Roseline Bonnellier : « Le Hölderlin de Jean Laplanche, une question à suivre » (2ème partie)

II. HÖLDERLIN ET LA QUESTION DE LA MÈRE EN PSYCHANALYSE

            Si je repars du premier livre de Jean Laplanche alors dans sa période « para-lacanienne », l’accent mis sur « le père » au niveau de preuve « scientifique »  de la thèse (celui de la théorie lacanienne appliquée des psychoses) sacrifie d’office l’étude d’une question de la mère qui est « une femme » en son temps. Et d’ailleurs, depuis le renoncement de Freud en 1897 à sa première théorie de la séduction apportée par les hystériques femmes, la seconde théorie de l’Œdipe masculin, au niveau du refoulement secondaire ou après coup, ne visait-il pas justement à « faire l’économie » du complexe maternel plus inconscient de l’enfant modèle représentatif du « genre » humain  dans le mythe du héros ? C’est un peu cet ordre établi depuis la nuit des temps dans le mythe héroïque fondateur de la / notre culture que Hölderlin vient bouleverser ou pour le moins déranger.

  1. 1.      Le « trajet en chicane » de Hölderlin : un père énigmatique

Le « trajet en chicane » détecté dans le parcours psychique de Hölderlin est l’expression qu’il est arrivé à Jean Laplanche d’employer[1] pour ramasser en cette  lapidaire formule la « pierre » qu’il a pu estimer avoir apportée « à la recherche » par sa thèse publiée en 1961 sous le titre Hölderlin et la question du père.

Ce que l’auteur entend par un « trajet en chicane » de Hölderlin tient dans le passage suivant du livre :

« Ainsi toute la situation se déroule à un degré second : le deuil de la mère n’a pas pour objet le père de Hölderlin, mais son substitut, de sorte qu’en aucune façon la mère ne peut constituer pour lui la médiation vers le père »[2].

 Rappelons les faits dans leurs grandes lignes : Hölderlin est né en 1770 et mort en 1843. Il est d’origine souabe. Sa vie apparaît partagée en deux « moitiés » comme le préfigurerait un poème intitulé Hälfte des Lebens / « Moitié de la vie » que Jean Laplanche interprète dans sa thèse de médecine en relation avec la schizophrénie du poète. Si l’on entreprend son exégèse, remarquons a contrario et en contrepoint critique de l’interprétation trop rapidement « pathographique » de Laplanche que, dans la recherche littéraire allemande [Literaturwissenschaft : « science de la littérature » relevant de la discipline de la « philologie »], ce poème en réalité extrêmement codé dans ses références poétiques, peut être estimé comme l’un des plus « parfaits » de la littérature allemande.

            1806 est l’année de l’internement du poète qui sera ensuite recueilli dans la famille du menuisier Zimmer à Tübingen. Il y vivra jusqu’à sa mort à 73 ans dans la fameuse tour dite aujourd’hui « de Hölderlin » au bord du Neckar. Le père de Hölderlin est mort à 36 ans [l’âge de Hölderlin quand il est enfermé en 1806 dans la clinique généraliste du Dr Autenrieth / l’âge de Laplanche en 1960 au Colloque de Bonneval : le premier, « le poète », a « fini » son œuvre qui correspond à la première « moitié » de sa vie ; le second, le « psychanalyste », commence la sienne en 1960].

L’enfant Hölderlin avait deux ans lorsque son « premier » et véritable père est mort. La mère s’étant remariée, Hölderlin a neuf ans quand son beau-père meurt. Il a une sœur, Heinrike (Rike de son petit nom), née « posthume » après la mort de son père, et un demi-frère, Karl Gock (tous les autres enfants sont morts). Il fait des études pour devenir pasteur selon la volonté de sa mère, issue de cette sorte d’aristocratie pastorale wurtembergeoise qui la fait fille et petite-fille de pasteur. Jean Laplanche néglige cet aspect des choses et bien des faits autour des deuils qui frappent la mère, née Heyn, notamment ceux concomitants en 1772 de son père qui meurt la même année que son premier mari, celui du père de sa propre mère, le grand-père maternel de Hölderlin, et celui de l’arrière-grand-mère de Hölderlin. En 1802, quand Hölderlin est à Bordeaux, Susette Gontard (« Diotima ») meurt la même année que la grand-mère Heyn. Dans l’enfance de Hölderlin jusqu’à la mort de son beau-père, la mère est constamment enceinte comme l’époque et la religion l’exigent des femmes asservies à leur fonction maternelle reproductrice, et elle est de plus malade pendant ses couches : vie et mort s’entremêlent douloureusement d’une manière presque indissociable dans le « message énigmatique » de la mère adressé à l’enfant Hölderlin. Quand l’un disparaît (meurt), l’autre apparaît (naît) ou risque d’apparaître à la « délivrance » (Entbindung) de la mère, pour repartir comme le précédent : un fort-da démultiplié pour l’enfant qui regarde ! Et « le regard » de Hölderlin dans le célèbre portrait peint en 1792 par Hiemer que Hölderlin offrit à sa jeune sœur très aimée « Rike » pour le mariage de celle-ci est comme on sait inoubliable.

Après ses études au Stift où il est le compagnon d’études de Hegel et de Schelling et pour suivre sa vocation de poète-écrivain (Dichter), Hölderlin évite le pastorat en acceptant des postes de précepteur. L’histoire littéraire retient particulièrement la période de son préceptorat à Francfort (1796-98), moment de la rencontre avec Susette Gontard, le grand amour de sa vie et l’inspiratrice en partie (le personnage était en gestation avant) de Diotima dans le roman épistolaire Hypérion  écrit entre 1792 et 1799.  Entre septembre 1798 et juin 1800, Hölderlin est à Homburg et travaille à sa tragédie d’Empédocle ; il écrit des essais philosophiques. De 1800 à 1806, c’est la période des grands poèmes et des traductions de Pindare et de Sophocle. En 1802 a lieu le voyage à Bordeaux, où Hölderlin doit être précepteur dans la famille du Consul de Hambourg ; il en revient en juin-juillet et Laplanche écrit que « dès lors, la folie de Hölderlin ne fait plus de doute pour son entourage ». Le germaniste Pierre Bertaux considère que la mort de Susette Gontard en 1802 est déterminante dans le retour de France de Hölderlin bouleversé.

Dans sa thèse de 1959/1961, Jean Laplanche cite Lacan sur Schreber (J. Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose) :

« […] Le Nom-du-Père [… est] appelé par le sujet à la seule place d’où il ait pu lui advenir et où il n’a jamais été. Par rien d’autre qu’un père réel non pas du tout par le père du sujet, par Un-père […] C’est le défaut du Nom-du-Père à cette place qui par le trou qu’il ouvre dans le signifié, amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante »[3]

Faut-il encore insister en l’occurrence sur le fait que la poésie de Hölderlin reconnu internationalement comme l’un des plus grands poètes de tous les temps est exactement l’opposé d’un délire ?

Sans rapporter ici toute l’application de la théorie lacanienne au cas de Hölderlin, je souhaite seulement dégager comment le « trajet en chicane » du deuil, transmis dans le message énigmatique de la mère, viendrait la nuancer  de façon décisive, si j’y applique à présent la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche. De même que la métaphore du refoulement originaire dans le texte présenté au Colloque de Bonneval venait nuancer de manière notoire la métaphore lacanienne du Nom-du-Père, avec en référence à Freud l’objection faite à celle-ci de la réserve, dans les dessous de la formule non simplifiée, d’un inconscient comme refoulé.

La notification d’un « trajet en chicane » du deuil dans le message énigmatique maternel amène l’interprétation d’une lettre importante de Hölderlin à sa mère, datée du 18 juin 1799 :

  « Quels remerciements je vous dois aussi du fond du cœur pour vos chères paroles, au sujet de mon père défunt.  Quel homme noble et bon ! Croyez-moi, j’avais souvent pensé à l’égalité de son âme sereine, j’aurais désiré lui ressembler. Mais ce n’est pas vous non plus chère mère, qui m’avez transmis ce PENCHANT À LA TRISTESSE [souligné par Jean Laplanche] dont je ne puis me prétendre tout à fait affranchi. J’ai une vue assez claire de toute ma vie presque jusqu’à ma toute première jeunesse, et je sais bien quand est née cette disposition de mon âme. Peut-être en douterez-vous, mais je m’en souviens encore très bien. C’est quand est mort mon second père, dont l’affection m’est inoubliable, quand dans une incompréhensible douleur je me suis senti orphelin et que je fus témoin de votre tristesse et des larmes que vous versiez chaque jour, c’est alors que mon âme prit pour la première fois ce tour grave qui ne m’a plus quitté et n’a fait que s’accentuer avec le temps »[4].

Jean Laplanche dit ne pas suivre Beck qui voit un trait de caractère dans ce « penchant à la tristesse » (Hang zur Trauer – « die Trauer » signifie littéralement « le deuil ») ; je ne le suis pas non plus. Mais je m’interroge sur un deuil que Hölderlin revendiquerait comme son propre deuil, lorsqu’il écrit : « Mais ce n’est pas vous non plus chère mère, qui m’avez transmis […] », fût-ce au travers d’une dénégation, à laquelle il convient de s’arrêter. A-t-elle la valeur d’un déni qui laisserait entendre une identification d’autant plus importante à la mère endeuillée du second père ? D’où cette remarque insistante de Laplanche, selon laquelle la douleur de Hölderlin « lui est restée comme fermée, opaque, incompréhensible » ? C’est-à-dire que l’autre père, le « vrai », serait inaccessible, et l’on aurait de la part de la mère – dans la conception ultérieure de Jean Laplanche – l’intromission d’un message plutôt que son implantation.

Ou bien, ne faut-il pas  se repencher encore sur le travail de Freud au sujet de « La dénégation », en le comparant avec le commentaire qu’en fit J. Hyppolite pour Lacan, commentaire vers la fin duquel on ressent l’influence lacanienne dans le rangement du moi comme organe de la méconnaissance sous la bannière de l’imaginaire ? Le symbole de la négation est vu – à un moment qui fait écrire à J. Hyppolite que « cela devient tout à fait mythique »[5] – comme la Nachfolge (« ce qui vient à la suite ») de la pulsion de destruction. Or, il n’y aurait pas de négation dans l’inconscient, pas plus qu’il n’y aurait d’idée de la mort propre. Mais il semble que pour parvenir à porter un jugement négatif, un travail de deuil de l’autre chose doive être accompli, ou l’on suppose qu’il doive l’être. C’est peut-être là que s’articule la problématique hölderlinienne du « propre » et de « l’étranger ». Dont le balancement laplanchien « ptolémaïque / copernicien » s’inspirerait. À une grande différence près : « le propre » chez Hölderlin ne correspond pas au concept de narcissisme que Freud introduit en psychanalyse, concept de clôture et des limites défensives du moi, auquel s’en tient Laplanche lorsqu’il parle de centration « narcissique ».

  1. 2.      La « fille de la Nature » dans « la Grèce de Hölderlin » : l’hétéros féminin

            Exemple de la force créatrice de l’écriture poétique de Hölderlin sur « le mythe » qui n’est nullement réductible à l’allégorie de la « Métaphore du Nom-du-père » chez Lacan recourant à Lévi-Strauss en linguistique appliquée : Avec Gott an hat ein Gewand (« Dieu porte un vêtement ») du poème « La Grèce »,  Hölderlin ne respecterait pas la grammaire comme en principe on enseignerait aujourd’hui à l’école la structure de la phrase allemande, et c’est ce qui rend ce vers impressionnant par son « dire ». Au lieu de se trouver en fin de proposition pour clore « synthétiquement » le sens – là réside « la différence » de Hölderlin avec Hegel –, la particule séparable « an » (qu’il nous faut traduire par « porter » dans son association au verbe « avoir » haben), fait  que le vêtement est tout près (près du corps) d’un « Dieu » à « la peau » duquel néanmoins il « ne colle pas » comme chez notre héros « romantique » (Musset, Lorenzaccio). Pourtant, c’est presque un oxymore de ma part, ce « Dieu nu » de Luther et du théologien protestant « porte un vêtement », et ce vêtement, c’est « le mythe » dans la « poétique » de Hölderlin. Nous sommes dans la dissociation-association : nous sommes en analyse ! Ce fragment de vers est une analyse lapidaire en cinq mots – dans l’empan de la main du poète – de ce que nous serions tentés d’appeler au vingtième siècle la « culture » d’après Lévi-Strauss.

Si cela avait un sens auprès de « la Nature » chez Hölderlin qui dit exactement le contraire ! Die Natur, la « Nature » de Hölderlin – c’est « la Grèce de Hölderlin » – est ce mythe créé, vivant, que les hommes habitent « poétiquement ». La langue (naturelle) du poète, qui travaille avec le temps de l’histoire humaine et de sa création, n’est pas soluble dans une quelconque « linguistique » arrêtée à la vision universaliste d’un vingtième siècle « mondialisant » aux dérives « totalitaires » possibles.  Liaison et déliaison sont voisines. La liaison « Gott an »  est ouverte ; elle propose une déliaison qui marche à la rencontre de nouvelles liaisons possibles. La condensation extrême du sens se délie, relancée par le déplacement singulier du mythe qui redevient pluriel ou se différencie.

            Ainsi le mythe chez Hölderlin, quand il prend son ampleur, n’est-il pas réductible à l’allégorie. Cela devient patent quand le poète se dégage de l’influence des idéaux schillériens.  La poésie de Schiller tend à l’allégorie. Il suffit de songer dans les termes mêmes à la Gedankenlyrik, « poésie d’idées » du second des grands classiques allemands. Il y a une grande différence à cet égard entre un poème de Schiller comme Les Dieux de la Grèce qui représente des allégories, et « les dieux » de Hölderlin. Celui-ci réalise un syncrétisme passionnant de la « nature » grecque et du « pays natal » souabe. Un « pays natal » qui acquiert sa dimension mythique au contact de « l’étranger » grec. On peut ainsi observer chez Hölderlin comment le Dieu-Soleil sort de sa coquille traditionnelle du petit dieu grec Hélios – qu’il est devenu à la génération « classique » des Olympiens – pour animer entre autres tout le personnage du jeune héros allemand, « l’ermite en Grèce » qui porte le nom du Titan Hypérion : à la recherche de quelle filiation ?

Die Sonne, « le soleil, est du genre féminin en allemand ; et le héros solaire du roman Hypérion ou l’ermite de / en Grèce tire sa lumière de son « Objet » d’amour féminin Diotima, « fille de la Nature » : c’est elle la / le Soleil. Hypérion est un roman du « moi », mais de quel « moi » ? D’abord d’un moi de l’autre en devenir. L’un ne va pas sans l’autre : le héros « grec » allemand tourne autour de l’Objet, la bien-aimée, comme la terre autour du soleil. Le roman solaire de Hölderlin, qui s’intéressait en physique aux orbites de Kepler – également son « pays » souabe auquel il consacra un poème –, comporte deux foyers, lesquels déterminent une double structure très savante du récit construit comme un retour réflexif avec au centre le pivot que représente la mort de Diotima : « elle » est le soleil qui « réfléchit » au propre et au figuré dans son déclin comme sur la mer en retraduisant le mythe solaire grec d’origine titanesque [le jeune Hölderlin avait écrit une étude sur Hésiode au cours de sa formation au Stift de Tübingen] ; l’homme, ce héros, est son reflet, et le parcours d’Hélios conduisant son char se mue en « voie excentrique » du héros poétique Hypérion. Si Diotima est « fille de la Nature », c’est parce qu’elle est fille du « Père » dans le mythe solaire que Hölderlin « traduit » : elle est la fille du Soleil ou du Père qui signifie la Nature. L’Hypérion de Hölderlin irait beaucoup plus loin dans sa réflexion de « l’Objet » que La nouvelle Héloïse de Rousseau dont on sent pourtant l’influence : c’est déjà une nouvelle Antigone qui « revient » plus avant dans le temps.

Nous assistons dans le roman solaire de Hölderlin bien plus profondément au « déclin (Untergang) d’un « complexe d’Œdipe féminin » infini, sur lequel le héros masculin, l’homme, réfléchit, qu’à un Œdipe du garçon réduit ou arrêté en théorie au complexe de castration canonique de la psychanalyse.

Remarque sur l’Untergang du complexe d’Œdipe : Untergang du verbe à particule séparable untergehen, « aller au-dessous », ne vaut en allemand que pour les astres comme le soleil. L’Untergang des Ödipuskomplexes pour « la disparition du complexe d’Œdipe » du garçon, ou le « déclin du complexe d’Œdipe » de la fille, permet à l’écrivain Freud de garder trace archéologique du mythe solaire grec d’où revient le « complexe », la langue allemande étant, comme je l’ai dit, naturellement pittoresque en tant que langue germanique. La traduction française par « disparition » est oublieuse du pittoresque resté au niveau de l’étymologie latine. « Déclin » est plus juste, car il rend davantage compte en français de la montée (Aufgang) d’Hélios dans le ciel grec et de sa descente (Untergang) dans le monde nocturne où règne Hadès : le mythe grec du « héros » reste relié à l’ancienne vision « ptoléméique » du monde et du mouvement apparent du soleil, ce que conservera Freud sans l’analyser en théorie à l’endroit de l’impact du complexe d’Œdipe dans le narcissisme comme concept de clôture du « moi » au moment du complexe de castration sur la base d’un « primat du phallus ». Naturellement et même pour un Grec moderne, l’image du coucher de soleil renvoie aussi à l’accouplement sexuel de l’homme qui « descend » dans la femme : elle est la reine qui le rend roi dans sa jouissance phallique. La supériorité de Hölderlin sur le Freud d’une « pensée moderne » (Thomas Mann, 1929 ; trad. fr. 1970) consiste alors dans la prise en compte que le mythe grec du héros vient « d’avant », de plus haut que lui, de la Nature : d’où le nom du titan « Hypérion », Superior en latin ou « Celui qui va au-dessus » donné au héros de son roman.

Mais Kepler vient après Copernic, et dans l’Allemagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les « sciences de l’esprit » comme la philosophie ne sont pas séparées des « sciences de la nature ». Dans son retour à une Grèce des origines dans laquelle il n’oublierait pas de « faire travailler » Kant, Hölderlin est fidèle aux premiers « physiciens » qui sont aussi « poètes » ; le mythe qu’il construit ne cherche pas à « récupérer » le mythe dont l’homme est devenu en second lieu le héros dans le genre masculin de son « identification sexuelle » plus anthropomorphe sous le règne des Olympiens et il ne contredit pas l’avancée de la science astronomique qui aura relégué dès l’Antiquité grecque Hélios pourtant d’origine titanesque (Hypérion / Hélios chez Hésiode) au rang de fonctionnaire en luminaires célestes (P. Grimal) à la génération plus anthropomorphique des Olympiens et de leurs aventures semi-humaines. Il marche en conséquence « à reculons » vers « l’originaire » dans sa langue de traduction, l’allemand.

Tandis que Freud reprend  le mythe antique du héros à la seule adresse de l’homme d’un seul « sexe » dominant par « primat du phallus » en introduisant son concept du narcissisme resserré sur Ego. Un peu comme si, subconsciemment dans l’Idéal-du-moi et au moment du complexe de castration, il épousait la seule référence faite au sexe masculin qui est « fermé » contrairement au sexe féminin qui est anatomiquement « ouvert » (à l’autre). En termes laplanchiens, Freud est « ptoléméique » dans sa réintroduction du mythe grec antique du héros à l’image du roi Œdipe  pour le « moi » de la seconde topique afin de réparer (en vain) la blessure narcissique du décentrement copernicien de la terre par rapport au soleil. Mais c’est aussi ce que veut « la » / notre culture de « l’homme » et la non-réponse de ce dernier à un « pourquoi la guerre ? » qui repose sur le mythe d’un « meurtre du père » permettant d’accéder au pouvoir [« politico-religieux » (M. Godelier)] sur l’autre ou Nebenmensch  [dont « l’autre sexe », le féminin, est la contremarque sous forme de modèle réduit / « portion congrue » des théories sexuelles infantiles dans le socius]. En ce sens, « la révolution copernicienne » de la psychanalyse (re)découvrant « l’autre » inconscient est comme celle de Kant « inachevée », parce qu’elle est loin d’en avoir fini avec le moi « increvable » du mythe de l’Homme toujours plus remis malgré tout au centre héroïque de son Bildungsroman du « moi » de « Là où était ça, moi [je] doit[s] advenir ». Et comme paraît-il « Dieu est mort », Œdipe aveugle entend régner à sa place quand même. La femme d’autre sexe qu’on supposera « castré(e) » portera le voile, symbolique ou par voie de fait, celui de « la chose sexuelle » : le voile qui doit empêcher l’homme de [s’y] voir. L’acte sexuel qui peut rendre l’homme « père » est invisible ; le père géniteur est incertus au contraire de la mère certissima qui elle « crève les yeux » sur « l’origine des enfants ». La névrose (l’hystérique d’abord) devra être le négatif de la « père-version » de l’Homme qui ne peut avoir lieu que par identification narcissique du « genre » masculin au porteur de phallus.  

Retraduit en complexe d’Œdipe « élargi », la « disparition (l’Untergang) du complexe d’Œdipe du garçon, que Freud voit s’achever sur une « catastrophe » – au sens grec du mythe solaire notamment dans sa variante « filiale » de « la catastrophe Phaéton » où il pourrait rejoindre « sans le savoir » l’analyse de Hölderlin dans les Remarques sur Œdipe et Antigone –, un complexe d’Œdipe féminin beaucoup plus vaste précède en amont le « segment » de l’Œdipe classique organisé par le complexe de castration réactionnel à l’angoisse de castration. Et il excède en aval le même complexe « médian » de l’homme de notre culture après coup dans le « déclin (Untergang) du complexe d’Œdipe féminin » connu de la même théorie du « complexe » de castration  qui cherche en vain à l’arraisonner : c’est pourquoi « l’analyse finie » est aussi « infinie » autour d’une « envie du pénis » (du fameux Penisneid un peu honteux à cacher sous le voile) non résolue à la fin dans le « complexe paternel » de part et d’autre de la différence des sexes établie par régression au « niveau de preuve » à venir du « signe de perception » (le Wahrnehmungszeichen du chapitre VII de la Traumdeutung)[6], d’abord enrobé dans son récit « phylogénétique » autour du « meurtre du père » de l’ouvrage suivant (Totem et tabou, 1912). C’est une histoire d’ « avant-coup » dans « l’après-coup » qui suppose l’apport au concept plus freudien de « la Nachträglichkeit dans l’après-coup » (J. Laplanche, 1990/2006) que signifie la théorie de la séduction généralisée.

En réalité dans « l’approfondissement de la réalité psychique »  soit « l’originaire » laplanchien, que j’essaie d’articuler « comme à reculons » (« avant coup dans l’après-coup ») au refoulement originaire, l’hétérosexualité féminine précède dans le fantasme incestueux d’une séduction « généralisée » exercée par « un » autre père dans le temps sur l’enfant du complexe paternel « œdipien ». L’autre sexe plus refoulé s’approfondit vers l’originaire en relation inversement proportionnelle à la progression du refoulement secondaire ou après coup dans le mythe fondateur du héros de notre culture, l’homme. En progressant, l’Œdipe refoulant d’un pseudo « premier sexe » approfondit « comme à reculons » le refoulé de « l’autre sexe » qui le cause et constitue l’élément plus refoulant au niveau du refoulement originaire provocateur de son après-coup [en partie une « formation réactionnelle », à double contrainte dans l’Idéal-du-moi du garçon : « être » et / ou « ne pas être » comme le père détenteur de « la mère » prise pour « objet »]. L’identification sexuelle et narcissique au père, dans la dépendance inconsciente pour le « moi » de l’instance idéale, « doit » valoir comme la seule « filiation » possible, éminemment défensive, de l’homme de sexe masculin. Puisque dans le fantasme incestueux œdipien de séduction par l’autre (adulte), le rapport hétérosexuel  au père est impossible « par nature » dans l’Œdipe négatif ou inversé du garçon : il ne peut être qu’une copie du fantasme de séduction par le père des hystériques femmes dans la première théorie à laquelle Freud préféra renoncer. Bien qu’il eût reconnu auparavant dans le [Manuscrit M] (Lettre à Flieβ 128/139 du 25.5.1897) sur « l’architecture de l’hystérie » que pour l’homme ce fantasme incestueux de séduction par le père ne pouvait être que « pédérastique »[7]. Une identification hystérique de l’enfant (de sexe masculin), interdite et du genre « anatomiquement » impossible, à la fille – une fille ou une femme qu’il ne peut et ne doit pas être ou « devenir » [sauf dans le délire paranoïaque « solaire » de féminisation d’un Président Scheber qui aurait « échoué » où Freud a « réussi »] – précède l’identification narcissique et sexuelle au père incertus. Identification de genre qui « doit » tenir lieu de « filiation » dans le mythe culturel d’un « père de l’Homme ». Une « identification primaire au père de la préhistoire personnelle » sera appelée à la rescousse par Freud pour expliquer que, dans l’Œdipe du complexe, le garçon n’a pas à « changer d’objet ». Évidemment, commenterais-je, puisque dans notre type de culture « patrilinéaire » remontant au moins à la gigantomachie du mythe grec et à la vision monoculaire des cyclopes, la mère est déjà comprise comme « l’objet » phallique (reproducteur) du père. Même chez l’auteur de La Nouvelle Héloïse et de L’Émile, mais aussi théoricien du « contrat social », l’homme « naturel » préhistorique dispose de « sa femelle » !

C’est pourquoi il faut que l’Œdipe (sous-entendu toujours : du garçon) ait son point d’impact dans le narcissisme au moment de formation de l’Idéal-du-moi. Nous « tournons en rond » dans le paralogisme qu’est le mythe dont descend le complexe, avec en pseudo première prémisse, le « primat du phallus » qu’il s’agit de « prouver ». Comme dans la culture, il n’y a qu’ « un » sexe reconnu en psychanalyse, représentant en représentation de tout le « genre » humain, la partie du pénis étant prise pour le tout : s’il prévaut, c’est pour sa défense parce qu’il est le premier dans l’histoire de « la vie d’âme » (Gemütsleben) de l’humanité à faire problème, et du coup à se retrouver aux fondements de la civilisation qui le recouvre du vêtement qu’en propose le mythe de l’homme. La langue française, particulièrement encline à l’homonymie, efface encore plus la confusion que la théorie moniste de la libido réalise entre le genre sexué masculin de l’homme (Mann) et le genre humain (der Mensch, « l’être humain »). Et en accord avec le contrat social culturel, c’est bien à reconduire cette confusion en métapsychologie que sert le « complexe » dit d’Œdipe au « niveau de preuve » du mythe antique du héros dont il est le revenant dans l’élaboration secondaire du « mythe scientifique » freudien.

Telle est l’énigme œdipienne que Hölderlin aurait commencé d’avoir percée à jour en « rouvrant la  question du père ». Jusqu’au « départ des dieux » quand « Apollon brise son sceptre », le Père est omniprésent dans la Nature du mythe solaire hölderlinien. Et ce que le poète cherche à traduire et à « retenir » ensuite, c’est son absence à l’adresse autrefois semi-divine du héros qui doit s’en retourner « catégoriquement » sur terre « sans Dieu ». L’habitation ne peut plus être que « poétique ». Et au grand jamais chez Hölderlin, l’homme ne prendra la place de Dieu, plus profondément séparé aujourd’hui qu’il ne l’était des Grecs au temps de la présence des dieux se mêlant de plus en plus des aventures humaines. Séparé à l’instar de « l’inconscient » en psychanalyse au niveau du refoulement originaire !

La théorie lacanienne d’une « forclusion du Nom-du-père » appliquée à Hölderlin est donc un non-sens. Ce n’est pas Hölderlin qui fait fausse route dans l’aboutissement de son œuvre que sont les Remarques sur ses propres traductions des tragédies de Sophocle, mais c’est la théorie psychanalytique arrêtée dans le narcissisme introduit à cet effet au niveau du refoulement secondaire ou après coup de l’Œdipe.

Avant la concurrence avec la psychiatrie, les « psychoses » furent d’abord pour Freud des « névroses narcissiques ». Et la raison des « névroses narcissiques » est peut-être à chercher d’abord dans ce que l’Œdipe masculin recèle en soi de profondément pathogène et du coup se trouve à la clé du Malaise dans la culture. La norme est pathogène.

Sur l’idée proprement hölderlinienne de « destin » (Schicksal) et de « l’adresse » donnée par l’autre (J. Laplanche, 2007) qu’on retrouve dans la « catégorie » laplanchienne du « message » [énigmatique ou compromis avec l’inconscient de l’autre] dont l’assignation de « genre » dans le socius serait une variante, je n’en finirais pas de pouvoir mesurer maintenant la force également philosophique de l’Hypérion de Hölderlin en train de discuter, en amont et en aval du moment kantien, avec Fichte, ce « titan » auquel un autre « titan » du nom de Hölderlin / Hypérion propose de se confronter en ayant fait en sorte d’aller écouter « en direct » à Iéna le philosophe conférencier sur « les fondements de la doctrine de la science » (1794). Comme cette discussion avec Fichte renvoie beaucoup plus profondément à une discussion avec Kant que Hölderlin « fait travailler » avec les Grecs, « la révolution copernicienne » d’un « sujet transcendantal de la science » est mise à l’épreuve du « mythe » (solaire) hölderlinien. Ce « sujet » kantien, au regard de la psychanalyse découvrant « l’inconscient », sujet de la science que Laplanche trouve finalement « ptoléméique », fait tourner l’objet de la connaissance autour de lui : de même, le « sujet » lacanien de « l’inconscient structuré comme un langage », qui ne sait pas, mais quand même, tel un rejeton du narcissisme couplé avec sa problématique en double file de l’Idéal-du-moi comme « socle » de l’Œdipe. L’Idéal-du-moi se trouve bientôt scindé d’une part en extraction et exhaussement du « Symbolique » normatif (au point « capiton » de la Castration ou du maître Signifiant le Phallus), d’autre part en dérivation du narcissisme dans l’Imaginaire. C’est justement le contraire d’une re-centration narcissique d’un sujet phallocentrique en « retour à Freud » lacanien qui nous arrive dans l’Hypérion de Hölderlin. S’il y a un narcissisme pulsionnel extrêmement fort chez Hölderlin, c’est un narcissisme « ouvert » à l’autre. Mais surtout, Hölderlin « traducteur » en sait plus que Freud sur les tragédies de Sophocle et la question de l’Œdipe par laquelle il rouvre celle, dans le mythe du héros, du « père » de « l’homme ».

Je ne considère pas que la mère soit le premier « objet » de l’enfant, dans la mesure où règne en psychanalyse une certaine confusion entre l’objet phallique qu’on a ou n’a pas et une fonction maternelle mise au service de la formation d’un « moi » qui dépend d’un Idéal-du-moi problématique. La mère, cette femme par nature qu’est la mère, la vie et l’œuvre de Hölderlin nous mettent sur la voie, ce serait plutôt « l’étranger » pour l’homme et son « petit ». La nature précède la culture, en termes codés du vingtième siècle qui ne reconnaît plus que la culture au moment de la vague déferlante du structuralisme dans la pensée française. Et c’est parce que la nature précède la culture que « la femme existe » en premier lieu dans le « devenir-homme » pour l’enfant du « genre » défensif idéal qu’impose en second lieu la culture au soi-disant « sujet », extrait du moi au retour de son Idéal-du-moi.

Avec la « question du père », Laplanche faisait « rouvrir » à son Hölderlin « la question universelle de la schizophrénie ». Du côté de la mère, j’y reconnaîtrais davantage la question à rouvrir de l’hystérie par où commence la psychanalyse avec la première théorie « de la séduction ». Mais, comme Lacan (dans Le mythe individuel du névrosé de 1952), Laplanche n’est pas allé jusqu’à remettre complètement sur le métier le complexe d’Œdipe. En écartant l’Œdipe de sa route, la théorie de la séduction généralisée manque une articulation importante du fantasme incestueux hétérosexuel féminin de séduction par le père à la première théorie de la séduction apportée par les hystériques femmes.

Parce que l’importance de la théorie de la séduction généralisée tient, je pense, au nouveau fondement avancé d’une théorie plus générale du refoulement qui repart (depuis Bonneval en 1960) du « refoulement originaire » en accentuant le point de vue dynamique… Mais sans en avoir fini de s’interroger vraiment du point de vue topique sur… l’Œdipe.

  1. 3.      Le propre et l’étranger chez Hölderlin : traduction d’un « autre » Œdipe

            Si le poète m’en apprend davantage sur un complexe d’Œdipe à « généraliser » en psychanalyse à partir de l’autre, d’abord « étranger », d’un corps maternel féminin,  j’expliquerais  ainsi d’autant la nécessité Hölderlin  d’avoir à fréquenter l’étranger, l’autre du mythe grec des origines de l’homme « à traduire » dans le temps qui est plus « proprement » le nôtre, ou comme le dit Hölderlin, pour « le pays de nos pères ». C’est en cela que « la Grèce de Hölderlin » est une « traduction » au sens élargi qu’apportent la théorie de la séduction généralisée et son corrélat d’une théorie de la traduction pour l’enfant, seul « herméneute » des « messages énigmatiques » ou « compromis avec l’inconscient » de l’autre (adulte).

            Au moment théorique du « retournement catégorique » occidental[8] (en Hespérie, soit le Couchant par rapport au Levant du mythe solaire), l’analyse des tragédies de Sophocle amène Hölderlin à observer chez les Grecs une « parole » tragique [un « mythe » tragique au sens aristotélicien du mot « mythe »] qui « porte la mort plus médiatement », en s’emparant de l’être plus sensiblement corporel » : la « tendance principale » des « représentations grecques » est « de pouvoir se saisir, parce que cela constituait leur faible, alors qu’en revanche la tendance principale dans les modes de représentation de notre temps est de pouvoir rencontrer quelque chose, savoir y correspondre, vu que la vacance du partage, le δυσμορον est notre faible »[9]. Pour tenter de traduire la force de ce regard analytique de Hölderlin sur l’histoire occidentale de l’humanité, je dirais qu’en « introduisant le narcissisme » en psychanalyse dans son berceau du Mitteleuropa, il était bien difficile à Freud d’atteindre « quelque chose », si ce n’est en passant par le mythe. Et à vrai dire, en raison de sa culture (Bildung) allemande « classique », Freud retourne lui aussi, sur le topos d’Œdipe, au mythe de l’idéal grec du « classicisme » de Goethe et Schiller à Weimar et de « l’idéalisme » allemands. Mais son analyse limitée à Œdipe roi – comme Goethe dans Faust – n’a pas la profondeur de celle de Hölderlin. Narcisse est « l’homme de paille » introducteur du concept de narcissisme. Le double de Narcisse, l’ouvrier de l’ombre, c’est toujours Œdipe, fil rouge évanescent çà et là au travers de tout le corpus freudien, qui ressort renforcé de son point d’impact au complexe de castration dans le narcissisme.

Processus indirect d’accès à l’inconscient comme le rêve ou « formation de l’inconscient » (en termes lacaniens), le narcissisme est une condensation de plusieurs « destins de la pulsion » : retournement sur ego et inversion dans le contraire [l’autre / (/ l’Autre lacanien) qui revient au même (Même de « l’Un et Tout » platonicien) ], et point de départ du déplacement de la « pulsion déviée de son but » entre perversion [père-version uniforme et problématique du garçon homologuée dans l’Idéal-du-moi] et sublimation possibles.

            En (ré)introduisant une fonction mythique constitutive du narcissisme, l’Œdipe comme passager clandestin de l’Idéal-du-moi qui est son « cheval de Troie », j’entends souligner une fois de plus  combien  le complexe d’Œdipe descend d’un vieux mythe du héros retrouvé dans le narcissisme parental de His [et non pas Her « naturellement » !] Majesty the Baby du monde moderne : l’Œdipe est le « moyen » grec qui rend compte au final d’un narcissisme secondaire (et non pas « primaire ») par « retour ». Étant donné le point d’impact de l’Œdipe dans le narcissisme du moi objet d’amour à l’adresse donnée par l’autre comme dans le rêve, il n’est pas juste, il est même erroné de parler de « sujet » chez Freud qui s’est « contenté » d’introduire le narcissisme. Le Ich de la seconde topique freudienne correspond à « l’objet moïque » qui n’advient que par la fonction mythique de l’Œdipe (phallocentrique dans le mythe du héros grec). Je suis par conséquent l’injonction « analytique » avant la lettre de Hölderlin : « Les mythes eux-mêmes, il nous faut partout les exposer [darstellen : « présentifier »] de manière plus probante »[10].

Ceci pourrait nous ramener concrètement vers une étude critique de l’Œdipe classique phallocentrique auquel le complexe se réfère « dans la culture » (Malaise compris), en regard de la relation de Hölderlin à sa mère. Une femme a-t-elle un Idéal-du-moi ? À quel idéal pouvait prétendre la mère de Hölderlin ou, pour pasticher un peu Kant, que lui était-il permis d’espérer ?

La veuve Gock, qui avait aidé de ses deniers (pour l’achat d’une maison à Nürtingen) celui qui n’était encore que son futur mari, le bourgmestre Gock, à consolider sa position sociale, gardait aussi la mainmise sur l’héritage paternel de son fils, condition posée à l’obéissance de celui-ci qu’elle aurait voulu voir pasteur à l’image de sa propre ascendance paternelle. Il faut également évoquer que par la lignée maternelle de Hölderlin, on remonte à Regina Burckhardt-Bardili, dite « mère des Souabes » parce que d’elle sont issus Mörike, Uhland, Hölderlin, Schelling… Hölderlin pouvait décrier « l’habit noir » de pasteur, mais quand même… Il y avait derrière la contrainte maternelle  tout l’accès possible à une profonde culture allemande. Qu’est-ce que la théorie culturelle mytho-symbolique de l’Œdipe féminin, appliquée à la mère de Hölderlin, resterait impuissante à traduire du « narcissisme » maternel imposé comme phallocentrique à cette femme, pour que soit transmis au poète un message compromis avec le désir d’une mère inconsciemment séductrice par sa personne (et non pas seulement par le truchement du « sein » maternel homologué des psychanalystes) ? Le fils sera son héros : et Hölderlin en son temps qui est celui de la Goethezeit traduit le message maternel en remplaçant la « vocation » obligée du « prêtre » que le complexe maternel lui assigne par une vocation plus profonde de Dichter, poète écrivain et penseur, une autre sorte de « médiateur » plus profond.

Est-ce qu’il ne reste pas d’ailleurs quelque chose de la vocation ou de la profession du Dichter chez Freud, « le père de la psychanalyse » et chez ses descendants que sont les psychanalystes des générations suivantes au sein même du « roman familial » œdipien de leur institution demeurée tout de même un peu « cléricale » sur le modèle en principe non hiérarchique du protestantisme culturel allemand ? L’institution  suppose le Bildungsroman d’une « filiation » / « formation » référant à la « communauté psychanalytique ». Et plus largement « la provocation du transfert par l’analyste » (J. Laplanche), reliée à la « transcendance du transfert » dans et hors la cure (dans l’histoire de « la vie d’âme » de l’humanité), généralise en fait dans la réalité psychique le fantasme incestueux « œdipien » hystérique « hétérosexuel » à l’origine de la fille par un autre père « séducteur » dans le temps : celui d’une femme dans le complexe maternel de l’enfant.

Je me demande ce que le Surmoi féminin défaillant de la théorie freudienne doit à l’indexation de l’Idéal-du-moi sur le seul Œdipe du petit garçon, en particulier dans sa forme inversée. La réaction kleinienne, à travers un Œdipe précoce, consiste à ne plus avoir vraiment d’instance distincte pour l’Idéal-du-moi au profit d’un Surmoi très fort, aussi chez la petite fille, étant donné qu’il faut désormais compter avec une phase féminine antérieure chez le petit garçon. Cependant, Mélanie Klein, cette « fille spirituelle » de Freud, n’est pas philosophe, et son « Surmoi » n’a pas franchement d’autre ressource fantasmatique que de se présenter comme un  « mythe biologisant » du côté de ce que Jean Laplanche dénonce comme un « fourvoiement biologisant de Freud » (J. Laplanche, Problématiques VII, 1993).

            Quel est l’autre féminin du message compromis avec l’inconscient de la mère, autre désormais dépourvu de majuscule symbolique chez Jean Laplanche, que le poète cherche à traduire, et après lui, le psychanalyste ?

III. « TRANSCENDANCE DU TRANSFERT » DANS L’ANALYSE

Dans la parenthèse que j’ouvrirais ici pour « conclure » provisoirement, et à titre d’ébauche d’une biographie intellectuelle de Jean Laplanche, je considère qu’à la façon d’un « hypertexte », la thèse de son auteur sur Hölderlin et la question du père rassemble à l’adresse de « l’analysé du texte » de Hölderlin plus d’un facteurs « riches d’enseignement » (aufschlussreich) dont je vois mal aujourd’hui comment en épuiser bien des « éléments en construction dans l’analyse » du seul « contenu latent ». L’ « analysé du texte » de Hölderlin – dans « la transcendance du transfert » sur son Hölderlin chargé de mettre à l’épreuve la théorie lacanienne de la psychose par « forclusion du Nom-du-père » censée « reboucler » le « fou » pieds et poings liés cette  fois dans la camisole de force de « la structure » – est aussi « l’analysé du texte » de son « maître » Lacan, soit de l’énigme du père symbolique lacanien, en même temps qu’il était « l’analysant » tout court du même Lacan sur le divan de ce dernier : fâcheux « mélange » des genres, vaguement « incestueux » au sens « figuré », qui se dit littéralement « au sens transféré » (im übertragenen Sinn) en allemand ! Est-il seulement possible de « liquider » un transfert si chargé d’histoire de part et d’autre depuis un Freud que Laplanche va retourner « faire travailler » à son compte d’auteur « après coup » ? Après avoir quitté le divan de Lacan et avec la scission institutionnelle de 1963 dans laquelle il joue un rôle prépondérant !

  1. 1.      « Trajet en chicane » de l’Œdipe du garçon, un paradigme

Le livre de Jean Laplanche insiste particulièrement, côté « père », sur la figure de Schiller qui a enthousiasmé la jeunesse de Hölderlin et est intervenu dans sa vie en ce qui concerne sa reconnaissance littéraire ainsi que pour un premier poste de précepteur chez son amie Charlotte von Kalb. Schiller est un personnage pivot dans la thèse « lacanienne » du jeune Laplanche. C’est autour de lui aussi que se trouvent démontrés la tentative et l’échec de la résolution œdipienne freudo-lacanienne, cause d’une « structure » de la psychose par « forclusion du Nom-du-père ».

Je reviens sur cette « pierre » que Jean Laplanche estimait avoir apportée à « la recherche » dans son « premier » livre avec son observation d’un trajet en chicane  « pathographique » de Hölderlin, « trajet en chicane » qui se répèterait dans la relation de Hölderlin à Schiller. Et pierre que je reprends comme pierre d’angle paradigmatique du « trajet en chicane » de l’Œdipe dans ce qu’il a de structurellement pathogène en général.

Sur l’interprétation « lacano-laplanchienne » du rôle de Schiller dans la biographie de Hölderlin, l’idée incidente (l’Einfall) suivante me vient à l’esprit : Laplanche projetterait sur la relation de « son » Hölderlin à Schiller quelque chose de sa relation transférentielle « œdipienne » à Lacan avec le « retour » qu’elle implique chez ce dernier[11] : « projection » ou « transfert » multifocal ? Transfert en tous les cas qui est de l’ordre de la « transcendance du transfert » (J. Laplanche, 1987) et qui dépasse de loin les deux protagonistes ainsi que la / les « foule(s) » de psychanalystes qu’elle engage à sa suite dans le mouvement psychanalytique en deçà et au-delà de la naissance même de la psychanalyse et du cas particulier d’une « pensée française » qui tenterait de reprendre à son seul compte « la science » de Freud, non sans mettre d’ailleurs en question en France une définition « scientifique » de la psychanalyse. Pour laquelle Laplanche luttera toute sa vie au nom de « l’exigence » de sa pensée.

Incise donc sur la riche formule d’André Green « l’analysé du texte » : « L’analysé du texte » serait l’analyste dans sa pratique de la psychanalyse « hors cure ». Seulement voilà, dans cette heureuse formulation  du problème que pose la psychanalyse dite « hors cure », Green semble ne pas aller plus loin que les deux protagonistes concernés « directement » comme dans une cure transposée hors cure. Je m’explique : étant donné que, sur un « divan invisible volant au ciel de la culture » qui ne renie pas son analyse « non finie » sur le divan d’une cure in præsentia  comme fil d’Ariane me reliant à mon divan « presque » désamarré d’un « Œdipe sans la cure » qui n’en a pas fini avec la théorie, je serais moi-même « l’analysée » ou « l’analysante » hors cure du texte de Hölderlin, du texte de Laplanche, « analysé » lui-même du texte de Hölderlin et du coup « analysé du texte » de Lacan, puis de Freud… Étant donné que dans l’avant-coup de l’après-coup que représente la découverte de la psychanalyse par rapport à l’Œdipe,  Hölderlin est lui-même et en premier lieu « l’analysé » de textes des plus grands auteurs parmi les anciens (les Grecs) et les « modernes » dont il côtoie les œuvres plus immédiatement, comme Rousseau, Kant surtout, puis Fichte… Sans compter les scientifiques (Kepler) et tous les personnages et « hommes illustres »[12] qui le frappent parmi les anciens et les nouveaux « héros » de l’histoire (Napoléon est aussi l’un d’eux quoique un peu « douteux » comparé à Rousseau)… Bref une culture, la nôtre « à traduire », qui s’étend sur des millénaires pour l’« esprit supérieur » qu’est Hölderlin. On voit combien, en dépit de sa richesse, la formule d’André Green devient insuffisante et pourquoi « la transcendance du transfert » selon Laplanche (Problématiques V – Le Baquet, 1987) est la notion qui s’impose dans cette sorte d’« hypertexte » sur lequel je tombe en croisant « le premier » livre  de Jean Laplanche avec la reprise en psychanalyse de mon ancienne recherche sur un « mythe solaire chez Hölderlin » titanesque. Qui exige de « l’analysée du texte » que je suis sa retraduction en complexe d’Œdipe « généralisé » remis sur le métier et considérablement élargi comme schème possible et « focal » d’une nouvelle « topique » pour laquelle la théorie de la séduction généralisée m’apparaît représenter surtout le point de vue dynamique.

  1. 2.      Pourquoi la thèse de Laplanche sur Hölderlin est-elle « fausse » ?

Il reste aussi – et c’est peut-être là que s’intrique le point de vue économique toujours inachevé de la pulsion et de son « objet-source » – que son Hölderlin indique pour le moins chez Laplanche un rapport souterrain, jamais abandonné,  à la question qui le taraude de la psychose et  que la théorie lacanienne en fin de compte ne permet pas de vérifier à l’adresse du « cas » fait de Hölderlin. Et d’une certaine façon la « différence » radicale entre Hölderlin et Hegel relevée  par Jean Laplanche et qu’il est le premier ou parmi les premiers à remarquer à la fin des années 1950, alors que pas plus que Heidegger dans son « approche de Hölderlin » (Titre original : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, 1951), il ne dispose du texte capital [Être, Jugement] qui ne sera édité pour la première fois par Friedrich Beissner qu’en 1961, cette vraie « différence » qui repose sur l’objection de Hölderlin formulée en 1795 – « il ne faut pas confondre l’être avec l’identité » – faite à la « nouvelle » philosophie « moderne » identificatrice d’un « sujet » que Hölderlin a vu  poindre à l’aube de l’idéalisme allemand au cours de sa discussion avec Fichte, cela suffit déjà philosophiquement à « falsifier » (au sens du critère d’une science selon Popper), c’est-à-dire à invalider, la théorie lacanienne d’une « structure » œdipienne  du sujet « normo-névrosé » qui requiert la synthèse ternaire par Aufhebung de la dialectique hégélienne d’un sujet « total » à la fin de l’histoire.

Or, le « sujet » normo-névrosé lacanien de « l’inconscient », c’est l’Œdipe freudien renforcé dans sa dimension paternelle pour le garçon, nouveau héros des théories sexuelles infantiles traductrices des « messages » du socius adulte à l’adresse de l’enfant roi moderne : His Majesty the Baby du narcissisme parental dans la formation de l’Idéal-du-moi. La  « forclusion du Nom-du-père » ne correspond qu’à un « non – Œdipe » [Cf. l’article en 1962 de Michel Foucault dans Critique sur le Hölderlin de Laplanche intitulé « Le ‘non’ du père ». Ainsi que la déduction ironique qu’en tirent une dizaine d’années plus tard Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe – Capitalisme et schizophrénie (1972) : fais ton Œdipe, fils, ou sinon, gare (à toi) !].

Ce qui, entre autres aspects, rendrait la thèse de Jean Laplanche sur Hölderlin formidablement intéressante, c’est qu’elle est fausse. Ou plus exactement elle permet de démontrer que la théorie lacanienne d’une « structure » de la psychose qui voudrait a contrario refaire la preuve de l’Œdipe freudien en raisonnant par l’absurde sur une « forclusion du Nom-du-père », cette théorie est fausse et du coup par ricochet parfaitement scientifique (au sens de Popper), quoique dépassée. Elle a commencé d’être dépassée par la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche, mais je pense que cette nouvelle et importante théorie, qui renoue avec la première théorie freudienne des débuts de la psychanalyse, est restée inachevée sur la question de l’Œdipe, c’est-à-dire du point de vue topique.

Car le plus important dans l’histoire, bien en deçà et au-delà du « retour à Freud » français, c’est moins le « sujet » lacanien de « l’inconscient structuré comme un langage » de la période du Symbolique de Lacan que  la question de l’Œdipe à rouvrir en psychanalyse depuis Freud : justement et paradoxalement, à l’encontre de Laplanche lui-même, à rouvrir avec la théorie de la séduction généralisée dans le conflit psychique.

Roseline Bonnellier, 1998/2014



[1] Tradition orale : Jean Laplanche a pointé un « trajet en chicane » de Hölderlin comme sa « pierre apportée à la recherche » au cours de son séminaire de D.E.A. de psychanalyse de 1992-93, codirigé avec Jacques André à Paris VII (Censier).  D.E.A. de psychanalyse dans lequel j’étais inscrite en vue de reprendre ma recherche sur « Le mythe solaire chez Hölderlin » commencée en tant que germaniste en 1969-70, et poursuivie à partir des années 1990 en psychanalyse. Cf. : R. Bonnellier, « De Hölderlin et la question du père à la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche : Avancée paradoxale de la traduction d’Œdipe en psychanalyse », thèse du Doctorat de psychologie (Directeur : V. Marinov), Université Paris-XIII Nord Villetaneuse, janvier 2007. Reproduction de la thèse de R. Bonnellier par l’Atelier National de Reproduction des Thèses (Diffusion ANRT), Domaine Universitaire du Pont de Bois, BP 60149, 59653 Villeneuve d’Asq Cedex France, 2008. Extrait remanié de cette thèse « feuillue » (1080 pages) : R. Bonnellier, Sous le soleil de Hölderlin: Œdipe en question, op. cit.

[2] J. Laplanche, Hölderlin et la question du père, op. cit., p. 88.

[3] Jacques Lacan cité par Jean Laplanche dans Hölderlin et la question du père, op. cit., p. 46.

[4] Lettre de Hölderlin à sa mère, citée par J. Laplanche, Hölderlin et la question du père, op. cit., pp. 87-88.

[5] « Commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung » dans J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 885.

[6] Cf. R. Bonnellier, « Œdipe dans le rêve », à paraître en 2015 dans Cliniques méditerranéennes N° 91 ou N° 92.

[7] S. Freud, Briefe an Wilhelm Flieβ 1887-1904, Ungekürzte Ausgabe, hrsg. Von Jeffrey Moussaieff Masson, Deutsche Fassung von M. Schröter,  Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1986, 262-263 /  Lettres à Wilhelm Flieβ 1897-1904, Édition complète, Traduit de l’allemand par F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, 312-313. Cf. R. Bonnellier,  « Œdipe revient de loin – Théorie générale du refoulement (Point de vue topique) », art. cit.

[8] Les textes de référence de Hölderlin sont dès lors les Remarques sur Œdipe et Antigone ainsi que « les lettres à Böhlendorff ».

[9] Hölderlin, « Remarques sur Antigone » dans Œuvres (éd. P. Jaccottet), op. cit., p. 964.

[10] Hölderlin, Remarques sur Antigone, dans Œuvres, op. cit., p. 962. Le verbe darstellen traduit par « exposer » dans Œuvres (tr. : F. Fédier) correspond au verbe que Freud emploie dans L’interprétation du rêve pour désigner  l’un moyens du « travail de rêve » : la nouvelle traduction aux P.U.F. des O.C.F.- P. par « présentifier » [et par « présentification » pour la Darstellbarkeit], beaucoup plus juste et plus forte que « figurer » [et « figurabilité »] de l’ancienne traduction de Meyerson, conviendrait ici pour rendre compte du projet fondamental de Hölderlin et de sa portée épistémologique : au « niveau de la preuve » fournie, rendre au(x) mythe(s) la « présence » en  « (re)traduisant » celle-ci à l’adresse du « temps de nos pères » (l’histoire occidentale de l’humanité). Freud, au cours de sa collaboration avec Otto Rank, considère le mythe comme un « rêve éveillé ».

[11] Ce « retour » du Hölderlin de  son ancien et brillant « élève » laissé « innommé » avec ce que cette non-reconnaissance du nom signifie, apparaît en termes sibyllins dans « L’étourdit » de Lacan, scilicet, 1973.

[12] A la fin de l’année 1791, Hölderlin « lit Rousseau et s’occupe d’astronomie [je souligne. R.B.]. Il souscrit à l’édition de Plutarque [Vies parallèles ou Vies des hommes illustres] de Hutten qui paraît chez Cotta » (M. Knaupp, « Tableau chronologique » in Hölderlin, Sämtliche Werke und Briefe, III, Munich, Vienne, Hanser Verlag, 1992-1993, p. 840). « Remis à l’honneur à la Renaissance, Plutarque acquit une grande réputation et fut admiré par les esprits les plus différents, comme  Machiavel, Erasme, Montaigne, Montesquieu, J.-J. Rousseau, Napoléon » (Le Petit Robert des noms propres).

 

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