In L’écrit du temps, n° 6, Printemps 1984, Editions de Minuit.
Cet article – une contribution au dictionnaire médical d’Anton Bum, le Therapeutisches Lexikon für praktische Arzte (Vienne, 1891, p. 724-732) – est resté très longtemps ignoré, jusqu’à ce qu’il soit redécouvert, en 1963, par le Dr Paul Cranefield, éditeur du Bulletin de lAcadémie de Médecine de New York. Il a été publié en anglais dans le volume I de la Standard Edition (p. 105-114), dans une traduction de James Strachey. L’original allemand a paru récemment dans la revue Psyche, Zeitschrift für Psychoanalyse und ihre Anwendungen, XXXV, 5, mai 1981. Il a été traduit une première fois en français dans la Revue de Médecine Psychosomatique, XVIII, 2 (tr. P. Cotet, A. Bourguignon et allii).
Freud ne fait nulle part allusion à ce travail (parce qu’il ne se reconnaissait pas dans cet article de commande ? parce qu’il le jugeait trop purement informatif ?). En l’absence de toute indication plus précise sur les circonstances de sa rédaction, on se contentera de signaler que l’année 1891 est celle où Freud entame la traduction du second livre de Bernheim et où il publie Zur Auffassung der Aphasien (qui n’aura aucun succès) et, en collaboration avec Oscar Rie, une Etude clinique de l’hémiplégie cérébrale chez l’enfant.
HYPNOSE
Ce serait une erreur de croire qu’il est très facile d’exercer l’hypnose à des fins thérapeutiques. La technique hypnotique est bien plutôt un acte médical aussi difficile à réaliser que n’importe quel autre. Le médecin qui veut hypnotiser devrait l’avoir appris d’un maître dans cet art et, même dans ce cas, une grande pratique personnelle lui sera nécessaire afin d’obtenir des résultats en dehors de cas tout à fait isolés. Puis, en tant qu’hypnotiseur expérimenté, il se mettra à l’œuvre avec ce sérieux et cette détermination que procure la conscience d’entreprendre quelque chose d’utile, voire de nécessaire dans certaines circonstances. Le souvenir de tant de guérisons obtenues grâce à l’hypnose donnera à son attitude à l’égard du malade une assurance qui ne manquera pas de susciter également chez ce dernier l’attente d’un nouveau succès thérapeutique. Celui qui aborde l’hypnotisation à demi convaincu, qui se sent peut-être ridicule et qui trahit par sa mine, sa voix et ses gestes qu’il n’attend rien de l’expérience, n’aura pas lieu de s’étonner de son insuccès et ferait mieux d’abandonner cette méthode de traitement à d’autres médecins capables de l’exercer sans se sentir atteints dans leur dignité médicale parce qu’ils se seront convaincus, par l’expérience et par des lectures, de la réalité et de l’importance de l’influence hypnotique.
On se donnera pour règle de n’imposer le traitement hypnotique à aucun malade. Un préjugé répandu dans le public et qui a même l’appui de médecins éminents, mais ignorants en la matière, veut que l’hypnose soit une intervention dangereuse[i]. Si on voulait imposer l’hypnose à une personne qui ajoute foi à ces dires, il est probable qu’on serait gêné, au bout de quelques minutes à peine, par des incidents fâcheux procédant de l’anxiété du malade et de son pénible sentiment d’être subjugué, mais qu’on ne manquerait certes pas de considérer comme des conséquences de l’hypnose. Aussi, lorsque s’élève une violente résistance à la mise en pratique de l’hypnose, on renoncera à cette méthode et on attendra jusqu’à ce que le malade, sous l’influence d’autres informations, se soit familiarisé avec l’idée d’être hypnotisé. Par contre, il n’est nullement préjudiciable qu’un malade déclare ne pas craindre l’hypnose, mais affirme ne pas y croire ou bien douter qu’elle puisse lui être utile. On lui dit alors : « Je n’exige pas de vous la foi, mais uniquement votre attention et un rien de bonne volonté pour commencer », et dans cette disposition indifférente du malade on trouve le plus souvent un excellent soutien. D’autre part, il convient de souligner qu’il y a des personnes que leur empressement et leur désir d’être hypnotisées empêchent précisément de tomber en hypnose. Ceci ne concorde absolument pas avec l’opinion courante selon laquelle l’hypnose suppose la « foi », et pourtant il n’en va pas autrement. On peut en règle générale partir de l’hypothèse que tous les hommes sont hypnotisables, à cette réserve près que chaque médecin pris individuellement sera incapable d’hypnotiser un certain nombre de personnes dans les conditions de ses expériences, sans que souvent il puisse pour autant donner les raisons de l’échec. Parfois tel procédé permet d’obtenir facilement ce qui semblait impossible avec tel autre, et ceci vaut pour des médecins différents. On ne sait jamais par avance si un malade sera hypnotisable ou non, et en fait il n’y a pas d’autre moyen de le savoir que d’essayer. On n’a pas réussi jusqu’ici à établir une corrélation entre la réceptivité à l’hypnose et quelque autre propriété de l’individu[ii]. Il est néanmoins exact que des malades psychiques et des dégénérés ne sont la plupart du temps pas hypnotisables, et que les neurasthéniques ne le sont que très difficilement ; il est inexact que les hystériques ne se prêtent pas à l’hypnose. Bien plus, c’est, précisément chez ces derniers que l’hypnose apparaît à la suite d’interventions purement physiologiques et avec tous les signes d’un état corporel particulier. Il est important de se forger un jugement préalable sur l’individualité psychique d’un malade que l’on veut soumettre à l’hypnose, mais à ce sujet il est impossible, justement, d’établir des règles générales. Il est clair cependant qu’on n’a pas avantage à commencer un traitement médical avec l’hypnose, et qu’il vaut mieux gagner d’abord la confiance du malade et laisser s’émousser sa méfiance et sa critique. Quiconque jouit d’un grand renom en tant que médecin ou hypnotiseur peut toutefois se passer de cette préparation.
Contre quelles maladies doit-on utiliser l’hypnose ? Les indications sont ici plus difficiles à poser que dans le cas d’autres méthodes de traitement, dans la mesure où la réaction individuelle joue dans la thérapie hypnotique un rôle presque aussi grand que la nature de la maladie à combattre. En général on évitera de traiter par l’hypnose des symptômes à fondement organique-et on utilisera cette méthode uniquement contre des troubles purement fonctionnels, nerveux, des maux d’origine psychique et des accoutumances, toxiques ou autres. On se convaincra cependant que bien des symptômes de maladies organiques sont sensibles à l’hypnose et que l’altération organique peut subsister sans le trouble fonctionnel qui en résulte. Avec la répugnance qui règne actuellement à l’égard du traitement hypnotique on n’a plus guère l’occasion de pratiquer l’hypnose, si ce n’est après l’échec de toutes les autres tentatives de traitement. Ceci a son bon côté car on apprend ainsi quel est le rayon d’action spécifique de l’hypnose. Naturellement, on peut aussi hypnotiser à des fins de diagnostic différentiel, par exemple lorsqu’on est dans le doute quant à savoir si certains symptômes appartiennent à l’hystérie ou à une maladie nerveuse organique. Mais cette vérification n’a quelque valeur qu’en cas de résultat favorable.
Une fois qu’on a appris à connaître son malade et établi le diagnostic se pose la question de savoir s’il faut entreprendre l’hypnose entre quatre yeux ou faire appel à une personne de confiance. Cette précaution serait souhaitable tant pour protéger les malades contre un abus de l’hypnose que pour préserver le médecin de l’accusation d’un tel abus. Et les deux cas se sont produits ! Mais cette mesure ne peut être appliquée de façon générale. La présence d’une amie, du mari, etc. perturbe souvent considérablement la malade et restreint de façon décisive l’influence du médecin ; de plus, le contenu de la suggestion à communiquer sous hypnose ne se prête pas toujours à être transmis à d’autres personnes proches de la malade. Le recours à un second médecin n’aurait pas cet inconvénient, mais il complique tant la conduite du traitement qu’elle devient dans la majorité des cas impossible. Comme il importe avant tout au médecin de faire œuvre utile grâce à l’hypnose, il renoncera dans la majorité des cas à s’associer une tierce personne et il rangera le danger évoqué plus haut parmi ceux qui tiennent à l’exercice de la profession médicale[iii]. La malade, cependant, se protègera en ne laissant aucun médecin l’hypnotiser qui ne lui paraîtrait pas digne de la plus totale confiance.
Par contre, il est d’un grand intérêt que la malade à hypnotiser voie d’autres personnes sous hypnose, qu’elle apprenne par la voie de l’imitation comment elle aura à se comporter et qu’elle sache par les autres en quoi consistent les sensations de l’état hypnotique. A la clinique de Bernheim et à la consultation de Liébault à Nancy, où tout médecin peut s’enquérir des effets dont est capable l’influence hypnotique, on ne pratique jamais l’hypnose entre quatre yeux. Chaque malade qui vient pour une première hypnose voit pendant quelque temps comment des patients plus anciens s’endorment, comment ils obéissent pendant l’hypnose et comment ils conviennent, après l’éveil, de la disparition de leurs symptômes morbides. Il est amené par là à un état de disponibilité psychique qui le fait tomber lui aussi en hypnose profonde aussitôt que vient son tour. L’inconvénient de ce procédé réside en ceci que les maux de chacun sont commentés devant une grande masse de gens, ce qui ne conviendrait pas à des malades de meilleure condition. Toujours est-il qu’un médecin qui veut guérir par l’hypnose devrait ne pas renoncer à cette puissante influence d’appoint et laisser autant que possible la personne qu’il doit hypnotiser assister au préalable à une ou plusieurs expériences hypnotiques réussies. Si l’on ne peut pas escompter que le malade s’hypnotise lui-même par imitation dès qu’on lui en donne le signal, on a le choix entre différents procédés pour l’induire en hypnose, lesquels ont tous en commun d’évoquer par certaines sensations corporelles le phénomène de l’endormissement. Le mieux est de procéder ainsi : on assied le malade sur un siège confortable, on le prie d’être bien attentif et de ne plus parler dès cet instant, car cela l’empêcherait de s’endormir. Les vêtements éventuellement gênants sont enlevés, les personnes présentes sont reléguées dans un endroit de la pièce où elles ne peuvent être vues du malade. On fait l’obscurité dans la pièce, on veille au calme[iv]. Après ces préparatifs, on s’assied face au malade et on l’invite à fixer deux doigts de la main droite du médecin et, ce faisant, d’être bien attentif aux sensations qui vont se développer. Après un très bref délai, de l’ordre d’une minute environ, on commence à suggérer au malade les sensations de l’endormissement, par exemple : « Je vois bien, chez vous cela va vite, votre visage a déjà pris une expression figée, votre respiration est devenue plus profonde, vous êtes devenu tout à fait calme, vos paupières sont lourdes, vous clignez des yeux, vous ne voyez plus distinctement, vous serez bientôt obligé de déglutir, ensuite vos yeux se fermeront et voilà que vous dormez ». Avec ces mots et d’autres semblables nous sommes déjà en pleine « suggestion », ainsi que l’on nomme les paroles persuasives durant l’hypnose. Mais on ne suggère que des sensations et des processus moteurs qui se produisent spontanément pendant l’endormissement hypnotique. On peut s’en convaincre lorsqu’on est en présence d’une personne que la seule fixation est susceptible de plonger en hypnose (méthode de Braid), et chez qui, par conséquent, la fatigue oculaire due au fait de concentrer l’attention et de la détourner d’autres impressions entraîne l’état analogue au sommeil. Son visage adopte d’abord une expression figée, la respiration devient plus profonde, les yeux deviennent humides, clignent plusieurs fois, il se produit un ou plusieurs mouvements de déglutition et, pour finir, les globes oculaires se révulsent , les paupières s’affaissent et l’hypnose est là. Le nombre de ces personnes est très important ; lorsqu’on s’aperçoit qu’on se trouve face à l’une d’entre elles, il est bon de se taire ou de ne recourir qu’occasionnellement à une suggestion. On ne ferait, sinon, que troubler la personne s’hypnotisant elle-même et éveiller son opposition dans le cas où l’ordre des suggestions ne correspondrait pas au déroulement effectif de ses sensations. Toutefois il est en général avantageux de ne pas attendre le développement spontané de l’hypnose mais au contraire de le favoriser par des suggestions. Seulement, celles-ci doivent être communiquées avec énergie et dans un ordre rapide de succession. Le patient ne doit pour ainsi dire pas pouvoir reprendre ses esprits, ni avoir le temps de vérifier si ce qu’on lui avance est bien exact. Il ne faut pas plus de deux à quatre minutes pour que les yeux se ferment ; si ces derniers ne se sont pas clos d’eux-mêmes, on les ferme d’une pression sans manifester ‘d’étonnement ou de dépit devant l’absence de fermeture spontanée. Si maintenant ils restent clos, on a d’ordinaire atteint un certain degré d’influence hypnotique. C’est là le moment décisif pour tout ce qui va suivre.
De deux possibilités, l’une vient en effet de se réaliser. Soit le patient a été réellement induit en hypnose par la fixation et par l’audition des suggestions, et il se comporte alors paisiblement après la fermeture des yeux ; on peut encore vérifier la catalepsie, on lui fait la suggestion requise par son mal et on le réveille le moment venu. Après le réveil, tantôt il est amnésique, ce qui veut dire qu’il a été « somnambule » durant l’hypnose, tantôt il a gardé toute sa mémoire et nous renseigne sur ses sensations pendant l’hypnose. Il n’est pas rare qu’un sourire se dessine sur son visage après qu’on lui ait fermé les yeux. Cela ne devrait pas irriter le médecin, en règle générale cela signifie seulement que l’hypnotisé est encore en mesure de juger lui-même de son état et qu’il le trouve étrange, comique. Soit au contraire aucune influence n’a pu être exercée, ou seulement à un très faible degré, tandis que le médecin s’est comporté comme s’il était en présence d’une hypnose réussie. Représentons-nous alors l’état psychique du patient. Au début des préparatifs il avait promis de rester calme, de ne plus parler, de ne manifester aucun signe d’assentiment ou de réprobation ; il remarque maintenant que sur la base de ce consentement on le persuade qu’il est hypnotisé, il s’en irrite, se sent mal à l’aise de ne pas être en droit de l’exprimer, craint sans doute aussi que le médecin ne communique trop rapidement la suggestion en le croyant hypnotisé avant qu’il ne le soit. Et l’expérience montre dès lors qu’il ne respecte pas le pacte conclu avec lui lorsqu’il n’est pas véritablement hypnotisé. Il ouvre les yeux et dit, le plus souvent avec indignation : « Mais je ne dors pas du tout. » Un débutant considérerait ici que l’hypnose a échoué, le praticien expérimenté, lui, ne perd pas contenance. Il rétorque sans la moindre irritation, tout en lui fermant les yeux à nouveau : « Restez calme, vous avez promis de ne rien dire. Je sais bien que vous ne « dormez » pas. Ce n’est même pas nécessaire. A quoi rimerait-il que je me contente de vous endormir ? Vous ne me comprendriez pas lorsque je vous parle. Vous ne dormez pas, mais vous êtes hypnotisé, vous êtes sous mon influence ; ce que je vous dis maintenant vous fera une impression particulière et vous sera bénéfiques[v]. » Cette explication calme habituellement le malade, on lui communique la suggestion, on se dispense momentanément de rechercher des signes corporels de l’hypnose et le plus souvent, après de fréquentes répétitions de cette prétendue hypnose, on verra également émerger certains des phénomènes somatiques qui caractérisent l’hypnose.
Dans beaucoup de cas de ce genre, le doute subsistera toujours quant à savoir si l’état qu’on a provoqué mérite le nom d’hypnose. On aurait tort, cependant, de vouloir limiter la communication de la suggestion à ces autres cas où le patient devient somnambule, ou bien tombe dans un degré profond d’hypnose. Dans les cas qui nous occupent, qui n’ont à vrai dire que l’apparence de l’hypnose, on peut obtenir les succès thérapeutiques les plus étonnants, auxquels il est impossible de parvenir par ailleurs par la « suggestion a l’état de veille ». Il faut donc bien qu’il s’agisse ici aussi d’une hypnose, dont la visée, il est vrai, se borne à l’effet obtenu en elle par la suggestion[vi].
Mais si, après des essais réitérés (de trois à six), on n’obtient ni un indice de succès, ni l’un des signes somatiques de l’hypnose, on abandonnera l’expérience. Bernheim et d’autres ont distingué plusieurs degrés d’hypnose, dont la liste ne présente que peu d’intérêt pour le praticien. La seule chose qui importe vraiment est de savoir si le malade est devenu somnambule ou non, autrement dit si l’état de conscience créé durant l’hypnose se démarque si nettement de l’état habituel que le souvenir de ce qui s’est passé au cours de l’hypnose fait défaut au réveil. Dans ce cas, le médecin peut contester la réalité des douleurs existantes ou d’autres symptômes avec une grande détermination, dont il est en règle générale incapable quand il sait, que le malade lui dira quelques minutes plus tard : « Lorsque vous avez dit que mes douleurs avaient disparu, elles étaient là quand même et elles le sont encore maintenant. » Les efforts de l’hypnotiseur tendent à s’épargner de telles oppositions, qui sont de nature à ébranler son autorité. C’est pourquoi il serait de la plus haute importance pour la thérapie de disposer d’un procédé permettant de plonger tout un chacun en somnambulisme. Malheureusement, il n’existe pas. Le principal défaut de la thérapie hypnotique est qu’elle n’est pas dosable. Le degré d’hypnose qu’on peut atteindre ne dépend pas du procédé du médecin, mais de la réaction aléatoire du patient. Il est également très difficile d’approfondir l’hypnose dans laquelle tombe un malade; mais en règle générale on y parvient en répétant fréquemment les séances.
Si l’on n’est pas satisfait de l’hypnose obtenue, on cherchera, lors de la répétition des séances, d’autres méthodes qui agissent souvent plus énergiquement ou qui continuent d’agir lorsque l’influence du procédé initialement utilisé s’est estompée. Voici quelques-uns de ces procédés : effleurer des deux mains, durant cinq a dix minutes, le visage et le corps du patient, ce qui a un effet étonnamment apaisant et assoupissant ; faire des suggestions pendant le passage d’un faible courant galvanique qui suscite une nette sensation gustative (l’anode placé en large bandeau sur le front, la cathode en bracelet autour du poignet), l’impression d’être enchaîné et la sensation galvanique contribuant éminemment à l’hypnose. On peut inventer à volonté des procédés similaires, à la seule condition de ne pas perdre de vue l’objectif : éveiller l’image de l’endormissement par association de pensées et fixer l’attention grâce a une sensation uniforme.
La véritable valeur curative de l’hypnose réside dans la suggestion faite à cette occasion. Cette suggestion consiste à nier énergiquement les souffrances dont s’est plaint le malade, ou à l’assurer qu’il pourrait faire telle chose, ou à lui en ordonner l’exécution. L’effet est bien plus puissant que celui de la simple assurance ou négation quand on associe la guérison attendue à une manipulation ou à une intervention pendant l’hypnose, par exemple : « Vous ne ressentez plus de douleurs à cet endroit, j’appuie dessus et la douleur est partie ». L’effleurement et la pression exercés sur la partie malade du corps sont un excellent soutien pour la suggestion verbale. On ne négligera pas non plus d’éclairer l’hypnotisé sur la nature de ses maux, ni de motiver devant lui leur disparition, etc., car le plus souvent on n’est pas en présence d’un automate psychique, mais d’un être doué de sens critique et de jugement sur lequel on est à présent simplement en mesure de faire davantage impression que lorsqu’il est à l’état de veille. En cas d’hypnose imparfaite, on évitera de laisser parler le patient ; cette extériorisation motrice dissipe la sensation de torpeur que lui procure l’hypnose et le réveille. Quant aux personnes somnambules, on les laissera sans inquiétude parler, marcher, travailler, et l’on obtient la plus profonde influence psychique lorsqu’on les interroge pendant l’hypnose sur leurs symptômes et sur leur origine[vii].
Par la suggestion, on exige soit un effet immédiat, en particulier dans le cas du traitement de paralysies, de contractures, etc., soit un effet post-hypnotique, c’est-à-dire une action dont l’échéance est fixée à une heure précise après le réveil. Dans tous les cas de souffrances tenaces, on a grand avantage à insérer une telle période d’attente (même une nuit entière) entre la suggestion et sa réalisation. L’observation des malades montre que les impressions psychiques nécessitent généralement un certain temps, un temps d’incubation, avant de provoquer une modification corporelle (cf. « Névrose, traumatique[viii] »). Chaque suggestion particulière devra être donnée avec la plus grande assurance, car le moindre signe d’hésitation est relevé par l’hypnotisé et exploité défavorablement ; on ne tolèrera absolument aucune opposition et on fera appel, si l’on s’y sent autorisé, au pouvoir que l’on détient de produire la catalepsie, les contractures, l’anesthésie, etc.
La durée d’une hypnose sera déterminée en fonction des exigences pratiques ; un séjour prolongé en hypnose, même de plusieurs heures, n’est certainement pas nuisible au succès. Le réveil est provoqué par une phrase du genre : « ça va pour aujourd’hui ».
Lors des premières séances, on n’omettra pas de donner au patient l’assurance qu’il se réveillera sans maux de tête, frais et dispos. On peut malgré tout observer que même après une hypnose légère, de nombreuses personnes se réveillent fatiguées et la tête lourde lorsque sa durée a été trop courte. Elles n’ont, pour ainsi dire, pas assez dormi.
La profondeur de l’hypnose n’est pas toujours en rapport direct avec son succès. On peut provoquer des modifications considérables au cours des plus légères hypnoses et ne pas y parvenir dans le cas du somnambulisme. Lorsque le succès escompté n’intervient pas après quelques hypnoses, apparaît une autre des difficultés inhérentes à cette méthode de traitement. Alors que pas un malade n’est en droit de s’impatienter lorsque vingt séances électriques ou un nombre identique de bouteilles d’eau minérale ne lui ont toujours pas apporté la guérison, dans le cas du traitement hypnotique médecin et patient se lassent beaucoup plus vite, en raison du contraste entre le rose délibérément entretenu des suggestions et le gris de la réalité. Là encore, des malades intelligents peuvent faciliter la tâche du médecin aussitôt qu’ils ont compris que celui-ci joue pour ainsi dire un rôle lorsqu’il communique la suggestion et qu’ils peuvent s’attendre à en tirer d’autant plus de profit qu’il aura mis plus d’énergie à contester le mal. La monotonie est à éviter soigneusement lors de tout traitement hypnotique prolongé. Le médecin doit sans cesse inventer de nouvelles amorces pour sa suggestion, de nouvelles preuves de son pouvoir, de nouvelles variantes dans la procédure hypnotique. Pour lui, qui dans son for intérieur doute peut-être du succès, cela représente aussi un effort considérable et finalement épuisant.
Il ne fait pas de doute que le domaine de la thérapie hypnotique s’étend bien au-delà de celui des autres méthodes de traitement des maladies nerveuses. De même, le reproche selon lequel l’hypnose ne serait capable d’agir que sur les symptômes et encore pour une courte durée seulement est injustifié. Et quand la thérapie hypnotique ne vise que les symptômes et non les processus morbides, elle suit exactement le même chemin que celui qui s’impose à toutes les autres thérapies.
Lorsque l’hypnose a été couronnée de succès, la stabilité de la guérison dépend des mêmes facteurs que celle de toute guérison obtenue autrement. S’il s’agissait de séquelles d’un processus achevé, la guérison sera durable ; si les causes qui ont engendré les symptômes de la maladie continuent d’agir avec une force intacte, la récidive est probable. En aucun cas l’utilisation de l’hypnose n’exclut celle d’une autre thérapie, diététique, mécanique, ou autre. Dans toute une série de cas, à savoir ceux où les manifestations morbides sont d’origine purement psychique, l’hypnose répond à toutes les exigences que l’on peut poser à une thérapie causale, et le fait d’interroger et d’apaiser le malade sous hypnose profonde est alors le plus souvent accompagné du plus éclatant succès.
Tout ce qui a été dit et écrit sur les grands dangers de l’hypnose relève du domaine de la fable. Si l’on excepte l’utilisation abusive de l’hypnose à des fins condamnables – possibilité qui vaut pour tout autre remède efficace -, il reste tout au plus à prendre garde à la tendance de personnes gravement névrosées à tomber spontanément en hypnose après des séances répétées. Le médecin détient le pouvoir d’interdire ces hypnoses spontanées, qui ne devraient cependant apparaître que chez des individus très réceptifs. On peut aussi protéger de façon relativement satisfaisante les personnes dont la réceptivité va jusqu’à permettre de les hypnotiser contre leur gré, en leur suggérant que seul leur médecin sera en mesure de les hypnotiser[ix].
[i] C’est Meynert, bien sûr, qui est une fois de plus visé (voir plus haut « Hypnotisme et suggestion », ainsi que le compte rendu du livre de Forel).
[ii] Ce sera encore un mystère pour Freud en 1927 : « … l’énigmatique sélection des personnes qui se prêtent [à l’hypnose], alors que d’autres s’y montrent tout à fait réfractaires, renvoie à un facteur encore inconnu qui s’y trouve réalisé et que seule peut-être la pureté des attitudes libidinales rend possible » (Psychologie des masses et analyse du Moï, chap. viii).
[iii] La pratique du tête à tête était peu courante à l’époque, entre autres en raison du contexte érotique dont on entourait volontiers l’hypnose. Bernheim, ainsi, préconisait de « ne provoquer le sommeil qu’en présence d’un tiers autorisé, parent, mari, père, etc., qui garantisse à la fois l’hypnotiseur et l’hypnotisé. On préviendra ainsi toute supposition fâcheuse, toute accusation ultérieure, tout soupçon de tentative qui n’aurait pas pour but le soulagement du sujet » (De la suggestion… 3. éd. revue et augmentée, Paris, 1891, p. 592). Il n’est pas indifférent de noter, en rapport avec les mêmes motifs, que Freud réintroduira à sa manière un « tiers » dans le duo thérapeutique, puisque c’est à une dritte Person qu’il reliera, dès les Etudes sur l’hystérie, les manifestations d’ « amour de transfert » de ses patientes (cf. « Psychothérapie de l’hystérie « , in fine).
[iv] Encore quelques petites modifications – substitution du divan au « siège confortable », passage du médecin derrière le malade (méthode des pressions sur le front) – et ce sera déjà le « cérémonial » analytique : t un mot au sujet du cérémonial imposé pendant les séances. Je tiens à ce que le malade s’étende sur un divan et que le médecin soit assis derrière lui de façon à ne pouvoir être regardé. Cet usage a une signification historique, il représente le vestige de la méthode hypnotique d’où est sortie la psychanalyse » (in « Le début du traitement », 1913).
[v] Voir le début du cas « Miss Lucy R. », dans les Etudes sur l’hystérie, où Freud décrit comment il était passé de cette méthode à celle des pressions sur le front (fin 1892-début 1893).
[vi] Tout ce passage reflète assez fidèlement l’évolution des idées de Bernheim, qui s’orientait lui aussi, dans son second livre, vers une méthode suggestive plus souple, moins soucieuse de provoquer le sommeil hypnotique proprement dit.
[vii] Allusion fort discrète (comme un peu plus loin à l’avant-dernier paragraphe) à la méthode cathartique, que Freud utilisait pourtant depuis deux ans déjà.
[viii] Titre d’un autre article du Lexikon de Bum.
9. Voir l’épisode relaté dans le cas « Emmy von N. » des Etudes sur l’hystérie : « En dernier lieu, je reçus d'[Emmy von N.] (pendant l’été 1893) une courte lettre où elle me demandait l’autorisation de se faire hypnotiser par un autre médecin […]. Je ne compris pas d’abord pourquoi elle avait besoin de ma permission, jusqu’au moment où je me souvins de l’avoir, en 1890, sur sa propre demande, prémunie contre l’hypnotisme pratiqué par quelqu’un d’autre […]. Je renonçais alors, par écrit, à mon droit exclusif » (tr. fr., p. 66).