Pascal Blanchard : « L’interprétation est-elle sans fin ? »

« Il y a plus affaire à interpréter les interprétations, qu’à interpréter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur un autre sujet : Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d’auteurs, il en est grande cherté. », écrivait Montaigne dans le dernier de ses Essais[1]. Il semble que le texte donne lieu à la prolifération de l’interprétation et au règne du commentaire, de l’exégèse ou de la glose. Le texte oppose la lettre et l’esprit et il semble que l’interprétation aurait à recueillir cet esprit qui est toujours manqué dans la lettre ; mais elle devrait le faire dans les mêmes termes que le texte fondateur, c’est-à-dire dans cette lettre qui semble toujours en retard sur l’intention signifiante, sur un vouloir dire initial. N’y aurait-il pas ici une inadéquation, de la lettre à l’esprit, qui relancerait indéfiniment le processus de retraduction, à la recherche d’une parole première qui ferait autorité et dont ce serait un idéal régulateur que de pouvoir retrouver sa souveraineté signifiante, sans ambiguïté, parlant d’esprit à esprit sans l’écran littéral ? Ne serait-ce pas faute de pouvoir enfin dire cette parole première que l’interprétation serait prise dans cet autoengendrement indéfini d’un texte qui en commente un autre ? Mais l’interprétation est-elle d’abord ordonnée à un texte, fût-il sacré ou divin dont la compréhension serait au prix du salut ou de la vraie gnose ? N’est-ce pas les choses qui demandent à être interprétées ? Mais les choses ne parlent pas, ne sont pas du texte : une maladie se signifie par des symptômes évocateurs, parfois même bruyants ; il y a des présages, des signes annonciateurs qui préfigurent l’avenir ; mais le symptôme ne veut rien dire, il est l’effet latéral et visible d’une cause pathologique qu’il faut déceler et le présage n’est lui aussi qu’un effet avant-coureur dont la cause n’est pas encore déployée actuellement : s’ils signifient, ils ne disent rien ; indices, témoins matériels, ils demandent à être rapportés à l’ordre du langage qui retraduit en récit, en tableau clinique, selon une totalité cohérente, ce dont ils ne sont que des parties évocatrices : tout peut faire sens mais il y faut en effet l’effort interprétatif qui sait dire ce qui n’est que signifié. Mais ordonnée cette fois aux choses, l’interprétation ne serait-elle pas là aussi affrontée à un effort sans fin ? C’est sans doute la chose psychique qui défie l’ambition de fixer un sens. A côté de productions sensées, le psychisme ne cesse de faire affleurer des manifestations ambiguës, plutôt hantées par le sens que nettement significatives. On ne peut être indifférent aux rêves, à ces rébus psychiques, à ces actes dont le ratage semble manifester un succès ironique ou comique : le psychisme semble prophétiser, être oraculaire et il nous arrive de nous demander quel jeu rusé nous jouons avec nous-mêmes comme il arrive avec ce « corps étranger » et pourtant endogène qu’est la névrose. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Cette chose psychique semble attendre qu’on dise ce qu’elle ne fait que signifier mais n’y aura-t-il justement pas une différence de nature entre ce qui relève du langage, qui exprime une intention de dire déterminée, et ces significations latente du psychisme dont le régime est l’ambiguïté ?

L’interprétation ne se fera-t-elle pas infinie par une nouvelle inadéquation, non celle de l’esprit et de la lettre, mais du sens déterminé et de la matière virtuellement signifiante qui se plie à tout sens sans jamais être épuisée par cette détermination, sans jamais réussir à se résoudre dans cette explicitation dans l’ordre langagier qui lui serait finalement étranger ? Faudrait-il alors revenir décidément au texte pour que l’interprétation ait un domaine homogène d’exercice, étant du langage sur du langage ? Le commentaire ne peut-il devenir décision sur le sens et l’interprétation donner lieu à un jugement, à une action orientée ? Ce qui peut venir mettre fin à l’interprétation, n’est-ce pas la nécessité d’agir qui nous fait sortir du pur ordre textuel lequel ne peut être qu’un guide, une garantie dans l’universel demandant encore à être ajustée dans la contingence et les particularités de l’action ? Le bon diagnostic n’est-il pas celui qui met fin à l’ambiguïté des signes cliniques en confirmant de sa réussite l’application d’un concept médical, d’un tableau clinique toujours trop général ? Enfin, s’il y a encore autre chose que la pure ambiguïté des indices demandant à être interprétés et la réserve de sens à expliciter dans un texte qui en dit plus qu’il n’est inscrit dans sa trace morte, c’est que l’existence elle-même se rapporte à elle-même en déterminant son sens. L’infinité ne serait plus un accident, un signe d’échec par impossibilité de terminer ou de dire le dernier mot, elle serait inscrite dans cette existence perpétuellement interprétante, notamment sous la forme du récit où l’existence s’apprend à elle-même ce qu’elle vit pour se l’approprier. La vie est conduite de récit et par là elle élève au sens ce qui ne serait sinon qu’événement.

– Dans la mesure où je suis conscient de vouloir dire quelque chose, il ne peut y avoir d’ambiguïté sur ce que je veux dire. Il n’y a pas même d’interprétation nécessaire puisque ce que je dis coïncide avec ce que je veux dire. L’interprétation peut se donner carrière dès lors qu’il y a une production de sens qui échappe à cette rection de l’intention réussissant à s’exprimer. Ceci a lieu quand je produis du sens à mon insu, lorsqu’il existe une ambiguïté de principe dans la production de sens. Entre ce que je veux dire et ce qui serait totalement dénué de sens peut venir se loger le troisième cas d’un sens qu’on ne peut ramener à une intention consciente de l’exprimer. Entre ce qui ne peut rien vouloir dire et ce qui répond à une intention expresse de dire, il y a le domaine de ce qui peut vouloir dire quelque chose bien qu’on ne sache pas quoi puisque manque la conscience de l’intention correspondante mais justement l’interprétation se fait fort de montrer qu’il n’y a pas une absence de sens, mais un sens latent, qui n’existe que dans la mesure où précisément on l’interprète : interpréter, c’est expliciter, c’est à dire amener au sens ce qui ne dit pas directement, en première instance, son sens. La psychanalyse a ainsi exploité le domaine de ces productions psychiques qui comme Héraclite le disaient de l’oracle de Delphes et des messages d’Apollon l’Oblique, ne disent pas (« legein »), ne cachent néanmoins pas (« kruptein ») – car alors on ne se préoccuperait pas d’une signification résiduelle possible sur l’existence problématique de laquelle rien ne renseignerait-, mais « signifie » (« sêmainein »). La signification est latente et comme telle, elle appelle à l’existence, comme son nécessaire complément, la reprise herméneutique, la divulgation de ce sens qui n’est que signifié mais attend d’être dit. Freud a montré que nous signifions plus que ce que nous voulons dire et il n’est pas anodin que ce soit par l’analyse de l’acte manqué et plus particulièrement du lapsus que soit introduite par Freud la faculté du psychisme de renfermer plusieurs intentions, et non pas la seule qui bénéficie du témoignage conscient. Le lapsus n’est pas un accident mécanique qui en tant que tel ne pourrait rien signifier : il appartient à ces productions psychiques plurivoques, qui font sens plus qu’elles ne disent mais justement ce sens doit être déterminé. Si l’on ne veut pas voir dans le lapsus et ces autres accidents de la vie psychique ordinaire, une simple occurrence mécanique insignifiante, il y faut le secours de l’interprétation qui fixe la matière virtuellement signifiante, la détermine selon un sens, lui fait dire ce qu’elle ne faisait que signifier. Freud a ainsi montré que, soumis à l’interprétation, le psychisme évoquait des intentions tout autres que celles dont on a conscience, mais pourtant des intentions à part entière : l’interprétation donne de plein droit le statut d’intentions à cette matière signifiante du psychisme ; c’est un acte déterminant de l’interprétation que de faire surgir au lieu d’une matière potentiellement signifiante, des intentions qu’elle démasque et détermine : par exemple, il y aura l’intention perturbatrice au principe du lapsus, qu’on peut énoncer, il y aura les pensées du rêve, qui peuvent tenir dans un énoncé. Le fait surprenant est que l’interprétation arrive à les dire, les ramène au langage, leur donne un contour à quoi la pensée peut à nouveau s’arrêter, elle qui était d’abord devant leur manifestation comme entendant un oracle. Et cette restitution au langage est en même temps ce qui arrête le processus, ce qui met fin à la potentialité indéterminée de cette matière psychique signifiante. L’ambiguïté vue de ce côté n’est pas une faute de logique, une faute de pensée, c’est le statut natif du matériel psychique tel qu’il se propose comme matière herméneutique. L’ambiguïté ne doit plus être prise comme une faute de langage car il est avant le langage, dans une indétermination à laquelle l’interprétation doit justement mettre fin mais à laquelle elle-même s’alimente. Quand je commets un lapsus, ce n’est pas que je pense mal, que je dise mal, – bien dire étant toujours dire déterminément -, c’est que je voulais dire encore autre chose, quelque chose en plus et que je me le trouve dire mais sans le savoir : le lapsus, comme expression perturbée de l’intention consciente par une autre intention, est en ce sens ambigu car il donne à entendre (souvent au corps défendant du locuteur qui ne se l’entend pas commettre) encore autre chose que ce qui se serait dit nettement s’il n’y avait pas eu de trouble ; or ce supplément est en attente de détermination ; que dit-on en plus dans le lapsus ? Et sans l’attitude interprétative pourrait-on même suspecter une expression surdéterminée au lieu d’une absence totale de sens ? En même temps qu’on passe au langage, à l’explicitation (ce qui pourrait être une traduction de la « Deutung » freudienne), on fait paraître du sens et même on peut différencier plusieurs sens dans une matière qui s’avère ambiguë : les sens confondus paraissent distinguables, par exemple on distingue l’intention perturbée et l’intention perturbatrice du lapsus. Significatif est le phénomène du rêve : lui-même n’existe pas avant le récit qu’est capable d’en faire le rêveur comme si l’expérience du rêve en elle-même était indicible, comme si l’interprétation ne pouvait commencer qu’avec la transformation en texte du rêve devenu manifeste. Il faut cette surface « apollinienne » du texte qui a rapporté le rêve, pour rappeler les analyses de Nietzsche sur l’aspect optique et non émotionnel du rêve, cette surface du rêve manifeste, pour sonder ce qui est latent en lui. Et peut-être l’acte fondateur de cette interprétation du rêve, dans le livre de Freud lui-même, est de donner une détermination textuelle au rêve qui n’est plus seulement rêvé, ni même seulement raconté mais qui devient, hors de toute fugacité insignifiante, comme un texte princeps qui doit être glosé au travers de toutes les séries associatives qui lui restituent son plein contexte psychique. C’est en accédant à l’ordre du dire qu’il devient accessible à l’interprétation. Mais il reste une différence de nature entre ce matériau du rêve, entre cette matière psychique en général aussi bien, et l’ordre du dire qui est celui de l’interprétation : Freud parlait de l’ombilic du rêve pour signifier cette profusion du psychisme inégalable à un quelconque texte parfaitement commenté, comme un résidu incommensurable à sa retraduction dans l’ordre des significations dites, comme une origine qui ne serait jamais à court, une vitalité première. Ce n’est pas seulement le désir, cet investissement libidinal qui est comme le capitaliste selon Freud, étant l’entrepreneur de ce rêve qui peut toujours être ramené à l’assouvissement d’un souhait. C’est le psychisme lui-même qui apparaît comme un principe producteur infiniment fécond, étranger par sa nature au principe du langage lui-même, et pour reprendre la distinction d’Héraclite, entre « signifier » (« sêmainein ») et « dire » (« legein »), il y aurait un gouffre : Aristote, voulant donner une assise incontestable au principe de contradiction qui est celui du dire, montrait qu’il se fondait dans l’intention de dire qui se rapporte toujours à quelque chose d’un, à une signification qui ne peut être visée par le locuteur qui veut dire quelque chose, que comme quelque chose d’essentiellement déterminé, mais ce qui « signifie » psychiquement ne s’ordonne pas à une telle règle. Il apparaît alors que l’interprétation est l’acte d’arrêter une ou des significations lorsque le langage se rapporte à ce qui psychiquement est en deçà de lui. L’interprétation oppose à un infini potentiel et indéterminé l’ordre déterminé des significations dites, elle prête un vouloir dire déterminé à ce qui de sa nature est ambiguïté pure. Mais comme il y aura toujours plus dans cette matière psychique, l’analyse en serait en droit interminable car la vie ne se met pas en texte. Ce perpétuel supplément psychique sur sa restitution condamnerait l’interprétation à toujours se reprendre car elle n’aurait jamais le dernier mot. N’y aurait-il pas un échec de principe de l’interprétation tenant à l’inadéquation entre l’ordre des productions psychiques et l’ordre du langage ? Pour qu’elle puisse aboutir, ne faudrait-il pas que l’interprétation reste dans l’ordre homogène du dire et ne se porte que sur ce qui déjà, de sa nature, est textuel ?

– Là où il y a texte, il y a possibilité d’un commentaire. Le texte est une trace ; il s’agit de redécouvrir une intention déposée en elle, de réveiller une origine. De cette intention, de cette origine, le texte atteste mais à la façon d’un témoignage qu’il s’agit de faire parler : la lettre demande qu’on en extrait l’esprit et l’interprétation est peut-être cette opération par laquelle on essaie de revenir à un vouloir-dire primitif maintenant comme éteint dans cette trace toujours seconde ; pour revenir à cet esprit écrit dans sa lettre, pour répéter la parole vive passée, désormais prisonnière de sa gangue textuelle, il faut que l’esprit se livre à une sorte de travail de présentification, qui renouvelle le vouloir-dire initial. On en a un bel exemple avec l’application du texte de loi. Aristote a médité cette question à travers la difficulté typique du jugement de savoir comment appliquer un texte toujours général à la particularité de cas qui n’y sont pas explicitement prévus. Le juge interprète le texte du législateur. Le texte de loi est nécessairement abstrait, alors même qu’il ne prend sens qu’in concreto mais son applicabilité tient précisément à ce qu’il néglige ce qu’il y a nécessairement d’irrégulier et d’imprévu dans les matières pratiques. Aussi appelle-t-il comme nécessaire complément l’acte du juge qui en ces matières se fait l’interprète du législateur en face des cas qui ne pouvaient être prévus, auxquels le législateur n’a pas pu penser mais qui relèvent de la compétence de celui qui justement n’a affaire qu’à des cas, le juge. Aristote pense cet acte nécessairement complémentaire moins comme un commentaire du texte que comme le retour à l’intention du législateur quand il a rédigé le texte. Le juge doit ainsi se faire comme le représentant du législateur. Appliquer la loi c’est retrouver l’acte législatif par delà sa lettre, le refaire mais en présence d’un cas qui ne pouvait être compris dans le texte initial, c’est apprécier selon l’esprit de la loi comme si le législateur avait légiféré précisément sur le cas en litige. Il y a là comme une fiction qui fait de l’interprète en un autre sens du mot interprétation moins celui qui commente que celui qui incarne, celui qui donne sa voix singulière à la généralité abstraite du texte : qu’eût statuer le législateur s’il avait eu connaissance du cas ? «   Se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent lui-même, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. » (Ethique à Nicomaque, V, 14, 1137b, ligne 22) Le juge se substitue par fiction au juge, absent, qui a parlé depuis longtemps et c’est comme s’il lui donnait une présence. En somme, pourrait-on dire, Aristote pense cette interprétation par le juge moins comme une remédiation au caractère toujours trop général et inadapté de la loi que comme l’acte qui réalise parfaitement l’acte législatif initial en faisant de ce qui est juste selon la loi ce qui est équitable compte tenu des faits à connaître par le juge. L’acte judiciaire est en somme à deux temps. Le second de ces temps effectue l’acte judiciaire par excellence, il contribue par sa reprise à actualiser parfaitement la loi comme si l’intention de celle-ci ne se réalisait complètement que par l’interprétation qui l’applique. L’intention initiale est reprise dans la médiation particularisante du juge. L’acte judiciaire paraît être aussi à deux personnes, l’un comme auteur, l’autre comme interprète. Aristote peut bien écrire que l’équité du jugement est un correctif de la loi trop générale, que le juge répare les manques du législateur qui a péché par excès de généralisation ou a omis des cas. Il écrit aussi que ce n’est pas la loi qui est fautive car les matières pratiques ne se laissent pas déterminer par la généralité législative à cause de leur nature propre ; elles sont rétives à l’universalité : il en va en effet de l’être même des choses contingentes où se meut l’agent pratique et par rapport auxquelles statue ce prudent par excellence qu’est le juge, qui peuvent toujours être autrement qu’elles ne sont, qui sont le plus souvent ainsi, ce qui veut dire qu’elles sont étanches à l’exception, à la particularité imprévisible depuis la généralité du dire. « Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entrainer. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’en est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. » On comprend alors la nécessité d’une reprise, dans une sorte d’acte qui ne se parachève qu’à deux, où la parole générale de la loi est réassumée dans la décision du juge statuant sur tel cas particulier. De ce point de vue, ce qui termine en effet l’interprétation, c’est un acte, une décision, qui « tranche » comme on dit ou qui « arrête » comme on le dit d’un jugement : alors que le commentaire est soumis à une sorte de prolifération, où le texte initial s’augmente de ses gloses, la décision judiciaire retrouve par delà le texte de loi l’intention suffisante du législateur qui permet alors de qualifier le cas en mettant fin à l’ambiguïté. On peut voir une véritable division des tâches entre législateur et juge, nécessitée par la nature des cas à traiter : la loi se doit d’être générale si elle prétend à être applicable mais elle procède d’un esprit qu’il faut refaire présent devant chaque cas. On ne sort du caractère sans fin de l’interprétation qu’en opposant au texte son origine dans un vouloir dire qu’il s’agit de reprendre, de manifester de façon renouvelée sauf à ce que cette intention soit perdue et que la trace morte recouvre la parole vive qui s’y est confiée.

L’interprétation est alors un acte, moins une parole qui n’a jamais fini de redire ce qu’une autre parole, plus ancienne et maintenant transformée en texte, a voulu dire, mais ce qui présentifie un ancien présent et le refait être tel qu’il était : l’origine n’est pas obscure, à la source de tous les commentaires qui essaient de la redire, elle revient telle qu’elle était, elle se réeffectue. Le jugement est le modèle d’une interprétation finie qui abolit le texte en faveur de l’intention, d’un sens toujours présent.

L’interprétation peut donc consister dans ce travail de restitution de l’intention originelle à partir de ses traces qui diffèrent d’elle : elle a alors un caractère fini ou terminable au moins parce qu’il est possible de décider de ce qui fait sens et d’adopter l’interprétation convenable, pertinente et qui fasse autorité. Une telle conception de l’interprétation ne la rapprocheraitelle pas du jugement, qui est toujours une décision ?

Kant a montré qu’il n’y avait pas seulement une faculté de concevoir mais aussi une faculté de juger qui consiste toujours à déterminer à quels cas s’applique de façon pertinente le concept ou inversement à quel concept possible référer des cas pour réussir à les penser. Autre chose est de connaître selon la généralité du concept, autre chose de savoir appliquer cette généralité à un cas qui en relève. Si le concept est une règle, il n’y a néanmoins pas de règle pour savoir bien appliquer la règle et il y a ici une pratique du jugement qui réclame, dit Kant, un talent au défaut de quoi on ne saurait trouver de remède parce qu’il n’est pas possible de l’apprendre, parce qu’il est en somme un « art » : dans Théorie et Pratique, Kant montre que ce talent est bien un art de juger, qu’il compense le hiatus qui existe toujours entre la généralité conceptuelle et les éléments particuliers de l’expérience qu’il faut réussir à penser sous eux. L’interprétation est alors une pratique de la bonne subsomption, une manière d’accommoder le général et le particulier et de décider en effet de quoi ceci est le cas. Ce qui peut s’entendre en un double sens : tout donné de l’expérience est dans son individualité un cas, mais en tant que tel il ne prend sens que si on sait le penser sous l’extension d’un concept qui permet de déterminer de quoi il est le cas. L’exemple de Kant est celui des hommes de l’art : le médecin, le juge, le politique, qui ont à qualifier une situation concrète pour y réagir. Par exemple, diagnostiquer pour le médecin c’est en effet juger quel tableau clinique évoque telle maladie développée par un patient et ce n’est en effet qu’après avoir réussi à interpréter ces signes qu’il sera possible en second temps de déterminer un traitement ou de faire un pronostic.

Interpréter sera ici l’acte d’une pensée qui part toujours du général, qui ne peut rien dire du réel sinon selon la généralité conceptuelle, mais qui justement traite le particulier comme un ensemble de signes à penser ensemble pour les faire tenir ensemble dans une synthèse cohérente. S’il y a à interpréter, c’est dans la mesure où le donné particulier doit toujours être recollecté, repris dans une décision de son sens, comme un ensemble de signes à faire converger vers une signification conceptuelle à laquelle on finit par l’assigner. Ce sera donc une décision dans la mesure où interpréter c’est instituer le sens de ce à quoi on a affaire : cette décision, cet acte constitutif du sens, seront ce qui en même temps arrête le processus de pensée, termine l’investigation. Pas de fin pour l’interprétation si elle n’est pas un acte, et elle ne pourrait pas elle-même se prolonger dans des actes si n’avait été décidé, par elle, du sens de la situation en laquelle agir.

– Mais l’interprétation a pour domaine d’élection le texte : loin qu’on puisse reconduire le texte à une intention qui serait à son origine, et réduire sa dispersion en le ramenant à cette origine, le texte gagne son autonomie : il n’est plus de la lettre, morte, de la trace ; il est la seule possibilité de manifestation de l’intention de dire, laquelle n’est accessible que dans ce support, cette manifestation sensible ou cette expression. Or il s’agira de montrer que le texte est un principe d’excès : dire, dès lors que cela donne lieu au texte, c’est toujours en dire plus, en définitive, qu’on ne voulait dire. Il y a là une sorte de retournement de la condamnation du Phèdre de Platon qui voyait dans l’écrit la trace orpheline d’une paternité qui s’éloigne dans le temps, s’absente alors qu’elle devrait s’exercer dans la parole vive du dialogue pour défendre le sens de ce qui est dit. Le texte est bien le triomphe de l’écrit sur une telle parole vive qui ne cesse de se reprendre pour ne pas s’enliser dans un dépôt d’elle-même où elle se trahirait et serait livrée aux mésinterprétations des autres, aux malentendus. Mais au lieu qu’il faille voir dans cette transcription ce que Platon y décelait, une sorte d’extériorisation de la pensée par rapport à elle-même où elle s’aliène en des caractères étrangers, le règne malheureux de la trace qui écarte la pensée d’elle-même et l’oblige à une pénible reprise d’une présence confiée à ce qui existe hors d’elle, on peut maintenant y voir l’excès de l’expression sur l’intention qui y a donné lieu, une seconde vie de l’intention de sens qui ne savait pas tout ce qu’elle contenait virtuellement, demandant alors à l’interprétation d’expliciter comme si tout ne pouvait avoir été dit d’un coup, comme si ce moment second du commentaire était celui où le sens advenait complètement à lui-même.

Au principe de l’interprétation, il y aurait donc -selon cette deuxième hypothèse de travailencore autre chose qu’une intention à réactualiser en surmontant le caractère dépassé de sa trace. L’interprétation dit parce qu’il y a à dire et que tout n’est pas encore dit dans ce qui l’est. Comme l’écrit Michel Foucault s’agissant de ce rapport au texte et de cet usage de la parole qui sont ceux du commentaire : « il s’agit, en énonçant ce qui a été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé. Dans cette activité de commentaire qui cherche à faire passer un discours resserré, ancien et comme silencieux à lui-même dans un autre plus bavard, à la fois plus archaïque et plus contemporain, se cache une étrange attitude à l’égard du langage : commenter, c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre, résidu qui en est l’essence même, poussée hors de son secret ; mais commenter suppose aussi que ce nonparlé dort dans la parole, et que, par une surabondance propre au signifiant, on peut en l’interrogeant, faire parler un contenu qui n’était pas explicitement signifié. Cette double pléthore, en ouvrant la possibilité du commentaire, nous voue à une tâche infinie que rien ne peut limiter : il y a toujours du signifié qui demeure et auquel il faut encore donner la parole ; quant au signifiant, il est toujours offert en une richesse qui nous interroge malgré nous sur ce qu’ ‘elle veut dire‘ »[2] . C’est ainsi que l’interprétation devient commentaire. Dans ce qui est dit il y a un double supplément possible : un signifié qui n’est jamais totalement mis au jour, mis au clair, et qui provisionne le texte d’un excès ; un signifiant qui par sa forme même donne à penser, une expressivité telle qu’on n’aura pas fini de retraduire, d’expliciter ou de fixer en des significations stables ce qu’elle suggère par des moyens poétiques. De ces sortes d’excès du texte qu’on n’arrive pas à réduire on essaiera d’offrir une conceptualisation que lui a donnée Kant quand pensant l’oeuvre d’art et son effet, il a découvert que le sensible donne à penser à un être qui comme l’homme n’est ni pure sensibilité affectée, ni pur pouvoir de représentations conceptuelles mais trouve occasion de riches représentations dans le sensible ou encore qui, lorsqu’il crée génialement, produit une « riche matière », dont le trait spécifique est –là encore- qu’elle « donne beaucoup à penser ».

L’œuvre d’art est pourvue d’attributs esthétiques. Et l’art est la faculté de produire des Idées esthétiques. Le mot idée chez Kant renvoie à un registre non-conceptuel, c’est-à-dire à ce qui échappe à la détermination selon un sens fini comme les déterminations que l’entendement produit. L’Idée esthétique est ainsi ce qui ne peut être suffisamment dite en une formule, ce qui ne peut se plier à un sens qui terminerait tout ce qu’on pourrait dire d’elle. L’idée esthétique anime l’âme, c’est-à-dire que plutôt que de se donner dans une représentation, elle est au principe de l’animation même des facultés produisant des représentations, dans la tentative toujours reprise de dire au mieux ce qu’elle veut dire. Mais l’inadéquation de principe entre l’idée esthétique et sa tentative de traduction en une représentation qui la circonscrirait, par exemple en une formulation explicite, est la source même de la prolifération de ces équivalents, de ces approches qui s’essaient à la dire conceptuellement. Le sensible est alors gros d’un sens qu’on n’aura jamais fini de déterminer ; il donne à penser : il y a une expressivité du sensible qui donne de l’animation à l’âme. « Par l’expression Idée esthétique j’entends cette représentation de l’imagination, qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible[3]. » On peut penser au symbole[4] qui porte l’esprit d’un sens littéral à un sens figuré, comme si le sens littéral conduisait à lui donner une interprétation qui ne pouvait se résumer à la description de ce qu’il est littéralement : le ciel est le Très-Haut ; l’abîme est le gouffre de la chute ; le ciel étoilé est la grandeur qui conduit à la grandeur suprasensible de la moralité. Nous pouvons concevoir Dieu, la faute, le devoir moral mais c’est tout autre chose s’ils nous sont donnés à penser à travers leurs symboles. Le symbole nous donne plus à penser, selon le principe d’un excès qui alimente nos incessantes reprises pour le rabattre vers un sens obvie auquel il ne peut pourtant pas se réduire. L’idée esthétique est cette présentation par l’imagination de ce qu’aucune représentation de l’entendement ne suffit à déterminer ; on n’aura donc jamais fini de dire complètement ce qu’elle veut dire. En ce sens elle alimente une interprétation spontanée qui n’en aura jamais fini avec elle. Kant a montré que cette potentialité expressive infinie de l’Idée esthétique avait son pendant dans l’Idée rationnelle qui est une représentation qui a des caractéristiques inverses, puisqu’elle est cette pure représentation de la raison à laquelle aucune présentation par l’imagination ne saurait être adéquate. Les pures idées de la raison sont à l’horizon supérieur de nos capacités représentatives ; c’est bien pourquoi elles sont sublimes ; elles refusent toute présentation par l’imagination. Si l’idée esthétique est un signifiant auquel aucun signifié déterminé n’est adéquat, l’idée rationnelle est en contrepartie un signifié qu’aucun signifiant n’est capable de suffisamment exprimer, de rendre sensible. Mais cette double inadéquation, inverse l’une de l’autre, prédispose l’idée esthétique à être justement la tentative la plus adéquate pour donner idée de ce que renferme l’idée rationnelle. L’infini des associations de pensée dont l’idée esthétique est l’occasion en vertu de son expressivité, de sa riche matérialité, sera le plus congruent à ce principe négatif de l’idée rationnelle qui refuse de se laisser arrêter à une image, et de se laisser définitivement figurer. A la place de l’image interdite à laquelle l’idée rationnelle refuse de se laisser fixer, ce sera la série des images, leur prolifération dans un champ de représentations imagées apparentées, qui s’efforcera de restituer un équivalent de cette exigence apophatique qu’est l’idée rationnelle. Ce sera une nouvelle forme de pléthore, une autre infinité interprétative, non plus celle du concept par rapport à l’image, mais de l’image par rapport à ce qui n’est pas complètement figurable et ne peut jamais être « présenté » adéquatement. « Lorsqu’on place sous un concept une représentation de l’imagination qui appartient à sa présentation, mais qui donne par elle-même bien plus à penser ce qui peut être compris dans un concept déterminé, et qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d’une manière illimitée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la Raison) afin de penser à l’occasion d’une représentation bien plus (ce qui est, il est vrai, le propre du concept de l’objet) que ce peut être saisi en elle et clairement conçu. On nomme ces formes, qui ne concernent pas la présentation en elle-même d’un concept donné, mais qui expriment seulement, en tant que représentations secondaires de l’imagination, les conséquences qui s’y rattachent et la parenté de ce concept avec d’autres, les attributs (esthétiques) d’un objet dont le concept, comme Idée de la raison, ne peut jamais être présenté adéquatement. Ainsi l’aigle de Jupiter tenant la foudre dans ses serres est un attribut du puissant roi du ciel et le paon est un attribut de la reine du ciel. Ils ne représentent pas comme les attributs logiques, quelque chose qui est compris dans nos concepts de la sublimité et de la majesté de la création, mais quelque chose d’autre, qui donne à l’imagination l’occasion de s’étendre sur une foule de représentations de même famille, qui permettent de penser bien plus que ce qu’on peut exprimer par des mots dans un concept déterminé ; et ces attributs esthétiques donnent une Idée esthétique, qui pour cette Idée de la raison remplace une présentation logique, mais qui sert plus proprement à animer l’esprit en lui ouvrant une perspective sur un champ de représentations de même genre s’étendant à perte de vue. » Alimentant l’interprétation, si l’on suit Kant, il y aurait donc ce double excès : d’abord, excès de la présence sensible sur un sens déterminé, excès de la figuration matérielle sur sa restitution conceptuelle : c’est comme si on n’avait jamais fini de décrire la sonate de Vinteuil, on n’en a jamais fini avec l’effet qu’elle produit et les descriptions de Proust dans son roman se reprennent de passage en passage, laissant deviner un événement qui est tout autre que ce qui s’inscrit dans les mots qui l’évoquent, tentative toujours reprise car il y a dans cette « sensibilisation » une qualité unique qu’on n’aura jamais fini d’essayer de dire. Ensuite, excès de l’Idée sur ses réfractions sensibles qui y font allusion comme un tout autre ; les images sont des tentatives de rendre sensible ce qui est étranger à l’ordre du sensible en général et est d’un autre ordre : une esthétique du sublime pourrait se mettre en place qui ferait de l’échec à dire un principe artistique ; Kant évoquait le sublime mathématique de la montagne et le sublime dynamique des océans déchaînés : c’est le romantisme du Nouveau-Monde, celui de Chateaubriand expéditeur des cataractes de Niagara, le romantisme d’Atala. Kant avait montré que le sublime était une sensibilité sans commune mesure avec celle du beau car elle ne procède pas de ce qui plaît et fait croire à une faveur de la nature mais n’était possible que parce qu’au delà du régime sensible et de la sensibilité toujours pathologiquement affectée existait en l’homme une faculté purement intellectuelle dont il ne prenait conscience que lorsque toutes ses facultés sensibles étaient abattues par les manifestations grandioses du sensible, tout à fait dépassées par la démesure sensible en une expérience douloureuse : au delà des figurations sensibles et imaginatives pouvait s’établir le règne séparé de cette existence suprasensible auquel l’homme du sublime accède dans l’échec à se représenter mais dans le sentiment de sa destination suprasensible qui est morale et d’une grandeur qui surpasse toutes les grandeurs superlatives du sensible.

Le texte poétique procède ainsi de ce double excès ou de cette double inadéquation qui donne infiniment à interpréter, à redire, à restituer dans l’ordre des significations textuelles. – L’interprétation, essaiera-t-on de faire voir, ne concerne pas seulement des textes mais serait une attitude de l’existence elle-même, une forme de réflexivité plus continue et peut-être plus originaire que celle, instantanée et disruptive, du cogito. Car l’existence se réfère à elle-même quant à son sens, ce qu’elle fait dans le récit ; une existence se vit en se racontant à ellemême, dans une proximité narrative où elle s’annonce son sens. On en fera voir trois formes : l’existence est présence du passé, c’est en effet sous cette forme que le passé n’est pas ce qui n’est plus, mais est encore ; or la présence du passé l’assigne à l’interprétation continuée par le sujet qui ne cesse de reprendre le récit de son passé, et vit au présent en se racontant ce qui est en amont de son existence actuelle. Cette reprise est interprétative car le passé n’est pas un total d’événements ayant eu lieu, il est le sens de ce passé continuellement réinventé au présent en fonction notamment du sens anticipé, des projets qui remodèlent constamment en arrière d’eux le passé. L’existence est historique : aussi le sens d’un événement passé, d’un monument légué, d’une trace portant témoignage est repris depuis une situation qui est ellemême descriptible historiquement. Le propre du monde historique c’est que les choses n’y persistent jamais telles qu’elles ont été mais sont sujettes à des interprétations continuelles qui manifestent la vitalité de la présente époque historique réinventant le sens de son héritage.

L’existence historique est essentiellement interprétative au point que la réalité est moins un fait définitif qu’un sens en devenir. Cette idée culminera avec une dernière analyse qui montrera que l’existence est une perspective, idée qui fait de l’approche du réel moins un enregistrement qu’une captation qui fait entrer le réel en une vue, le réel consistant en cette vue. Cette vue peut être au sens optique une manière d’entrer en relation avec la totalité de ce qui est à partir d’un point originaire comme dans la monadologie leibnizienne qui laisse alors à penser que le réel est moins une objectivité séparée de tous les points de vue convergeant vers elle que la totalité des points de vue qui sont harmoniques entre eux et fournissent autant d’interprétations se corroborant les unes les autres ; cette perspective peut être aussi une force qui assujettit à ses propres conditions de maintien et de renforcement un phénomène qui n’a pas de sens par lui-même, mais seulement celui que lui donne la force qui s’en est emparée, force interprétative qui en fixe transitoirement le sens. Le perspectivisme leibnizien, qui est représentation et appétition se continue, comme l’avait bien vu Heidegger, dans ce dynamisme interprétatif de la vie qui est faite de subjugations et de redéfinitions de sens, comme l’a montré Nietzsche.

Si l’on prend comme fait biographique passé mon enfance, je sais qu’elle n’est pas un total d’événements vécus, à jamais fixés à des dates révolues. La preuve en est qu’à différents âges de ma vie, ce sont des versions différentes de mon enfance que je me redirai. Et sans doute nous ne vivons jamais sans nous raconter cette vie, c’est-à-dire en tissant une continuité qui tient plus au récit qu’aux événements mêmes qui dans leur factualité pure, ne disent rien. Il y aurait autant de versions de l’enfance qu’il y aurait d’âges dans la vie elle-même et le passé biographique serait une oeuvre perpétuelle, toujours recommencée, par laquelle il serait présentifié lui qui, de lui-même, n’a plus aucune sorte d’existence. Le présent du passé pour parler comme Augustin, c’est sa réinvention présente, sa réinterprétation qui est sa seule réalité, lui qui comme « n’être plus », n’en a plus puisqu’il n’y a de réalité qu’au présent. La présence du passé, c’est sa présence mise en récit, un récit qui établit une version du passé elle-même conforme à la vie présente. Sartre a bien montré en ce sens qu’il ne peut y avoir un déterminisme personnel, que je ne suis pas le résultat présent d’un passé, que les influences du passé, c’est au présent que je les détermine en fonction du libre projet que je forge de moimême, en fonction de ce que je m’annonce comme le sens de ce que je suis en train de vivre. Cette crise de la puberté, comment puis-je dire qu’elle n’était qu’un trouble hormonal et non pas plutôt une véritable révélation mystique, sinon en fonction de ce que je m’annonce, de la conversion et de la vie spirituelle qui me font relire rétrospectivement ces événements de ma vie en leur donnant le sens de signes précurseurs ? Ce séjour en prison, qui peut dire s’il m’endurcira ou me convertira, sinon moi-même à partir de la vie par laquelle je décide de donner suite à cet événement d’un vol qui m’a fait condamner ? Nécessairement il y a une illusion rétrospective puisque je lis ma vie d’avant en arrière tout en la vivant, puisque les faits passés ne survivent que dans l’interprétation perpétuellement tendancieuse par laquelle je me les restitue et les fait aboutir au sens de ce que je vis à présent. La vie se vit dans le récit d’elle-même, dans une attitude sans cesse interprétante, où le passé verse une contribution à l’actualité, qui est conditionnée par celle-ci.

Ce qui vaut pour mon passé personnel vaudrait pour le passé humain en général. La connaissance de l’histoire comme passé humain est elle-même historique, c’est-à-dire s’inscrit dans un moment déterminé de ce devenir humain : la relation au passé humain est toujours en perspective et la perspective est la condition limitante d’un accès. Impossible d’échapper à cette actualité depuis laquelle s’ouvre pour moi le regard en arrière et se fait une lecture des traces mais cette actualité, quand bien même elle aurait le privilège d’être ce temps où se construit la connaissance du passé, n’échappe pas elle-même à la condition historique et pourrait, depuis une autre époque, être objectivée dans ses préjugés, ses partis pris de lecture, sa partialité interprétative et devenir en effet elle aussi une « époque », en perdant son privilège d’être l’actualité. Il n’existe pas ici de coupure entre le sujet connaissant et l’objet connu qui pourrait alors reposer en lui-même, indifférent à la connaissance qu’on en prendrait. De même que j’ai à assumer mon propre passé personnel qui n’a pas d’autre existence que le récit que je m’en fais, il n’y a pas d’objectivité par soi du passé de l’humanité, qui a besoin d’être récapitulé dans la reprise, elle aussi incessante, d’un récit. Et si l’on se pose la question du sens de l’histoire, il devient évident qu’il ne peut apparaître que dans cette reprise qui interprète : seul le récit a cette force liante de « l’agencement des événements » comme Aristote disait du drame, de la « sustasis tôn pragmatôn », c’est-à-dire peut embrasser la suite des événements dans l’unité articulée d’une action d’ensemble qui peut lui donner un sens, au double sens d’une direction, d’un mouvement d’ensemble dans une orientation donnée et d’une intention décidant de cette orientation, soit d’une signification de ce devenir. A son tour, le double sens du mot « histoire » est bien fondé : la réalité du devenir humain n’est accessible que dans la connaissance qui s’y réfère, mais l’histoire, c’est une connaissance qui raconte, qui construit un récit, ce qui est encore conforme à un troisième sens du mot « histoire », l’histoire au sens de récit, de mise en intrigue.

Le milieu historique est, disait Feuerbach, l’équivalent d’un milieu naturel pour l’espèce humaine, qui ne vit pas dans un donné mais dans une construction toujours reconstruite. Il n’a pas en ce sens d’objectivité du passé puisqu’il n’existe qu’établi dans sa reconstruction. On s’est posé la question de savoir si l’idéal de la connaissance historique était celui d’une restitution, d’une reconstitution. Mais l’accès au passé se fait toujours à partir d’une continuité du présent au passé. La prise de la Bastille existe par exemple pour une jeune IIIème République, un siècle plus tard, en quête de légitimité et qui se fonde dans la célébration de 1789 par opposition à une autre tradition révolutionnaire qui serait concurremment celle qui aboutit non à la souveraineté du peuple, mais à celle d’une élite révolutionnaire de salut public, soit à la Révolution française, cette fois, de 1793, et aux velléités de restauration royaliste, dans la réaction versaillaise à la Commune de 1871. Toute révolution, disait Hannah Arendt, se cherche une tradition où assurer sa légitimité. Aussi l’événement n’est rien de factuel qui puisse être rétabli dans une totale neutralité axiologique. Au moment même où il était actuel, il était déjà traversé par des tensions sémantiques et était partagé entre des interprétations qui forment des traditions, ainsi les partis pris politiques sont déjà solidaires des événements au temps même de leur production et créent des lignes de clivage perdurables. On a pu ainsi écrire une histoire des histoires, par exemple une histoire des interprétations du personnage historique Jeanne d’Arc : est-elle une inspirée ayant reçu une mission historique, celle de sauver le couronne de France en consacrant le dauphin à Reims alors aux mains des Bourguignons alliés des Anglais, de mettre fin à la misère de la guerre de Cent Ans, est-elle un exemple du prophétisme féminin qui faisait que les plus humbles pouvaient parler directement au roi et être écoutés de lui, une héroïne du peuple capable de mettre l’énergie de sa souveraine simplicité au service de la cause de la nation française en voie de fondation contre la double royauté des Anglais à Londres et à Paris ? Il semble que dès le procès de 1431 certaines de ces interprétations étaient in nuce, qui réapparurent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle au moment de sa béatification et de sa canonisation : est-elle la sainte, conduite par une inspiration transcendante, est-elle la fille du peuple du parti du dauphin, le futur Charles VII en défaut de légitimité, concentrant en elle les aspirations d’un royaume déchiré et en voie de concentration monarchique, participant de loin mais de manière décisive à la naissance de la future nation française ? Un temps a la connaissance historique qu’il mérite. Peut-être pourrait-on montrer qu’un temps historique se caractérise tout autant par ses événements historiques que par la manière qu’il a de faire de l’histoire et de se référer à son passé. Nietzsche a fortement montré dans ses secondes Considérations intempestives que l’histoire n’est justement pas d’abord une question de connaissance mais un rapport vital au passé. La question est toujours de savoir que faire du passé et non pas d’abord de savoir ce qu’il a été. A travers les formes monumentale, antiquaire, critique, Nietzsche a montré que l’histoire était au service d’une manière de vivre qui avait besoin de référents dans le passé et cela au détriment de toute justice, de toute impartialité, de toute prétendue objectivité. Toute vie s’adosse à une tradition qui l’assure mais qu’elle se fournit à elle-même en exploitant le passé ; elle force le sens à apparaître en arrière d’elle, dans le temps d’autrefois, qui en retour la renforce dans son propre sens. L’histoire monumentale décrit la ligne de crête des événements supra-humains et héroïques qui justement ne peuvent avoir lieu que dans la condition d’une sorte d’oubli, d’un moment sans précédent, de présent pur ou supra-historique alors que l’histoire antiquaire vénère, au contraire, l’immémoriale tradition locale et fondatrice, celle de la coutume et de l’éternel hier, tandis que l’histoire critique a besoin, quant à elle, de ruiner de façon sceptique toute référence vénérable, tout monument intimidant, pour se fonder à même une table rase.

C’est à l’idée de perspectivisme que conduit cette interprétation immanente à l’existence elle-même.

Est-ce forcer le terme même d’interprétation ? L’interprétation renverrait au fait primitif de faire rentrer une totalité dans l’unité d’une représentation, elle serait partialité, point de vue, intégration d’un infini extensif dans un infini compréhensif dont on pourrait en effet poursuivre l’analyse sans fin, elle serait encore pliage de façon à faire des replis qui s’entérinent à l’infini dans le réduit monadique. C’est à Leibniz que l’on doit cette idée qu’un point de vue n’est pas un point dans l’espace d’où voir mais une origine absolue qui coïncide avec un être : car un point dans l’espace permet la substitution, je peux voir d’où a vu un autre avant moi, à sa place, mais je ne peux pas être cette origine d’où tout se donne à voir depuis un certain angle car à cette origine correspond un être qui est unique et à qui le tout se donne à voir selon cette unicité impartageable et distinguante. Je ne peux être cet autre. Un tel être, Leibniz lui a donné le nom de monade, qui dans l’unité de sa représentation concentre la multiplicité de ce qu’il se représente, qui a une certaine formule du monde qu’il contient en lui-même et qu’il développe au fil de ses représentations. Aussi à chacun de ces êtres monadiques, à chacune de ces perspectives correspond une vue originale sur le tout et en toute rigueur c’est comme si ce tout était autant de fois multiplié qu’il y a de monades. « Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement ; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade. » (Monadologie, § 57) La perspective, c’est le tout interprété d’une certaine manière déterminée mais Leibniz de dire que le tout n’est luimême rien d’autre que l’ensemble des perspectives qui aboutissent à lui, c’est l’accord lui-même des perspectives, leur ensemble harmonique. Au lieu de penser la perspective de façon visuelle comme se terminant à une spectacle indépendant des spectateurs mais auquel ils se référeraient tous depuis la différence infiniment multipliée de leurs points de vue, ce qui serait en rester au stade du phénomène, il s’agit avec les monades de déceler leur entente harmonique qui fait qu’à partir de leur seul entr’accord, toutes s’entendent spontanément, c’est-à-dire à partir de leur propre fonds, en dépliant leurs propres représentations, de telle sorte que les perspectives des unes reprennent et corroborent celles des autres : plutôt que le modèle d’un spectacle commun sur lequel elles se régleraient, c’est plutôt le modèle du concert qu’il conviendrait d’appliquer, comme si chaque partie ou partition était d’avance accordée à toutes les autres parties concertantes. Leibniz, avec cette notion de perspective, renouvelle profondément la conception de l’objectivité et de la subjectivité : celle-là n’est plus un absolu donné de l’extérieur à la subjectivité, elle est bien davantage ce qu’atteste l’accord intersubjectif, et n’existe que par cette entente des subjectivités représentatives. Conception qui devait profondément retentir dans la définition moderne de la subjectivité comme faculté de représentation. A la représentation aucun absolu ne peut être opposé comme critère de l’objectivité puisqu’un absolu ne peut apparaître qu’en devenant relatif. On ne peut pas sortir de ses représentations pour les opposer à un objet en soi et les lui comparer comme à une pierre de touche : aussi Kant continuera sur la voie leibnizienne en voyant dans l’accord des représentations ce critérium et en faisant de l’objectivité moins la présence de l’absolu que l’accord universel des subjectivités. Leibniz sauvegardait néanmoins l’harmonie des perspectives, ce qui était une manière de sauvegarder l’unité cosmique et le principe d’un accord des subjectivités. L’interprétation du monde est sans doute partialité, originalité, unicité mais elle reste harmonique avec celle de toutes les autres monades. C’était pour Leibniz maintenir la variété dans l’ordre ou encore de manifester la beauté de l’univers qui tient à sa capacité de contenir un infini : l’univers n’est pas un seul spectacle, il est la déclinaison de toutes ses manières d’apparaître. Mais que deviendra la perspective monadique quand elle ne sera plus réglée, lorsqu’elle ne sera pas confirmation depuis un angle de ce qui était révélé dans un autre ? Qu’est-ce qu’il se passera quand manquera le principe de cohérence cosmique et lorsque dominera la caractère impartageable de la perspective, lorsque dans la subjectivité on ne verra plus que l’originalité acosmique ? Une subjectivité interprète : cela voudra dire qu’elle ne peut sortir d’elle-même et qu’elle soumet tout à son « angle » comme dira Nietzsche en parlant de « perspectivisme » ; elle ne pourra plus faire que soupçonner que le monde ne se réduit pas à cet angle indépassable et qu’il est en effet infiniment interprétable, sans qu’on puisse savoir ce que seraient ces interprétations tout autres ou ces autres manières d’être une subjectivité : « Mais je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations. » (Le Gai Savoir, 374, Notre Nouvel « Infini »). L’intelligence ne peut sortir d’elle-même et cette impossibilité marque sa définitive partialité, l’impossibilité de se surpasser ou de se détacher de soi. Cette impossibilité lui signifie la possibilité d’autres manières de saisir le monde concurrentes de la sienne mais qui lui sont irreprésentables puisque la soumission à une perspective empêche de voir autrement que par cette perspective : par exemple, dit Nietzsche, la capacité de ressentir le temps alternativement progressivement et régressivement, ce qui donnerait lieu à une tout autre notion de causalité que la nôtre. Plus d’harmonie avec d’autres monades ici, plus de cosmos réunissant en lui tous les points de vue possibles. Le monde est redevenu infini. Nietzsche, comme l’avait vu Heidegger dans son histoire de la métaphysique occidentale, insistait alors sur un autre aspect de la monadologie : la perspective n’est pas seulement partialité, représentation angulaire, vue inédite, elle est force, capture, enrôlement, subjugation. Leibniz dans sa Monadologie avait en effet montré que la monade n’est pas seulement représentation, mais aussi appétition, qu’elle était force de passage d’une représentation à une autre, qu’elle n’est pas seulement contemplation mais aussi désir et énergie[5]. C’est ce dynamisme que Nietzsche redécouvre sous le perspectivisme : dans un beau passage de la seconde dissertation de la Généalogie de la Morale, s’interrogeant sur les sens qu’a pu recevoir le châtiment, il découvre une loi générale qui vaut pour toute institution humaine, mais aussi pour tout organe, pour tout phénomène qui jusque dans sa matérialité est investi d’une force qui lui impose un sens et qui se ressent de la violence subjuguante de cette interprétation[6]. Rien qui puisse alors se présenter selon le caractère originaire d’une cause finale, d’une fonction de toute éternité établie ; aucune structure qui puisse recevoir le sens unique d’une fonction pour laquelle elle serait faite. Contre le finalisme, Nietzsche établit la toute puissance de l’interprétation qui invente une fin, s’empare d’une structure pour lui imposer une fonction imprévisible et redéfinit son sens d’ensemble. Il y a loin du principe final, de l’utilité, de la causa fiendi à la genèse : la genèse n’est pas la réalisation d’un plan préétablie, elle est plutôt l’histoire contingente et la série aventureuse des captations de sens et des réinterprétations imposées. L’interprétation est alors à son plus haut degré d’immanence, elle est l’existence elle-même en tant qu’elle se cherche un sens et ne peut être sans sens. Plutôt vouloir le rien plutôt que de ne rien vouloir, dit Nietzsche de l’existence selon l’idéal ascétique et pareillement, pas plus qu’une volonté ne peut renoncer à elle-même et préfère encore vouloir la négation que ne pas vouloir du tout, une existence en général ne peut sortir d’une appétition de sens, elle ne peut être absence de sens, non sens, ne peut se vivre comme telle et même la protestation d’absurdité serait encore une attitude interprétante manifestant que le monde est sourd à notre appel de sens.

« La question est de paroles, et se paie de même », dit Montaigne : l’intrprétation prolifère-telle à cause de la facilité même à répondre à des mots par d’autres mots, à dériver du texte d’autres textes qui se recommandent de son antériorité, de son autorité, sans jamais réussir à décider d’un sens ? Nous avons vu que l’interprétation avait prise sur d’autres domaines que celui du texte, de la trace écrite : qu’elle était élucidation d’un sens ambigu, ce qui la mettait dans la position de n’en jamais finir avec cette ambiguïté de principe, de ne jamais réussir à s’équivaloir à cette infinité potentielle ; qu’elle était décision du sens et que le texte n’était pour elle que la nécessaire orientation conceptuelle c’est-à-dire générale qui lui permettait de statuer dans la contingence des cas ; nous avons pu voir que dans le régime du texte, sa prolifération n’était pas seulement que les mots appellent les mots comme dit Montaigne, comme si on ne se payait que de mots, mais qu’elle tient à un excès du signifié sur le signifiant ou du signifiant sur le signifié, de sorte que l’interprétation devient aussi bien un commentaire qu’un texte poétique lesquels ramènent au langage ce qui dans le langage le dépasse : inspiration transcendante, métaphores aux effets sémantiques inédits, expérience dont la trace est indiquée par le manque à dire, le défaut à dire. Enfin il apparaît que le texte et son interprétation ne sont pas d’un ordre seulement littéral ou littéraire si on sait voir que l’existence elle-même ne cesse de se référer à elle-même en se disant c’est-à-dire en instaurant du sens. Nous sommes les incessants biographes de nous-mêmes. Et il n’y a pas de vie humaine sans récit, pas de manifestation humaine sans reprise d’un sens ancien dans un sens inauguré : l’ordre textuel serait dérivé de cet ordre existentiel, au lieu d’être indépendant et dans cette indépendance, susceptible de se reproduire indéfiniment, de s’augmenter par autofécondation.



[1] Essais, Livre III, chapitre XIII, classiques de Poche, p. 459

[2] Michel Foucault, La naissance de la clinique, préface, PUF, p. XII, XIII

[3] Kant, Critique de la faculté de juger, § 49, Vrin, p.143-144

[4] « J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier. » (Paul Ricoeur, le Conflit des interprétations, existence et herméneutique, p. 16, Seuil)

[5] « L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre, peut être appelé Appétition : il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles. » Monadologie, § 15

[6] « Une chose disponible, en quelque façon aboutie, est toujours réinterprétée dans le sens de nouvelles intentions par une puissance qui lui est supérieure, sans cesse récupérée dans le sens de nouvelles intentions par une puissance qui lui est supérieure, sans cesse récupérée, tournée et réorientée vers un nouvel usage ; tout ce qui arrive dans le monde organique est un assujettissement, une domination et, inversement, tout assujettissement, toute domination est une réinterprétation, un réajustement, qui font nécessairement que le « sens » et la « fin » antérieurs sont obscurcis ou complètement effacés. Si bien qu’on ait saisi l’utilité d’un organe physiologique quelconque (ou encore d’une institution juridique, d’une coutume sociale, d’une forme esthétique ou d’un culte religieux), on n’a encore rien compris pour autant à sa genèse : bien que cela paraisse désagréable et pénible aux oreilles anciennes, -puisque de toute antiquité on a cru saisir dans la fin assignable, dans l’utilité d’une chose, d’une forme, d’une organisation, jusqu’au principe de sa genèse : l’oeil est fait pour voir, la main pour prendre. Ainsi le châtiment aurait-il été inventé pour châtier. Or toutes les fins et toutes les utilités ne sont que des indices d’une volonté de puissance devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui lui a spontanément imposé le sens d’une fonction ; et toute l’histoire d’une « chose », d’un organe, d’un usage peut ainsi constituer une chaîne incessante de signes, de réinterprétations et de réajustements, dont les causes n’ont pas nécessairement de rapport entre elles, et plutôt parfois se suivent et se succèdent d’une façon toute contingente. Le « développement » d’une chose, d’un usage, d’un organe, n’est dès lors rien moins que son progrès logique et bref obtenu avec le minimum d’énergie et de coût ; mais il est la succession de procès de domination qui s’y jouent, plus ou moins profonds, plus ou moins interdépendants, sans oublier les résistances qu’ils opposent toujours, les tentatives de transformation aux fins de défense et de réaction, ainsi que le résultat des réactions réussies. Fluente est la forme, et plus encore le « sens »… » Nietzsche, Généalogie de la Morale, II, 12.

Ce contenu a été publié dans Individu, sujet, identité, institution, masse, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.