Joël Bernat : « L’acte psychique d’autobiographie, ou l’incessante quête d’un « Je » »

Conférence à l’Université Paul Verlaine de Metz pour le Colloque international Autobiographies et traces événementielles, « Mimésis III » : Figurations et faits dans les écrits narratifs de langue allemande (XXe-XXIe Siècles), du 25 au 27 octobre 2012. Paru in Genèses de textes / Textgenesen, Autobiographie et textualité au XXe siècle dans les pays de langue allemande, F. Lartillot & Frédéric Teinturier éd., n°7, 2016, Bern, Peter Lang.

« L’homme est animal enfermé –
à l’extérieur de sa cage.
Il s’agite hors de soi. »
 
« Un homme est plus compliqué,
infiniment plus compliqué que sa pensée. »
Paul Valéry.[1]

En 1924, répondant à une demande, Sigmund Freud rédige une autobiographie[2]. Ce qui est d’abord remarquable tient au fait que le passage qui informe le lecteur de faits présentés comme personnels est bref et imprimé en petits caractères et n’apporte qu’une connaissance très générale sur quelques événements de sa vie : en fait, le minimum à l’instar d’une fiche d’état civil. Puis, très vite, le récit se fait plus impersonnel car, ainsi qu’il l’écrira dans un post-scriptum en 1935, cet exercice se doit d’opérer un dosage entre présentation subjective et objective, ou entre intérêt biologique et historique. Mais le subjectif disparaît bien vite et cela est justifié par l’argument que la psychanalyse est devenue le contenu de sa vie, ou, dit autrement que sa propre destinée est celle de l’histoire même de la psychanalyse. Freud refuse donc que le public apprenne quoi que ce soit de sa vie personnelle, ce qu’il justifie ainsi : « Rien de ce qui m’arrive personnellement n’a d’intérêts aux regards de mes relations avec la science ». Alors, cette autobiographie n’est, d’une part, qu’une suite d’événements et de dates qui ne constitue que une histoire et non l’histoire de la psychanalyse, quand bien même s’agit-il d’une histoire rapportée par son fondateur, et, d’autre part, ce récit peut donner au lecteur l’impression que le « je » de Freud n’y est pour rien dans tout ce qui s’est passé. En effet, il a pu souvent se décrire comme résultat, produit d’un héritage culturel, une sorte de lieu où se seraient condensés les acquis culturels précédents. Ce qui est en partie exact et valable pour nous tous, mais cela laisse dans l’ombre le « pourquoi lui ? » ainsi que sa motivation interne. En fait, il y a quelque chose de remarquable chez Freud, qui tient en une différenciation qu’il a toujours faite entre l’homme (auquel il attribue une morale de petit bourgeois des Lumières allemandes) et le savant, sachant que l’homme doit sans cesse s’effacer face aux observations de la science[3]. De fait, nul témoignage sur l’homme[4] ni sur son désir inconscient exprimé dans l’invention d’une pratique, encore moins, nulle histoire psychanalytique de la psychanalyse.

Ainsi peut-on distinguer dans cet écrit deux facteurs :

– un facteur interne occulté : soit la dimension personnelle, libidinale, qui ne regarde personne, l’histoire de l’homme Freud[5] ;

– un facteur externe : soit l’effet de ses rencontres avec les savoirs et leurs impacts sur sa construction ; c’est l’histoire du savant Freud.

Nous pouvons aussi relever deux thèses qui organisent son écrit :

– l’une, passive : l’on est « enfant de son siècle », fruit de contextes et d’influences ;

– l’autre, active : c’est quand même un sujet qui crée un mélange personnel des héritages, thèse que Freud justifiait souvent par une citation de Goethe : « Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, / si tu le veux posséder, gagne-le. »[6] Ce serait cette action qui singulariserait l’individu.

Nous aurions donc ici une autobiographie de savant.

Toute à l’inverse, l’autobiographie de Carl-Gustav Jung[7], qui, outre le récit de son parcours scientifique, aborde la question de l’homme, du sujet Jung se posant la question du « je » en termes d’unité, question poussée par le sentiment puissant et ancien d’être deux « moi » en parfaite opposition, d’où son sentiment d’être « coupé en deux ». Alors toute son œuvre théorique apparaît en quelque sorte, au-delà ou en deçà de l’intérêt théorique, une tentative de se saisir ou de se construire en un « je », en une unité[8].

Ce que l’on peut retirer de ces lectures, pour l’instant, se résume à deux positions quant à la science : l’une, celle de Freud, place la science comme quelque chose nécessairement à côté ou au-delà du subjectif, en une forme de « moi » public, et l’autre, celle de Jung, mais à son insu, fait de la science une tentative d’auto-guérison par une théorie du « je ».

Une autobiographie pose alors deux questions, au moins : celle, bien sûr, de son utilité, par exemple pour des historiens, en ce que l’auteur propose parfois un témoignage. Mais l’on peut aussi se questionner sur la nécessité interne qui pousse à l’acte de se dire – en partie – à d’autres. N’est-ce qu’une dimension exhibitionniste ou narcissique ? Si cela peut le paraître dans certains cas, il semble que ce ne soit qu’un aspect de surface et qu’une cause plus profonde vienne motiver cet acte d’écriture. L’on peut penser à cette formule assez ambiguë : « se dire – à d’autres ». Est-ce dire quelque chose de soi à d’autres, dans une simple monstration, ou bien est-ce créer une scène particulière où un public est nécessaire pour pouvoir lui adresser une parole qui dirait quelque chose de soi ? L’on peut penser qu’il y a là plusieurs cas de figures.

Nous nous intéresserons surtout, ici, à cet aspect : la motivation interne qui pousse à cet acte d’écriture autobiographique adressé à d’autres, soit ce qui peut naviguer sous couvert d’un témoignage.

Questions sur l’existence

On connaît le silence qui répond le plus souvent à cette question : « qui suis-je ? ». Ou bien, ce sont des fragments qui laissent une impression de mosaïque, selon deux orientations :

– soit le récit d’éléments qui m’ont, en fait, été donnés par d’autres : « tu es un homme, français, etc. », c’est-à-dire comment je fus identifié par les autres : cela ne donne qu’une liste d’appartenances et non un sentiment interne d’être, et encore moins d’unité ;

– soit me viennent des fragments de vie, d’expériences vécues où je me suis vraiment éprouvé comme existant. Mais ils sont si disparates qu’il semble a priori impossible des les relier en une unité signifiante, unité recherchée qui pourrait s’exprimer ainsi : « je sais qui je suis ».

Pourquoi « qui suis-je ? », « Qui je ? », et non « qui moi ? »

La difficulté est celle-ci : je m’éprouve entier dans l’expérience sensorielle, mais pas dans l’expérience verbale. Alors, un mot ou un récit pourra-t-il vraiment me représenté et me présenter à moi-même ?

Cette question sur l’existence, qu’on se la pose, ou bien qu’elle nous saisisse (en un insight de la répétition), l’on reste bien souvent aux prises avec une énigme : qu’est-ce qui m’a amené où je suis, qu’est-ce qui a conditionné mes actions, qu’est-ce qui m’a ainsi fait ? De quoi suis-je fait, ou qui suis-je ? Soit la question d’une prédétermination, pressentie mais mystérieuse, supposée orienter et planifier l’existence, de façon non maîtrisée, à l’insu, c’est-à-dire de façon inconsciente. Ce genre de saisie se produit, schématiquement, selon deux extrêmes :

– soit elle s’opère après-coup, c’est-à-dire que « je » me pose des questions ou me mets en question quant à mon existence : c’est un retour sur soi, actif, dans le sens où je me mets en quête : un « je » tente de saisir un « moi ». Dans ce cas, les représentations qui viennent sont sur le mode du fil : le fil rouge[9] ou la colonne vertébrale, le chemin de vie, etc., représentations qui tentent de restituer quelque chose du sentiment qu’il y aurait un « conducteur » interne, une assise ou un projet, bien que ressentis énigmatiques : car si le projet pindarique (devenir soi-même) est évident, il n’en reste pas moins que le soi-même est, lui, énigmatique ;

– soit le sujet est saisi et subit le plus souvent passivement l’impression qu’il est la proie de répétitions, toujours les mêmes, ou bien qu’il ne s’y sent pour rien dans tout ce qui lui arrive : en ce cas, les représentations qui viennent traduisent un éprouvé d’enfermement lié au sentiment qu’une force énigmatique, supérieure et extérieure qui piloterait l’existence selon un dessein ignoré du sujet. Les représentations de ces forces sont, par exemple, le fatum ou le destin, qui vont se lier à d’autres telles que : l’impression de l’effet d’un contexte culturel, l’histoire familiale, etc., ou encore la Nature ou les gènes (« je suis fais comme ça »), des puissances « externes » telles les dieux ou les astres, autant de formes qui traduisent l’éprouvé d’une puissance mystérieuse au-dessus de soi – et dont nous serions le pantin – mais en tous cas une organisation pensante, qui sait, elle. Mais dans ce cas, il ne peut y avoir de véritable autobiographie puisque le « je » est projeté à l’extérieur.

Car on n’a pas forcément le sentiment que tout s’est passé comme on l’avait imaginé ou souhaité et l’état des lieux de notre existence présente bien des énigmes : pourquoi fais-je ce métier, pourquoi je vis avec cette personne plutôt qu’une autre, etc. Questions qui traduisent notre quête inépuisable de sens, de quelque chose qui donnerait le sentiment d’une supposée existence « organisée » – ce qui ne serait d’ailleurs pas forcément agréable… mais rassurant néanmoins : il existerait une puissance qui aurait définit mon existence ou qui en détient les clefs : c’est dire, donc, combien cela m’échappe.

Ainsi l’autobiographie devient possible lorsque l’auteur est, non seulement un témoin mais aussi convaincu d’être le porteur d’une causalité interne. Et donc le lecteur peut être attiré par la lecture d’un témoignage sur des événements mais aussi par l’envie de savoir qui est cet auteur, s’il a, par exemple, un « supplément d’âme », etc.

La quête et ses moyens

Certains enquêtent sur cette affaire du destin, selon différents moyens : en lisant des bio- et autobiographies par exemple. Ces lectures sont souvent guidées par le projet, l’idée que l’on pourrait y trouver quelques réponses quant à ce qui a pu faire destin chez une célébrité, dans l’espoir d’en tirer quelques informations pour sa propre quête. Mais le plus souvent, nous sommes déçus car l’auteur lui-même n’est pas plus avancé sur ce qui a pu faire destin en lui, puisque souvent son écrit n’est qu’une tentative de s’en saisir.

Un autre moyen est de faire, pour certains, une psychanalyse, où l’analyste est supposé savoir ce qui fait destin : d’une certaine façon, il occupe l’ancienne place des dieux, supposés détenteurs des causalités de l’existence. Car le trajet analytique est bien la constitution d’une autobiographie parlée, c’est-à-dire la construction d’un fil, d’une histoire et non plus se sentir fait par des histoires ou des paroles vécues comme prophétiques. Car c’est bien cette mise au singulier qui est cherchée quelle qu’en soit la manière : « se constituer, se construire en (une) histoire ». Ce qui me paraît être un des projets de l’autobiographie écrite comme parlée. Mais dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de réponses possibles tant que ce n’est pas l’individu qui se met lui-même au travail, en son intérieur, nulle réponse ne pouvant venir de l’extérieur.

Cette quête n’est pas liée au seul fait de l’autobiographie, ou plus exactement, l’écrit autobiographique ne fait que prolonger à l’extérieur, un mouvement qui existe depuis l’enfance : c’est la forme manifeste d’un récit interne, et intermittent : car les questions sur l’existence, sur l’être, commencent tôt dans la vie et les réponses que l’enfant se donne constituent peu à peu une sorte de théorie de son existence[10], une théorie du soi, qui passe par des ensembles particuliers selon les époques, tels le roman familial[11], les belles histoires[12], le journal intime, ou la présentation de soi au début d’une relation amoureuse, autant de formations psychiques qui sont au service de « se construire (en) une histoire », ce qui est différent de « construire son histoire ». Car ces formations sont des auto-récits qui traitent, non pas de la réalité de l’existence mais témoignent seulement de la réalité psychique[13] du sujet, un sujet qui se donne une histoire comme identité afin de pouvoir s’inscrire dans le monde, et non pas un sujet qui fait retour sur son existence afin de construire, aprèscoup, son histoire : car cela ne semble possible qu’après-coup.

Mais même dans ce mouvement après-coup, il n’est pas du tout certain que cela apporte quelque réponse à la question du sens de l’existence. Y a-t-il quelque chose de plus profond en moi, inouï, qui oriente et prédétermine « moi » ? Et dont mon « moi » ne serait que le sujet, au sens latin de sub-jectus, jeté sous.

Alors, l’autobiographie est-elle une utopie, dans la mesure où elle ne restituerait qu’une réalité psychique, ou bien tente-t-elle de restituer quelque chose d’une réalité effective, ou alors comment l’auteur s’est situé et arrangé avec la réalité ? Il y a sans doute les deux cas de figure, dont le premier a peut-être pu faire dire à Pascal : « Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre […]. » car selon Pascal, « Le moi est haïssable »[14] désignant par là un projet peut-être narcissique.

Sur le souvenir

Si l’on suit les enseignements de la psychanalyse, il serait en effet utopique de croire qu’il y aurait par exemple des souvenirs purs : si la mémoire est en elle-même fiable, les souvenirs sont sans cesse interprétés après-coup dans la vie psychique[15], c’est-à-dire déformés selon des nécessités internes, et parfois ces souvenirs ne sont que des écrans afin de maintenir refoulées d’autres formations. Ceci crée peu à peu une réalité psychique propre à un sujet, celle dont il a besoin pour s’inscrire dans le monde ou plus exactement son monde, sa vision-du-monde (Weltanschauung)[16], soit le jeu des points de vue. Néanmoins, il existe quand même des effets de la réalité matérielle.

Pour l’instant, disons que ce qui pousse à l’autobiographie relève d’une nécessité interne, la quête d’un fil rouge : construire son histoire une, afin de ne plus s’éprouver comme ayant été construit par d’autres choses, et de s’éprouver autrement que sous la forme de fragments d’histoires. Et de répondre à une autre question que l’on pourrait ainsi formuler : la causalité fut-elle interne ou externe ?

L’événement et ses mythes

Or rien de spécifique ne vient des événements : c’est un mythe, celui de l’événement qui transforme, soit sur le mode religieux de l’illumination, de la rencontre sur un mode de surgissement, d’épiphanie – comme si elle n’était préparée par rien –, ou selon la pensée magique, par exemple celui du coup de la baguette magique d’une bonne fée, ou naître coiffé ou naître génie, etc.[17]

L’événement n’est qu’un récit, celui d’une interprétation, c’est le récit qui fait exister l’événement. De plus, un événement ne devient histoire que s’il est adressé à un autre, transféré, et c’est ce mouvement – nécessaire – qui opère et produit une histoire. L’acte d’écriture autobiographique serait d’abord cela : transformer des événements de sa vie en histoires racontées, extériorisées, puis, dans l’amas de ces histoires, tenter d’en trouver le fil organisateur.

L’écrit autobiographique et son double mouvement

Les autobiographies ne sont pas des Mémoires telles qu’il s’en publie beaucoup, mais quelque chose de bien différent, une sorte de second étage ou de position méta par rapport à ce que sont Mémoires et Souvenirs. En effet, cet exercice est d’un tout autre registre qu’une seule remémoration, fut-il un tant soit peu interprété.

Le point commun entre ces deux scènes (celle de l’autobiographie et celle de l’analyse) est, au niveau du temps, celui d’un récit introspectif et rétrospectif. Mais dans les deux cas, cela ne va pas sans résistances, telles que celles de la censure morale ou du narcissisme, d’autant plus lorsque le récit est au service d’une monstration narcissique ou au service de l’idéalisation de soi.[18]

Si nous simplifions, ce travail se fait en plusieurs temps :

1 : un travail de remémoration : reprise de souvenirs connus et surgissements de souvenirs oubliés, et la saisie de ce qui se répétait, de façon muette, silencieuse, dans certaines conduites et situations ;

2 : puis, le plus souvent, un travail de dés-interprétation et de ré-interprétation de certains souvenirs, c’est-à-dire après-coup et non plus sur le coup, en une lecture au présent qui défait celle qui se fut imposée sous le coup de l’événement et interprétés alors : le sujet est alors actif, en place de spectateur de lui-même puis de lecteur, pouvant même saisir en quoi fut-il metteur en scène ;

3 : ce qui produit peu à peu un travail de perlaboration[19] (Durcharbeitung) qui mène progressivement à la constitution d’une histoire dès lors que se saisit et s’accepte une sorte de fil rouge. Dont la trace, l’existence, se dévoile ainsi par intermittences grâce au détissage des constructions qui émaillaient le parcours de sa vie. (Remarquons que si l’auteur ne fait pas ce travail, ce sont les historiens qui souvent le font à sa place).

Il s’agit désormais, non plus de se théoriser – ce qui ne serait qu’une nouvelle construction interprétative de soi -, mais, dans le meilleur des cas, d’être saisi – bien plus que se saisir – par ce fil rouge qui échappe à notre pensée consciente : l’on pourrait dire que l’on s’historise après-coup, en rassemblant des histoires en une histoire[20]. Une histoire afin de trouver un sens à sa vie, donner une raison[21] après-coup à nos actes. Et le résultat déplace le sujet lui-même[22], ce qui serait un critère d’autobiographie réussie ? Et outre le fait de (re)constituer une histoire qui serait l’histoire d’un sujet, l’autobiographie tente de construire un lieu psychique, un topos du « je », celui de la constitution de tout événement[23].

En lisant certaines autobiographies (celles de Freud, de Jung, de Rousseau ou de Richards) l’on sent bien, comme on le dit, que les auteurs « sont animés par quelque chose » dont ils ne peuvent eux-mêmes rien dire ou si peu et dont ils peuvent seulement nous en montrer quelques apparitions ou manifestations visibles (telles des épiphanies) sans pour autant arriver à se saisir du tout. Et nous, lecteurs, quêtons dans ces écrits cette saisie qui ne vient pas, en espérant qu’elle vienne nous éclairer dans la saisie de notre propre « je » au fil de quelques situations communes[24], ou nous apporter un « supplément d’âme ». Une telle lecture donne l’impression qu’un auteur, via un discours écrit, qu’il constitue et qui le constitue, tente de saisir son « je » mais selon une utopie psychiquement nécessaire : l’impression d’unité donnerait l’impression d’identité, une sorte de fil rouge. L’autobiographie est en effet bien plus un récit « psychologique » que le descriptif d’actions et d’événements. Que l’on dise « je », « personnalité », « caractère » ou « ma nature », tout cela est équivalent. Derrière ces termes, c’est le souci d’unité qui est au travail. Alors, le lieu de l’écrit donnerait un lieu au « je » de par la fonction de dépôt de l’écriture et de son concret (les pages, le livre), ainsi que ses effets de révélation après-coup.

D’une certaine façon, une forme d’unité est réalisée par l’acte autobiographique : en effet, le « je » y est à la fois auteur, narrateur et personnage (il se crée par sa propre mise en scène). Cette sommation à elle seule peut offrir un sentiment d’identité du fait du sentiment d’unité. Mais, redisons-le, cette quête est tournée vers l’intérieur en une quête de la source ou de la prédétermination, même si le récit rapporte des actes et des événements et quête souvent l’approbation des lecteurs.

Conclusion

Il y aurait dès lors deux types d’autobiographies : Celle des « moi », donnant un récit de fragments, et celle du « je », plus unitaire ou linéaire. Dans le meilleur des cas, l’autobiographie offrirait un lieu, mieux, une scène où, en déployant les aventures du « moi », on tente et espère d’en trouver le dénominateur commun, quelque chose qui pourrait enfin s’écrire : « je[25] », et « je suis ceci ou cela ». « Je », c’est le fil rouge, la colonne vertébrale, ou encore le sujet de l’inconscient selon la formule de Lacan. On pressent qu’il détient les raisons de nos cheminements dans la vie, les « pourquoi » de ce qui nous apparaît souvent comme errances ainsi qu’une clef interprétative des événements vécus. La difficulté est que les racines de ce « je » sont le plus souvent inconscientes. On ne peut alors l’entrevoir, selon le principe du serpent de mer, que par intermittences. « Je » serait-il un auteur toujours évanescent ? Et c’est parfois au lecteur de faire un travail de perlaboration, c’est-à-dire de construire un fil contre les évanescences, afin de saisir le « je » qui se dit, comme cela est le cas avec Jean-Jacques Rousseau.

Cette scène psychique de l’autobiographie mettrait donc en tension quelque chose que l’on peut figurer par le jeu dialectique du sujet et de son ombre[26]. Celui-ci pourrait dire ou penser : « cette ombre est mienne, elle me représente, mais je ne suis pas mon ombre !… » Et l’écrit – ou le récit – autobiographique serait une de faire correspondre le « je » et son ombre, en en soumettant le résultat à la validation – ou non – des autres, les lecteurs.

L’autobiographie s’adresse autant à l’autre qu’à soi-même. Elle est une scène où un « je »-auteur mets en scène ses « moi », c’est-à-dire ses personnages : la personne/je et son personnage/moi, ombre de la personne : le « je » crée l’ombre, celle-ci est agie, et ignore ce qui l’anime. A partir des ombres ou des personnages on peut inférer des traits du « je », mais le risque à mettre le « je » en mots serait d’en faire un personnage, ce qu’évite par exemple Freud ou Keith Richards[27] dans leurs autobiographies mais pas, à mon sens, Rousseau ou Jung.

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[1] Paul Valéry, « Tel Quel I » in Œuvres II, Paris, Pléiade, 1960. Nos italiques.

[2] S. Freud présenté par lui-même, Gallimard, Paris 1984 ; « Autoprésentation » et « Post-scriptum » (1935), in Œuvres complètes, XVII, Paris, P.U.F., 1992. Ce texte de commande s’inscrit dans le quatrième volume d’auto-présentations demandées à des médecins de renom et publié dans : L. R. Grote, die Medezin der Gegenwart in Selbstdarstellungen, Leipzig, Felix Meiner, vol. IV, p. 1-52, 1925. Texte de commande, certes, mais Freud accepta de le faire.

[3] C’est une position typique des Lumières anglaises (édictée par Newton) qui s’illustre bien avec la découverte de l’étiologie sexuelle des névroses : le savant a du reconnaître des faits qui répugnaient l’homme.

[4] Une précision : cette dichotomie recoupe celle que Freud a toujours faite entre la réalité matérielle, celle que cherche le savant, et la réalité psychique, celle qui anime l’humain. Cette différenciation est néanmoins un peu facile, ainsi posée.

[5] Freud dira qu’il en a dit plus que quiconque dans sa Traumdeutung du fait d’y avoir inscrit ses propres rêves.

[6] Goethe : « Was Du erebt von Deinen Vätern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen », Faust I & II, Paris Flammarion, Paris 1984 : vers 682-3 de « La nuit » ; aussi traduit : « L’héritage qui t’est venu de ton ancêtre, / Il te faut l’acquérir pour le mieux posséder. » Ou encore, « Ce que tu as hérité de tes pères, / Acquiers-le afin de le posséder. » Chez Freud, voir : Totem et tabou (1912-13), Pour introduire le narcissisme (1913), Abrégé de psychanalyse (1938).

[7] C. G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Folio Gallimard, Paris 1997.

[8] D. W Winnicott, « Un rêve de Winnicott en rapport avec un compte rendu des écrits de Jung », et « Sur DWW par DWW », in La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, Paris 2000. Winnicott écrit ceci : « Jung, en se décrivant lui-même, nous donne un tableau de schizophrénie infantile ; en même temps, la force de sa personnalité est telle qu’elle le rendit capable de se guérir lui-même. Il en paya le prix, et une partie de ce prix fut ce qu’il reversa à notre intention, avec son insight exceptionnel » quant aux sentiments de ceux qui sont mentalement clivés. « La trajectoire de Freud vers la santé mentale pourrait être ce dont les analystes essaient de guérir, tout comme les jungiens essaient de guérir du divided self de Jung […]. À la fin d’une longue vie, Jung atteint le centre de son self qui s’avéra être un cul-de-sac ; en comparaison, nous pouvons préférer les tâtonnements de Freud et son échec progressif à conclure quoi que ce soit, à part le processus que nous et les générations futures pouvons employer pour la thérapie et pour la recherche. »

[9] Métaphore de Goethe, in Les affinités électives, chap. II, Gallimard, Paris, 1990 : « En Angleterre tous les cordages de la marine royale sont traversés par un fil rouge qu’on ne saurait faire disparaître sans détruire le travail du cordier qui ne les a enlacés ainsi, que pour prouver à tout le monde que ces cordages appartiennent à la couronne de la grande Bretagne. C’est ainsi qu’à travers le Journal d’Ottilie règne le fil d’un tendre penchant qui unit entre elles les observations et les sentences, et fait de leur ensemble un tout qui appartient spécialement à cette jeune fille ! ».

[10] Cela commence avec les questions sur l’amour (« est-ce que l’on m’aime ? », « m’a-t-on désiré ? », « que me veulent-ils ? », etc.), puis les projets d’existence pour quand l’on sera grand, ainsi de suite.

[11] Le roman familial (une sorte de première autobiographie qui construit une réalité psychique) ; ensemble de fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents (il est un enfant trouvé, adopté). Ces fantasmes trouvent leur fondement dans le complexe d’Œdipe. Le sujet se forge une famille et s’invente, à la manière d’un roman, d’autres parents, généralement plus « prestigieux » (il est l’enfant secret d’un prince), invente à sa mère des relations amoureuses secrètes, imagine que ses frères et sœurs sont des bâtards, etc. Les exemples ne manquent pas en littérature et surtout cela peut expliquer certains succès.

[12] Voir Anna Freud, Gesammelte Schriften, V, Kindler Verlag, München, 1980. Anna Freud, « Schlagephantasie und Tagtraum », Imago 8, Wien 1922, puis « The relation of Beating-Phantasies to a Day-Dream », International Journal ou Psychoanalysis, IV, London 1923.

[13] Réalité psychique : désigne pour Freud ce qui, dans le psychisme présente une cohérence et une résistance comparable à celle de la réalité matérielle, et qui est constituée par les fantasmes inconscients et leurs élaborations secondaires. Risque d’une formation écran au service du refoulement ou de la névrose. Une théorie de soi qui porte en elle l’inconnu de sa constitution (en lutte contre l’amnésie infantile) et écart entre l’expérience vécue et la capacité de l’écrire et de la parler.

[14] Cf. Pascal, Pensées, XXIX, Delmas, Paris 1967.

[15] Par exemple ce que Jung décrivit sous le terme de Zuruckphantasieren

[16] Nous connaissons tous les écarts qui se manifestent entre divers témoins lors d’un procès alors qu’ils ont assisté à la même scène, ou encore des enfants qui parlent de leurs parents et qui découvrent qu’ils n’en ont pas la même vision.

[17] La Société Américaine de Psychiatrie, qui est à l’origine de nouvelles définitions de la psychopathologie, a « décrété » que c’est l’événement qui est en lui-même traumatique : le sujet n’y est pour rien. D’ailleurs, il n’a plus de sujet mais un organe qui subit le monde.

[18] Nous faisons ici l’ « impasse » sur ce que représente le « soi »…

[19] Durcharbeitung, perlaboration : processus par lequel ce qui a été perçu puis attribué sans subir de négation est mis en jeu dans une épreuve de réalité afin d’amener à un jugement d’existence ou un renoncement. C’est un travail élaboratif, ce que marque le préfixe Durch, de traversée, par exemple du fantasme. Ce terme de perlaboration est réservé au travail analytique en séance, sinon, hors séance, il s’agira de translaboration : cela spécifie une élaboration psychique hors cure, dans le cours de l’évolution d’un sujet, puisqu’il existe des processus permettant de résoudre et de dépasser spontanément certaines positions affectives de l’enfance par un remaniement de ces affects et relations objectales, réduisant ainsi le clivage intrapsychique en fonction d’éléments internes comme externes et favorisant l’intégration du moi. Ceci est donc lié au potentiel évolutif d’un sujet.

[20] Nous en avons des exemples spontanés et fragmentaires, par exemple lorsque nous relisons des textes d’adolescence. Voir Nietzsche et la programmation d’un projet de vie à l’adolescence. Ou toute la question des cryptomnésies.

[21] Car il s’agit de cela : mettre en mots et en raison quelque chose qui n’est qu’éprouvé par les sens !

[22] Voir la notion d’Entstellung telle que Freud la reprend dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (Der Mann Moses und die monotheistiche Religion), GW XVI, 101-245 ; Gallimard 1986 : « On aimerait prêter au mot Entstellung le double sens qu’il peut revendiquer, bien qu’il n’en soit plus fait usage de nos jours. Il ne devrait pas seulement signifier : changer l’aspect de quelque chose, mais aussi : changer quelque chose de place, le déplacer ailleurs. » Dans ce texte, Freud décrit des modes de censure, prenant l’exemple des écrits de Flavius Josèphe sur le Christ : soit des passages furent barrés puis les copistes produisirent un texte sans trace de ces suppressions, soit, afin d’éviter les « indices de mutilation du texte », on déformait ce texte en remplaçant des paroles ou inversant des passages. Ceci illustre pour Freud le mécanisme du refoulement, en tant que meurtre d’un texte.

[23] Voir Pierre Fédida, « La construction du cas », in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 42, Gallimard, paris 1990.

[24] C’est la même quête que l’on retrouve souvent dans la lecture de romans par exemple.

[25] Je reprends ici l’opposition que fait Nietzsche entre le « je » et le « moi » pour qui ils entretiennent des « rapports véhéments ». Et seul un tiers permet de sortir de ce rapport conflictuel que l’on entretient avec soi-même. Voir Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, § « De l’ami » : « Je et Moi sont engagés dans un dialogue trop véhément. Comment serait-il supportable, s’il n’y avait l’ami ? » […] « Pour le solitaire, l’ami est toujours un tiers ; le tiers est le flotteur qui empêche le dialogue des deux de sombrer aux abîmes. »

[26] Ou encore la scène du miroir : un « je » regarde une image qui est nommée « moi » mais il s’éprouve un entre-deux étrange (Unheimliche). De même l’étrangeté ressentie par le « je » face à son nom qui serait « moi ».

[27] Keith Richards, Life, Robert Laffont, Paris 2010.

 

 

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