interpellé. L’agoraphobie est chez lui étroitement déterminée par la misologie et l’écholalie.

La mère le tente ou l’attaque encore d’une autre façon. Soit dans une bonne intention, soit pour le détourner de ses études, soit pour pourvoir le surprendre, tantôt elle range açec bruit des boîtes d’aliments dans la cuisine, tantôt elle vient les lui brandir sous le nez, puis s’en va, quitte à rentrer brusquement au bout d’un certain temps. Alors, pendant son absence, il arrive que l’étudiant se livre à une orgie alimentaire, déchirant les boîtes, les piétinant, en absorbant le contenu sans discernement. Le danger est multiple, parce que ces boîtes présentent des étiquettes en anglais qu’il s’interdit de lire (sauf d’un œil très vague, pour y trouver des inscriptions faciles à convertir comme « vegetable oil »), parce qu’il ne peut donc pas savoir si elles contiennent une nourriture qui lui convient, parce que manger le rend lourd et le détourne de l’étude des langues, enfin parce que les morceaux de nourriture, même dans les conditions idéales de stérilisation des boîtes, charrient des larves, de petits vers et des œufs rendus plus nocifs encore par la pollution de l’air, « trichine, ténia, lombric, oxyure, ankylostome, douche, anguillule ». Sa culpabilité n’est pas moins grande quand il a mangé que quand il a entendu sa mère parler anglais. C’est la même culpabilité. Pour parer à cette nouvelle forme du danger, il a grand-peine à « mémoriser » une phrase étrangère apprise au préalable ; mieux encore, il fixe en esprit, il investit de toutes ses forces un certain nombre de calories, ou bien des formules chimiques correspondant à la nourriture souhaitable, intellectualisée et purifiée, par exemple « les longues chaînes d’atomes de carbone non saturées » des huiles végétales. Il combine la force des structures chimiques et celle des mots étrangers, soit en faisant correspondre une répétition de mots à une absorption de calories ( « il répéterait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu’il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou égal en milliers à la première paire de numéros »), soit en identifiant les éléments phonétiques qui passent dans les mots étrangers à des formules chimiques de transformation (par exemple les paires de phonèmes-voyelles en allemand, et plus généralement les éléments de langage qui se changent automatiquement « comme un composé chimique instable ou un radio-élément d’une période de transformation extrêmement brève »).

L’équivalence est donc profonde, d’une part entre les mots maternels insupportables et les nourritures vénéneuses ou souillées, d’autre part entre les mots étrangers de transformation et les formules ou liaisons atomiques instables (dans ces deux derniers cas, la machine apparaît, soit comme dictionnaire interlangues, soit comme appareil physico-chimique de transformation ou même distributeur automatique d’aliments aseptisés). Le problème le plus général, comme fondement de ces équivalences, est exposé à la fin du livre : Vie et Savoir. Nourritures et mots maternels sont la vie, langues étrangères et formules atomiques sont le savoir. Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri ? Comment justifier la vie, « méchante matière malade », elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris ? La seule justification de la vie, c’est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai. Il faut réunir toutes les langues étrangères en un idiome continu, comme savoir du langage ou philologie, contre la langue maternelle qui est le cri de la vie ; il faut réunir les combinaisons atomiques en une formule totale ou table périodique, comme savoir du corps ou physiologie, contre le corps vécu, ses larves et ses œufs, qui sont la souffrance de la vie. Seul un « exploit intellectuel » est beau et vrai, et peut justifier la vie. Mais comment le savoir aurait-il cette continuité et cette totalité justifiantes, lui qui est fait de toutes les langues étrangères et de toutes les formules instables, où toujours un écart subsiste qui menace le Beau, et où n’émerge qu’une totalité grotesque qui renverse le Vrai ? Est-il jamais possible de « se représenter d’une façon continue les positions relatives des divers atomes de tout un composé biochimique passablement compliqué… et de démontrer d’un seul coup, instantanément, et à la fois d’une façon continue, la logique, les preuves pour la véracité de la table périodique des éléments »? Peut-être faut-il être plus modeste : faire de toutes les langues étrangères un moyen de revenir à la langue maternelle désamorcée, faire de la table périodique un moyen de revenir au corps et à ses nourritures purifiées. Non plus opposer le Savoir à la Vie, dans une double figure qui renvoie de part et d’autre à la mort, mais dégager lentement, douloureusement, à travers les mots et les formules, quelque chose qui unit la vie au savoir. « Et il y a même de l’espérance qu’après tout… le jeune homme malade mentalement sera un jour capable, de nouveau, d’employer normalement cette langue, le fameux idiome anglais. »

Soit donc l’équation de fait mots maternels / langues étrangères = nourritures / structures atomiques = (vie / savoir) Si nous considérons les numérateurs, nous voyons qu’ils ont en commun d’être des « objets partiels ». Les objets partiels ont plusieurs caractères, qui en font les fragments d’une déesse redoutable, et qui expliquent le rôle essentiel qu’ils ont dans la schizophrénie : ils sont essentiellement menaçants, bruyants, toxiques, vénéneux. Ils ne sont pas partiels au sens où ils viendraient d’un tout et vaudraient pour lui : c’est en eux-mêmes et directement qu’ils sont fragments impossibles à totaliser, éclats primordiaux qui ne témoignent d’aucun tout, morceaux naturels éclatés contenus dans des boîtes et qui menacent de faire exploser ce dans quoi ils entrent. Ils sont rebelles à toute transformation, précisément parce qu’ils ne s’intègrent dans aucun tout et ne passent pas dans autre chose : ils peuvent « signifier » plusieurs choses à des degrés divers, sein, nourritures, excréments, enfants, pénis; mais le terme « signifier » convient mal, et ils n’ont pas de « sens » à proprement parler, puisqu’ils n’entrent dans aucun système de transformation qui leur donnerait telle ou telle détermination d’après le tout dont ils seraient supposés être extraits, ou auquel ils seraient supposés appartenir. Ils sont donc rebelles à la symbolisation : ils ne doivent pas leurs caractères à ce qu’ils représentent, mais au contraire imposent à tout ce qu’ils représentent l’état d’objets partiels par quoi ils ne se distinguent ni numériquement ni spécifiquement, mais sur un mode très particulier de multiplicité non numérique. C’est cela le plus difficile à décrire : ils ne sont pas les morceaux d’un sein, d’un pénis, d’un enfant… etc. ; pas davantage le sein n’est lui-même un morceau de corps, le pénis, un autre morceau (de telles hypothèses réintroduiraient forcément des totalités préalables) ; mais les objets partiels sont eux-mêmes des morceaux numériques qui se disputent les morceaux organiques de ce qu’ils représentent, chaque morceau emportant de son côté un morceau du représenté, chaque morceau ayant pour son compte un morceau de pénis, un morceau de sein, un morceau d’excrément, un morceau d’enfant. C’est ce rapport « morceaux sur morceaux » qui exclut toute totalité, transformation ou symbolisation : l’objet partiel implique un phénomène essentiel d’écart où chaque morceau, inséparable de la multiplicité qui le définit, s’écarte pourtant des autres et se divise en lui-même, en étant composé, non pas simplement d’objets hétéroclites, mais de morceaux hétéroclites d’objets hétéroclites. Enfin, dernier caractère, l’objet partiel concerne le système bouche-anus, et renvoie au corps de la mère, non pas comme totalité, mais comme type de la multiplicité formelle où ce corps a lui-même le rôle de boîte et de réceptacle. La logique de l’objet partiel n’en est qu’à ses débuts ; et elle n’est nullement favorisée par les auteurs qui invoquent la notion vague et fausse de dissociation, et prétendent expliquer par-là les bribes ou fragments qui constituent les « propriétés » du schizophrène.

Suivant l’étudiant en langues, sa mère ne lui adresse pas la parole en anglais sans un accent de triomphe : elle le gave de nourritures et le pénètre de paroles anglaises. Elle prétend faire vibrer l’oreille de son fils à l’unisson de ses cordes vocales, à elle : « sa voix très haute et perçante, et peut-être également triomphale »; « ce ton de triomphe qu’elle aurait en pensant pénétrer son fils schizophrène de mots anglais »; « semblant si remplie d’une espèce d’une joie macabre par cette bonne opportunité d’injecter en quelque sorte les mots qui sortaient de sa bouche dans les oreilles de son fils, son seul enfant ou, comme elle lui avait de temps en temps dit, son unique possession, en semblant si heureuse de faire vibrer le tympan de cette unique possession, et par conséquent les osselets de l’oreille moyenne de ladite possession, son fils, en unisson presque exacte avec ses cordes vocales à elle et en dépit qu’il en eût ». Les rapports de la mère avec ses deux maris, dont l’un a une existence fluidique, l’autre, une existence « sournoise », lui donnent un rôle de femme phallique. Borgne, elle a un œil en moins, mais cet œil en moins est plutôt un objet partiel en plus, un pénis en plus, représenté par l’œil artificiel qu’elle retire chaque soir. L’étudiant en langues décrit lui-même le pénis comme organe féminin : « le vrai organe génital féminin lui semblait être, plutôt que le vagin, un tube en caoutchouc graisseux, prêt à être inséré par la main d’une femme dans le dernier segment de l’intestin, de son intestin ». Son goût des thermomètres, des irrigateurs et des lavements, tout son érotisme anal joint à sa phobie des vers et des larves, s’inscrivent dans le même tableau : le plaisir affreux d’être possédé fémininement par la mère aux multiples pénis, la Méduse borgne, et avoir des enfants d’elle. (Il y a là une inversion proprement schizophrénique, renvoyant aux objets partiels, indépendamment des thèmes homosexuels qui interviennent au contraire nécessairement dans la paranoïa ; de même on distinguera les cérémoniaux ou rites compulsifs de la schizophrénie et ceux de la névrose obsessionnelle, en ce que les premiers portent sur des objets partiels asymboliques.)

Si donc nous considérons les deux numérateurs de l’équation de fait, nous voyons qu’ils entrent eux-mêmes en rapport suivant la loi des objets partiels, morceaux sur morceaux. Ce sont les mots maternels qui viennent assumer les morceaux numériques de première espèce, tandis que les nourritures assument les morceaux organiques de deuxième espèce (sein, pénis, enfant, excrément = larves). On ne dira pourtant pas que les mots se mettent à désigner des nourritures, ni qu’ils trouvent leur sens dans ce que les nourritures cachent. Car suivant les règles formelles de l’objet partiel, les mots ont littéralement éclaté dans leurs éléments phonétiques, et particulièrement dans les éléments durs que sont les consonnes. Ils ne sont plus que des sons pénétrants, ou des lettres blessantes qui se détachent et se désarticulent sur les affiches publiques, sur les étiquettes des boîtes alimentaires ou sur le bloc où la mère écrit. Ils sont écartelés, leurs éléments mêmes sont écartés. Tout le drame se passe bien loin de la désignation et de l’expression. Et de leur côté, les nourritures ne sont pas davantage des objets désignés, ni ce qu’elles cachent (sein, pénis, enfant, excrément), des sens exprimés ou voilés. Les nourritures sont à leur tour des morceaux organiques, dont chacun a lui-même un morceau de sein, un morceau d’excrément, un morceau d’enfant, un morceau de pénis, larves nombreuses. Et le rapport des deux sortes de morceaux, verbaux et organiques, n’est pas de désignation ni d’expression, mais d‘imbrication violente, les uns dans les autres, les uns sur les autres, comme dans un puzzle dont il faudrait forcer les pièces. Le rapport entre les numérateurs de la grande équation donne donc une équation subordonnée : mots éclatés / nourritures morcelées = vie injuste et douloureuse (morceaux de sein, de pénis…) Il est tout à fait insuffisant de dire que le schizophrène traite ou appréhende les mots comme des choses. En vérité choses et mots sont soumis au processus primaire, qui ne les confond nullement, mais leur donne à chacun un rôle spécifique oral conforme aux règles formelles de l’objet partiel, en tant que celles-ci les distribuent de force, les imbriquent, les emboîtent les uns dans les autres, en suspendant tout rapport de désignation et de signification possibles.

Que fait le schizophrène ou comment réagit-il ? Aux objets partiels et au corps morcelé, l’étudiant en langues oppose un corps complet, clos, lèvres serrées, oreilles bouchées, corps de musique fluide et immortel, organisme sans organes et sans parties, radio-fermé. Aux mots éclatés qui sont la passion douloureuse du schizophrène, il oppose des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus, cimentés et totaux, venus de toutes les autres langues, et qui forment son action, son « exploit » [4]. Mais tout le problème est celui de la transformation : comment va-t-il passer de la passion à l’action ? Comment va-t-il transformer les mots anglais, les intégrer dans une totalité étrangère, eux que les règles de l’objet partiel constituent comme intransformables, non totalisables, frappés d’un écart maternel irréductible ? Il faudrait qu’un principe de totalité et de transformation vienne d’ailleurs. Et sans doute on voit que pour étendre son champ de langues étrangères, l’étudiant peut organiser un double circuit qui ne passe pas par l’anglais : soit grâce à un dictionnaire de deux langues étrangères, soit en « mémorisant » d’abord une phrase d’une langue, puis en essayant d’en retrouver les sons sur disque. C’est qu’il appartient toujours à la totalité comme objet complet de se construire sur deux circuits, à deux vitesses ou suivant deux directions à la fois, comme les deux cercles du ciel en sens inverse, ou comme les deux dimensions d’un espace du tout et d’un temps de la totalisation. Le cercle intérieur, ou plutôt les multiples cercles intérieurs constituent les règles de transformation, de permutation, d’inversion sans lesquelles les éléments ne seraient pas les parties d’un tout ; mais le tout lui-même ne subsume et ne s’approprie ses parties que par le cercle extérieur, qui introduit une commune mesure dans toutes les règles et impose une période à tous les éléments (la logique de l’objet complet troublerait une de ses plus parfaites expressions dans le Timée). C’est bien ainsi dès lors, par l’existence corrélative d’un double circuit, que des éléments rebelles en soi sont déterminés de force à surmonter leur résistance. Les mots anglais phonétiquement éclatés « voient » leurs éléments passer dans des termes étrangers suivant des règles de transformation organique interne, à condition que celles-ci soient rapportées à un tableau numérique externe qui en fixe idéalement la période. Le problème schizophrénique, ici, est indissolublement de transformation et de totalisation. Le rapport de désignation du mot anglais, son « sens » courant, suspendu sur lui comme une nuée au-dessus des éléments éclatés, sert vaguement d’indicateur pour l’introduction de ces éléments dans le système à double piste qui va les transformer et les totaliser. De même que la logique de l’objet partiel distinguait les mots maternels comme morceaux verbaux et les nourritures comme morceaux organiques, étroitement pris les uns dans les autres, la logique de l’objet complet distingue un ensemble organique transformationnel (cette fois, les mots étrangers) et un ensemble périodique totalisateur (les structures atomiques et la table des éléments) : les deux, étroitement liés, co-mouvants. D’où la nécessité absolue pour l’étudiant de mettre les mots étrangers en rapport avec des formules chimiques et des radioéléments périodiques.

Et certes, les mots anglais ne désignaient pas les nourritures et ne signifiaient pas ce que les nourritures cachaient (les pénis maternels, l’inversion et la castration). Mais toutes ces espèces de morceaux entraient dans un rapport beaucoup plus intime et plus complexe, imbriqués de force les uns dans les autres, emboîtés. De même ici, dans la logique de l’objet complet, les mots étrangers comme circuit intérieur et la table périodique comme cercle extérieur entrent dans un rapport intime et complexe : les mots étrangers ne se mettent pas à désigner des formules chimiques ou des structures atomiques, pas plus qu’ils ne signifient ce que ces formules cachent (le phallus, le redressement et la restitution). Mais les deux flux, le flux organique des mots étrangers et le flux périodique des formules, sont de force insufflés l’un dans l’autre, « mémorisés » l’un dans l’autre. A la loi de l’objet partiel « morceaux sur morceaux », répond le principe du tout comme objet complet ce flux dans flux ». Si bien que, de la grande équation de fait, nous pouvons extraire une seconde équation subordonnée comme rapport des dénominateurs : mots étrangers / structures atomiques = savoir (reformation et restitution de l’objet complet).

Ce principe de totalité et de transformation, capable de conjurer l’inversion ou l’écart maternels irréductibles, il est naturel de le chercher du côté du père. Quoi de plus « naturel »? D’autant plus que l’étudiant dispose de deux pères : le réel, premier mari, et un beau-père. Mais c’est ici (non pas pour cette raison psychosociale) qu’intervient l’obstacle radical empêchant l’étudiant de former dans l’ordre du symbole une totalité paternelle légitime, tout comme il était incapable de combler symboliquement l’écart maternel. Et si l’œil en moins de la mère était plutôt un œil en trop, les deux pères effectuent plutôt l’absence symbolique de père, la fameuse forclusion lacanienne. C’est que les deux pères ont une existence tellement fluide dans « l’esprit perverti du malade », comme dit Wolfson, que les deux flux, les deux circuits se mélangent irrémédiablement, sans que l’un puisse servir de mesure périodique totalisante, ni l’autre, de règle opératoire transformationnelle, aucune coagulation ni sédimentation, et inversement aucune précipitation ni liquéfaction n’étant assignables, mais seulement des transformations à éclipses, des bonds désordonnés, des occlusions douloureuses dans une totalité glissante, hémophilique, parfaitement inconsistante inutilisable. De son beau-père, cuisinier, l’étudiant dit : ses positions de cuisinier dans les gargotes « étaient en quelque sorte comme les chances de survie d’une particule donnée d’élément radioactif de périodicité de 45 jours, c’est-à-dire qu’il serait passablement improbable que l’emploi durerait 9 mois, tout comme la particule aurait moins qu’une chance sur 65 d’exister encore au bout du même temps ». Et cette accusation vaut plus encore contre le père, qui mène une vie nomade, dans diverses chambres meublées, et ne rencontre son fils que dans des lieux publics, tous deux ayant hâte aussitôt de se quitter.

Ainsi l’assimilation explicite des pères à des formules chimiques et radio-éléments dénonce le caractère illégitime du tout. Comment l’étudiant éviterait-il de former une fausse totalité de tout ce qui n’est pas anglais, sans principe syntagmatique ni règle syntaxique ? Tout comme, dans la vision de l’étudiant, la mère est incapable de combler l’écart pathogène qu’elle creuse, le père est incapable de redresser la totalité illégitime qu’il forme. (Le père ne prétend-il pas ridiculement savoir les langues étrangères ?) C’est la loi même de la totalité, flux dans flux, qui la rend illégitime, tout comme c’est la loi de l’écart, morceaux sur morceaux, qui le rend incomblable. Et la fausse totalité paternelle laisse subsister, bien plus entraîne jusque dans les langues étrangères et les essais de traduction l’écart qui brisait les mots de la langue maternelle (ainsi la fêlure transportée dans la traduction de the en eth hè. Les mots étrangers n’arrivent pas à former des blocs indécomposables et continus, La raison en est simple. C’est que nous avons fait comme si l’écart, et la tâche de le combler (continuité) revenaient à la mère, et comme si le tout, et la tâche de le redresser (totalité) revenaient au père ; mais en vérité il n’y a pas de fonction idéale, et toute introduction de la Natur-philosophie dans la psychanalyse est absurde. En règle dite normale, le père et la mère ne sont pas trop de deux pour former la totalité comme pour combler l’écart. Mais s’il n’y a pas de fonctions naturelles idéales, il y a des positions symboliques. C’est lorsque le symbolisme du tout et des parties est affecté dans son essence subjective, que se produit une répartition aberrante asymbolique, et que, dans le cas précis de l’étudiant en langues, la mère est posée comme responsable d’un écart nécessairement pathogène, et le père, d’une totalité nécessairement mal formée. Aussi bien n’est-ce pas nous qui faisons comme si… Et chaque fois que se pose le problème de l’écart, le père a disparu, ce par quoi l’écart est incomblable. Et chaque fois que se pose le problème du tout, la mère a disparu, ce par quoi la totalité n’est pas formable (l’étudiant l’éprouve quand il veut convertir le mot anglais lady, et ne peut le transformer que dans l’allemand leute ou le russe loudi, qui signifient « les gens », court-circuitant précisément la partie féminine). Il serait vain de dire à l’étudiant qu’il suffit de réunir le père et la mère, de les accepter tels qu’ils sont… etc. : pas plus que la constellation familiale n’est la cause du trouble, son aménagement ne peut être thérapeutique. Et la psychologie sociale ne rend pas plus compte de la maladie que du retour à la santé : toutes ses informations au contraire doivent passer à travers la grille qui les filtre, et qui est la logique formidable de la santé comme de la maladie (grammaire générale psychotique).

Il semble pourtant, à la fin, que l’étudiant « se fasse » à ses parents, et que ses parents fassent un pas vers lui. « Possiblement le schizophrène devrait bien modifier certaines du moins de ses conclusions péjoratives au sujet de ses parents », car la mère consent de plus en plus à lui parler yiddish, le père aussi, et le beau-père, français. Et le livre s’achève sur un chant sombre encore, mais d’espoir, où s’ébauche l’éventualité de supporter l’anglais, de supporter la vie, de retrouver la liberté perdue. Mais justement en quoi consiste cette véritable révélation finale, qui ne se réduit évidemment pas à l’acceptation mutuelle du fils et des parents ? Dans les pages brûlantes de la fin, Wolfson expose la certitude qui le traverse un jour, « la vérité des vérités ». D’une part, le savoir ne peut pas s’opposer à la vie parce que, même quand il prend pour objet la formule chimique la plus morte de la matière inanimée, les atomes de cette formule sont encore de ceux qui entrent dans la composition de la vie organique, et qu’est-ce que la vie sinon leur aventure ? Le savoir ne peut pas davantage justifier la vie, parce qu’il n’a pas la continuité ni la totalité nécessaires. D’autre part, la vie ne s’oppose pas non plus au savoir, car qu’est-ce que le savoir sinon l’aventure de la vie dans le cerveau des grands hommes (le cerveau ressemblant d’ailleurs à un irrigateur plié) ? Et la vie n’a pas à être justifiée par le savoir, car les plus grandes douleurs sont déjà justifiées par ceux-là mêmes qui les éprouvent, et qui en tirent un merveilleux enseignement de martyre, d’intelligence et de charité ; quant aux plus petites douleurs, celles que nous nous donnons « pour » nous prouver que la vie est supportable, c’est elles qui nous apprennent un jour que la vie se dérobe à toute justification. Ainsi l’étudiant, familier de conduites masochistes (brûlures de cigarettes, asphyxies volontaires, aspersions glacées), rencontre la « révélation », et la rencontre précisément à l’occasion d’une douleur très modérée qu’il s’infligeait, et à un moment où cette douleur est fort supportable : il lui est révélé à la fois que la vie est absolument injustifiable, et cela d’autant plus qu’elle n’a pas à être justifiée ! Combien nous aurions tort de voir en tout cela les rudiments d’une mauvaise philosophie. Et pour arriver à l’idée que la vie n’a pas à être justifiée, combien de pensées débiles, de délires et de balbutiements psychotiques faut-il à chacun de nous. Et tant de nous qui n’y arrivent jamais. Ce que l’étudiant saisit dans la révélation, c’est que, des deux côtés de son équation fondamentale, il n’y que la mort, du côté de la mère et du côté du père, du côté du savoir et du côté de la vie, qu’on les mette dans un rapport d’opposition ou de justification, ou même de réunion tant bien que mal. La mort comme pathologie de l’écart, ou comme malformation du tout. Mais cela, il n’a pu le saisir que comme le résultat dans sa « conscience aliénée » d’une aventure plus profonde, d’une compréhension plus profonde, d’où résulte aussi l’aspect plus supportable et plus humain pris par ses parents : « vérité des vérités… »

Cette aventure, c’est l’aventure des mots. Le langage tout entier traîne avec lui une histoire de sexe et d’amour. Mais il y a plusieurs façons d’en approcher. Au niveau le plus bas les porcs de l’humanité, c’est-à-dire les « bons vivants », sont ceux qui se plaisent aux histoires obscènes, gauloiseries, contrepèteries…, etc. : on peut dire pourtant qu’ils appréhendent quelque chose de l’histoire sexuelle du langage, et qu’ils mettent en œuvre des « procédés » proprement linguistiques, mais ils ne le font qu’en général, et cessent de rire dès qu’ils rencontrent dans le silence des mots leur propre castration, à eux, leur propre inversion, à eux. Ils se servent laborieusement du langage pour désigner la sexualité et ses événements. On sait qu’un comique autrement puissant se déchaîne quand « l’esprit » est inconscient. Et qu’un lapsus met en jeu toutes les forces de la Nature en un joyeux chaos, et qu’un mot d’esprit n’est supportable que quand il mime l’inconscient. Et que, bizarrement, c’est quand on ne l’a pas fait exprès qu’on commence à être personnellement concerné. Alors commence l’humour, qui est l’esprit en nous, non pas celui que nous faisons, mais celui qui nous fait, auquel nous nous offrons en holocauste. C’est que le rapport du langage et de la sexualité a cessé d’être de désignation, il est devenu de signification, et se déploie sous cette forme dans tout le champ névrotique (le rapport de signification étant lui-même très complexe, et comportant plusieurs couches qui vont d’une simple psycho-pathologie de la vie quotidienne à la psychanalyse des névroses). Mais au-delà encore, La psychose et l’ironie psychotique : tous les mots racontent une histoire d’amour, mais cette histoire n’est plus ni désignée ni signifiée par les mots. Elle est prise dans les mots, indésignable, insignifiable. Et c’est là l’aventure du langage psychotique. Le caractère fondamental de ce langage n’est pas de traiter les mots comme si c’étaient des choses, mais d’une part d’imbriquer les choses dans les mots suivant la loi morceaux sur morceaux de l’objet partiel ou du mot éclaté), d’autre part d’insuffler le savoir dans les mots (suivant la loi flux dans flux de l’objet complet ou du mot indécomposable). Le savoir n’est plus signifié, mais insufflé dans le mot ; la chose n’est plus désignée, mais imbriquée, emboîtée dans le mot. La sexualité, c’est-à-dire Éros, est ce savoir à l’état insufflé, cette chose à l’état emboîté. Autant dire que la psychose et son langage sont inséparables du « procédé linguistique », d’un procédé linguistique. C’est le problème du procédé qui, dans la psychose, a remplacé le problème de la signification et du refoulement. Comme Thésée, s’y retrouve seulement celui qui se retrouve dans le procédé. C’est en lui que se jouent la maladie et la guérison. La guérison du psychotique, c’est non pas prendre conscience, mais vivre dans les mots l’histoire d’amour qu’ils imbriquent et qui les insufflent, Eros singulier. Non pas désigner quelque chose, ni signifier un savoir, mais vivre insufflé et emboîté, dans le procédé lui-même. Alors le procédé cesse de réunir et de distribuer les figures de la mort, et libère cet Eros, cette histoire sexuelle qu’il cachait dans ses lois. Encore faut-il que le psychotique découvre lui-même le procédé personnel précis qui le met en scène, et redécouvre l’histoire malheureuse d’un amour que son procédé murmure et retient, plus cachée que si elle était refoulée. Car, imbriquée et insufflée dans les mots, il faut la retrouver comme dans une devinette, non plus la traduire comme un signifié. Le livre de Wolfson est une des plus grandes expérimentations dans ce domaine. C’est en ce sens que tout dans la psychose passe par le langage, mais sans que rien concerne jamais la signification ni la désignation des mots.

Gilles Deleuze.

Notes

[1] Raymond Roussel expose son « procédé » dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. Sur la nature et le rôle du procédé, sur le rôle analogue des machines, et sur la persistance d’un « accroc » devenu créateur, cf. les analyses de Michel Foucault, Raymond Roussel, éd. Gallimard, 1963.

[2] En règle générale, l’analyse psycho-sociale des familles de schizophrènes ne peut être menée qu’à travers les règles formelles instaurées par la pensée schizophrénique, et non l’inverse. L’étude de ces règles formelles n’est certes pas favorisée par les anciens lieux communs sur la pensée prélogique, la participation, l’identification, la dissociation, les mécanismes du rêve : au contraire. L’étude du formalisme schizophrénique, et des « non-sens » où il se déploie pour lui-même et positivement, trouve déjà un certain développement dans les travaux de G. Bateson et de son école : cf. Toward a theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1966 (et le compte-rendu qu’en donne Pierre Fédida, Psychose et Parenté, Critique, octobre 1968). Il est certain que la théorie lacanienne, concernant la position du schizophrène dans l’ordre symbolique, est susceptible de donner à ces recherches de nouvelles bases.

[3] Les exemples les plus nets en sont dans Watt et dans un conte admirable de Têtes-mortes, « Assez ». Cf. Malone meurt : « tout se divise en soi-même ».

[4] Chez Wolfson, la différence entre les deux sortes de mots est d’autant plus évidente que les uns sont par nature anglais, les autres, de langues étrangères. Mais la corrélation des deux sortes de mots se retrouve partout : dans le langage schizophrénique sommaire et caricatural des bandes dessinées (où des éclats phonétiques s’opposent à des blocs toniques inarticulés), ou bien dans la grande œuvre poétique d’Artaud (où les mots déboîtés s’opposent aux mots-souffles). L’analyse de la seconde sorte de mots, mots-souffles ou blocs indécomposables, doit marquer deux caractères inséparables : ils sont à la fois liquides et cimentés (par exemple on remarquera les vertus que Wolfson donne au « signe mou ou mouillé » en russe). Nous essayons plus loin d’expliquer ce double caractère par la logique du tout qui régit de tels mots.

 

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