Charles Monselet : « Mon estomac. Féérie en plusieurs tableaux, avec prologue et épilogue »

Une pièce qu’on pourrait appeler une pièce montée. – Rien n’y manque : figuration nombreuse, premiers sujets, étoiles. – Rôles comiques. – Un incendie au dénouement. – Tous ! tous ! – On compte sur un nombre infini de représentations.

PROLOGUE : Le théâtre représente un gastronome, vu intérieurement.

UN VERRE DE MADÈRE. – Holà ! quelqu’un ! la maison ! N’y a-t-il personne ?

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi me réveiller en sursaut ? il n’est encore que deux heures de l’après-midi ; laissez-moi tranquille un moment. (Il bâille). Aouââh !

LE MADÈRE. – Debout ! Paresseux ! Je suis envoyé comme ambassadeur, pour te prévenir qu’il y aura branlebas ce soir. – Un dîner épique ! Il faudra te montrer.

L’ESTOMAC. – Encore ! Je n’aurai donc jamais un jour de repos ! Quel maître exigeant ! – C’est que je ne suis pas tout à fait remis…

LE MADÈRE. – Bah ! bah ! tu en verras bien d’autres. D’ailleurs, on va t’envoyer quelques apéritifs, pour te préparer. Oh ! l’on ne veut pas te prendre en traître (On entend du bruit à la cantonade du larynx.) Tiens ! justement, voilà que ça commence.

L’ESTOMAC. – Déjà !

UN BITTER À LA HAVRAISE. – Bâbord et tribord ! Cric, crac ! Sabot et cuiller à pot !

L’ESTOMAC. – Pouah ! Quelle est cette nouvelle invention ? Ça pue l’acajou.

LE BITTER. – Serais-je par hasard dans l’estomac d’un bourgeois ? Mille sabords ! si je le croyais ! …

L’ESTOMAC – As-tu fini, marin d’estaminet !

UN VERRE DE VERMOUTH. – Tu me reconnaîtras mieux sans doute, moi, car ma réputation est basée sur des mérites réels.

L’ESTOMAC, avec amertume. – Encore un joli farceur !

L’ABSINTHE. – Voyons, tout est-il en ordre ici ? L’heure avance. A-t-on apprêté les appartements ? A-t-on lavé, ciré, frotté, épousseté ? Comment ! le ménage n’est pas encore fait ! À quoi pensez-vous donc ? Hâtez-vous, vous dis-je. Un coup de balai par ici, un coup de plumeau par là. Que tout soit net et resplendissant !

L’ESTOMAC, à part. – Diable ! il paraît que cela sera grave.

PREMIER TABLEAU : Même décor. – Le gastronome à table. – Six heures du soir.

LA BISQUE D’ÉCREVISSES. – Je suis harmonieuse et fondante. J’ai la suavité dans la force. Vénus m’accueille à ses banquets avec un bienveillant sourire.

L’ESTOMAC. – C’est possible, mais tu es diantrement épicée.

LA BISQUE D’ÉCREVISSES. – La saison est brûlante ; tu as besoin de toniques.

L’ESTOMAC. – Oh ! que de poivre !

UN VERRE DE XÉRÈS. – Voici le remède.

L’ESTOMAC. – À la bonne heure ! cela se laisse boire, au moins ; et comme dit le poète : Xérès des Chevaliers n’a rien produit de tel !

LE XÉRÈS. – Tu as de la mémoire.

L’ESTOMAC, modestement. – Oh ! la mémoire de l’estomac.

LA TRUITE SAUMONÉE. – Je viens te rappeler les bords du Rhin, la bonne Allemagne qui aime tant les écus des petits Français.

L’ESTOMAC. – Soit ; je me sens vraiment dispos, et cette sauce génevoise a de l’accent.

LE FILET À LA ROYALE. – Alors, que diras-tu donc de moi ? Étudie et savoure.

L’ESTOMAC. – À boire !

LE VIN DE CHÂTEAU-LAROZE. – Présent ! (Le dîner continue.)

LE RÔTI DE CAILLE. – Paye tes dettes ! paye tes dettes !

L’ESTOMAC. – Ah bien ! oui, le moment est heureusement choisi. On n’a que faire de vos conseils, ma mie caillette.

DEUXIÈME TABLEAU : Même décor. – Sept heures et demie.

LE RÔTI DE CAILLE – Paye tes dettes ! paye tes dettes !

L’ESTOMAC. – Veux-tu te taire, oiseau-remords ! Tu vas attrister cette agape.

LE CHAMBERTIN. – Attends, je vais le noyer.

LE RÔTI DE CAILLE. – Paye… tes… dettes ! Paye… (Sa voix s’éteint.)

L’ESTOMAC. – On ne devrait jamais admettre des personnes aussi indiscrètes dans un repas bien ordonnancé.

LE SORBET MOUSSEUX. – Tu as raison.

L’ESTOMAC. – Aïe ! que ne préviens-tu ?

LE MACARONI. – Ne faites pas attention ; ze souis le macaroni ; ze file, ze coule, ze m’introdouis ; presto, Figaro, presto !

L’ESTOMAC. – Presto, presto ; ce n’est pas une raison pour m’étouffer. – Voyons, mes chers amis, je ne demande pas mieux que de vous faire bon accueil à tous. C’est convenu. Mais soyez raisonnables aussi. Il est visible qu’il ne me reste plus de place, plus du tout.

LES PETITS POIS. – On se serrera.

LE MACARONI. – Ze me contenterai d’oune strapontin.

LE CHAMPAGNE, faisant son entrée en chantant. – Plus on est de fous, plus on est de fous, plus on est de fous…

L’ESTOMAC. – Toujours plaisant ! Passe pour toi ; tu me rajeunis. Et puis tu es le Ruggieri obligé de toute féerie intime.

LE CHAMPAGNE. –. Que dirais-tu donc si tu pouvais entendre les drôles de choses qu’on débite là-haut ? Ils sont là huit ou neuf gaillards – dont un avoué – qui parlent tous à la fois.

L’ESTOMAC. – Tu aurais bien dû me rapporter un calembour.

LE CHAMPAGNE. – La mode en est finie ; mais je puis te dire le premier couplet de la chanson qu’ils chantaient en chœur.

L’ESTOMAC. – Musique de qui ?

LA BOMBE GLACÉE. – Musique de M. Mangeant, parbleu !

LE CHAMPAGNE. – Ah ! le jeu de mots y est ; L’ESTOMAC. – Va pour le premier couplet !…

LE CHAMPAGNE. – Hum ! je commence.

CHANSON :

Plus blanche que l’hermine blanche, La nappe appelle le banquet ; La girandole à chaque branche Concentre la flamme en bouquet.

Sur la serviette en pyramide Les convives cherchent leurs noms ; L’œil brille, la lèvre est humide… C’est à l’heure où l’on dîne, – dînons !

L’ESTOMAC. – Pas mal ; mais qui me dira la suite ?

UN SECOND VERRE DE CHAMPAGNE. – Moi ! Majestueux comme un notaire, Debout derrière mon fauteuil, Un garçon dit avec mystère : – « Monsieur, Saint-Estèphe ou Bourgueuil ? » Les pieds glacés, l’Aï frissonne. Honneur aux dieux que nous servons ! Demain, je n’y suis pour personne… C’est le soir où l’on boit, – buvons !

L’ESTOMAC – C’est chaud, c’est chaud.

UN TROISIÈME VERRE DE CHAMPAGNE. – Troisième couplet.

Que tout brille et s’épanouisse, Les parfums, les cristaux, les sons ! Qu’au bruit de nos coupes s’unisse Le tapage de nos chansons ! Que chacun de nous improvise, Fût-ce des vers de mirlitons… Siraudin fera la devise. C’est l’heure où l’on chante, – chantons !

L’ESTOMAC. – Sacré champagne, va ! il me met en goguette malgré moi.

UN QUATRIÈME VERRE DE CHAMPAGNE. – Quatrième couplet.

L’ESTOMAC. – Comment ! il y en a encore ? Oh ! diable !

LE CHAMPAGNE. – C’est le dernier. Est-ce Clémentine ? est-ce Estelle Qui sur mon épaule s’endort ?

L’ESTOMAC, interrompant. – Il y a donc des dames… des petites dames, hé ! hé !

LE CHAMPAGNE. – Mais certainement.

L’ESTOMAC. – Farceur !

LE CHAMPAGNE. – Je reprends : Est-ce Clémentine ? est-ce Estelle Qui sur mon épaule s’endort, Laissant pendre un bout de dentelle Dans le champagne aux perles d’or ? Mon œil, sous le mouvant corsage, Entrevoit la neige des monts. La plus folle, c’est la plus sage… C’est la nuit où l’on aime, – aimons !

L’ESTOMAC. – Ah ! bravo ! bravo ! – Je me laisse entraîner, tant pis. – À bas la politique ! – Larifla, fla, fla ! larifla ! (Le dîner continue.)

TROISIÈME TABLEAU : Même décor. – Neuf heures.

L’ESTOMAC. – Excellent café ! arome pénétrant ! Ma foi, encore une tasse.

LE COGNAC. – À la bonne heure !

L’ESTOMAC. – Oh ! doucement, doucement ! Pas de bain de pied.

Le RHUM. – Tu as raison ; le bain de pied est absurde et incommode.

L’ESTOMAC. – Mais qui t’appelle, toi ?

LE RHUM. – Je viens pousser le cognac.

LE CURAÇAO. – Je viens pousser le rhum.

L’ANISETTE. – Je viens pousser le curaçao.

L’ESTOMAC. – Grâce !

LE KIRSCH. – Ranchez-fus, fus audres ; ne me regonnaisez-fus boint ?

L’ESTOMAC. – C’est le kirsch de la forêt Noire ! Je suis joli !

LE KIRSCH. – Ezze-gue che fus vais bir ?

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce qu’il dit ?

LE MARASQUIN. – Il demande s’il te fait peur.

L’ESTOMAC – Je le crois bien, parbleu !

LE KIRSCH. – Tarteiffle !

L’ESTOMAC, au kirsch. – Allons, mon brave, ne vous fâchez point. On ne fait point d’esclandre ici. Pourquoi diable venez-vous si tard ? On ne comptait plus sur vous.

LE KIRSCH. – Ch’aggzebde fos exguices.

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce qu’il dit ?

LA CRÈME DE MENTHE. – Il dit qu’il accepte vos excuses.

L’ESTOMAC. – On croirait qu’ils s’apaisent là-haut. Je n’entends presque plus rien. C’est généreux à eux de me laisser un instant de répit.

BARCAROLLE :

Comme tout change ! Il y a quatorze ou quinze ans, je m’estimais heureux d’avoir un hareng saur à mon repas du matin, – et à mon repas du soir ; Un hareng saur arrosé d’un claret, qui aurait pu passer facilement pour le Markowski des chèvres. C’était le bon temps, – si l’on veut. Aujourd’hui, il me faut des chères bien autrement précieuses, des vins bien autrement opulents. Comme tout change !

Et quand même j’aurais conservé une secrète affection pour le hareng saur, quand même je ne serais pas encore insensible aux rudesses de l’argenteuil, – hélas ! il me serait impossible d’en obtenir de mon maître. Réputation oblige. Mon maître est un des notables d’Obésopolis, la cité de l’embonpoint. Il a quotidiennement son couvert mis à toutes les riches tables. Ah ! je suis un estomac bien malheureux ! Je regrette quelquefois le temps où je ne mangeais pas mon content. J’ai la nostalgie de Dinochau. – Comme tout change !

QUATRIÈME TABLEAU : Même décor. – Minuit. – Apparition de quelques flammes.

L’ESTOMAC. – Au feu ! au feu ! à l’aide !

UN VERRE DE PUNCH. – Tais-toi donc : tu ne vois pas que c’est une plaisanterie. L’ESTOMAC. – Une plaisanterie, de l’alcool enflammé !

LE PUNCH. – Eh oui ! un pari… Ne dirait-on point que tu n’as jamais assisté à pareille fête ?

L’ESTOMAC, se tordant. – Éteignez ! éteignez !

LE PUNCH. – Sens-tu l’odeur de cette poignée de noisettes qu’ils ont jetées dans mes flots !

L’ESTOMAC. – Bourreau !

LE PUNCH, riant. – Ah ! ah ! ils ont soufflé toutes les bougies ; ils ressemblent à des romantiques attardés dans un cadre de Louis Boulanger. – Ah ! ah !

L’ESTOMAC. – Je me ressentirai longtemps de cette secousse. Par l’ombre du sage magistrat Brillat-Savarin ! je me croyais à l’abri de ces folies d’adolescent. – Respirons.

UN VERRE DE BISCHOF. Glou, glou, glou.

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce que cela encore ?

LE BISCHOF. – Ne t’occupe de rien, je viens t’assurer contre l’incendie.

L’ESTOMAC. – Dis-tu vrai ? Entre alors, et sois le bien reçu. Oui, tu apportes avec toi la fraîcheur et le bien-être. (Avec éclat.) Mais tu es le vin blanc !

LE BISCHOF, nonchalamment. – Oh ! avec un mélange d’ananas et de sucre… tout ce qu’il y a de plus inoffensif.

L’ESTOMAC. – Voilà leur éternel refrain ! (Abattu.) Faites de moi ce que vous voudrez à présent. Torturez votre victime. Je suis résigné.

CHŒUR DES CANETTES, dans le lointain. – Est-il devenu plus raisonnable ?

LE BISCHOF. – Je crois que oui.

UNE CHOPE D’ALE se hasardant. – Allons-y, dans ce cas.

L’ESTOMAC, révolté. – De la bière, jamais !

LA CHOPE. – Cependant…

L’ESTOMAC, au comble de l’exaspération. – Jamais ! entendez-vous ! Tout, mais pas de la bière !

LA CHOPE – Mon petit, c’est de l’excellente ale : Barclay-Perkins tout pur…

L’ESTOMAC, beau comme l’antique. – Sortez !

ÉPILOGUE : Même décor. – Deux heures du matin.

LE THÉ, à demi-voix. – Me voici…

L’ESTOMAC. – Toi, mon cher et vieux camarade ! toi, le compagnon de ma jeunesse, le conseiller de mon âge mûr ! l’ami de toute ma vie ! Oh ! merci de t’être souvenu.

LE THÉ. – Silence ! Avale et ne dis rien.

L’ESTOMAC. – Sauvé !

 Fin.

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