Paul Valéry (mai 1945) : « L’ange »

L’opposition des sens et de la Raison (qui fait Spaltung), en écho avec le drame de Faust selon Goethe ou des « contempteurs du corps » de Nietzsche que Valéry connaissait fort bien.

Une manière d’ange était assis sur le bord d’une fontaine. Il s’y mirait, et se voyait Homme, et en larmes, et il s’étonnait à l’extrême de s’apparaître dans l’onde nue cette proie d’une tristesse infinie.

(Ou si l’on veut, il y avait une Tristesse en forme d’Homme qui ne se trouvait pas sa cause dans le ciel clair.)

La figure qui était sienne, la douleur qui s’y peignait, lui semblaient tout étrangères. Une apparence si misérable intéressait, exerçait, interrogeait en vain sa substance spirituelle merveilleusement pure.

— « Ô mon Mal, disait-il, que m’êtes-vous ? »

Il essayait de se sourire : il se pleurait. Cette infidélité de son visage confondait son intelligence parfaite ; et cet air si particulier qu’il observait, une affection si accidentelle de ses traits, leur expression tellement inégale à l’universalité de sa connaissance limpide, en blessaient mystérieusement l’unité.

— « Je n’ai pas sujet de pleurer, disait-il, et même, je ne puis en avoir. »

Le Mouvement de sa Raison dans sa lumière d’éternelle attente trouvait une question inconnue suspendre son opération infaillible, car ce qui cause la douleur dans nos natures inexactes ne fait naître qu’une question chez les essences absolues ; – cependant que, pour nous, toute question est ou sera douleur.

— « Qui donc est celui-ci qui s’aime tant qu’il se tourmente ? disait-il. Je comprends toute chose ; et pourtant, je vois bien que je souffre. Ce visage est bien mon visage ; ces pleurs, mes pleurs… Et pourtant, ne suis-je pas cette puissance de transparence de qui ce visage et ces pleurs, et leur cause, et ce qui dissiperait cette cause, ne sont que d’imperceptibles grains de durée ? »

Mais ces pensées avaient beau se produire et propager dans toute la plénitude de la sphère de la pensée, les similitudes se répondre, les contrastes se déclarer et se résoudre, et le miracle de la clarté incessamment s’accomplir, et toutes les Idées étinceler à la lueur de chacune d’entre elles, comme les joyaux qu’elles sont de la couronne de la connaissance unitive, rien toutefois qui fût de l’espèce d’un mal ne paraissait à son regard sans défaut, rien par quoi s’expliquât ce visage de détresse et ces larmes qu’il lui voyait à travers les larmes.

— « Ce que je suis de pur, disait-il, Intelligence qui consume sans effort toute chose créée, sans qu’aucune en retour ne l’affecte ni ne l’altère, ne peut point se reconnaître dans ce visage porteur de pleurs, dans ces yeux dont la lumière qui les compose est comme attendrie par l’humide imminence de leurs larmes. »

— « Et comment se peut-il que pâtisse à ce point ce bel éploré qui est à moi, et qui est de moi, puisqu’enfin je vois tout ce qu’il est, car je suis connaissance de toute chose, et que l’on ne peut souffrir que pour en ignorer quelqu’une ? »

« Ô mon étonnement, disait-il, Tête charmante et triste, il y a donc autre chose que la lumière ? »

Et il s’interrogeait dans l’univers de sa substance spirituelle merveilleusement pure, où toutes les idées vivaient également distantes entre elles et de lui-même, et dans une telle perfection de leur harmonie et promptitude de leurs correspondances, qu’on eût dit qu’il eût pu s’évanouir, et le système, étincelant comme un diadème, de leur nécessité simultanée subsister par soi seul dans sa sublime plénitude.

Et pendant une éternité, il ne cessa de connaître et de ne pas comprendre.

 

Ce contenu a été publié dans Divers, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Paul Valéry (mai 1945) : « L’ange »

  1. bouquet marie dit :

    Difficile ce poème, mais beau …
    Comme on voit, j’ai commencé par les larmes avant de trouver la beauté de l’ange. A contresens, je trouve un autre sens qui n’est pas un non-sens puisqu’il est aussi important de se défier des larmes du noir de la mélancolie que de la beauté de l’ange,du tout de l’un que du tout de l’autre …
    Alors : sens ou raison ? corps ou esprit ? thanatos ou eros ? ça ou Surmoi ? ce serait angélique d’en rester à une opposition sans résolution.
    En revanche, se demander comment notre pauvre moi (notre  » nous » malmené ces derniers temps) peut s’arranger de tout cela, sans exclure ….
    Et fabriquer notre « poème » à inscrire dans ce monde … le travail (et le plaisir) d’une manière d’éternité …

    • Joel Bernat dit :

      Chère Marie-José
      « il faut vivre en poète » (Novalis je crois ?) et encore : « la vie est une danse » (Nietzsche)… Valéry défendait la réintroduction du sensoriel dans la pensée occidentale, cad remettre du vif dans l’aride logos (je crois que c’est dans « le bilan de l’intelligence »). Cela n’a pas beaucoup de succès, et cette dimension poétique absente doit rendre le confinement plus dur à vivre…
      le moi a donc un besoin vital du regard poétique sur le monde – j’en suis convaincu;
      Merci Marie-José et bonnes pensées !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.