Hans-Pascal Blanchard : « Pourquoi croyons-nous aux fictions ? »

La fiction annonce d’emblée qu’elle est faite et qu’elle est feinte : fabriquée de toutes pièces pour concurrencer une réalité qu’elle prétend imiter, pour laquelle elle se fait passer mais avec une telle évidence du procédé, qu’on ne peut, semble-t-il, être dupe.

Par ailleurs ce en quoi on croit ne peut justement pas être quelque chose de fictif. La croyance vise quelque chose de réel. La croyance, c’est le fait de tenir quelque chose pour vrai ou quelque chose pour réel. Il reste que la fiction pourrait à ce point dissimuler son origine artificielle ou sa prétention à valoir pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle pourrait capter à son profit la croyance « réalisante », la croyance qui nous fait tenir quelque chose pour réel.

Une des questions est donc de savoir si la croyance aux fictions est une illusion, qui suppose l’intention de faire passer ce qui n’est pas réel pour réel : une variété du mensonge, du pseudos ; ou bien si cette illusion est consentie d’un public qui veut bien croire jusqu’à certain point, pour autant que le mensonge prend des allures croyables, se soumettant à une sorte de cahier des charges de la vraisemblance littéraire, de la chose dite plutôt que constatée, constituée en croyable plutôt que rencontrée en évidence : la suite vraisemblable du récit se mettant alors à concurrencer en crédit la chose objective, laquelle est aussi à avaliser par la croyance qui se met à croire ce qu’elle voit. La fiction devient alors plasma[1], récit croyable, équivalent narré du réel, histoire, double du réel parfois plus intelligible que le réel même, puisqu’il est fait expressément pour être compris, ce que le réel plus brouillon et plus confus, ne se pliant pas à une seule vue, n’est pas. La fiction est capable de créer une tension dramatique dans l’irréel qui peut rivaliser avec l’intensité des sensations vives du réel. C’est-à-dire n’étant rien de réel il peut néanmoins avoir les effets du réel comme l’éprouve le spectateur de cinéma au travers de ses palpitations et de ses sueurs froides.

Mais les fictions ne sont pas seulement ni d’abord du domaine des fables, des choses narrées, de la littérature. Elles sont une figure majeure des artifices qui ne comprennent pas seulement des artefacts matériels mais mettent en jeu des techniques du tenir-pour : du droit qui joue sur les artifices de la représentation, de la lieutenance, de la personnification à ces hypothèses scientifiques qui nous disent non pas comment les choses sont mais ce qu’on pourrait dire qu’elles sont à travers des analogues (analoga) facilement manipulables pour notre intelligence : nous débrouillons le réel à travers des « comme si » qui sont aussi une façon d’accéder à une intelligibilité qui n’est jamais le reflet du réel mais le récit à travers lequel il prend sens pour nous. La fiction est alors un « modèle » scientifique, sinon une analogie parlante.

Il restera à se demander comment nous pouvons oublier l’origine humaine de ces équivalents que nous finissons par prendre pour le réel même. La fiction a-t-elle une tendance naturelle à dissimuler sa provenance artificielle, son origine trop humaine ? Ne faut-il pas réveiller la critique sévère du platonisme contre tous les prétendants au réel pour rappeler que le réel est au-delà de toutes les fictions crédibles qui  nous le racontent ? Il ne faudrait jamais oublier que c’est nous qui nous faisons croire et que le réel est peut-être en dernière instance ce en quoi nous croyons comme ce qui déclasse toutes les croyances trop facilement consenties ou qui oublient leur simple origine humaine, trop humaine. Seule la réalité serait l’ultime pierre de touche à même de déréaliser toutes les fictions où nous avions cru la trouver. Mais pour qu’elle joue un tel rôle, encore faut-il que nous croyions qu’elle est telle et que nous la créditions de cette puissance discriminante et critique.

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La fiction est chose inventée ; elle tranche par son origine sur le réel qui est naturel, qui est par soi, qui n’a pas été fait mais qu’on rencontre ; la fiction est toujours seconde, ce pour quoi elle n’aura jamais l’innocence de la chose par soi ; elle sera toujours tributaire de ce qu’il y a eu avant elle, modèle dont capter la ressemblance, original qui existe avant toute représentation ; comme toute artifice, elle porte les marques de sa façon, de sa facture. Elle dépend alors d’une intention, elle est sous-tendue par un projet ; mais cette intention est dans son cas différent de celui des artifices utiles qui seconds eux aussi, inventés, aident à se servir du donné premier. Avec la hache que j’ai faite j’exploite le bois de l’arbre que je n’ai pas fait, je le tire dans le sens d’un emploi humain mais avec l’image de l’arbre par exemple, son dessin sur un papier, l’intention ne semble pas d’utiliser mais de faire croire, par exemple que cette image est à propos de l’arbre, qu’elle le représente, que c’est la réalité de l’arbre qui se trouve dans cette image. L’intention de cet artefact est par conséquent très spécifique : une prétention à se faire passer pour, ou à devenir un équivalent acceptable, de ce qui vient en premier, le réel tel qu’il est donné, l’arbre ; qui suppose qu’on compte sur l’adhésion d’une croyance, sur l’assentiment d’un public à qui l’artifice est adressé ; pour qu’il le fasse fonctionner dans le sens de cette intention. Ce qui vient en second n’est pas destiné à utiliser ce qui vient en premier comme dans l’artefact technique ordinaire ; ce qui vient en second prétend valoir au moins autant que ce qui vient en premier, en être un équivalent, voire prétend s’y substituer. Le relais utilisé par un tel artefact, la fiction, ce n’est pas la force qui exploite, modifie le réel premier dans le sens d’une utilité humaine, c’est la croyance qui est ce par quoi quelque chose est tenu pour réel, prend rang dans le réel, c’est-à-dire est attribué à ce qui vient en premier, au réel.

Cette analyse de style platonicien qu’on trouve notamment en République 10 s’agissant de la « mimésis » dénonce ainsi la fiction comme une imitation qui risque de ne pas se donner comme telle, qui tendrait se faire passer pour ce qui vient en premier, qui jouerait à en prendre la place et l’autorité : il s’agirait alors de démasquer les fictions pour faire rentrer dans l’ordre l’original, la copie, la copie de copie selon leur rang d’êtres respectif puisque la fiction tend à subvertir cet ordre en mettant en premier ce qui ne vient qu’en second. On se rappelle la différence entre l’icône et l’idole. L’icône se donne comme un double cherchant depuis la dissemblance la ressemblance ; c’est une image copie conforme et qui certifie sa ressemblance en mettant en évidence le modèle qu’elle reprend : elle ne vaut pas le modèle, mais autant qu’il est en elle, elle en participe. Elle donne idée du modèle, elle en donne une figuration, approximative mais qui tend vers lui comme l’imparfait tend vers le parfait. Mais l’icône ne trompe personne ; elle annonce d’emblée qu’elle n’est pas ce qu’elle représente. A la différence de l’idole, elle ne se fait pas passer pour ; elle ne cherche pas à piéger une croyance pour que celle-ci la réalise et la fasse passer pour le modèle même. L’idole en effet masque ses origines humaines ; l’idole, c’est le simulacre qui est agencé de telle sorte qu’on oublie qu’il vient comme tout produit humain, en second. C’est le trompe-l’œil, ainsi ce lit peint selon une habile perspective, qui est ainsi conçu que le jugement s’y trompe et qu’on croit qu’il est vrai. L’idole est sans doute un triomphe de l’habileté qui avec peu de dépense fait beaucoup d’effets mais elle reste un scandale ontologique dans la mesure où elle demande, elle qui n’est presque rien, qu’on la prenne pour un être complet, subsistant par soi. L’idole est un piège qui est ainsi fait qu’il s’attache un crédit qui ne serait légitime que pour ce qui vient en premier, le modèle, la chose même. L’idole est en effet ainsi façonnée qu’elle inclut en elle la perspective d’un spectateur possible ; elle n’est presque rien, un peu de couleur superficielle, du plâtre moulé,  peut-être un bric à brac, sorti du magasin des accessoires, des pixels sans référent : mais elle est placée de telle sorte qu’on la regarde ; elle a prévu sa séduction, l’effet qu’elle ferait sur un spectateur que toute sa fabrique suppose, qu’elle a, depuis de premier instant de sa fabrication, élu. Elle est donc inséparable de sa mise en scène qui l’adresse sans mot dire à son spectateur. Elle capte sa croyance. Or la croyance c’est ce par quoi nous consentons à tenir quelque chose pour réel. Ainsi l’idole n’étant presque rien a cependant assez d’être pour soutirer au spectateur à qui elle s’adresse ce consentement de la tenir pour réelle, pour la regarder en tout comme un être viable et là est sans doute son triomphe d’avoir obtenu beaucoup en étant presque rien. On comprend du reste la méfiance des Grecs pour ces artisans « artificiers », ces « banausoi », qui à l’aide de tours, de trucs, font beaucoup avec peu, arrachent avec de vils procédés, un consentement qui fait fonctionner leurs produits comme ayant plus  de prestige ontologique que leur humble naissance ne leur devait réserver. Et il est vrai que dans tout ce qui est fait il y a l’essentielle pauvreté d’un projet alors que le réel, c’est la multiplicité des rapports qui fait que ce qui est, ne peut être ramené, réduit à une unique intention, plus ou moins bien réalisée. C’est sans doute pourquoi nous avons cassé nos jouets, pour découvrir le mystère qui nous enchantait d’abord et pour avoir la déception de découvrir, une fois les pièces détachées, qu’il tenait à une pauvre mécanique, réalisant notre désenchantement du monde. L’artifice prépare l’amertume d’une déception ; derrière lui on pressent toujours le geste caractéristique du « deceptor », un dieu méchant parce que trompeur qui donnerait des représentations mais sans les objets représentés au lieu du Dieu vérace et créateur : l’artifice est fait pour faire réel ; mais le réel véritable n’est jamais fait, il coule de source, il a pour lui la spontanéité, la fécondité, la surabondance gratuite du don gracieux ; et l’amertume se renforce ici du sentiment d’avoir été dupé, comme ces spectateurs dont parle Kant qui trouvent le chant du rossignol insipide dès lors qu’ils suspectent qu’il provient d’un appeau dont joue un garnement dans les buissons. C’est pourquoi l’art véritable cache qu’il est intentionnel : il se donne les apparences de la belle nature, disait Kant, pour qu’on puisse oublier qu’il n’est que de provenance humaine et qu’il n’a jamais l’innocence inintentionnelle de ce qui se produit de soi.

La fiction est alors une espèce du mensonge, du pseudos. Si l’on veut mentir avec efficacité, il faut prévoir ce que l’autre est en mesure de croire, il faut plier son langage à ses attentes en matière de vraisemblance. La rhétorique a toujours dit que meilleur était un récit croyable, qu’un récit authentique mais sans invraisemblable, la réalité dépassant en effet toutes les fictions, n’étant sans doute pas racontable sans le détour d’un scénario qu’on sait, lui, raconter. La fiction est ainsi astreinte aux attentes d’un public. Elle dit ce qu’il est en mesure de croire. Aussi se plie-t-elle à son incompétence, à ses gourmandises de gros animal, à ses préjugés. Elle ne prétend pas réformer. Elle ne prétend pas rapprocher d’une réalité qui est toujours en effet autre chose qu’on croit qu’elle est. Le cuisinier qui flatte a alors plus de succès que le médecin qui sait ce que sont les corps. Et après avoir lu Platon, on peut aller au cinéma pour voir comment le public est servi servilement selon ses attentes. Un film sur Maupassant nous montre dans un salon le jeune Marcel Proust qui demande quel est le prénom d’une jeune fille en fleur : et c’est évidemment « Madeleine ». La fiction participe ainsi de ce projet sophistique éminemment analysé par Platon dans le Théétète quand il fait parler, cent ans ou presque après son temps, le grand Protagoras : le sophiste ne détrompe pas, de réfute pas, ne désillusionne pas ; en médecin il essaie de changer les dispositions en vertu desquelles le public apprécie le réel ; le sophiste est selon Platon celui qui pense qu’il est impossible de sortir du réel, qu’il est impossible de rencontrer le non-être de l’erroné, du faux ; nous sommes toujours dans le plein de l’être mais qui comprend une infinité de perspectives, d’évaluations, de manières saines ou malsaines de l’apprécier. Le sophiste redresse, il use du pharmakon psychotrope non pour établir le vrai méconnu mais pour accorder l’homme de cette cité avec son contexte institutionnel. Le sophiste est le thérapeute d’une adaptation qui raconte des histoires qui réconcilient, mais n’administrent pas la pilule de la désillusion et du passage à l’amère vérité. Gorgias pouvait se vanter de mieux persuader que son médecin de frère de se laisser traiter par lui mais c’est qu’il était à même de parler à cet individu évaluant qu’est le patient, qui ne sait pas le réel mais son appréciation du réel. Or c’est celle-ci que Gorgias savait plier dans le sens de la faveur accordée au traitement salvateur. Sans doute parce que comme le déclarera Aristote en relisant la rhétorique ancienne, parler de ne suffit pas, il faut parler à et replacer le discours étroitement scientifique comme celui du médecin, dans le contexte général d’une appréciation humainement partagée du bien et du mal. Que nous fait par exemple qu’on sache traiter à 37 pour cent des cas le cancer dont nous sommes atteints si on ne sait pas nous rendre proche dans notre cas unique cette statistique ? Et nous persuader dans notre histoire unique de nous plier à un traitement en nous racontant la bonne légende du traitement qui sauve ?

Il apparaît alors que le pseudos n’est pas un abus de confiance très rusé. A la ruse de celui qui propose la fiction correspond toute une ruse de l’usager qui, à tout le moins, sait calibrer sa croyance, sait suspendre non son jugement mais son incroyance et autorise la fiction à jouer à blanc, par exemple le temps d’un beau discours qui remonte le moral ou d’une représentation qui émotionne, ravit, fait voir le réel au sortir su spectacle, avec des couleurs avivées. Ainsi la fiction est un mensonge qu’on sait comme tel, qu’un public accrédite, pour autant qu’un certain cahier des charges soit respecté, selon une tacite convention ou une recherche des codes partageables.  Le public n’est plus ce naïf berné que représentait Platon, jeunes garçons, vieillards sans virilité de jugement, craintifs ou sentimentaux. Chacun sait avec un discernement aller vers ce qui lui va, romans sentimentaux ou pamphlets roboratifs. Il n’y a pas de manipulateurs, seulement un public qui veut bien donner de son crédit pour autant qu’on satisfasse à son attente. Et à lire la République 10, Platon n’insiste pas seulement sur l’imitation dangereuse, sur le règne du double qui efface sa différence avec l’original, il insiste tout autant sur le concept de « krisis », qui est le discernement réservé non au producteur mais à l’usager : ce n’est pas celui qui fait les flûtes qui sait s’il en fait de bonnes ou de mauvaises, mais bien celui qui en a l’usage, le flûtiste. C’est l’usage qui décide de l’excellence de ce qui est produit. Et presque dans des termes qui sont ceux du Sartre de Qu’est-ce que la littérature ?, on pourrait dire que c’est le lecteur qui fait advenir selon sa fin le livre, l’auteur, comme tout producteur, n’a aucune souveraineté ou indépendance.

La rencontre nécessaire avec le public qui fait advenir la fiction comme cette production destinée à être crue change la nature de l’appréciation qu’on porte sur elle : elle n’est plus le mensonge, la machine de guerre aux intentions malveillantes, l’oeuvre de la métis qui piège en se servant des mœurs des hommes comme les chasseurs se servent des moeurs des animaux pour les prendre à leurs propres habitudes. C’est une production qui, comme toute production, attend le verdict de ses usagers pour être déclarée recevable, pour prendre sa valeur puisque ce ne peut être le producteur dans l’obscurité de son travail, dans la préoccupation des moyens, qui peut décider dans quelle mesure la fin de son oeuvre est atteinte. Tout usager, et pas seulement celui de la fiction, a ainsi une croyance de ce dont il se sert : il la prend en un certain sens, il sait ce qu’il peut attendre d’elle. Tout usage comporte une entente, Heidegger disait un verstehen[2] qui est d’abord en rapport avec la concaténation des moyens dans le réseau de l’ustensilité propre à la prévoyance : nous nous entendons par rapport aux transports en commun, aux salles de classe, à l’affectation de différents lieux, tant est si bien que nous ne nous attendons pas à trouver dans un bureau de poste ce que nous trouvons dans un bureau de tabac, ou nous ne nous comportons pas avec notre bicyclette comme si elle devait être aussi musicale qu’un harmonium. Croire, c’est tenir quelque chose pour, c’est avoir cette entente de ce que doit être à la chose dont user. Il peut y avoir des surprises comme avec les objets surréalistes par exemple la théière dont la verseuse est du même côté que l’anse, mais toujours par rapport à cet horizon d’attente de notre entente. La krisis, ce discernement de l’usage dont parle Platon, peut alors être comprise comme une certaine croyance qui dessine à tout objet produit la sphère de ses emplois, l’ampleur déterminée de ses emplois possibles : la croyance nous situe dans ce monde des choses qui sont mises pour en déterminant ce que nous pouvons attendre d’elle. Ainsi nous passons de la croyance abusée du pseudos à la croyance compétente de cette entente ou de ce discernement. La croyance n’est pas un savoir, elle n’est pas aussi déterminée, mais elle oriente et pour orienter elle a d’emblée une portée plus globale que le savoir, une portée « mondanéisante », si on peut risquer ce néologisme heideggérien. Avant que je ne sache quoi que ce soit sur la propulsion électrique du tramway ou du train à grande vitesse, je sais découper dans ma journée le temps que je devrais accorder à l’un et à l’autre pour mes déplacements. C’est seulement à l’intérieur de ces évaluations générales qui supposent une vue sur le tout, une entente qui est une pré-entente, que je pourrais en venir à ceci que les tramways fonctionnent en courant continu de 5000 V, alors que les moteurs à aimant fixe des nouvelles rames de TGV demandent un courant alternatif à 25000 V avec une électronique de puissance, ce qui distribue en effet différemment l’échelle des vitesses, des temps de parcours, des coûts de transport. Mais avant de pouvoir déterminer tout cela par le savoir des objets, j’y pensais déjà en un sens, la croyance ayant distribué autour d’elle le terrain total de mon emploi du monde.

L’analyse de la croyance doit ici se complexifier : nous disions que croire, c’est tenir quelque chose pour réel, accréditer quelque chose qui prétend à être réel ; il faudrait dire maintenant, plus largement, que croire c’est tenir quelque chose pour, le faire fonctionner de telle ou telle façon sans que ce soit nécessairement dans sa prétention à valoir pour réel. Si le rapprochement de la croyance et du discernement de l’usage pertinent (krisis) est valable, cela voudrait dire que toute croyance entend ce qui lui est soumis d’une certaine façon, et qu’elle rencontre dans l’objet produit l’occasion de le prendre selon un sens qui seul est à même de lui donner son rang véritable, sa fonction propre. Aussi y a-t-il rencontre entre le producteur et celui qui fait usage de son œuvre, rencontre sans laquelle l’absurdité serait générale : pour qu’elle ait bien lieu, il est nécessaire que l’usage sache à quoi il a affaire, ce pour quoi il doit tenir ce qu’on lui propose, et le producteur doit donner des preuves convaincantes dans son produit que c’est bien en cette entente qu’il doit être pris.

La croyance sait alors quoi attendre de ce produit spécial qu’est la fiction : nous nous rendons dans une salle de spectacle en ayant une vue globale de qu’on peut y trouver, de ce qu’il peut s’y passer. Le train qui se rue sur l’écran, nous savons qu’il n’écrasera pas les spectateurs. La femme qui se dénude sur la scène, nous savons que ce n’est pas pour faire l’amour avec aucun des hommes pourtant présents qui la regardent. Nous avons de même une vue anticipée de ce qu’est un roman et depuis cette croyance nous avons l’attitude mentale adéquate. La croyance  au sens général comme le « tenir pour » prend alors la forme spéciale d’une croyance spécifique à l’usage de la fiction, notamment narrative : en lisant le Rouge et le Noir, je sais n’avoir pas à faire à un documentaire, à des mémoires. La croyance me guide par rapport à ce à quoi j’ai affaire et à partir de là, je me mets à croire d’une façon adaptée : je suspends ma défiance alors que je ne le ferais pas si je croyais lire un compte-rendu douteux ; je ne note pas sur mon calepin les faits et gestes de Julien comme si j’étais un inspecteur de police. On a pu parler de suspension d’incrédulité par analogie avec la fameuse épochè des Sceptiques : alors que le Sceptique suspend son jugement pour ne pas réaliser ce qui lui apparaît, l’amateur de fiction suspendrait quant à lui le jugement selon lequel ce qui lui est proposé n’est pas réel : justement il le sait d’avance, selon cette anticipation qu’on a cru découvrir dans la croyance en général. Il pratique alors une croyance modifiée : comment la décrire ? On tentera d’en rendre compte au travers de deux hypothèses : la première s’inspire de la conclusion de l’Imaginaire de Sartre. La seconde de l’analyse que fait Hume des fables quand il marque que l’esprit suit une certaine « méthode » pour associer les idées, et même dans ses fantaisies.

Sartre a montré que la conscience imageante vise, « intentionne » son objet comme n’étant pas là et quand il s’agit de la chimère, quand la conscience imageante vise un irréel, elle ne le peut qu’en suspendant globalement l’existence du monde en tant que ce en quoi toutes les choses qui sont, ont leur appui de réalité, en le niant et en portant l’existence d’un monde imaginaire qui ait la même globalité dans l’irréel que le monde réel en a pour les objets que nous visons, par exemple dans la perception, comme réels. L’irréel aussi fait monde même si ce ne peut être de même façon que le réel. Et c’est pourquoi l’attitude de la conscience imageante quand elle vise l’irréel est d’une tout autre variété eidétique que lorsqu’elle vise un objet qui n’est pas là, qui est absent, qui est disparu. Le donné ailleurs, le donné absent, le donné qui n’est plus donné suppose sans doute une conscience qui néantise mais toujours sur fond de monde réel, actuel : ce qui n’est pas donné ici, maintenant, ce qui ne se donnera plus, pourrait ou aurait pu l’être. Au contraire, dans l’imagination de l’irréel, les ponts doivent être d’emblée coupés avec ce monde : Julien Sorel n’a jamais été rencontrable et ne le sera jamais, il faut donc croire à son existence dans ce monde qui n’est pas celui où se donnent des présences, dans ce monde qui peut prétendre en être un parce qu’il est un environnement où des choses dites se passent, qui a une cohérence : la conscience passive du lecteur par exemple ne rencontre pas la résistance des choses, le phénomène d’infinité de vues propre au réel, mais en lui se constitue l’entrelacement des choses qui se reprennent, se correspondent : comme dans tous les phénomènes de spontanéité, il y a une création qui ne donne à voir que cela qui est créé, maintenu à l’existence par une mention expresse, une description : tout ce qui est, doit être explicité, alors que le propre du monde perçu et non forgé ou feint, c’est que sa plus grande part est implicite, à l’horizon des profils actuels de ce qu’on en perçoit. Le réel est pour sa plus grande part sous-entendu : le monde fictif, quant à lui, doit être constamment tissé ; il n’est qu’en tant qu’il est fait. Et il n’est jamais que la somme des choses qui ont été dites en toutes lettres. La cohérence du monde fictif, qui en fait un lointain analogue du monde réel au caractère infiniment systématique, c’est que ce qui s’y déroule obéit à une sorte de norme qui rend congruent tout ce qu’on dit qu’il s’y passe : on peut justement parler de vraisemblable en se souvenant de l’importance de cette notion extraite par Aristote de la Rhétorique ancienne, le « pithanon »,  l’éventuel, ce qui pourrait bien être, ce qui pourrait bien s’avérer vrai, mais aussi le croyable en tant que persuasif et ce d’autant plus que plus de monde y croit et lui confère de la force par leur adhésion. La fiction devient alors le « plasma », en lieu et place du « pseudos » c’est-à-dire selon les analyses de Barbara Cassin, la fiction au sens du récit littéraire, au sens du roman hellénistique comme en est un, parmi les premiers, Daphnis et Chloé.

Hume commence son enquête sur l’entendement humain en demandant quel est le rapport de l’impression à l’idée et quelles sont les relations d’idée. Et il pose la question de savoir ce qui peut faire que le récit littéraire qui ne dispose que des relations d’idée peut néanmoins entraîner un effet de croyance qui ne peut certes concurrencer celui qui provient de la vivacité d’une impression actuelle mais qui pose la question de savoir comment ce qui n’est pas cru comme réel peut avoir un effet psychologique (retenir l’attention, faire naître des passions qui transfusent d’épisode en épisode) voisin de celui du réel même. D’où vient cette vivacité de la fiction qui n’est pas la vivacité native de l’impression actuelle ? Hume en posant une telle question peut nous aider à comprendre pourquoi on peut donner du crédit à ce qui ne peut pourtant pas être tenu pour réel.

Toute idée provient d’une impression actuelle : c’est elle le gage du réel auprès de l’esprit, c’est son intensité qui a un effet de conviction tel qu’on sait que l’impression n’est pas forgée, qu’elle ne peut venir de nous, qu’elle tient son énergie d’autre chose que de l’esprit. L’idée ne peut jamais que copier cette première présence vive. Mais la copiant, lui ôte de son énergie, l’affaiblit. Une idée est une autre forme d’existence : elle regarde moins vers les impressions que vers les autres idées : une impression est une existence atomique, indépendante, une existence originale et simple ; l’idée, elle, est prise dans un passage, elle est relative, elle regarde vers d’autres idées, selon une énergie d’association qui fait qu’elle ne reste jamais une représentation en elle-même et qu’elle transite toujours vers d’autres avec lesquelles elle a quelque rapport.

Ce qui fait pour nous, selon Hume, qu’une idée représente quelque chose de réel, c’est qu’elle est chargée de cette vivacité authentifiante de l’impression : ainsi quand j’entends une conversation derrière une porte, s’impose à moi l’idée qu’il y a des humains qui s’y trouvent ; cette inférence est directement validée par une présence aux sens ; et du même coup je crois à l’existence de ces hommes, même si je ne les vois pas, au même degré que si je pouvais voir directement leurs bouches proférer ces paroles. Dans ce cas, ce qui permet de tenir par avance quelque chose pour réel, c’est toujours la donne de l’impression actuelle qui permet à l’imagination de faire un pas vers ce qui n’est pas donné encore aux sens ou à la mémoire : j’associe le son entendu à un homme qui parle comme à sa cause mais c’est parce que le son bel et bien entendu transmet de sa charge de réalité à l’idée inférée. Si maintenant je reste dans la pure atmosphère des idées, je peux sans doute les associer de bien des manières, mais elles resteront dans une irréalité qui fera que l’idée de manoir enchanté ne pourra jamais avoir le même crédit que l’idée branchée sur l’impression actuelle.

Aussi se pose la question de savoir comment la fiction, qui manie de pures idées, peut sortir son spectateur de cette nonchalance d’imagination, liée à l’arbitraire des possibilités d’association. Comment retrouver sur le terrain des pures idées, ces quasi-existences, ces existences idéales dévitalisées, quelque chose de la vivacité impressionnelle qui fait le réel, ou qui crédite la représentation du coefficient du réel ? La réponse de Hume est justement dans la qualité de l’association des idées : autrement dit dans la qualité de la narration, de l’intrication des idées, de la succession des épisodes, qui crée un intérêt : plus l’unité des événements narrés conformes à un certain plan est étroite, plus le récit semble aller vers un moment de révélation, la chrono-logie devient dramatique, s’intensifie :  « Dans la poésie épique, le connexion entre les événements est plus étroite et plus sensible ; le récit ne se poursuit pas aussi longtemps dans le temps ; les acteurs se hâtent vers un moment remarquable qui satisfait la curiosité du lecteur ». La fiction doit être de telle facture qu’elle facilite le passage d’une idée à une autre. Cette qualité associative permet alors un autre type de transition appelé « transfusion », celle des passions : l’affectivité n’apporte sa contribution que si le logique lui prépare la voie. La passion a sa voie préparée par l’idée. Et si la fiction gagne en crédit c’est par ce double passage continu, celui de l’association des idées et de la transfusion des passions. « La forte connexion des événements, puisqu’elle facilite le passage de la pensée ou de l’imagination de l’un à l’autre, facilite aussi la transfusion des passions et maintient toujours les affections dans la même ligne et dans la même direction. » L’association, c’est le rythme logique qui joue de la ressemblance, de la contiguïté mais surtout de la causalité (ceci est raconté en suite de cela car ceci parce que cela), mais la transfusion, c’est l’accumulation derrière tout nouvel épisode auquel on passe de la masse accumulée des affects provoqués depuis le début de la narration : « Il est évident que, dans une composition correcte, toutes les affections, excitées par les différents événements décrits et représentés, additionnent leurs forces les unes aux autres. » Dans la bonne composition, il s’agit de faciliter la communication des « diverses émotions », « qui fait s’ajouter la force d’une scène à celle des autres et transporte la pitié et la terreur, que chacune éveille, à la scène suivante[3]. » L’homme n’est pas comme un instrument à vent, aime à dire Hume, dont l’esprit s’arrête dès que cesse le principe d’animation, il est comme ces instruments à cordes qui vibrent longtemps et qui consonnent de sorte qu’une émotion ne reste jamais isolée mais en provoque d’autres : si selon l’association, il ne cesse d’y avoir passage, selon la transfusion il ne cesse d’y avoir des passions qui climatisent ce qui se passe et s’accumulent pour verser leur contribution à chaque épisode. En un sens le tissu du réel est beaucoup plus à bâtons rompus et plus lâche que ce que produit ce tissage concerté de la fiction, très attentif aux effets dramatiques, aux suspenses et, en général, à l’intensité. Alors l’intensité, produite par une certaine manière faite d’associer les idées, peut quasiment concurrencer la vivacité des impressions originales.

C’est ainsi que la fiction peut faire réel c’est-à-dire concurrencer l’impression que fait le réel. A la vivacité des impressions provenant de ce qu’on prend par là même pour le réel, fait pièce l’intensité des passions dont le cours, canalisé par la régularité des associations, peut même faire plus réel que le réel : Hume en un sens adhère à la thèse sceptique pour la première fois proposée dans son jour propre par Pascal : le réel, c’est un effet de réel, c’est la croyance que ça l’est. Plus que l’objet du récit, ce qui fait le réel, c’est la texture même du récit, ses effets intenses en lieu et place de la vivacité de l’impression qui du reste n’apparaît, elle aussi, provenir du réel que jaugée à son effet subjectif de présent pressant. Si la fiction est comme le réel, c’est non seulement dû à son effet de monde, mais aussi à son effet convaincant de logique narrative : en somme, les livres sont un bon succédané du monde.

Il reste que le pluriel même du sujet proposé demande à s’interroger sur d’autres espèces de fiction qui ne sont pas de l’ordre de la chose narrée. Les êtres feints ne sont pas d’abord les personnages et les situations racontées. Ils prennent place dans le réel, de plein droit, puisque le réel ne sature pas tout ce qui peut être donné et laisse la place -voire les appelle à l’existence- à des êtres de raison ou à des fictions juridiques qui sont des médiateurs essentiels pour les hommes de chair et d’os. Ceux-ci n’ont pas à faire seulement à des personnes réelles mais aussi à des quasi-personnes, à des « êtres personnifiés ». Sans entrer dans la passionnante étude juridique des êtres de fiction, on peut, en philosophes, en toucher un mot à partir de ce que l’un d’eux a emprunté aux juristes, et notamment Hobbes qui, pour parler de représentation politique, n’utilise pas le sens dérivé de la représentation comme reprenant mentalement ce qui est déjà donné hors de l’esprit, mais le sens premier de la représentation comme substitution d’une personne à une autre, qui l’ a autorisée à tenir lieu d’elle, à parler en son nom et place. Le chapitre XVI du Léviathan, des personnes, des auteurs et des êtres personnifiés, s’intéresse au modèle théâtral de la représentation qui ouvre décisivement à son sens juridique et politique,  avec l’acteur qui est mis pour l’auteur dont il dit les paroles en substituant sa personne à la sienne.

Le but de Hobbes est semble-t-il de rendre possible la conception de la façon dont se constitue le pouvoir politique, la souveraineté. Selon le droit naturel moderne, il n’y a pas de souveraineté naturelle : elle est donc à constituer mais de telle façon que cette constitution supplée non seulement le manque d’une autorité naturelle qui soumettrait des hommes à d’autres, mais aussi le caractère naturel d’une telle soumission. En d’autres termes, il faut que la fiction politique, qui remplit le manque de la nature (aucun homme n’a naturellement pouvoir sur un autre), fasse en sorte que la relation artificielle ainsi créée ait toutes les apparences d’une relation naturelle, fondée en nature, existant depuis toujours. Il y a un prestige de la nature dont a tout intérêt à se revêtir ce qui ne doit son existence qu’à une convention un artifice, un subterfuge.  Hobbes, comme l’avait fait noter Miguel Abensour, est, par delà Aristote, qu’il a traduit et réfuté impitoyablement, notamment dans le De Cive, le vrai continuateur des Sophistes, de cette pensée sophistique de l’artifice telle que Platon l’a fait parler  dans son Protagoras à travers un mythe de genèse : les hommes, déficients naturellement, sont des techniciens qui s’ajoutent le pis-aller d’instruments pris en dehors de leurs corps et pas seulement dans un rapport à la nature extérieure qu’il s’agit de transformer dans une sens propice à la vie humaine, mais dans un rapport à leur propre nature qu’il s’agit non pas de réformer, mais de dériver dans le sens de l’utilité, de manière à ce que la violence interindividuelle laisse place à la vigilance qui astreigne chacun à respecter ouvertement les lois profitables pour tous, qu’il a admises dans son propre intérêt. Le mythe que Platon fait dire à Protagoras nous dit que les dieux ont donné aux hommes une affectivité nouvelle, le sentiment de la honte, l’aidôs, une sorte de sens nouveau qui fait qu’on se sent perpétuellement vu par autrui, potentiellement pris en faute de faire ce qu’on a dit qu’on ne ferait pas, et une compétence nouvelle, l’art de passer des conventions, de s’entendre sur une consigne, utile seulement si tous s’entendent également pour la respecter. Hobbes rajoute sans doute à cette pensée de la suppléance de la nature par l’artifice, l’idée que l’artifice n’a d’autorité que s’il est comme la nature, s’il se revêt de cette autorité qui vient de la nature : c’est ici que la représentation politique apparaît comme une autre sorte d’instrument de suppléance sauf qu’en son cas, une personne assumant la personnalité d’autres, sa naturalité comme personne va masquer l’office artificiel qu’elle jouera puisque par elle, représentant toutes les personnes naturelles, elle transformera leur foule, leur multitude dispersée en une unité parlant d’une seule voix, voulant d’une seule volonté, commandant le corps composé, le corps politique du Léviathan comme s’il s’agissait non d’une composition de corps mais d’un seul corps.  L’état est bien un être personnifié mais il ne serait qu’une abstraction, il montrerait de façon décourageante son caractère factice s’il n’était pas assumé dans le corps naturel du souverain, s’il n’y avait pas cette personnification, cette quasi personnalité du pouvoir. Du reste cette personnification n’est pas forcément celle d’un seul corps, d’un monarque, il peut s’agir d’un corps ayant une certaine pluralité comme une assemblée : il reste que pour Hobbes, par le souverain, la dispersion des volontés est contrecarrée, la multitude n’existe plus comme telle, comme individus jugeant chacun pour leur compte de ce qui est utile à sa propre conservation : le corps souverain assume les autres corps qui doivent prendre, s’approprier la volonté de ce corps comme la leur propre. « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait concevoir l’unité dans une multitude, sous une autre forme. »

Hume, dont on sait son hostilité à l’idée de contrat, avait pour son compte montré une autre variété d’artifice dans la constitution du pouvoir politique souverain : l’intérêt public par sa nature même n’est l’intérêt de personne ; on sait bien vaguement qu’il est, tout bien compté, profitable à tous et à chacun, mais personne n’en sent assez directement l’avantage pour le préférer à son utilité prochaine : l’intérêt public a l’inconvénient d’être général, global, abstrait : l’artifice pour Hume permettant d’obvier à l’inconvénient d’une utilité trop lointaine pour faire suffisamment impression consiste en deux traits : il y a un sens moral partagé qui nous porte à approuver les actions dont on pense qu’elles sont profitables au bien commun et à l’inverse, à désapprouver celles qui auraient un effet inverse ; cette manière d’apprécier qui est presque de l’ordre d’un goût, d’une esthétique du beau et du laid social, normalise les actions : on approuve le tuteur honnête qui remet le capital qui lui a été confié à la majorité de son pupille alors que celui-ci n’en fera plus que probablement rien de bon, bref on approuve le respect des lois quand bien même il y aurait bien des cas où il ne conduirait pas à un avantage collectif. Les hommes vivent en étant moins sous le coup de la loi que soumis au jugement permanent de leurs semblables qui apprécient la beauté ou la laideur d’un comportement dans la perspective de cette utilité générale. C’est cette morale sociale qui est la garantie d’une utilité générale. Par ailleurs le second artifice consiste à confier la charge du bien public à des personnes dont cela devient en un sens l’intérêt propre : les hommes publics sont en somme moins des individus angéliquement désintéressés que ceux dont l’intérêt propre épouse celui-là même de la cause publique. Comme souvent chez Hume, l’artifice ne consiste pas à créer de toutes pièces ce qui n’existe pas de façon naturelle ; ce n’est pas la suppléance du tenant lieu ; c’est davantage un artifice qui permet de faire dériver une passion naturelle dans une direction nouvelle : il y a sans doute une perception naturelle du beau et du laid dans les apparences sociales, dans la manière dont les hommes se comportent et traitent entre eux ; il y a une détestation naturelle de la pingrerie comme apparence honteuse, du vol comme action laidement subreptice ; mais cette laideur ou cette beauté sont élevées par le sens moral au rang d’un véritable standard de goût qui permet de stigmatiser des comportements ou inversement d’en valoriser d’autres comme honorables, dignes d’être imités, humains de sorte que l’esthétique va dans le sens de l’utilité sociale, qu’il y a désormais un sentiment du bien commun. Ces circonstances très spéciales qui font que la justice est profitable (rareté des biens, générosité limitée des hommes, caractère mobile, transportable de biens dont tout le monde a besoin) font oublier leur contingence, lorsque le sens moral naturalise dans l’approbation et la désapprobation des comportements justes et injustes. En un sens, Hume en développant toute une esthétique éminemment sociale de la façon dont les actions et les comportements se montrent développait, pour sa part, la première partie du mythe politique de Protagoras : Zeus a donné aux hommes la pudeur, le sentiment de leur affichage au milieu des autres, quand Hobbes, lui, développait sa seconde partie : les hommes ont reçu la nouvelle technique d’une parole qui engage mutuellement et qui supplée la règle manquante de l’instinct ou la loi, qui n’est jamais dite sans médiateur, de Dieu.

Il nous paraît enfin que la fiction n’est pas seulement le simulacre, le double qui concurrence l’effet de monde du réel, l’artifice politique capable de donner existence à un pouvoir commun, à une souveraineté ou à un standard d’évaluation commune des apparences sociales. La fiction est aussi un moyen de comprendre un réel que nous n’avons pas fait, alors que nous pouvons faire, défaire et refaire nos fictions à travers lesquelles notre esprit, qui ne comprend peut-être vraiment que ce qu’il a fait comme disait Vico, peut chercher, moins à l’expliquer en lui-même, qu’à se l’expliquer. Cette thèse est néanmoins étonnante : elle prend à revers cette autre pour laquelle il y a des concepts, c’est-à-dire des moyens de notre puissance de connaître naturellement propres à saisir une réalité étrangère : le concept, qu’il soit notion innée, homogène, étant lui-même de l’intelligibilité créée, à ces autres choses créées qu’il permet de saisir ou fonction transcendantale, qui soumet le donné à ses propres conditions d’intelligibilité, est prêt à l’emploi et il a une légitimité de plein droit pour nous faire comprendre ce qui est. Parler de fiction dans la compréhension scientifique c’est vouloir remplacer le concept par un « modèle », un outil intellectuel provisoire, un « comme si » et c’est d’emblée prendre la position philosophique modeste voire sceptique qui veut que le réel et nos instruments intellectuels ne sont peut-être nullement harmoniques et congruents.

Il n’est pas étonnant que la riche théorie kantienne du « comme si » apparaisse dans la critique où il est question non de la connaissance mais du jugement : le jugement n’applique pas le concept mais doit décider du cas d’application du concept. Le jugement réfléchit, c’est-à-dire qu’il regarde moins vers l’objet à subsumer que vers la source de connaissance, la faculté de connaître qui propose le concept de cette subsomption. Le jugement est ainsi garant moins d’une connaissance que d’une pertinence. Il n’est pas étonnant non plus que cette théorie du « comme si » s’élabore s’agissant de réalités qui rendent perplexes : les êtres organisés, l’économie de la nature biologique dans son ensemble telle qu’un Linné, un Buffon en parlent, où l’espèce humaine n’est peut-être qu’une espèce parmi d’autres, bref le système de la nature et aussi l’histoire, l’histoire universelle dans le très long temps de la perfectibilité de l’espèce humaine. S’agissant de ces objets, la subsomption déterminante paraît mal adaptée : elle donne en effet naissance à des antinomies. Le vivant paraît tantôt devoir s’expliquer comme on le fait  pour une machine « d’après de simples lois mécaniques » mais alors on n’explique pas qu’il puisse se prendre lui-même comme fin ; une partie de machine est mue par une autre certes mais elle n’appelle pas à l’existence la partie corrélative dont elle devra être mue ; tantôt comme une exception au principe causal purement mécanique, comme répondant à une « toute autre loi de causalité : celle des causes finales[4] » : mais dans ce cas on ne le comprend pas qu’un être de la nature obéissant aux lois mécaniques puisse s’organiser ainsi, car pour le comprendre il faudrait supposer comme un ingénieur pénétrant ou un divin ouvrier qui de l’extérieur aurait fait contribuer les causes à produire tous ces effets de maintien en vie, de régénération, d’assimilation, de reproduction, et non d’autres.  Ni les causes mécaniques pures, ni le dessein imposé à ces causes par une intelligence, capable de plan, ne semblent rendre compte de cet exemple de « légalité dans le contingent »  dont le vivant nous présente la production autonome. Il nous faut, afin de sortir de la contradiction de l’antinomie, remonter des concepts appliqués à leur source intellectuelle pour trouver le sens pertinent de leur application : le mécanisme est moins structure des choses que notre manière de comprendre comme nécessaire une dépendance d’événements. La finalité est moins loi organisatrice des choses que notre manière de rendre compte d’une réalité intentionnelle, comme lorsque par nos représentations, nous sommes causes de leurs objets. Pour Kant le principe de raison ne semble pas pouvoir avoir d’autres formes pour nous que ces deux-là : cause nécessaire ou fin productrice qui appelle à l’existence. Ce que peut faire le jugement c’est, ayant vu par réflexion leur source, suspendre leur prétention déterminante dans laquelle ils deviennent antinomiques pour montrer que la même réalité peut se lire (plutôt qu’être connue), aussi bien, selon ces deux versions ou dit Kant, selon ces « deux maximes de la faculté de juger » : et même par cette réflexion, on sera aussi en mesure de comprendre que nous ne sommes pas capables, étant donné la facture de notre entendement, de comprendre le vivant autrement qu’en mettant à son fondement une intention organisatrice, un projet, même si nous ne devons pas rejeter l’idée que la pure matière puisse avoir des ressources d’organisation que le mécanisme, à travers lequel nous la connaissons, nous rend inconcevables : bien après Kant, la biologie moléculaire, à travers le triomphe du modèle du code génétique, nous aura après tout montré qu’il peut y avoir comme disait l’auteur du Hasard et de la Nécessité, une machinerie « téléonome », des lois chimiques aveugles pouvant construire plus de complexité qu’elles n’en constituent en elles-mêmes, ce que Kant avait déjà déclaré au moins comme pensable. Le « comme si » permet à défaut de connaître ou de déterminer, de penser, de « se donner une idée de ».

Une version pragmatiste de cette doctrine kantienne du « comme si » mettrait en valeur ce que la pensée peut élaborer pour se donner à penser des objets autrement impensables. Le « comme si » est moins alors affaire de réflexion sur le pouvoir de connaître que d’emprunt au domaine du pouvoir de faire : la pensée devient alors véritablement un bricolage qui emploie heuristiquement des métaphores techniques. Par exemple on feint de faire comme si le psychisme était une machine thermodynamique (premier modèle) obéissant selon ses processus primaires à des lois d’économie énergétique qui font qu’ils ne peut accumuler des quanta d’énergie qu’en cherchant à les dépenser passé un certain seuil avec une tendance à revenir systématiquement au plus bas degré d’énergie (principe de nirvana !) ; mais, concurremment, on appréhende ce même psychisme selon un modèle électrique : on pense le caractère local de certaines charges qui investissent durablement certains lieux psychiques, charges ou investissements permettant de rendre raison que certaines représentations sont affectées d’une importance sans commune mesure avec leur contenu conscient : le couple affect-représentation, capital pour comprendre la métapsychologie freudienne du « destin des pulsions », et élaboré dès 1893 dans une première théorie des « psychonévroses de défense », ne va pas sans cette métaphore électrique sous-jacente d’une charge qui élit un lieu psychique et lui confère par « investissement » de son importance psychique selon, cette fois, non un modèle énergétique d’ensemble (quantités globales d’énergie), mais un modèle topique (où se trouve la charge ? Est-ce qu’une représentation qui est dans un lieu peut communiquer avec un affect qui est dans un autre lieu psychique, de manière à permettre à l’unité des deux de se refaire, et de façon à ce que le ressouvenir, et « l’abréaction », soient possibles ?). Il faudrait encore parler d’une troisième modèle, dynamique, le plus ancien qui invoque, quant à lui, la conflictualité : toute force en rencontre une autre de sens contraire. Toute force est inhibée dans son effet propre par une autre de sorte qu’elles ne peuvent produire que des « formations de compromis » où chacune a mis d’elle-même et selon des proportions en fonction de leur importance relative. Nous avons pris un exemple discuté  à dessein, la « métapsychologie » freudienne où la variété des métaphores proposées montre bien qu’il ne peut s’agir de la description de la réalité d’un objet : si le psychisme demande à être approché au travers de ces modèles, c’est qu’il n’est pas une chose, ayant une unité par lui-même, au-delà de nos concepts : peut-être n’est-il que cet ensemble de fictions entrecroisées par lesquelles nous nous apprenons une réalité qui nous est aussi étrangère, tout intérieure qu’elle soit, que la réalité en soi de la réalité externe dont ne nous démêlons aussi que les phénomènes, comme le dit Freud lui-même rendant ainsi hommage aux leçons du kantisme. Et si ces fictions à propos de notre psyché, dans lesquelles nous essayons de nous l’approprier, sont tellement intéressantes, c’est qu’elles instruisent une pratique, comme l’analyse, qui installe une scène où les phénomènes psychiques attendus par la théorie vont pouvoir se montrer : paroles qui attendent d’être chargées d’une émotion dont elles ont été séparées, conflits labiles qui peuvent donner à la force inhibée le droit de donner son interprétation du phénomène, entêtantes itérations où reviennent toujours les mêmes choses comme si quelque chose faisait destin selon une inenrayable énergie remettant en jeu la même histoire, Schicksalsneurosen !

*

En effet il ne paraît pas que ce qui est fait puisse être cru au même titre ce qui vient de la nature, c’est-à-dire n’a rien de factice ou de feint. Comment pourrions-nous donc croire à ce qui est fait au même titre qu’à ce que personne n’a fait ? La fiction est-elle ce propos mensonger s’ingéniant à berner un public naïf qui consent un peu trop facilement à donner réalité, à tenir pour réel ce qui est précisément feint pour remplacer une réalité manquante, une réalité dont la chair a été supplée par des mots vides ? N’est-il pas apparu que le public n’était pas si naïf que les demi-habiles le croient, et qu’il avait une entente d’un usage de la fiction ? Entre producteur et usager de la fiction, il y a un pacte tacite et la réalité, au lieu d’être un absolu qui déclasse tous les récits et toutes les fables, devient lui-même un certain effet de réel qui repose sur la compétence des producteurs de fiction et la réception également alertée et compétente de leur public.

La fiction s’institue comme tenant lieu d’une nature qui ne fait pas tout et laisse liberté à l’homme de parler en son nom pour ce qu’elle n’a pas elle-même spontanément produit : toute la théorie du contrat social est inspirée sans doute par cette idée que l’homme supplée la nature en donnant à ses institutions l’autorité qu’il prétend tirer d’elle. La nature ne fait pas tout mais elle reste une référence qui accrédite ce que l’homme fait en son nom. Les fictions ne sont sans doute pas des concepts ; jamais les fictions ne prétendent à la valeur de vérité mais à défaut de révéler et de dire apophantiquement, elles forgent une réalité qui ne nous fait pas face, qui n’est pas objectivable mais avec laquelle, bien plutôt, nous interagissons, établissant le vis-à-vis avec lequel nous voulons parler et qui se trouve nous répondre comme nous avons pu le voir avec l’exemple éminent de la théorie de la pratique psychanalytique. La réalité n’est peut-être pas alors le discriminant ultime. Elle se prête à bien des interrogations, à bien des ententes : Popper disait qu’elle est surtout sans réplique dans la négative quand on lui posait une question directe mais qu’elle ne validait aucunement pour autant ce que nous pensions théoriquement d’elle. Henri Poincaré, avant lui et avec un sens bien plus sûr de la pratique scientifique, a montré qu’elle se prêtait volontiers à différentes manières de dire quelle elle est, sans doute parce qu’en elle-même elle n’a pas le sens de la contradiction, impérieux pour notre esprit, et qu’elle rentre aisément dans les différents jeux auxquels nous l’invitons. Justement c’est par la fiction que nous rentrons dans ce sens du jeu.

 Hans-Pascal Blanchard

[1] Sur la distinction pseudos/plasma et les deux traditions de la rhétorique ancienne auxquelles ils correspondent, voir Barbara Cassin, le Plaisir de parler.

[2] Un des trois ek-sistantiaux, avec la « Befindlichkeit » et le « Rede ». Découverte puissante de Heidegger, dont l’ouvrage majeur reste Sein u. Zeit. Ouvrage peu compris, peu commenté.

[3] Ces différentes citations de Hume sont toutes tirées de la section III de l’Enquête sur l’entendement humain, GF, traduction Leroy, p. 75-77

[4] Critique de la faculté de Juger, § 70

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