Joël Bernat : « Le petit Hans : un garçon face à la féminité de sa mère »

Hans est un patient ou un texte que nous avons, en quelque sorte, en commun. Mais c’est aussi un texte qui est un bel exemple de la rencontre, par un petit garçon, de la féminité de sa mère, et de la façon dont il tente d’en faire quelque chose, tout en questionnant des adultes, un peu sourds, c’est-à-dire résistants, mais aussi – et surtout –qui représente le destin que cette rencontre a pu avoir dans la vie adulte de Hans, de ce que cela a pu en partie organiser de son existence. Nous pourrions dire : le destin de la théorie sexuelle infantile sur la féminité de sa mère dans la vie adulte, soit : sa théorie sexuelle infantile adulte.

1- Mémoires : voir ou ne pas voir

Un des aspects des théories de Hans et du destin qu’elles conditionnent se situe autour d’une ambivalence à la Hamlet : « voir ou ne pas voir… » L’histoire de Hans en multiplie les exemples, mais de façon plus nette quant à la question : il s’agit là de « voir et ne pas voir » car c’est bien peut-être un refoulement qui transforme le et en ou.[1]

a- Hans parle[2] : « […] j’ai vu maman toute nue en chemise et elle m’a laissé voir son fait-pipi. J’ai montré à Grete[3], à ma Grete, ce que faisait maman, et je lui ai montré mon fait-pipi. Alors j’ai vite retiré la main de mon fait-pipi. »

À cela le père objecte que « ce ne peut être qu’en chemise ou toute nue[4] ».

Hans lui répond que : « Elle était en chemise, mais la chemise était si courte que j’ai vu son fait-pipi. »

Le père répond sur un plan logique, sur le « nu ou pas ? », évacuant ainsi, ce qui est peut-être bien plus important pour Hans : sa mère lui montre (ce qu’elle fait avec) son sexe, cette mère, Olga, qui ne voulait pas paraître en société et déprimait après chaque rapport sexuel. Olga n’implante-t-elle pas la question de la féminité chez Hans, ainsi que sa dimension énigmatique, peut-être pour elle-même ? Qu’en est-il de ce désir, de mère ou de femme ?

Et c’est peut-être sur cette nudité que Hans questionne une autre femme en devenir, Grete une petite fille. Pour reprendre la formule de Freud, disons donc que Hans a vu matrem nudam[5], c’est-à-dire entr’aperçu quelque chose de la féminité de sa mère, quelque chose qui plus est : exhibé, venant de l’extérieur sur le mode de l’irruption. De quoi alimenter la question ou les questions : « que (me) veut ma mère, que (me) veut la femme ? » etc.)

b- Devenu âgé et célèbre (Herbert Graf), lors d’une interview, Hans rapporte ceci :

« (…) prenez mes souvenirs d’adolescence de Schmedes[6] dans le second acte de Siegfried. Pourquoi après toutes ces années, son traitement d’une simple (sic) phrase : « Ah moi le fils j’aimerais voir ma mère[7] ! », chanté par une voix qui avait bien perdu de sa jeunesse, traîne-t-elle aussi vivace dans mon esprit[8] ? »

Herbert va l’expliquer selon les critères d’une technique vocale… Disons qu’il théorise de façon adulte, c’est-à-dire une élaboration très secondarisée, quelque chose de sa théorie sexuelle infantile : façon de maintenir cette ambivalence du voir et ne pas voir et d’en refouler un fragment important. Herbert refoule-t-il Hans et son savoir pour maintenir une méconnaissance et « ne plus voir » ?

Car le souvenir est sérieusement tronqué et déformé puisque la phrase d’origine est : « Ah, comme le fils aimerait voir la mère ! Ma mère – une femme ! »

c- Un peu avant lors de cet interview, Hans nous explique qu’il a « […] toujours pensé que metteur en scène est « l’homme invisible » de l’opéra[9] » : certes, celui que l’on ne voit pas sur scène mais qui crée et regarde sa scène[10] ? Le metteur en scène comme homme invisible, mais aussi comme homme voyeur, c’est-à-dire toujours en quête ou au travail sur un énigme de l’enfance. Ambivalence qui est comme en écho de la phobie de Olga, une mère qui ne peut se montrer [11]. Le couple « invisible/voyeur » me semble mettre en scène le « voir ou ne pas voir », de même que « l’homme que l’on ne voit pas » a refoulé « l’enfant qui regarde ».

d- Plus avant dans cette interview, Herbert rapporte l’événement suivant : lors d’une répétition de la Salomé de Richard Strauss, la diva apparaît vêtue de « légers voiles » afin de plaire à l’homme invisible… Herbert, tel le voyeur dévoilé, n’apprécie pas du tout et lui lance :

« Habillez-vous, Salomé est une adolescente innocente[12] »

Ce qui est remarquable ici est cette sorte de fil rouge qui organise une part de la vie de Hans, et aussi cette enquête mais qui vient en écho à son point de départ : « je voudrais bien savoir à condition de ne pas savoir ». Ce savoir qui prolonge le « ne pas voir ce que je cherche à (re)voir » car le désir fait destin tant qu’il ne se réalise pas, et là, en plus, cela marche plutôt bien[13] ! En prime, peut-être que cela répète la phobie maternelle ? (« donner à voir ou/et non » ?)

Quant à l’insistance à dé-féminiser, désexualiser, à supprimer toute féminité, ne permet-elle pas de refuser le désirer ailleurs comme dans ces deux exemples :

–            « Salomé est une adolescente innocente » nous dit Herbert : or Salomé était veuve à douze ans…

–            « Ah, comme le fils aimerait voir la mère ! Ma mère – une femme ! » (Remarquons la finesse du vers où sont pointés les refoulements : la mère cache ma mère et la mère cache la femme).

 Ce qui fait penser à la représentation de la sorcière : souvent une vieille femme sans sexualité et sans mari, et une mère sans enfants par opposition des corps jeunes du sabbat : il ne reste que l’effroi de l’énigme, l’essentiel de la féminité de la mère et de son pouvoir est supprimé, ainsi que le désiré ailleurs.

Nous pourrions, par rapport à ce texte, y voir aussi une scène où deux hommes adultes sont confrontés par Hans à leurs propres questions et élaborations théoriques quant à la féminité, de ce qu’ils ont vu ou pas dans leurs histoires personnelles, leurs matrem nudam, et donc ce qu’ils peuvent entendre et pas entendre : car l’enfant qui parle ne nous fait-il pas courir le risque – si cela en est un – de réveiller des fragments de notre infantile, c’est-à-dire de lever certains de nos refoulements ? D’où certaines résistances : à l’instar de Hans, l’enfant nous met en place de spectateur voyeur de sa mise en scène.

Par exemple : deux hommes (le père de Hans et Freud) qui ne voient pas ce qu’ils regardent et, qui plus est, observent : un enfant qui tente d’élaborer une théorie de la féminité et du matrem nudam.

2- Histoire de main et doigts, mais de qui ?

Il y a aussi dans ce texte quelque chose qui pourrait être un bel exemple de transmission ou, plus précisément, de projection de la mère et d’identification (énigmatique) pour le fils. Rapidement, deux exemples.

a- le père : « Hans a quatre ans et demi. Ce matin, sa mère lui donne son bain quotidien et, après son bain, elle le sèche et le poudre. Comme elle est en train de poudrer autour de son pénis, en prenant soin de ne pas le toucher, Hans demande : « Pourquoi n’y mets-tu pas le doigt ? »

Sa maman répond : « Parce que c’est une cochonnerie[14]. »

Ici, Hans s’adresse à sa mère en utilisant ses mots à elle, le doigt. L’on peut penser qu’elle répète l’interdit qu’elle a elle-même reçu de sa mère. Mais alors, à qui est ce doigt ? En tous cas, ce doigt et cette exhibition transmettent quelque chose de la féminité de la mère.

Mais lorsque Hans en parle à son père, il dit le plus souvent : la main. Par exemple :

b- Le père : « Le Dimanche 1er mars, la conversation suivante se déroule pendant notre trajet vers la gare. Je cherche à nouveau à persuader Hans que les chevaux ne mordent pas.

Hans : « Mais les chevaux blancs mordent. À Gmunden il y a un cheval blanc qui mord. Quand on lui tend les doigts, il mord. » (Là on est sur la question de la féminité)

Le père 🙁Je suis frappé de ce qu’il dise : les doigts, au lieu de : la main[15].)

[…] Je réplique alors : « Il me semble, tu sais, que ce n’est pas d’un cheval que tu veux parler, mais d’un fait-pipi, qu’on ne doit pas toucher avec sa main. »

Lui : « Mais pourtant un fait-pipi ne mord pas[16]. » (Là on est dans la question de la masculinité et le pourquoi de l’interdit de toucher puisque cela ne mord pas.)

Lorsque Hans est sur la question de la féminité, la castration se dit alors en termes de doigts et de morsures qui coupent. En tous cas, comme le rappelle l’un de vous, la rencontre avec la castration de la mère, et la forme de son manque, produit le sujet, ici : Hans.

Il y a là aussi une sorte d’ambivalence entre entendre une affaire de doigts comme étant étrange quant à un garçon,  et ne pas l’entendre. Le père de Hans en est brièvement intrigué.

Hans va devoir se débrouiller tout seul.

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[1] Il y a une différence entre « l’un et l’autre » qui indiquerait un désir et un fantasme, et « l’un ou l’autre » qui indiquerait un symptôme, une alternative entre un désir et son interdit.

[2] Sigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans (le petit Hans) », Cinq Psychanalyses, P.U.F. 1954.

[3] Précision du père : Grete est une des petites filles de Gmunden à l’aide desquelles Hans édifie maintenant ses fantasmes. Il bavarde et joue avec elle.

[4] Il « symptômatise » ou refoule le désir du fils ?

[5] Nous savons que les formules latines venaient souvent chez Freud lorsqu’il était question de la sexualité des femmes (sa mère à Leipzig, dans un train de nuit, le quartier des prostituées de Rome, etc.) Voir la correspondance avec Fliess in Naissance de la psychanalyse, P.U.F 1969, et la préface de J. Starobinsky à Hamlet et Œdipe d’Ernest Jones, Gallimard 1989.

[6] Erik Anton Julius Schmedes (27 August 1868, Gentofte, Danemark – 23 March 1931, Vienne) était un ténor d’opéra connus pour ses rôles wagnériens, et beau frère de Vaslav Nijinsky.

[7] « Ach, möcht ich Sohn meine Mutter sehen ! » Opéra Siegfried de Richard Wagner..

[8] Herbart Graf, Mémoires d’un homme invisible, EPEL, 1993, pp. 24 & 54. Mes soulignements.

[9] Herbart Graf, ibid., p. 21.

[10] C’est une hypothèse de Jean Bergeret que Hans aurait observé le charivari de sa mère avec un cocher. Voir Jean Bergeret, Le « Petit Hans » et la réalité ou Freud face à son passé, Payot 1987.

[11] C’est une violoniste qui est une patiente hystérique de Freud (elle commence sa cure en 1897). Olga ne voulait pas paraître en société et déprimait après chaque rapport sexuel. Les pratiques éducatives douteuses (menaces d’abandon et de châtiments corporels) et les comportements inadéquats (exhibitionnistes et intrusifs) de la mère de Hans sont bien décrits par Freud, ce qui ne l’empêche pas d’évoquer une éducation progressiste, sans contrainte excessive, « loin de toute intimidation ». Il prend d’ailleurs ouvertement « le parti de la mère de Hans, si bonne et si dévouée ».

[12] Herbart Graf, ibid., p. 50. Mais on sait que la vraie Salomé était veuve à douze ans…

[13] De même, chez Hamlet, ce n’est pas tant « être ou ne pas être », mais bien « être et ne pas être » : c’est en tout cas ce que montre l’action de la pièce, ou mieux : l’inaction du personnage (il dit qu’il fait mais ne fait pas ce qu’il a dit : les deux aspects sont satisfaits).

[14] Sigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans (le petit Hans) », § Introduction, op. cit.

[15] Il raconte alors l’histoire suivante que je rapporte : « Quand Lizzi était sur le point de partir, une voiture attelée d’un cheval blanc qui allait emporter ses bagages à la gare était devant sa maison. (Lizzi est, dit Hans, une petite fille qui habite une maison voisine) son père se tenait près du cheval et le cheval a tourné la tête (afin de le toucher) et alors le père de Lizzi lui a dit : « Ne touche pas avec tes doigts le cheval blanc, sans quoi il te mordra ». Ibid.

Comparer les termes de la question de la mère : « Gibst du vielleicht die Hand zum Wiwimacher ? » « Peut-être donnes-tu la main au fait-pipi ? » avec ceux de la défense du père de Lizzi : « Gib mcht die Finger zum weisson Pferd », « Ne donne pas les doigts au cheval blanc. » (N. d. tr.)

[16] Sigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans (le petit Hans) », op. cit. § II. Histoire de la maladie.

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Une réponse à Joël Bernat : « Le petit Hans : un garçon face à la féminité de sa mère »

  1. Jacques Woda dit :

    « Voir ou ne pas voir »: expression d’une clarté aveuglante.
    « le désir fait destin tant qu’il ne se réalise pas »: le désir réalisé ne
    fait-il pas destin lui aussi?

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