Emmanuel Leroy-Ladurie : « L’aiguillette »

Un cas de castration magique par l’aiguillette, aux XVIe et XVIIe siècles . In Freud, revue Europe, mars 1974, pp. 134-145.

Freud entretient avec l’histoire, et plus encore avec les historiens une relation compliquée. D’abord, il terrorise bon nombre d’entre eux : un historien, dès lors qu’il n’a pas été analysé, peut-il quand même utiliser valablement la psychanalyse comme outil de recherche, dans son exploration des documents ? Les doctes diffèrent sur ce problème de déontologie ; et je n’aurai garde d’immiscer dans leur débat mon point de vue, qui serait sûrement profane, et peut-être profanateur. Ce problème écarté, qui n’est pas mince, resterait à définir le terrain sur lequel peut utilement s’exercer une psychanalyse historique. Erik Erikson a choisi de s’attaquer à une personnalité d’exception : Luther ; et son immense talent à rendu plausible cette entreprise. Alain Besançon, lui, préfère mettre en cause une longue tradition culturelle : en l’occurrence, celle de la Russie. Dans un autre ouvrage, il psychanalyse non plus l’histoire, mais l’historien, Michelet : celui-ci étant affronté au problème révélateur de la sorcellerie. Les résultats là aussi, sont très prometteurs.

N’étant ni psychanalyste ni psychanalysé, j’ai choisi de présenter ici avec prudence un cas culturel de massive aberration : j’ai rassemblé dans cet article les nombreuses données, relatives à la castration magique par l’aiguillette, aux XVIe et XVIIe siècles principalement. La phobie de l’aiguillette répondait en effet à certaines paniques bien spécifiées des hommes de F Ancien Régime, jusque dans les strates inférieures de leurs groupes ruraux. La hantise de l’aiguillette nous met en présence d’une sorte d’angoisse de castration, angoisse infligée à autrui, ou subie, au contraire, par la victime. Mon incompétence m’empêchera cependant d’aller au-delà de l’érudite et simple mise en œuvre des dossiers paniques, relatifs à la grande époque de l’aiguillette : je donne donc, si je puis dire, la parole aux textes.

Mais, au préalable, j’évoquerais quelques définitions, même triviales : l’aiguillette, d’après le Nouveau Petit Larousse illustré, est un cordon ferré par les deux bouts ; ce peut être aussi un cordage maritime ou un ornement militaire (aiguillette de fourragère) ; ou encore, un morceau de chair coupé mince et en long (aiguillette de canard) ; à ces diverses significations, un autre ouvrage en ajoute une dernière : l’aiguillette est une tranche de bœuf coupée le long du rumsteak.

Des sens différents, parfois tombés en désuétude aujourd’hui, se trouvent dans le Littré, au mot aiguillette, auquel il faut joindre le terme, connexe, de ligature : l’aiguillette était un cordon jadis employé pour attacher les chausses au pourpoint ; de même, la ligature en chirurgie, est un cordonnet plus ou moins large, pour lier les tumeurs ou les vaisseaux, et pour intercepter le cours du sang.

Littré reproduit aussi des textes curieux : « Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée » (Sévigné) ; « Les libertins ne veulent pas croire à l’aiguillette » (J. B. Thiers, Traité des superstitions, IV, p. 500 sq.) ; « excommunier ces gens, comme les sauterelles, et comme ceux qui nouent l’aiguillette » (Voltaire) ; « est-il possible qu’un homme perde sa force, si cette aiguillette ou cordelle de satan ne se rompt » (Pierre de Lancre).

À cette dernière interrogation de Pierre de Lancre (tortionnaire de sorciers basques), fait écho, curieusement, un texte de Bossuet (évoqué lui aussi par Littré), qui traite, lui, de situations toutes différentes : la ligature, écrit Bossuet, est une suspension des puissances, obtenue dans l’état mystique.

En fin de compte, le vieux Littré évoque le sens aboli de ces mots redoutables, aujourd’hui exorcisés, aiguillette ou ligature : ces mots se disent de maléfices destinés à suspendre tout à coup quelque fonction du corps, comme la consommation du mariage. L’aiguillette, dans cette dernière acception, est donc une technique magique qui frappe d’impuissance conjugale.

Deux ouvrages monumentaux apportent sur ce point les précisions initiales : c’est d’abord l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne, en cinquante volumes, parus au milieu du XIXe siècle ; c’est d’autre part un livre savant et toujours utile, le Traité des superstitions qui regardent les sacrements (1), composé vers la fin du xviie siècle, par Jean-Baptiste Thiers, ancien curé de Vibraye (2).

L’aiguillette, selon Migne et Thiers, est un cas particulier (relatif au domaine sexuel), parmi les nombreuses variétés de ligatures, rites magiques et maléfices « par lesquels on lie quelque faculté physique de l’homme ou de la femme ».

De telles ligatures sont dans les possibilités courantes du démon. Si l’on en croit les théologiens de l’âge classique, l’homme rendu impuissant par l’aiguillette d’une sorcière, est comparable à un personnage muet, à un cheval galopant stoppé net, au canon enchanté d’une arquebuse qui ne veut plus tirer :

L’expérience journalière fait assez connaître, écrit le Père Févret dans son Traité de F Abus, qu’il est aussi aisé par art magique de rendre un homme impuissant à l’acte du mariage, comme il est facile par sortilège de nouer la langue et ôter l’usage de la parole, et arrêter en un instant la course des vîtes chevaux, fixer et encheviller les rouages d’un moulin tournant, charmer le canon de l’arquebuse d’un chasseur, lâcher ou arrêter le vent, et autres choses semblables que les sorciers font à l’aide du démon (3).

Migne cite du reste divers précédents historiques, tirés de l’Antiquité, classique ou biblique : Cham, Platon, Virgile, Ovide, et bien d’autres auraient pratiqué, ou du moins mentionné les rites d’impuissance magique, le nouement des parties honteuses : « O Amaryllis, serre de trois nœuds ces bandelettes, et dis : liens de Vénus, je vous noue… » écrit Virgile dans le huitième églogue, à propos d’un maléfice qui doit rendre un individu insensible à l’amour, et, par compensation, inspirer à un autre personnage la plus dévorante des fiassions… (Mais je montrerai plus loin que, techniquement, ’aiguillette n’apparaît comme telle, avec certitude et précision, qu’au Moyen Age, dans la liste des secrets du grand Albert).

Les rites d’impuissance à l’âge moderne se retrouvent en tout cas dans toute l’Europe, et très loin vers l’Est. L’auteur d’un Nouveau Voyage vers le Septentrion, publié en 1708, raconte ainsi l’expérience dont il fut témoin en Russie : J’ai vu un jeune homme sortir comme un furieux de la chambre de sa femme, s’arracher les cheveux et crier qu’il était ensorcelé. Les magiciennes blanches rompirent le charme et dénouèrent l’aiguillette (d’après Migne, ligature, 1846)

Pourtant, ce n’est ni dans le monde antique, ni dans la Russie de Pierre le Grand que les sorcelleries de l’impuissance conjugale ont exercé les ravages les plus terrifiants. De l’avis même des démonologues, et des experts en superstition les plus perspicaces, c’est dans la France des xvie et xvne siècles, dans l’Europe de la Renaissance finissante, du Baroque et de la Contre-Réforme :

Le nouement de l’aiguillette devient si commun, écrit Pierre de Lancre en 1622, qu’il n’y a guère d’homme qui s’ose marier, sinon à la dérobée. On se trouve lié sans savoir par qui et de tant de façons que le plus rusé n’y comprend rien. Tantôt le maléfice est pour l’homme, tantôt pour la femme, ou pour les deux. Il dure un jour, un mois ou un an. L’un aime et n’est pas aimé. Les époux se mordent, s’égratignent et se repoussent. Ou bien le diable interpose entre eux un fantôme (4).

Pierre de Lancre, obsédé sexuel, effroyable brûleur de sorcières, est un témoin notoirement suspect. Mais il n’est pas le seul, loin de là, qui affirme à la fin du XVIe siècle, la croyance universelle à l’aiguillette et aux « ligatures » ou /faisons. Montaigne, observateur digne de foi, parle de ces plaisantes liaisons de mariages, de quoi le monde se voit si plein qu’il ne se parle d’autre chose (5). L’auteur des Essais refuse d’attribuer à cette épidémie d’impuissance une origine démoniaque ou surnaturelle. Resté lucide, parmi l’obscurantisme général de son époque ; il définit simplement les ligatures comme des « impressions de l’appréhension et de la crainte ». Mais il suffit de lire son texte intitulé précisément « de la force de l’imagination » pour voir que ses contemporains croient à l’aiguillette, et qu’au lit conjugal ils en sont, pensent-ils, fréquemment victimes. Noël du Fail, charmant conteur du XVIe siècle, est du même avis que Montaigne : au temps du roi François 1er, écrit-il, les histoires d’aiguillette étaient moins fréquentes qu’aujourd’hui (6). On ne craignait pas, comme on le craint aujourd’hui, de donner hospitalité au premier venu, car on n’avait pas peur, à cette époque, des sorciers et des magiciens, qui vouent la couche nuptiale au malheur et à la stérilité. Quant au père Crespet, prieur des Célestins, et auteur des Deux livres sur la haine de Satan (parus en 1590) (7), il apporte une chronologie plus précieuse encore. Pour lui, c’est à partir de 1550-60 que l’épidémie d’aiguillette s’est généralisée. Et ce pieux personnage met naturellement en cause, comme processus d’explication, l’infection huguenote et les sacrilèges des athées : « nos pères n’ont jamais tant expérimenté de charmes et maléfices au sacrement de mariage, comme on a vu depuis 30 ou 40 ans que les hérésies ont pullulé et l’athéisme a été introduit (8) ».

De Montaigne et Noël du Fail (XVIe siècle), à Fléchier (seconde moitié du XVIIe siècle ) (8 bis) sévit toute une longue période, où l’aiguillette, vieux rite campagnard, sort de son obscurité rurale et de la sorcellerie des villages, pour devenir un fait connu, culturel, longuement évoqué dans la littérature, dans les récits, dans la jurisprudence : c’est la Période classique de l’aiguillette dont Jean Bodin, Pierre de -ancre et autres spécialistes en diableries sont les témoins redoutables, en tant qu’écrivains et que brûleurs de sorcières.

Pour Jean Bodin en effet (9), et pour les démonologues de son époque, le diable en général est sans pouvoir sur les organes et sur les sens des hommes. Satan ne saurait ôter aux humains l’appétit, ni leur faire perdre l’usage de la jambe ou de la main (10).

Une seule exception pourtant : celle de la seule fonction soumise au pouvoir du démon : la sexualité. « Et faict bien à noter que le Diable ny ses Ministres sorciers… n’ont pas la puissance d’oster un seul membre à l’homme horsmis les parties viriles : ce qu’elles (les sorcières) font en Allemagne, faisant cacher et retirer du ventre les parties honteuses » (11). L’allusion à l’Allemagne indique du reste où Bodin a pris l’idée, selon laquelle la zone génitale est spécialement vulnérable aux entreprises du démon. C’est dans le Malleus Maleficarum, publié en 1488 par Jacques Sprenger, religieux de Cologne et grand inquisiteur de sorcellerie. Jacques Sprenger le premier, a délimité les territoires électifs du corps humain où s’exerce par priorité l’action du démon. Et la comparaison avec le serpent vient à propos pour confirmer cette géographie : Le Diable par permission de Dieu a grand pouvoir sur les parties génitales, car le serpent qui se traîne par terre signifie le serpent de volupté… le serpent, en sens allégorie, signifie volupté, qui se traîne sur le ventre » (12). Le serpent est tout simplement à l’image de l’un des deux sexes.

C’est en Touraine, Languedoc, Poitou surtout, que Bodin, au contact de la sorcellerie locale, a formé sa conception de l’aiguillette. En 1567, aux Grands Jours de Poitiers, où le futur auteur de la Démonomanie est substitut du procureur du Roi, une demoiselle de bonne réputation lui expose, ainsi qu’à son ami Jacques de Beauvais les cinquante manières de nouer le cordon de cuir, que la frayeur publique appelle aiguillette (13). Par telle méthode, la sorcière lie l’épouse seulement, et laisse l’époux en possession de toute sa puissance ; par telle autre façon au contraire, c’est l’époux qui est empêché, tandis que l’épouse conserve tout son appétit conjugal. (Ce deuxième cas, caractérisé par l’impuissance masculine, est considéré comme le plus fréquent.) On devine facilement les causes d’adultère que peuvent créer de tels rites magiques.

D’autres variations et modulations peuvent affecter non seulement le choix du conjoint affecté, mais aussi la durée du charme. Avec de la pratique, le magicien arrive à régler cette durée, à lier un ménage pour toute la vie, ou pour un an seulement, ou même pour un jour (Ainsi, à Toulouse, autre exemple cité par Bodin, un homme et une femme furent liés ; « néanmoins, trois ans après, ils se rallièrent et eurent beaucoup d’enfants »).

Les modalités de l’impuissance sont elles-mêmes sujettes à d’infinies gradations, entre lesquelles peuvent choisir les noueurs d’aiguillette : la ligature la plus raffinée consiste à lier les époux de telle façon qu’ils continuent à s’aimer ardemment ; mais quand ils en viennent à s’approcher, ils s’égratignent et se battent outrageusement.

Enfin, dans un certain type d’aiguillette, l’amour physique reste possible, mais il est stérile, et ne donne jamais lieu à la conception d’un enfant : On est parfois lié pour la génération, et non pour l’accointance (14). On se trouve, dans ce dernier cas, en face d’une véritable magie contraceptive, que certains modernes accueilleraient avec faveur… Mais pour les « anciens », comme Bodin et De Lancre, la fécondité demeure le but suprême ; et cette forme incantatoire de « limitation des naissances » leur paraît hautement condamnable.

Le lacet de cuir qu’on appelle aiguillette est du reste au plus haut point synonyme de stérilité : car tant qu’il demeure noué pour lier tel ou tel couple, le long du cordon lui-même, se produisent certaines enflures, comme verruques. Chacune de ces verruques ou verrues, dont est bosselé le fil d’aiguillette, représente la marque d’un enfant, qui serait infailliblement né, si les époux n’avaient pas été noués par la magie noire.

Les enfants à naître sont donc les grandes victimes de l’aiguillette. Au point que Bodin tient l’usage de ce charme pour aussi grave que l’avortement, ou que le meurtre effectif d’un enfant vivant : ne se peut nier qu’il (le sorcier d’aiguillette) ne soit homicide : car celuy n’est pas moins homicide qui em- pesche la procréation des enfants que s’il leur couppoit la gorge (15).

À côté des enfants-victimes, on trouve aussi le cas des enfants-bourreaux. Car des enfants eux-mêmes qui n’ont aucune cognoissance des sorceleries peuvent pourtant accéder aux secrets redoutables des ligatures, et se venger des adultes en ensorcelant leur mariage. Ainsi un bambin noue l’aiguillette à la servante de ses parents, qui vient de se marier : celle-ci doit supplier le vaurien de dénouer le charme (16). Et Riolé, lieutenant général à Blois, raconta à Bodin qu’une femme à l’église aperceut un petit garçon nouant l’aiguillette souz son chapeau lors qu’on espousoit deux personnes : le petit garçon fut pris sur le fait, mais il réussit à s’enfuir (17).

L’aiguillette, maléfice magique, est naturellement justiciable d’une cure magique, sorcier et thaumaturge se confondant quelquefois dans la même personne. En 1560, à Niort, en ce Poitou du xvie siècle où la ligature est rite fort commun, une jeune épousée dont le mari est lié, impute ce sortilège à sa voisine. Le juge de Niort, sans autre forme de procès, fait mettre la voisine en prison obscure, en la menaçant de l’enfermer pour toujours, si elle ne délie les deux époux. La sorcière effrayée, cède. Elle mande aux époux qu’ils couchassent ensemble. Et le juge, apprenant que le charme est levé, n’a plus qu’à relâcher la prisonnière. Édifiante histoire, qui, pour une fois, ne se termine pas par un bûcher* La morale en est claire : qui a délié déliera. Et l’Église catholique elle-même, en est tellement consciente qu’elle est contrainte à mener une lutte sur deux fronts : contre les sorciers noueurs d’aiguillette ; et contre les sorciers dénoueurs d’aiguillette. La bonne magie est aussi condamnable que la mauvaise (18).

On critiquera, non sans raison, le témoignage de Bodin, démonomaniaque et juge de sorciers. Mais d’autres textes confirment les allégations du juriste angevin. Et ils émanent de témoins non prévenus.

En 1596, le médecin suisse Platter, excellent observateur dont j’ai pu constater à maintes reprises l’exactitude et la finesse, séjourna en Languedoc. Le 23 mars de cette année-là, il assiste au mariage du marchand Rouvière, de Montpellier (19). Notre auteur a suivi les noces de bout en bout, puisque le soir il a vu mener la nouvelle mariée dans sa chambre.

Un jeune homme lui enleva la jarretière pendant qu’on la conduisait. Et quand elle fut assise dans son lit, en vêtements de nuit, tous les invités jeunes et vieux, allèrent la trouver et l’embrassèrent sur la bouche, avec force compliments.

Une ombre au tableau, néanmoins, parmi ces détails piquants : dans la journée qui a précédé cette soirée, la cérémonie religieuse a été clandestine.

Le marchand Rouvière s’est fait marier secrètement et sans témoin dans l’église d’un village, voisin de Montpellier. C’est l’usage en Languedoc, pour éviter de nouer l’aiguillette.

Coutume de Montpellier ? Pas seulement. Deux ans plus tard, le 16 juillet 1598, Thomas Platter assiste à un autre mariage, à Uzès, cette fois (20). Même panique. Au grand étonnement du médecin, les fiancés ne se marient pas à l’église d’Uzès, mais secrètement, dans un village voisin, pour éviter qu’on leur noue l’aiguillette, « qui engendre la haine entre les époux ».

Et Platter décrit avec précision le rite diabolique : le sorcier (ou la sorcière) saisit le moment précis où le prêtre dit : « Ce qui est uni par Dieu ne doit pas être désuni par l’homme » ; l’homme de Satan ajoute alors en catimini « mais par le Diable ». Au même instant, il jette un patard (pièce de monnaie), derrière son épaule ; et il noue le lacet fatal. Si on ne parvient pas à retrouver la pièce de monnaie, en d’autres termes, à récupérer la virilité du marié, tout est perdu. Le nouvel époux est impuissant, du moins dans son mariage. En revanche, il conserve ses capacités avec les autres femmes. On devine les adultères qui s’ensuivent !

« Il n’est pas douteux, ajoute gravement Platter, que c’est le diable lui-même qui enlève la pièce de monnaie, et qui la conserve jusqu’au jugement dernier, pour faire condamner le coupable ».

Ce « crime », selon le médecin suisse, est puni du bûcher ; il est pourtant très fréquent en Languedoc, car les prétendants évincés se vengent ainsi du rival qu’une jeune fille leur a préféré. « Aussi ne voit-on pas dix mariages sur cent se célébrer publiquement à l’église », note Platter avec une probable exagération. Les couples se font bénir clandestinement dans un village proche ; et ils retournent ensuite à la ville, pour le banquet des noces.

L’aiguillette, conclut Platter, serait même l’une des raisons pour lesquelles les mariages sont si peu nombreux en Languedoc ! Conséquence imprévue : « ce pays est moins peuplé que le nôtre, et chacun y a plus de place au soleil ».

Pris sur le vif, le témoignage de Platter est spécialement convaincant. Car le rite qu’il décrit (aiguillette avec pièce de monnaie) n’est indiqué par aucun auteur, parmi ceux qui ont écrit à la même époque sur les ligatures. C’est donc que Platter l’a noté d’un informateur languedocien. Et son témoignage sur l’universalité de ce sortilège conjugal rejoint, d’autre part, les affirmations concordantes de Bodin et de De Lancre : « De toutes ces ordures, il n’y en a guère de plus fréquentes que l’aiguillette… Chacun sait qu’en France, ce maléfice est si ordinaire qu’on n’impute cela qu’à gentillesse » (21).

Qu’est-ce donc finalement que l’aiguillette, dans cette pratique sauvage que décrivent Bodin, Platter et de Lancre ? Une technique d’impuissance, sans aucun doute. Mais plus précisément, une technique d’impuissance artificielle et psychologique, par opposition à l’impuissance naturelle et congénitale. Pierre de Lancre distingue nettement les deux phénomènes. D’une part, la frigidité naturelle, « qui est semblable au christal, eau que le froyd a condensé, qui fait que les membres de la génération ne peuvent jamais s’eschauffer » (22). D’autre part, la frigidité magique, née de l’aiguillette, et si commune dans la France de son temps, que les hommes d’honneur n’osent plus se marier de jour, et font bénir leur union la nuit, pour échapper au diable et à ses suppôts (23).

Sur ce point, De Lancre donne une précision capitale. L’aiguillette, dit-il, n’est pas une quelconque magie d’impuissance. L’aiguillette est bel et bien une castration. Qui doute, écrit-il, que le diable ne puisse enseigner à ses suppôts, la castration, l’élision, la ruption, le desseichement, la réfrigération ? » (24) Ces formes de castration sont multiples, et l’auteur de l’Incrédulité du sortilège en énumère une dizaine (25). Elles peuvent aller dans les cas ultimes jusqu’à la mutilation effective et complète : notre auteur cite le cas d’un de ses compatriotes, un honnête homme de Bordeaux, qui, sur le conseil du diable, s’était efféminé et chastré tout à faict (26).

Ce dernier fait, d’autocastration, représente, de l’avis même de De Lancre, une situation extrême. Ce qui m’intéresse ici, c’est la pratique courante de l’aiguillette. En quoi le fait symbolique de nouer un fil au moment du mariage peut-il être considéré, unanimement, comme une pratique magique de castration ?

Une réponse initiale a été fournie, voici sept siècles, par Albert le Grand, au livre 22 de son traité de Animalibus. Maître Albert, grand amateur de magie, a donné en effet, le premier à ma connaissance, la description pertinente d’un rite A* aiguillette (27). Si virga lupus in alicuius viri vel mulieris nomine ligetur, non poterunt coire donec nodus ille solutus fuerit. Et une traduction populaire de ce texte se trouve dans les Admirables secrets du Petit Albert :

Qu’on prenne la verge d’un loup nouvellement tué, qu’on aille à la porte de celui qu’on veut lier, et qu’on l’appelle par son propre nom. Aussitôt qu’il aura répondu, on liera la verge avec un lacet de fil blanc, et le pauvre homme sera impuissant aussitôt (28).

Ces textes éclairent la signification du nœud d’aiguillette. Il ne s’agit pas d’une pratique arbitraire, d’un rite gratuit. La ligature consiste bien en un nœud castrateur, destiné à léser la zone génitale. Lésion effective pour la verge du loup. Lésion symbolique pour celle de l’homme.

Et cette lésion est tout simplement imitée de la technique classique des vétérinaires.

Une très ancienne pratique attestée au moins depuis 1590, et probablement bien antérieure, veut en effet qu’on châtre les béliers par fouettage, les taureaux et les poulains par bistournage. Dans les deux cas, on lie, d’une façon ou d’une autre, les testicules ou les bourses, ou simplement le sac scrotal, par un lien de chanvre, de lame ou de cuir. Toute la région languedocienne, si infectée d’aiguillette, pratique par ailleurs le bistournage depuis des temps immémoriaux. Et au XVIe siècle, les deux méthodes, magique et vétérinaire, y sont attestées simultanément, vers 1595-1600, l’une par Platter, l’autre par Olivier de Serres. Il est même possible que le rite d’aiguillette décrit par Platter soit précisément un rite de bistournage. Le paysan qui bistourne un taureau, ou un poulain de Camargue, commence en effet, après une torsion, par refouler le testicule dans la partie supérieure du sac des bourses (il « le fourre dans le ventre » du taureau, suivant la forte expression d’Olivier de Serres (29)). Puis il enroule trois ou quatre fois autour du scrotum, immédiatement au- dessus des testicules, un lien de chanvre ou de laine. Il serre et lie par un double nœud (L’artère nourricière du testicule est ainsi obstruée).

Le bistournage comprend donc deux moments successifs : refoulement vers le haut des parties sexuelles ; et ligature proprement dite. De la même façon, dans l’aiguillette languedocienne, le sorcier commence par jeter vers le haut, par-dessus son épaule, la pièce de monnaie (équivalent symbolique du testicule, ou contenu des bourses (30)). Puis il noue le nœud, ou quelquefois le double nœud.

Objectera-t-on qu’il y a loin de la castration vétérinaire, à la castration humaine ? Mais non. La corrélation est au contraire bien ressentie. La castration humaine par ligature est attestée elle aussi depuis fort longtemps : un héros grec l’expérimenta sur lui-même. À Toulouse, au XIIe siècle, c’est par une ligature de cette sorte que la communauté urbaine châtie le citoyen convaincu d’adultère (31). Et dans d’autres cultures que la nôtre, africaines ou américaines, la théorie sauvage, elle aussi, extrapole sans difficulté de l’animal à l’être humain : Talaeysva, le chef hopi dont Simmons a recueilli les confidences, raconte comment, dans son enfance, à la saison où l’on châtrait les chevaux, un adulte de sa tribu menaçait, par jeu cruel, de lui faire subir le même sort. Talayesva en fut tellement terrifié, que devenu grand, il se vengea de son persécuteur en l’attrapant au lasso. Plus près de nous, dans certaines tribus africaines, le sorcier qui veut empêcher la grossesse d’une femme, prend l’oviducte d’une poule, y fait un nœud, et le mange, après l’avoir fait bouillir. Quant aux Yaos du Sud Est africain, ex-allemand, ils fabriquent une corde d’écorce, la frottent sur un œuf, et y font plusieurs nœuds en vouant à la stérilité la femme qu’ils veulent ensorceler. Dans ces deux cas, Rif et Yaos (32), on est en présence de rites d’aiguillette bien caractérisés. L’idée du nœud castrateur constitue donc un vieux fonds commun à l’humanité eurafricaine, des bergers de Virgile aux Yaos du Sud-Est africain. Ou bien, autre hypothèse plausible, il faudrait admettre que cette magie du nœud castrateur a été inventée, de façon indépendante en diverses cultures des deux continents qui bordent, au nord et au sud, la Méditerranée.

La liste des remèdes magiques contre l’aiguillette est parfois d’un symbolisme assez clair. En voici d’abord une série triple, cohérente (33) : le mari lié peut, pour guérir, percer un tonneau de vin blanc dont il n’a encore rien tiré, et dont il fait passer le premier jet dans l’anneau de mariage de sa femme. Ou bien, tout simplement, « il pisse à travers cet anneau ». Ou enfin, troisième solution, il urine à travers le trou de la serrure de l’église où il s’est marié. On a dans ce cas tout un groupe de correspondances tellement évidentes qu’elles en sont triviales. Elles posent une équivalence magique du « rite » ainsi pratiqué avec l’union sexuelle souhaitable entre le marié et la mariée ; étant donnés un élément mâle et un élément femelle, le premier doit faire passer un jet à travers l’espace annulaire de l’autre.

Cette pharmacopée symbolique et magique est fort ancienne, puisqu’elle est déjà attestée, si l’on en croit Thiers, par Arnaud de Villeneuve, médecin montpelliérain du Moyen Age (34).

Autres symbolismes : « en beaucoup d’endroits, les futurs époux mettent des sous marqués dans leurs souliers, afin d’empescher qu’on ne leur noue l’aiguillette » (35). Thiers qui décrit ce rite, ne cherche pas à l’expliquer. Le texte de Platter, inconnu de Thiers, en donne la clef : le sou, c’est l’équivalent magique du testicule (36). Mettre des sous marqués dans ses souliers, c’est pour le marié, mettre les parties les plus précieuses de sa virilité, préalablement dissimulées et marquées, à l’abri des entreprises des sorciers. Ou plus exactement, c’est sur cette base que le rite s’est formé. Par la suite, les jeunes mariés ont dû, bien souvent, continuer à pratiquer ce rite sans le ^comprendre.

Symétrique de ce rite des sous, est celui de l’anneau (37) : la jeune mariée en effet ne met pas des sous dans ses souliers. Mais elle met sa bague dans son soulier tant que dure la cérémonie des épousailles. Elle ne la ramasse que lorsqu’elle est sur le point d’aller à l’autel où se doit dire la messe…

L’aiguillette a donc constitué un « péril » qui, en dépit de son caractère mythique fut redouté de beaucoup de gens : un peu partout en France, des couples se mariaient en cachette pour éviter les maléfices des noueurs d’aiguillette ; au {joint qu’une série de conciles provinciaux dut condamner es mariages nocturnes effectués dans cet esprit : le curé Thiers cite un certain nombre de conciles, qui fulminèrent de la sorte dans la moitié Nord de la France entre 1583 et 1640 (38).

Quant à la pratique propitiatoire qui consistait, nous l’avons notée, à faire tomber l’anneau nuptial avant de le mettre au doigt de la mariée, elle fut censurée par six conciles entre 1606 et 1647, dont cinq en France d’oïl et un en Italie septentrionale (39). La peur de l’aiguillette fut donc, socialement et géographiquement, un fait largement attesté. À quelles données psychologiques profondes, correspondait cette anxiété ? Je me sens incapable de répondre à cette question, autrement qu’en signalant ce que tout le monde sait : le rôle considérable que joue l’angoisse de castration dans les conceptions freudiennes. Les historiens de mon espèce en fin de compte, doivent ici faire aveu d’incompétence personnelle et passer la main ; il revient aux psychanalystes dorénavant, historiens ou non, d’exploiter les données que Clio leur offre ; et demies interpréter. Si c’est possible, et si c’est souhaitable.

  1. notamment, ce propos, Migne, volume paru en 1846, art. ligature ; et A. de Chesnel, 1856, art. aiguillette (in Migne).
  2. La première édition est de 1679 ; j’ai surtout utilisé les éditions de 1700,1704 et de 1777.
  3. Févret, Traité de l’abus, livre 5, c. 4, n° 6, cité par Thiers, éd. 1777, IV, p. 505.
  4. De Lancre, 1622, p. 316.
  5. Montaigne, Essais, livre I, chap. 21.
  6. Noël du Fail, Propos rustiques,
  7. Crespet, 1590.
  8. Crespet, 1590, p. 17.

(8 bis) D’après Migne, éd. 1846 et 1866.

  1. Bodin, 1580, II, 1.
  2. Sur ce point, Bodin est en désaccord avec Févret (cf. supra).
  3. Bodin; éd. 1580, p. 59.
  4. Textes tirés de Crespet, 1590, p. 276, et Bodin, 1580, p. 59.
  5. Bodin, 1580, p. 58-59.
  6. Bodin, 1580, p. 58 ; Bodin, cité par P. de Lancre, 1622, p. 316, note marginale.
  7. Bodin, 1580, p. 207.
  8. Platter, 1892, p. 377.
  9. Bodin, 1580, p. 57.
  10. Crespet, 1590, p. 276.
  11. Platter, 1892, p. 266.
  12. Platter, 1892, p. 376.
  13. Bodin, 1580, p. 57. De Lancre, 1622, p. 316.
  14. De Lancre, 1622, p. 314.
  15. De Lancre, 1622, p. 322.
  16. , p. 320.
  17. 323.
  18. Albertus Magnus, De Animalibus, livre 22, tract. 2, cap. 1, (éd. Münster, 1920, p. 1411).
  19. I, cité par Migne, 1846, art. ligature, col. 1007.
  20. Toutes ces données sont tirées d’une étude de Géraud, Festal et Delorme (d’Arles), longuement citée dans l’intéressant article Bistournage du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, de P. Larousse (Paris, s. d.). Cf. aussi dans le même ouvrage les articles castration et rouettage ; et Olivier de Serres, Théâtre d’agriculture, 1600, IV, 9.
  21. Le sens sexuel du mot bourse est bien attesté XVIe siècle, notamment dans Montaigne (cf. les textes cités par Littré : la Bourse des testicules, la bourse des génitoires,).
  22. Le Goff, illustration n 158.
  23. Himes, 1963, p. 6 et 9.
  24. Thiers, éd. 1704, IV, p. 588 ; cf. aussi P. de Lancre, 1622.
  25. Thiers, éd. 1704, p.588.
  26. Thiers, éd. 1704, IV, p. 504.
  27. Platter, cité
  28. Thiers, éd. 1704, IV, p. 585.
  29. Thiers, éd. 1704, IV. p. 509 sq.
  30. Thiers, éd. 1704, IV, p. 515 sq. cf. aussi à la fin de ce vol. IV de Thiers de nombreuses prescriptions synodales ou rituelles datant des XVIe et XVIIe siècles, et relatives aux superstitions touchant le mariage. La chronologie proposée par Thiers est un peu plus précoce que celle qu’a proposée M. Caumette, cité dans l’important article de J.-L. Flandrin, « Mariage tardif et vie sexuelle » Annales, 1972, p. 1 368.

 

BIBLIOGRAPHIE

Abbé Migne, Nouvelle Encyclopédie théologique, vol. 20, Paris 1846 ; le volume 20, œuvre de M. A. de Chesnel, s’intitule Dictionnaire des superstition s, erreurs, préjugés…

Abbé Migne, Encyclopédie théologique, volume paru en 1846, art. ligature, notamment colonne 1007.

B. Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements (plusieurs éditions à Paris, notamment celles de 1679, 1700-1704, 1777… voir surtout le vol. IV).

Crespet (le P. Pierre), Deux livres de la haine de Satan, Paris, 1590.

Bodin (J), De la démonomanie des sorciers, Paris (j’ai utilisé l’édition de 1580, et celle, très semblable de 1581).

Félix et Thomas Platter à Montpellier, trad. et édité à Montpellier, 1892.

Lancre (P. de), L’incrédulité et mécréance de sortilège pleinement convaincue, Paris 1622.

Himes (N), Médical history of contraception, New York, 1963.

Le Goff (J.), La civilisation de l’Occident médiéval, Paris 1965.

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