Roseline Bonnellier : « Ad me – De la relation de cas : le moi de l’autre (Sur la psychanalyse pratiquée ‘hors cure’ et la ‘transcendance du transfert’ selon Jean Laplanche) »

« On pourrait […] se demander si la seule relation de cas qui ne contredise pas le processus analytique ne serait pas le dire de l’analysé lui-même. »

J. Laplanche, Problématiques V  Le Baquet – Transcendance du transfert, P.U.F., 1987 (note 1 p. 209)

            Cette communication[1] risque de faire problème. Si je la fais, le problème va se poser ; si je n’y arrive pas, c’est presque une lapalissade  de trouver qu’elle aura été refoulée ou moi empêchée d’y parvenir. Je m’emploie néanmoins à lui faire voir le jour, à cette chose que je voudrais dire, en sachant que je ne suis pas seule à œuvrer ici dans « la résistance », dans l’histoire et en psychanalyse. Je laisse entendre par là que la résistance à la psychanalyse a lieu aussi intra-muros de la psychanalyse : dans son institution et vis-à-vis de l’avance théorique susceptible de mettre en question l’application clinique à la cure de patients. Ce faisant, nous travaillons, et pour ma part, quand je travaille, j’ai toujours plus ou moins une idée de laboratoire dans la tête, avec une équipe, fût-ce un laboratoire volant. En tous les cas, je me situe dans le cadre scientifique des sciences humaines.

            Je commence tout doux et fort concrètement. Pour offrir une prise à l’auditoire, un angle d’attaque du corps du problème. Ce problème, le voici maintenant tout à trac, car c’est la manière la plus douce que j’ai de l’attraper sur sa périphérie : là où l’on serait tellement habitué à le voir se ramener en faisant le gros dos, qu’on lui préfèrerait l’esquive, en attendant qu’il s’en retourne ronronner dans son coin, pour n’avoir plus qu’à lui flatter l’épine dorsale au repos et à gratter juste ce qu’il faut, afin de ne pas réveiller le chat qui dort. Je tourne un peu autour du pot à faire faire la bête d’abord à mon problème. Car j’ai été plusieurs fois avertie déjà qu’on ne me prendrait pas immédiatement pour un ange non plus à cause de lui. Chaque ange est terrible, R.-M. Rilke l’a dit dans la première Élégie de Duino, en y insistant  dans la seconde. Voici donc le problème bête que je livre en premier lieu à votre sagacité : ce 4ème Colloque Jean Laplanche est sans nul doute consacré à la cure ; et au moment où je rédige ce texte, en ahanant, je ne suis pas psychanalyste clinicienne. Y a- t-il lieu pour moi de faire une communication ici ? Alors qu’apparemment, il n’y a pas de pilote dans l’avion, ni même peut-être d’avion du tout ?  En dialoguant avec moi-même, j’avais commencé d’ailleurs d’intituler mon intervention Quo vadis ? Et j’ai opté pour la seule destination Ad me. Tout en me demandant comment j’allais y parvenir. N’aurais-je pas été refoulée avant toute prise de parole autorisée par le Comité Scientifique responsable de l’organisation d’un Colloque sur la conduite de la cure, avec un texte « hors sujet » ? Dois-je me tâter comme dans un dessin animé pour savoir après coup si je suis encore dans l’avion, ou si je suis déjà en train de tomber ? Voire, sans parachute ou sans filet pour la trapéziste !

Le « psychanalyste hors cure » existe-t-il ?

Je précise : si je viens à ce colloque, ce n’est pas seulement comme analysante, ancienne, présente, ou potentielle. Je généralise mon cas, en me montrant intéressée de facto par la psychanalyse « finie, infinie ». Le parachutiste sans parachute s’apprête à lâcher son pétard avant de sauter : si je viens, c’est comme…  psychanalyste « hors cure ». Comment peut-on être « psychanalyste hors cure » ? Est-ce bien sérieux dans un colloque consacré à la cure, s’interroge notre Ingénu de Voltaire à l’adresse d’une assistance ébahie qui n’a pas fini de se demander : « Comment peut-on être Huron ? »

Je m’imagine : Jean-Sans-Terre ne disposant pas du moindre lopin de terre que représenteraient un ou deux patients en cure pour justifier mon état par rapport à l’institution psychanalytique, ne suis-je pas venue perdre en ce colloque une belle occasion de me taire afin d’écouter mieux les collègues patentés ? La psychanalyse hors cure, pure et dure, n’est assurément pas une raison sociale.  

La psychanalyse hors cure est impayable

            Et puis elle est impayable en pratique. Elle ne permet pas de vérifier l’adage « time is money » (Money, Pink Floyd, The Dark Side of the Moon, 1973)! Celui que l’analyste clinicien(ne) peut vérifier après coup dans « le réel » aux frais de ses patients allongés en chair et en os « avant coup » sur son divan selon le setting qui convient. Le temps passé à son travail de rédaction par l’analyste hors cure n’a plus le même cours que chez le précédent assis derrière le divan terrestre qui l’autoriserait après coup à parler de son patient. Et d’une certaine façon, reconnaissons-le : nous sommes toutes et tous des psychanalystes hors cure en puissance qui vivent de la portion congrue accordée au narcissisme de l’autre en moi, si tant est que le ciel d’un public « projeté dans le futur » lui en rende compte à titre de reconnaissance.

L’analyste hors cure, où que se situe sa pratique, tombe sur un os. Un os de taille, quasi de mammouth : le patient est en voyage dans le temps. Il s’est carrément fait la valise et il ne mange plus de ce pain-là, celui de time is money. Je veux parler du temps que l’analyste de cure passe derrière son divan à écouter « l’analysant », ce qui représente certes un très gros travail. Je suis la première à le reconnaître au nom de mon expérience vécue d’analysante : que ferais-je sans elle ou sans lui, l’analyste ? Et d’abord, c’est aussi grâce à elle et grâce à lui que je suis en mesure d’écrire ces lignes. Donc, le patient n’est plus là quand vous parlez de lui. S’il vous envoie des « messages énigmatiques » dans l’après-coup, le temps de les traduire, en admettant que vous y réussissiez, ça ne vous permettra pas d’en obtenir une monnaie convertible pour que la personne issue des « classes modestes » – la psychanalyse n’est plus en principe réservée à la bourgeoisie d’antan –  se paye dans neuf mois un billet d’avion jusqu’à Porto Alegre au Brésil. Autant aller brûler un cierge à la Vierge Marie en priant qu’un mécène, par exemple un psychanalyste clinicien ayant pignon sur rue, descende du ciel pour vous, sûr de son avion, lui ! Moi, pauvre psychanalyste hors cure du bas clergé à la soutane aussi trouée qu’un ciel étoilé de Victor Hugo, je le proclame : les poètes sont plutôt mes frères ou j’en suis suffisamment une moi-même pour savoir qu’il y va dans « la légende des siècles » d’une réalité tangible d’avant la douce rêverie où l’on nous suppose plongé(e)s avec Booz endormi. Mes frères et moi, leur sœur, on fait ce qu’on peut avec le temps ; on a recours à des expédients, sinon on tire le diable par la queue. On court le risque majeur dans notre société du spectacle de retomber dans l’invisible dont on vient : puisque, je l’ai dit, c’est une affaire de temps.

J’insiste sur cette affaire de temps parce que, encore beaucoup  sous forme d’intuition seulement – mais ça me travaille –, j’ai une idée derrière la tête, à la place de mon psychanalyste hors cure, mon idée là-dessus. Je pense que l’apparente « atemporalité » de l’inconscient est un phénomène résultant d’une condensation plus importante du temps de l’autre, une métaphore en quelque sorte. Et la psychanalyse hors cure révélerait davantage le travail de deuil que cela veut dire. La métaphore poétique met sur la voie. Ce qui nous amènerait à la métaphore du refoulement, telle que Jean Laplanche l’introduit dans les sections I, II et IV du rapport coécrit avec Serge Leclaire, « L’inconscient, une étude psychanalytique »[2], soumis à discussion au Colloque de Bonneval sur « L’inconscient » à l’automne 1960. La métaphore du refoulement introduite par Laplanche se distingue de la métaphore lacanienne. Et cette distinction est à mes yeux le point de départ de l’œuvre du psychanalyste Jean Laplanche en tant qu’elle représente le pendant théorique d’une réouverture de « la question du père » dans la thèse « de médecine » sur Hölderlin de « l’élève » de Lacan, soutenue en 1959 et publiée sous le titre Hölderlin et la question du père en 1961. La critique de Lacan par Laplanche au niveau de la théorie débute à ce moment équidistant de 1960, moment de bascule pour le jeune Jean Laplanche, âgé de 36 ans, qui « entre dans son œuvre psychanalytique » au même âge que Hölderlin entrait officiellement « en folie ». Il faut bien sûr rappeler que dans sa vie, comme dans sa « vie d’âme », Hölderlin entrait « en folie », traîné de force pieds et poings liés – le poète pouvait croire à un emprisonnement politique au vu des circonstances – dans la clinique (généraliste) du docteur Autenrieth à Tübingen, au même âge de 36 ans atteint par son propre père à la mort de celui-ci : il y avait comme une répétition du « destin » à traduire dans la vie indissociable de l’œuvre « poétique » du Dichter, de « l’écrivain » qui signe à même le corps. Hölderlin et la question du père de Jean Laplanche est partie prenante d’une très grosse histoire de deuil, qui se déplace au niveau de la « progression du refoulement au travers des siècles dans l’histoire de la ‘vie d’âme’ de l’humanité » (Freud, L’interprétation du rêve, 1900).

Son Hölderlin n’est-il pas la seule relation de cas faite par Jean Laplanche ? C’est un cas de psychanalyse hors cure.

Nous sommes tous ici des psychanalystes hors cure : vers le moi de qui ?

            Donc, la psychanalyse pratiquée hors cure nous arrive comme un clairon impromptu au beau milieu ou au clair matin d’un colloque consacré à la cure de vivants, si, comme je le pense, le travail inconscient se déroule à l’instar d’un immense travail de deuil par rapport au temps de l’autre en son énigme. Tandis que la théorétique de l’analyste qui fut clinicien dans « le dire intra-clinique » de sa pratique[3] se fraie sa route dans une relation de ce travail de « création du moi » depuis « le refoulement originaire »[4], ce moi étant pour lui celui de l’autre qui l’inspire, lui, dans sa propre topique d’analyste au niveau externe-interne de, justement, sa théorétique ! Au regard de la création du moi de l’analyste, en nous référant aux Nouveaux fondements pour la psychanalyse – La séduction originaire[5], il faudrait peut-être situer le temps de la cure au premier temps du refoulement originaire, et un autre temps (que l’analyste clinicien n’a évidemment pas pu laisser au vestiaire) où le moi de l’autre (patient) se constitue en « objet-source » du moi-instance de l’analyste. C’est dire combien la communication de la psychanalyse hors cure avec la psychanalyse clinicienne est importante : elle habite la cure. Et pour cette raison, il peut apparaître impropre d’axer un colloque de psychanalyse sur la seule clinique. De même que la question devrait se poser aux Associations psychanalytiques de leur ouverture à des psychanalystes non cliniciens. Les échanges n’étaient-ils pas plus libres au temps de Freud et des Minutes de Vienne ?

            Arrive la référence à Jean Laplanche. Je ne suis pas venue seule dans mon texte, en laissant percer la formulation provocante d’une « transcendance du transfert » du fait que nous serions tous ici des psychanalystes hors cure. Au nombre desquels il faudrait compter aussi les analysants passés, présents, à venir, qui en sont de potentiels. Avec, selon la traduction de la Bible par Chouraqui pour les « prophètes », les « inspirés » de la psychanalyse dispersés dans le temps de la culture : je veux parler par exemple et à l’endroit de Jean Laplanche de Hölderlin, né en 1770 et mort en 1843, entré « officiellement » en folie en 1806, au mitan de sa vie et dans l’histoire rapporteuse des faits (ainsi qu’au sens plus étroit d’une « histoire de la folie » plus datée dans l’histoire de « la pensée française » au cours de la seconde moitié du XXe siècle : puisque Hölderlin et la question du père fut salué par Michel Foucault en 1962 l’année suivant la parution en 1961 du premier livre de Jean Laplanche). En paraphrasant à peine le « qui séduit qui ? » de Jean Laplanche dans les Nouveaux fondements, j’interroge : qui inspire[6] qui ? L’œuvre du poète n’est pas sans inspirer la vie de Hölderlin lui-même dans « l’avant-coup » de son « après-coup »[7] : témoin le poème « Moitié de la vie » (Hälfte des Lebens), jugé « parfait » parmi les plus parfaits de la littérature allemande[8] et voulu tel par son auteur d’après sa « poétique »[9]. Je pense que Hölderlin est une source d’inspiration primordiale de l’œuvre du psychanalyste Jean Laplanche qui a trouvé chez le poète matière à « traduction » : le « fleuve »[10] hölderlinien « marche comme à reculons » vers « l’originaire » au sens de « l’approfondissement de la réalité psychique » que Laplanche prête à ce mot, soit vers « l’objet-source » de la pulsion (avec Hölderlin, selon le « destin de la pulsion » qu’est la « sublimation »).

            La psychanalyse pratiquée hors cure nous confronte davantage à la « transcendance du transfert », sous-titre dans les Problématiques V du Baquet que représente la cure, et tête du chapitre III de ce livre paru en  1987, la même année que les Nouveaux fondements. La vignette iconographique annonçant le 4ème Colloque international Jean Laplanche représente un tonneau ouvert, comme un baquet, mais cette fois renversé sur le côté afin de former une sorte d’habitacle plus ou moins provisoire pour deux grands enfants lovés entre les douves de la modeste tonne. Avec des livres que l’on supposera être de psychanalyse, et l’un des deux grands enfants indiquant quelque chose à l’autre. Aucune légende ne rapporte pour l’instant qu’on nous montrerait Diogène ayant trouvé, une lanterne à la main, l’homme qu’il cherchait dans les rues d’Athènes à midi.

            L’un des paragraphes du chapitre « Transcendance du transfert » s’intitule « Discours clinique et discours de la psychanalyse hors-les-murs ». Il y est dit nettement que si le lieu de la psychanalyse clinique est celui de la cure, son « dire » par contre n’est pas clinique, mais à distance, il est devenu théorétique. En mentionnant le cas de « L’homme aux rats » entre le journal de l’analyse qu’en a tenu Freud et la publication, Laplanche évoque « la dérive analytique obligatoire dans la relation d’une analyse »[11]. Plus loin, j’ai extrait moi-même d’une note en bas de page 209 la citation mise en exergue à mon texte : Jean Laplanche, en rappelant l’interrogation de Serge Leclaire à propos de « l’impact du terme imposé à Freud à l’analyse de l’Homme aux loups, quant au déclenchement ultérieur d’un épisode psychotique », se demande ce qu’il en est de « l’impact de la publication de cas ». Et d’ajouter : « On pourrait, dans cette direction, se demander si la seule relation de cas qui ne contredise pas le processus analytique ne serait pas le dire de l’analysé lui-même ».

            Rendre compte de la cure d’un patient en public supposerait un deuil dont j’essaie de dire seulement et pour l’instant qu’il se situerait entre le moi de l’autre (patient) et le moi de l’analyste. Dans ces régions limitrophes, il faut faire attention où l’on pose le pied. Comme le dit une légende bretonne, selon laquelle, le jour des morts, qu’en allemand on appelle Allerseelen / « de toutes les âmes », le 2 novembre au lendemain de la Toussaint, mieux vaut éviter pour les automobilistes de rouler trop sur le bas-côté des routes, afin de ne pas risquer d’écraser une âme. Or, le « meurtre d’âme », c’est, si je ne m’abuse, ce que dénonçait le Président Schreber.

« Mais poétiquement habite… » (Hölderlin) : questionnement sur le mythe et l’Œdipe

            Cette question est bien celle du moi et de sa création depuis les deux temps du refoulement originaire selon Jean Laplanche. En ce lieu de création, la synthèse d’un moi n’est pas toujours sûre ; l’objet moïque n’a pas encore eu le temps d’avoir lieu définitif : puisque « le refoulement originaire a besoin d’un sceau pour être maintenu : il a besoin du refoulement secondaire. Et c’est précisément là que se situe la place de l’Œdipe, du complexe de castration et la formation du surmoi »[12]. On reconnaîtra ma citation de Jean Laplanche. L’anticipation sur une forme totale à partir de la reconnaissance au stade du miroir lacanien d’un moi par l’autre est comme un oiseau sur le toit, disons un oiseau de mer, une mouette  avec une patte en l’air. Décidément, le moi humain n’est pas un pigeon à l’instar de la belle pigeonne comportementaliste de Lacan. La mouette que j’évoque est poétique. Mais poétiquement habite l’homme, aurait écrit Hölderlin[13].

Au stade du miroir (Lacan, 1936), la « forme » (Gestalt) que Lacan fait anticiper au petit d’homme est phallique avant la lettre, ou doit l’être : au niveau de l’instance en tiers de l’Idéal-du-moi, relayée par le Sur-moi, héritier après coup du complexe d’Œdipe. Il y aurait comme un court-circuit théorique provoqué, par lequel  le refoulement secondaire (celui du « narcissisme maternel » projeté ?) viendrait forcément prendre la place de l’enfant « herméneute » qui se trouverait « interprété » d’office, enrôlé candide dans cette allégorèse. Voilà où le bât blesse : l’interprétation lacanienne est intra-mythique ; elle traite le mythe (d’Œdipe devenu « complexe ») de façon réduite comme une allégorie-« métaphore ». Sur le plan de l’adaptation du moi au monde, cela « doit » (impératif catégorique[14]) « marcher » dans l’application au champ des névroses et au retour projectif dans le réel, mais déconnecté, du délire paranoïaque qui mime au pire l’aliénation de notre bonne pigeonne lacanienne au niveau d’une « hommosexualité »[15] de surface reproductrice d’un même « monomythe » (phallocentrique) présidant à notre type de culture. Puisqu’après tout, « le moi est la projection d’une surface » : en 1914, le « moi » objet d’amour est chez Freud une formation narcissique !

Dans la théorie « mytho-symbolique »[16] de l’Œdipe, la réduction de la fonction mythique, depuis le stade du miroir, suppose une mauvaise appréciation qui consiste à prendre idéologiquement la partie (ici l’imaginaire phallique) pour le tout de la sexualité « inconsciente », à un moment où le petit enfant n’a pas scellé son moi : il dispose toujours, et à l’infini dans l’être humain qu’il lui est proposé d’être, de cette ressource d’une fonction mythique pour traduire les messages énigmatiques de l’autre. La métaphore du refoulement originaire de Jean Laplanche, moins pressée, permettrait d’approfondir une question du père qui est celle de sa fonction mythique en psychanalyse. À condition toutefois de ne pas aller trop vite non plus en attribuant au mythe un statut de la liaison de type structuraliste déjà constitué : avec d’un côté, la « liaison » où est anticipé le moi comme objet total, quand le narcissisme primaire n’a plus le temps d’être et qu’il se fait, si j’ose dire, « pigeonner » théoriquement au stade du miroir par l’Œdipe freudo-lacanien. Avec de l’autre côté, la « déliaison » dans l’inconscient où la question se pose d’un objet non encore acquis en ce temps originaire et qui ne peut se laisser représenter comme une « totalité ». Si le narcissisme parental peut être projeté comme tout puissant dans le message adressé à l’enfant par l’autre adulte, c’est du fait d’un certain traitement de notre mythe culturel par lequel il s’auto-conserve. His Majesty the Baby dans Pour introduire le narcissisme de Freud (1914) est le mythe obligé d’un certain Homme.

Ébauche métapsychologique d’un moi qui ne serait pas toujours sûr (de sa synthèse)

            Le narcissisme primaire n’arrive peut-être pas aussi vite que Lacan l’a au reste si remarquablement expliqué par le stade du miroir. Je veux dire que la naissance d’un mythe individuel ne repose pas seulement sur la prise de l’enfant dans une structure « universellement » préétablie. À pigeon, pigeon et demi. La formation du moi exigerait un traitement plus élaboré du mythe que celui appliqué allégoriquement de la métonymie phallique supposée anticiper le processus de captation de l’image moïque par l’autre sous couvert qu’à ce stade tout se passerait comme dans le comportement animal. Avant d’en arriver au Nom-du-père, ne faudrait-il pas s’occuper davantage de la métaphore qui permet d’y accéder et qui est plutôt maternelle ? Mieux vaudrait ne pas simplifier trop rapidement celle-ci jusqu’à sa résolution programmée dans le discours préconscient, et garder dans les dessous le   de la chaîne inconsciente comme le fait la métaphore laplanchienne du refoulement originaire[17]. Cette dernière a le « mérite » (au sens hölderlinien de Verdienst dans le passage d’ « En bleu adorable… » : « Plein de mérite, mais poétiquement, habite l’homme sur cette terre ») de laisser au travail inconscient le temps de se faire. J’avoue mon incompétence sur la capacité imaginative des animaux, mais je crois que dans la captation de l’image moïque par l’autre, il faut compter avec le mythe formé par la mère ou son représentant qui s’y s’introduit. Et ce que va en faire l’enfant herméneute ne coïncide pas forcément avec ce que la mère est supposée voir ou savoir, mais non pas au titre de la future méconnaissance imaginaire du moi par rapport à une Loi (de la « Castration » chez Lacan) impliquant l’assujettissement à une structure symbolique avalisée comme « universelle ». Parce que la mère est elle-même prise comme femme dans ce traitement allégorique et réducteur du mythe par lequel la femme est « vue » / perçue comme « n’existant pas » au moment du déni devenu culturel d’une sexualité féminine plus invisible que celle perçue du sexe anatomique phallophore pour le « père » de l’Homme dans notre mythe culturel [Ce que reconduit chez Freud « l’identification primaire au père de la préhistoire personnelle » valant pour le genre « modèle » du garçon]. Le narcissisme maternel est lui-même intra-mythique  et surmoïquement phallocentré dans la théorie mytho-symbolique de l’Œdipe. La machine spéculaire fait coup double chez Lacan en se doublant d’une machine spéculative qui, en relayant la théorie freudienne du monisme phallique de la libido, dispose d’une maternité culturelle prête d’office à porter le mythe de l’Homme. C’est faire trop vite bon marché du travail de « traduction » de l’enfant compromis avec l’inconscient de l’autre adulte. Lequel adulte, dans la situation de séduction originaire où il se trouve provoqué par l’enfant, est lui-même remis dans la position de l’enfant herméneute qu’il fut et qu’il reste tel un volcan prêt à se réveiller. Il y a un autre de l’autre dans la réalité psychique. Le grand Autre lacanien ressemblerait assez à une maternité monstrueuse à laquelle le Nom-du-père serait censé mettre un terme par un coup de baguette phallique. Et du même coup, l’allégorie métonymique du phallus s’emparerait de toute la métaphore maternelle à l’instar, chez Freud, du père primitif détenteur d’une « totalité » féminine ou de femmes au pluriel de « toutes » : puisqu’encore une fois la « partie » s’est abusivement  prise pour le « tout » ! Évidemment il n’y a pas de femme réelle dans l’histoire : elle reste autre. Quant à l’homme, il porte le vêtement du mythe – à savoir « l’armure » phallique du héros – qui sert à « l’identifier » sexuellement / potentiellement comme « père » de « tout » l’enfant censé lui revenir de droit : il possède la mère du pouvoir phallique dont il se revêt. Gott an hat ein Gewand / « Dieu porte un vêtement » analyse Hölderlin dans sa « poétique » du mythe[18]. L’analyste peut pratiquer comme Socrate l’art de la maïeutique et effeuiller la marguerite du moi.

Si l’Œdipe est relatif au mythe de l’Homme, « quo vadis » du cadre de la cure ?

            Si l’on commence d’avoir une conception du moi autre que celle d’une totalité indexée au bout du compte rétroactivement sur le seul monisme phallocentrique du mythe dont l’homme est le héros, il est plus difficile de compter sur une synthèse moïque dans la cure, pour traiter qui serait à classer dans le registre des névroses et dont la « structure » se ramènerait à un diktat de l’Œdipe freudo-lacanien pour ce qui est du scellement d’un refoulement originaire par le secondaire : la base narcissique de cet Œdipe est « falsifiable » (au sens de Popper) ou relative. On courrait en effet le risque de signer un chèque en blanc au moi. La psychanalyse hors cure est instructive en l’occurrence pour le moi de l’analyste. Elle offre davantage de possibilités en matière de connaissance  des limites du moi, et d’autant plus exigeante que ces limites existent. Mais elles sont plus libres parce que plus ouvertes au temps de l’autre : la situation de séduction originaire y est plus forte. Un psychanalyste clinicien doit toujours avoir chez lui un psychanalyste hors cure pour, d’une certaine façon et comme Freud, «  entretenir ses muscles » d’homme de science dans le champ de son expérience. De même que dans le cas d’un patient, la limite à respecter est celle de l’individu, de même dans le cas d’un artiste ou d’un grand écrivain, la limite à respecter est celle du corps de l’œuvre, c’est une limite de mémoire et elle est terrible – Chaque ange est terrible pour le redire avec Rilke. Hölderlin avait annoté dans la marge d’un manuscrit (celui de L’Archipel, je crois) – il avait beaucoup lu Kant : « Apriorité de l’individuel ». La citation de Jean Laplanche que j’ai mise en exergue à ce texte indique assez sur quel corpus on tombe en psychanalyse hors cure. « Le dire de l’analysé », nous l’avons en quelque sorte et il constitue l’œuvre de l’autre. Mais il y a le moi de l’analyste plus à découvert de la théorisation qui l’engage et reste « là » (da) quand le patient est « parti » (fort). La psychanalyse hors cure devrait rendre le moi plus créateur et contribuer à le ressourcer.

            La théorie de la séduction généralisée rend l’Œdipe relatif : le moi demeure plus ouvert à la séduction de l’autre depuis le refoulement originaire. Un analyste clinicien qui s’inspire de l’œuvre de Jean Laplanche, ne peut plus, je pense, poursuivre sa pratique en se gardant sous le manteau un Œdipe freudo-lacanien intact pour la classe dite des névrosés. Cet Œdipe-là a potentiellement  commencé sa dérivation qui passe par la critique culturelle de son mur de soutènement, celui qu’il constitue pour un narcissisme secondaire au niveau de la question que pose l’Idéal-du-moi.

            Encore une « petite » réflexion bien « secondaire » : si le narcissisme se présente le plus souvent dans la théorie mytho-symbolique  (œdipienne[19]) de la psychanalyse comme s’opposant à la sexualité, ou comme « désexualisé », ce serait parce que Freud (et à sa suite Lacan) le fait s’étayer dans l’ombre sur le seul Œdipe inversé du petit garçon dans le complexe paternel de l’enfant mâle. C’est du  mythe de l’Homme, soit d’un « mono-mythe » qu’il s’agit par rapport à la « femme-mère » supposée porter ce mythe ou son « voile ». Cette mère mythique n’est pas une femme sexuellement parlant, et du coup, Lacan l’a résumé,  « la femme n’existe pas » (dans le Symbolique du Phallus signifiant la « Castration »). C’est la mère du mythe de l’Homme. Et il est logique que l’homosexualité, masculine pour son modèle, apparaisse « désexualisée » au niveau défensif du  refoulement secondaire lors du processus de surmoïsation (dans le pacte social homosexuel des frères). La femme n’a part à ce type d’humanité culturelle, le nôtre, qu’hystériquement. Le Président Schreber, paranoïaque, s’y projette dans son délire de féminisation impossible qui le révèle « à ciel ouvert ». Sinon la femme d’après Lacan pourra toujours, comme chantait le poète communiste, assurer normalement l’avenir de l’Homme, et avec la permission sous-jacente, un tantinet méprisante d’« aboyer » avec les « féministes », être « pastoute » pour « le reste » dont on sait par Verlaine qu’il vaut mieux le laisser à la « littérature ».

            Cependant, obstinément, je suis encore venue poser cette question d’une femme qui existerait aussi en psychanalyse et d’abord en théorie, pour l’instant « hors cure ».

Roseline Bonnellier, 1997/2014



[1] Post-scriptum : le texte, ici remanié « après coup » au printemps et au début de l’été 2014, fut d’abord écrit dans l’été et l’automne 1997. Dans sa rédaction de 1997, il fut proposé – 1er texte proposé – au Comité Scientifique du 4ème Colloque International « Jean Laplanche » de Porto Alegre (Brésil, 1998), et ne fut pas retenu par le Comité. Il fait partie de mon « Salon des refusés » jusqu’à sa parution aujourd’hui. Je l’extrais d’un tapuscrit intitulé L’invisible divan volant au ciel de la culture – Recherches psychanalytiques autour de Hölderlin, déposé avec un certain nombre de mes autres travaux [25 données / Treffer au 13.03.2014 dans l’I.H.B. Internationale Hölderlin-Bibliographie online] aux Archives de Hölderlin à Stuttgart sises à la Bibliothèque d’état du Wurtemberg, Allemagne. Je le retravaille maintenant en vue de l’inclure dans un livre actuellement en préparation qui contiendrait une grande partie de mes travaux entre 1993 et 2013, hormis ma thèse de doctorat proprement dite soutenue en janvier 2007. R. B., 21 juin 2014.

[2] Dans : J. Laplanche, Problématiques IV L’inconscient et le ça (1981), Paris, Quadrige/PUF, 1998, p. 261-321.

[3] In J. Laplanche, Problématiques V  – Le baquet, op. cit. p. 46 et p. 208.

[4] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse (1987), Quadrige/PUF, 1994, pp. 132-133.

[5] Ibidem.

[6] Mon allusion à un autre ouvrage plus tardif de Jean Laplanche où il reprend l’étude du concept de sublimation : Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, Quadrige/PUF, 1999. Ajout R.B., 2014.

[7] Complément d’analyse « après coup » en 2014 par l’auteur de cet article : il s’agit de « l’après-coup » (afterwardsness en anglais et non plus deferred action) au sens de l’apport de Jean Laplanche au concept freudien de « la Nachträglichkeit dans l’après-coup » que suppose la théorie de la séduction généralisée, les Problématiques VI – L’après-coup de Jean Laplanche n’ayant été publiées qu’en 2006, seize ans après leur prononcé à l’université en 1989/90. Cf. Roseline Bonnellier, « Nachträglichkeit / Postférabilité (HÖLDERLIN – LAPLANCHE – FREUD)« , mai 2013, dans D’un divan l’autre. Site: http://www.dundivanlautre.fr/.

[8] Cf. Jürg Amann,  Mehr bedarfs nicht.12 mal 12 beste deutsche Gedichte  Il n’est pas besoin de plus. Les 12 fois 12 meilleurs poèmes allemands » (Anthologie)], hrsg. par J. Amann, München ,Piper Verlag, 2006. « Mehr bedarfs nicht » est une citation de Hölderlin. [Ajout ultérieur, R.B., 2014].

[9] J’emprunte la juste désignation d’une « poétique » de Hölderlin au sens aristotélicien du mot à Jean-François Courtine dans son édition de : Hölderlin, Fragments de poétique et autres textes, Éd. bilingue. Présentation, traduction et notes de J.-F. Courtine, Paris, Imprimerie nationale Editions, 2006. Ajout, R.B., 2014.

[10] Hölderlin, L’Ister [pour « le Danube »].

[11] J. Laplanche, Problématiques V Le baquet – Transcendance du transfert, op. cit., p. 208.

[12] J. Laplanche, Nouveaux fondements, op. cit. p. 135.

[13] In lieblicher Bläue / « En bleu adorable » (Tr. André du Bouchet) dans: Hölderlin, Œuvres, éd. P. Jaccottet, Gallimard, 1967, p. 939. Ce texte d’après 1806 attribué à Hölderlin est extrait du roman de Wilhelm Waiblinger, Phaeton. W. Waiblinger dont on ne sait pas s’il a « remanié le texte », a procédé un peu à la façon du psychanalyste « hors cure » rapporteur d’une histoire de « cas » ou de « patient ». Ajout ultérieur, R.B., 2014.

[14] Laplanche avec Kant à propos du surmoi comme « impératif non métabolisable ? », dans les Nouveaux fondements, pp. 135-137.

[15] Cf. J. Lacan, « L’étourdit » scilicet 4,1973, Paris, Seuil, p. 24 : « C’est l’˝Ετερος, remarquons-le, qui, à s’y embler de discord, érige l’homme dans son statut  qui est celui de l’hommosexuel ». Dans une note en bas de page de Gender trouble, Judith Butler, en ignorant semble-t-il le précédent lacanien, cite Luce Irigaray, qui corrige en 1974 d’une parenthèse ajoutée en écrivant l’« ho(m)mosexuel » contenu dans le jeu de mots par homonymie et homophonie de Lacan. Comme je le considère à part moi depuis environ les années 2000, ce jeu de mots interprétatif de « l’Œdipe » sur la base d’un « primat du phallus » par Lacan relève du même « mythe » dont « l’homme/l’Homme » est le « héros » représentatif  dans le genre du masculin phallophore depuis l’Antiquité. « Mythe » dont descend le « complexe » nucléaire des « névroses de transfert » dans la théorie traditionnelle d’un « sujet » au sens lacanien d’une théorie du sujet de « l’inconscient structuré comme un langage » [versus : « la femme n’existe pas »] dans l’histoire de la psychanalyse devenue « française » en « retour à Freud » des années 1950. Cf.  R. Bonnellier, « Deuil des héros antiques », dans Topique N° 125 -2013/14,  « Le héros adolescent et la mort », L’Esprit du temps, janvier 2014, pp. 99-110.Ajout ultérieur, R.B., 2014.

[16] Dans les années 1990 où j’ai écrit le texte qu’il me faut revoir aujourd’hui « après coup » à l’aune de mes travaux suivants, Jean Laplanche n’avait pas encore publié Sexual (2007), qui contient parmi les articles ayant une « visée novatrice », celui de 2003 : « Trois acceptions du mot ‘inconscient’ dans le cadre de la théorie de la séduction généralisée » : c’est dans ce texte de Laplanche qu’arrive d’une manière beaucoup plus accentuée l’expression « mytho-symbolique » afin de désigner un « pseudo-inconscient » pour l’Œdipe. Un « pseudo-inconscient » qui n’est pas sans renvoyer à la critique par le jeune Laplanche en 1960 à Bonneval de « l’inconscient structuré comme un langage » de Lacan. Deux ans plus tard, dans une étude [dont Jean Laplanche prit connaissance de son vivant], j’analyse en quoi ce « mytho-symbolique » de l’Œdipe relève en partie chez Laplanche de son héritage lacanien d’un « retour à Freud » qu’il a reconnu lui-même, sous la litote « classique » du conférencier (p. 16 dans L’après-coup, 2006), comme un retour « français ». Cf. Roseline Bonnellier, 2009, « Œdipe : l’éclipse. La théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche », Cliniques méditerranéennes 80, 233-247. En 2013, j’ai précisé que mon article de 2009 « se penche entre autres sur l’héritage problématique concernant l’Œdipe du ‘retour à Freud’ français de Lacan dans la pensée et l’œuvre de Jean Laplanche, ‘critique’, ai-je dit, de Lacan ‘avec Lacan’. Cf. R. Bonnellier,  « Œdipe revient de loin – Théorie générale du refoulement (Point de vue topique) », mai 2013, dans la revue online D’un divan l’autre. Site: http://www.dundivanlautre.fr/. J’explique qu’avec Lacan, Jean Laplanche reste débiteur de la définition structuraliste Lévi-straussienne du « mythe ».

[17] Jean Laplanche dans le rapport coécrit avec Serge Leclaire et soumis à discussion au Colloque de Bonneval en 1960, « L’inconscient, une étude psychanalytique », dans : J. Laplanche, Problématiques IV L’inconscient et le ça, Paris, PUF, 1981, p. 302.

[18] Hölderlin, Griechenland / « La Grèce », 2e et 3e versions, Kleine Stuttgarter Ausgabe, II, Stuttgart, 1965, p. 265 et p. 267.  

[19] L’Œdipe a son point d’impact dans le narcissisme au moment de la formation de l’Idéal-du-moi.

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