RENÉ A. SPITZ : « A propos de la genèse des composantes du Surmoi(I) »

« The Genesis of Superego Components » in The Psychoanalytic Study of the Child, 13, 1958, pp. 375-404. Int. Univ. Press, New York, traduit par Jeannine Kalmanovitch in Revue Française de Psychanalyse, T. 6, 1962.

C’est dans « Das Ich und das Es » (1923) que Freud a tracé dans sa forme finale le concept structural de l’organisation psychique. Son élaboration se poursuivait depuis 1914, date à laquelle il a introduit pour la première fois ce concept d’idéal du Moi et décrit sa fonction auto-observatrice dans son article « Zur Einführung des Narzissmus » (Du narcissisme : une introduction). Il a continué son étude d’une partie auto-critique du Moi, qui est scindé, dans l’article « Deuil et mélancolie » (1917). Dans « Massenpsychologie und Ich-Analyse » (1921) le Surmoi a été défini pour la première fois comme « degré de développement du Moi ». Dans ces travaux, la formulation des concepts est tirée, en gros, de l’observation clinique des phénomènes pathologiques et ne provient pas d’une étude génétique. Fait exception la dernière formulation que l’on trouve dans « Das Ich und das Es » (1923) et qui reprend les propositions primitives sur l’origine de l’idéal du Moi telles qu’elles figurent dans l’article sur le narcissisme.

C’est le rapport étroit entre l’apparition de ce degré de développement du Moi et le destin des relations objectales qui a dirigé notre attention sur les stades primitifs de l’organisation de la personnalité. Ces stades constituent ce qu’on pourrait appeler les primordia[1] à partir desquels finalement le Surmoi sera formé.

Dans ce qui suit, je me propose d’examiner l’émergence de certains phénomènes de comportement au cours de la première et de la seconde année de la vie. Leur apparition semble indiquer la formation de structures spécifiques correspondantes. Au début, ces structures se présentent comme des schèmes de comportement physiques et psychologiques. Quelques années plus tard, elles sont appelées à participer à la formation du Surmoi et deviendront des parties constituantes de cette organisation.

Nous nous efforcerons d’étudier le rôle des relations objectales dans l’établissement de ces entités psychologiques et de ces schèmes de comportement d’une part, la fonction de ceux-ci dans la formation des structures psychiques de l’autre. A leur tour, ces structures psychiques seront déterminantes dans la formation de relations objectales d’une complexité croissante au sein de ce qui apparaîtra à l’observateur comme un processus circulaire, en rétroaction pour ainsi dire. Le flux circulaire progresse toujours et aboutit en fin de compte à la formation du Surmoi et c’est le Surmoi qui fait de l’homme un membre de la société humaine — avec ses particularismes — dans laquelle il est élevé. En même temps s’établit une différenciation nette entre sociétés humaines et sociétés animales, ou peut-être pourrait-on aller encore plus loin et dire que la différence est entre des sociétés à tradition historique et des sociétés qui en sont dénuées.

Dans un but de clarté, nous commencerons par définir les termes que nous employons. Sans nous étendre sur la littérature (Fenichel l’a fait de façon minutieuse à son habitude dans l’article « Identification », 1926), nous distinguerons deux modes d’approche à l’égard du problème de la formation du Surmoi.

Le premier suppose la présence du Surmoi sous une forme archaïque et rudimentaire dès le début ; son fonctionnement apparaîtrait déjà à l’évidence dans les premiers mois ou au moins dans la première année de la vie. Les auteurs évaluent très différemment le rôle et l’importance qu’ils concèdent à ce Surmoi archaïque. Ils ne sont pas non plus d’accord sur les manifestations de la petite enfance qu’ils considèrent comme l’indice du fonctionnement du Surmoi archaïque, ni sur l’âge auquel l’enfant l’acquiert.

Le second mode d’approche a été très clairement formulé par Glover et récapitulé dans son article « The concept of dissociation » (Le concept de dissociation) (1943). En résumé, il estime que la structure du Moi primitif est multinucléaire et que la formation du Moi sera issue de l’unification de ces noyaux. Ce processus est engendré par une fonction de synthèse du psychisme qui agit avec une puissance toujours croissante. D’après lui, une division rudimentaire se produit peu à peu dans les noyaux individuels du Moi, qui ne se fondront que lorsque la synthèse du Moi lui-même sera effectuée. Il fait nettement la distinction entre ces formations rudimentaires dans le psychisme et l’instance mentale hautement organisée qu’est le Surmoi. Celui-ci ne peut apparaître comme une différenciation dans le Moi total que lorsque l’instinct infantile a abouti à son développement final. Par ailleurs, il attribue une autonomie partielle à ces noyaux du Moi et, je présume, à la division rudimentaire qui se fait au sein de ces noyaux.

Je suis parvenu à des conclusions très analogues dans mon approche, qui se fonde sur l’observation directe du petit enfant. J’ai examiné dans diverses études la formation de ces noyaux qui sont destinés à devenir, par la mise en œuvre de la fonction de synthèse, les parties constituantes du Moi. Dans cet article-ci, nous porterons notre attention sur les développements et les différenciations qui sont destinés à devenir les parties constituantes du Surmoi. Nous les désignerons comme des primordia ou pierres de construction du Surmoi. Celui-ci sera intégralement constitué en une structure organisée à l’époque où se place le complexe d’Oedipe.

IDENTIFICATION PRIMITIVE ET ACQUISITION DU LANGAGE

Au cours d’une publication récente (1957), j’ai examiné les processus d’identification primitifs qui mènent à l’acquisition du langage, c’est-à-dire de la communication sémantique. J’ai étudié particulièrement les processus dynamiques et économiques qui sous-tendent l’origine de ces gestes sémantiques — précurseurs des vrais mots. Le langage est issu des mots qui expriment les besoins. J’ai désigné ces mots de différentes façons : mot global, mot-phrase ou motbesoin. Le premier mot de l’enfant, comme « maman», exprime, suivant la situation, « j’ai mal » ou dans d’autres circonstances « je suis content de te voir », ou « je suis satisfait » ou « j’ai faim », « je suis mal à mon aise », etc.

Ces « mots-besoins » apparaissent entre le huitième et le douzième mois. Jusqu’au dix-huitième mois de la vie, ils se multiplient lentement ; il arrive un moment où le bébé en a de quinze à vingt à sa disposition et commence même à les associer par deux. Vers le dix-huitième mois se place un changement important. Les mots-besoins sont remplacées par les symboles verbaux. Ce sont des mots individuels, spécifiques qui sont utilisés pour des objets spécifiques, individuels.

Au cours des six à dix mois qui s’écoulent entre l’efflorescence des mots-besoins et le début des symboles verbaux, à peu près vers le quinzième mois de la vie, on peut observer un geste qui, dans notre culture occidentale, est utilisé à des fins sémantiques et qui exprime un message sémantique spécifique. Ce geste est le signe de tête « non », le geste de dénégation. Quelques mois plus tard, il sera associé au mot « non ».

J’ai exposé dans la monographie mentionnée plus haut bien des aspects de la signification de ce geste et je peux donc m’abstenir de répéter ces arguments ici. Qu’il suffise de mentionner que, selon son article sur « La négation », pour Freud (1925 a) la négation est un jugement, et que dès le début il parle du « degré de développement du Moi » comme de la structure à laquelle incombe l’auto-critique. Il en découle que la fonction d’auto-critique se servira de la fonction de jugement pour parvenir à ses buts ; ceci peut s’exprimer par la négation, dont l’expression sémantique est le signe de tête dénégatoire ou le mot « non », ou les deux à la fois.

Il n’est pas nécessaire de s’appesantir en détails sur l’histoire du concept du Surmoi dans la pensée de Freud, ni sur les propositions relatives à sa formation. Il suffit de dire que le Surmoi se forme à l’aide d’identifications aux objets parentaux. Sur la route menant à ces identifications l’enfant incorpore dans son Moi le « Fais-ci » et le « Ne fais pas cela » des parents. Au cours de ce processus, et particulièrement au cours de la période dite d’obstination, le parent peut avoir à faire face à des attitudes négativistes généralisées de l’enfant. Il y a lutte entre les « fais-ci » et « ne fais pas cela » des parents et les désirs de l’enfant. Dans le langage quotidien, il y a combat entre les prohibitions et les ordres parentaux et la résistance de l’enfant.

PROHIBITIONS ET ORDRES

Le début de la période d’entêtement est annoncée par le fait que l’enfant comprend pour la première fois la signification des interdictions et des ordres. Cette compréhension débute entre le neuvième et le douzième mois de la vie. Si, à ce stade, on interrompt une activité de l’enfant en lui disant « non, non » en même temps qu’on secoue la tête en un geste de dénégation, généralement l’enfant s’arrête de faire ce qu’il fait. Il est évident que cette remarque ne s’applique qu’à notre culture occidentale. Dans d’autres cultures, cela peut prendre des formes différentes mais l’essence reste la même.

Il faut faire une nette distinction entre comprendre les ordres et les interdictions (et leur obéir) et se plier aux commandements du Surmoi. Obéir aux ordres et interdictions, c’est se soumettre à un autre individu par suite d’une perception de quelque chose qui est extérieur à soi. Se plier aux ordres du Surmoi est très différent. Ces injonctions-là proviennent de l’intérieur et non de l’extérieur. L’individu s’y plie non pas en réponse à un percept physique extérieur mais en réponse à un percept intérieur d’ordre affectif : culpabilité, angoisse, etc.

La compréhension des prohibitions et ordres est probablement acquise en premier lieu avec l’aide et le concours du réflexe conditionné. Les actions indésirables du petit enfant sont inhibées par des moyens physiques. Cette intervention est accompagnée de mots appropriés de la part de la mère, sur un ton approprié, avec l’expression faciale et les gestes qui conviennent. Par la suite, n’importe lequel des épiphénomènes accompagnant l’interdiction, ou leur somme en viendra à représenter l’intervention elle-même et la réaction sera identique. Ils seront donc compris comme des interdictions et l’enfant y obéira. Il est inutile de rappeler que ce développement est parallèle à l’épanouissement des relations objectales, c’est-à-dire des processus intrapsychiques, et y est inextricablement lié.

Dans le processus de cet échange, l’enfant a reçu une communication ; un signal a été donné par celui qui interdit et l’enfant a compris ce signal. Toutefois, à ce stade l’enfant n’est pas en mesure de communiquer son refus de la même façon à l’adulte ; l’enfant ne peut pas exprimer son refus à cet âge — entre neuf et douze mois — en secouant la tête et encore moins en disant « non, non ». Il lui faudra encore six mois pour acquérir ce geste, ce mot et pour leur donner une signification. L’imitation et l’identification joueront un rôle prédominant dans ce processus.

L’identification et l’imitation forment l’une des principales contributions de l’enfant dans la formation des relations objectales. En fait, selon l’hypothèse de Freud le choix de l’objet est réalisé à l’aide de l’identification et l’identification est le premier des mécanismes du psychisme. L’observation directe nous permet de constater que l’imitation apparaît déjà au quatrième mois de la vie. Une fraction des nourrissons observés, que nous évaluerons à peu pressa 10 %, manifestent une tendance à imiter les mouvements faciaux les plus marquants. Comme on pouvait s’y attendre, même dans ces cas l’imitation est de l’ordre d’une configuration grossière de la totalité, de même que la perception se fait en termes de totalité. La véritable imitation des gestes maternels apparaît vers la fin de la seconde moitié de la première année. Leurs reproductions sont comme l’écho du geste de l’adulte. Elles se produisent au cours de l’épanouissement des relations objectales et prennent surtout la forme de jeux entre l’adulte et le petit enfant. Ce sont des réactions immédiates et elles réfléchissent un geste fait par l’adulte.

Plusieurs mois plus tard, au début de la seconde année de la vie, l’enfant prend l’initiative. Dans ses jeux, il utilise le comportement observé chez l’objet libidinal, même en l’absence de l’adulte. Ses actions spontanées sont pleines de gestes empruntés à l’adulte et on peut le voir expérimenter largement ces schèmes de comportement.

Il est évident que dans cette conduite, l’identification proprement dite est en jeu. L’enfant a incorporé le percept des actions observées chez l’objet libidinal en déposant les traces mnémoniques de ses observations dans les « systèmes de souvenir » de son Moi. Il en résulte une modification de la structure du Moi.

Refléter le geste de l’adulte est une identification primitive au geste qui se développe à la période où la compréhension des interdictions et des ordres est acquise, entre le neuvième et le douzième mois de la vie.

Il est dans la nature des choses qu’à cet âge les prohibitions soient beaucoup plus nombreuses que les ordres. Les adultes les expriment surtout verbalement et les soulignent de gestes appropriés, secouant la tête ou l’index en signe de dénégation.

Au même âge, la locomotion s’acquiert d’abord à quatre pattes puis debout. En conséquence, l’indépendance de l’enfant s’accroît rapidement. Simultanément, les prohibitions sous forme de « non, non » de l’adulte deviennent de plus en plus fréquentes dans des situations dont la fréquence et la diversité vont en croissant.

Tout d’abord, ces interdictions ne sont comprises par l’enfant qu’obscurément comme des obstacles à la réalisation de ses désirs. Elles se répètent constamment, elles sont vécues et revécues dans les échanges entre l’enfant qui grandit et l’objet d’amour adulte. D’obstacles purement matériels, ces interdictions se transformeront, au cours des échanges, en partie intégrante des relations objectales. Leurs traces mnémoniques s’accumulent en nombre toujours accru tout le long des mois qui suivent.

Chacune des interdictions exprimées se composera de deux parties : 1) L’action de l’enfant qui est interdite ; et 2) Le comportement verbal et non verbal de l’adulte qui interdit.

  1. L’action de l’enfant est infiniment variable. Les circonstances physiques dans lesquelles se déroule l’action de l’enfant, les intentions de l’enfant à l’égard des composantes simples de la situation varient d’une fois à l’autre ;
  2. L’interdiction de l’adulte présente une qualité invariante, si dissemblables que soient les occasions. C’est la qualité de frustration, d’obstacle, qui demeure invariante. Et cette invariance s’exprime dans le mot, dans le geste accompli par l’adulte, qui communiquent l’un et l’autre son intention.

L’ACQUISITION DU « NON »

L’invariance du geste « non », du mot « non », de l’intention au sein de l’expérience multiforme paraîtrait suffisante pour assurer une trace mnémonique durable par l’accumulation due à l’effet de la répétition.

Comme je l’ai fait remarquer par ailleurs (1957), cette approche trop simplifiée et mécanistique se trouvera grandement enrichie si nous lui appliquons les découvertes de la psychologie expérimentale et les considérations psychanalytiques.

En 1927 Zeigarnik, psychologue de l’école de la Gestalt, a prouvé expérimentalement que les actions incomplètes sont mieux remémorées que les actions achevées. En appliquant cette découverte au souvenir que l’enfant garde de l’interdiction de l’adulte, il devient évident que chaque interdiction, qu’elle soit verbale, ou par geste, ou par une association du geste et de la parole, inhibe une action instaurée par l’enfant. En conséquence, chaque prohibition laisse dans son sillon une « tâche » inachevée. L’élément commun, l’invariant de ces tâches inachevées est le « non », le geste et le mot qui interdisent. Cette observation de la psychologie de la Gestalt ajoute à la annulation mécanique de l’élément invariant une explication de motivation, celle de la tâche inachevée.

Psychanalytiquement, nous sommes même enclins à considérer ceci comme une base trop étroite pour l’explication de la prouesse spectaculaire accomplie par l’enfant quand il prend le geste « non » à l’adulte et le retourne contre lui. Il est évident que les processus psychologiques en jeu dans ce complet retournement de la situation doivent être plus compliqués. S’il n’en était pas ainsi, nous trouverions par exemple des animaux utilisant des gestes de ce genre en signe de refus aux désirs de leur maître, et pourtant aucun animal ne l’a jamais fait à notre connaissance.

Du point de vue psychanalytique, chaque prohibition implique une frustration des pulsions du Ça de l’enfant. Que nous lui rendions impossible d’obtenir ce qu’il désire ou que nous ne soyons pas d’accord sur la forme particulière qu’il donne à ses relations objectales, nous imposons une frustration pulsionnelle. Les traces mnémoniques liées à ces interdictions, les gestes et les mots qui les expriment, seront donc chargés de l’investissement affectif spécifique de la frustration. Cette charge affective spécifique sera la première garantie de la permanence de la trace mnémonique du « non » qui interdit.

C’est une explication qui ne va pas beaucoup au-delà de l’exemple donné par la psychologie de la Gestalt de la tâche inachevée, bien que cela introduise pourtant l’élément qualitatif de l’affect et l’élément quantitatif de sa charge.

En outre, du point de vue du développement, à ce stade s’achève l’étape de transition de la passivité infantile à l’activité épanouie de l’enfant qui commence à marcher et est fasciné par les possibilités nouvellement acquises. Ces interdictions interrompent cette activité et invitent à revenir à la passivité du stade précédent. Elles renforcent aussi une régression dans la voie de l’organisation passive, ou d’une passivité narcissique du Moi, alors que l’enfant à ce stade prend plaisir à des relations objectales dirigées selon sa volonté et qu’il instaure lui-même. Il ne tolérera pas facilement des obstacles mis sur son chemin qui le forcent à revenir à la passivité à la fois dans l’action et dans la relation objectale ; il tentera de surmonter les obstacles à son progrèsC’est, incidemment, une loi générale dans le comportement animal, loi formulée par Eibl-Eibesfeldt (1957).

L’enfant dirige un investissement agressif contre la « présentation » de l’obstacle sur son chemin. La charge affective liée par association à l’expérience frustrationnelle renforcera cet investissement agressif. Cette charge investit les traces mnémoniques de la prohibition, et en conséquence, le « geste-non » devient apte à être retourné contre l’adulte qui interdit.

IDENTIFICATION AVEC L’AGRESSEUR, PRIMORDIUM DU SURMOI

A ce stade, l’enfant est pris dans un conflit entre la réaction hostile, agressive, à la prohibition d’une part, et son attachement libidinal à l’objet d’amour de l’autre. Le Moi doit faire face à un conflit entre les deux pulsions. Un mécanisme de défense du Moi est mis en action, spécifiquement celui qu’Anna Freud a décrit en 1936 comme « identification avec l’agresseur ». Le conflit manifeste en jeu se place essentiellement entre l’objet externe et le Moi. Toutefois, l’identification avec l’agresseur conduit à l’internalisation du conflit.

Les exemples donnés par Anna Freud sont à un niveau d’âge auquel on peut présumer que le Surmoi ou tout au moins ses précurseurs immédiats ont commencé à opérer. Chez l’enfant de quinze mois qui acquiert le « geste-non » de l’adulte, ce n’est pas le cas. Il y a aussi chez lui conflit entre le Moi et l’objet externe, mais ni le Surmoi ni ses précurseurs ne sont présents à ce stade. L’objet libidinal est en même temps l’autorité qui interdit. Ce n’est que plusieurs années plus tard que l’imago introjectée de l’objet libidinal sera destinée à être convertie en Surmoi. Présentement nous ne nous occupons pas d’un processus impliquant le Surmoi — nous traitons d’un processus dynamique d’identifications secondaires précoces.

J’ai émis l’idée que la force dynamique active dans ce processus opère comme suit : le « non » de l’objet libidinal inflige une frustration à l’enfant et lui cause du déplaisir. En son temps, le « non» est déposé dans les « systèmes de souvenir » du Moi sous forme de trace mnémonique. La charge affective de déplaisir, séparée de cette présentation, provoque un investissement agressif dans le Ça, ce qui est attaché par association à la trace mnémonique dans le Moi.

Freud a dit que lorsque l’enfant s’identifie à l’objet libidinal « il va de la passivité de l’expérience à l’activité du jeu[2] ». C’est ce qu’Anna Freud élabore en disant : « C’est une attaque active dirigée contre le monde extérieur qui succède à l’identification avec l’agresseur[3]. »

Le lien d’identification avec l’objet libidinal est le « non », à la fois par geste et verbalement. L’investissement agressif dont ce « non » s’est chargé au cours des nombreuses expériences de déplaisir en relation avec ses traces mnémoniques en ont fait un véhicule propre à exprimer l’agression. C’est ainsi que le « non » devient un moyen particulièrement important pour exprimer l’agression dans le mécanisme de défense d’identification avec l’agresseur. L’agresseur dans le cas d’un enfant de quinze mois est l’objet d’amour qui le frustre et contre lequel se retourne son propre « non ».

En étudiant l’identification avec l’agresseur, Anna Freud a montré qu’il s’agit d’une phase préliminaire dans le développement du Surmoi. Cela devient très évident au cours de la deuxième année de l’enfant qui a acquis le « non » sémantique, car à ce stade l’enfant retourne cela aussi contre lui-même dans les jeux où il se donne un rôle.

Tous les observateurs connaissent bien ces jeux de l’enfant qui commence à marcher. Tôt dans la seconde année de la vie, l’enfant s’attribue le rôle de l’adulte dans ses jeux. Par exemple, il jouera avec un petit téléphone et tiendra une conversation imaginaire. Il imitera la nourrice et préparera les couches, donnera à manger à sa poupée, etc. Dans ces jeux, tout observateur le sait, l’imagination joue le rôle principal. Un bâton sera la poupée, un ours en peluche deviendra alternativement l’enfant ou la mère, une boîte tiendra Heu de téléphone.

Mais déjà au cours de la première moitié de la seconde année, on peut observer l’enfant qui se dit « non, non » à lui-même dans les jeux où il se donne un rôle, ou qui secoue la tête en signe de dénégation pour certaines de ses propres activités. Il est évident qu’il prend le rôle de la mère. C’est un exemple de ce que, dans, un autre contexte, Anna Freud (1952) a décrit comme suit : « The child adopts his mother’s rôle thus playing mother and child with his own body » (L’enfant adopte le rôle de sa mère et il joue ainsi avec son propre corps à être et la mère et l’enfant).

Je considère que cette forme d’identification avec l’agresseur, où l’enfant joue le rôle de la mère et s’applique à lui-même l’interdiction, est l’un des primordia qui entreront dans la formation ultérieure du Surmoi.

LE ROLE DES IMPRESSIONS VERBALES DANS LA FORMATION DU SURMOI

On peut objecter à cela que Freud (1923) a considéré que, non moins que le Moi, le Surmoi provient d’impressions verbales. D’autre part, son énergie d’investissement a ses sources dans le Ça. Que le Surmoi résulte d’impressions verbales s’accorderait parfaitement à nos observations si, au début, l’identification de l’enfant avec l’agresseur (l’un des primordia du Surmoi ultérieur) se faisait en réponse au « non » verbal de la mère. Ce n’est pourtant pas le cas, comme en témoigne le fait que l’enfant manifeste son identification avec l’agresseur en reprenant d’abord le geste sémantique, le signe de tête de dénégation de la mère. A ce niveau d’âge, la discrimination diacritique et le processus des perceptions n’ont pas encore atteint dans la sphère auditive une différenciation équivalente à celle qu’ils ont dans la sphère visuelle ou tactile. En conséquence, l’un dans l’autre, l’emploi du « non » verbal apparaît dans la vie de l’enfant un peu plus tard que le signe de tête de dénégation. Du point de vue de la discrimination perceptive du jeune enfant, à l’âge auquel le signe de tête « non, non » est compris comme une prohibition, les impressions verbales sont seulement des épiphénomènes de l’interdiction maternelle qui contrecarre l’activité de l’enfant. Ce sera plusieurs mois après, dans la seconde année de la vie, quand la locomotion impose une distance entre la mère et l’enfant, que les impressions verbales prendront de l’importance en tant qu’interdictions et ordres. Même à cet âge, on peut supposer que les interdictions verbales seront comprises plus tôt que les ordres, de même que l’emploi du signe de tête négatif est acquis plus tôt que le hochement de tête d’acquiescement.

RESTRICTION ET FACILITATION PHYSIQUES, ÉLÉMENTS ARCHAÏQUES DANS LA FORMATION DU SURMOI

Cela nous amène à penser que parmi les primordia qui formeront le Surmoi, il y en a auxquels nous avons prêté peu d’attention jusqu’à maintenant. Ils appartiennent au secteur perceptuel des impressions tactiles et visuelles, par exemple la restriction physique de l’enfant d’une part, l’expression du visage, ainsi que le ton de la voix qui accompagne cette intervention de l’autre. De même, imposer des actions physiques à l’enfant, qu’il les aime ou non, quand on l’habille, lui met des couches, le baigne, le nourrit, etc., laissera inévitablement des traces mnémoniques qui appartiennent à la catégorie des ordres.

Ces primordia physiques de prohibitions et d’ordres ne sont pas facilement reconnaissables dans l’organisation ultime qu’est le Surmoi. La communication verbale en raison des avantages et des facilités extraordinaires qu’elle offre, s’est approprié le domaine de l’information et de la communication, à l’exclusion pratiquement de tous les autres moyens. C’est certainement une évidence si l’on en juge d’après la façon dont l’éducation dite visuelle est prônée comme une merveilleuse découverte récente, au point que des sections spéciales de l’Université ont été créées pour cette éducation. Le psychanalyste n’est pas libre de ce travers et fait surtout attention au fonctionnement du Surmoi quand il se manifeste sous une forme verbale : reproches que s’adresse le mélancolique, « petite voix intérieure », commandements de la conscience, etc.

Insérer ce primordium physique dans le concept du Surmoi de l’adulte pose des problèmes fascinants et ouvre en même temps de nouvelles avenues à la recherche psychanalytique. Par exemple, cela pourrait amener à une meilleure compréhension de la maladie psychosomatique. L’hystérie vient encore plus manifestement à l’esprit et on peut, peut-être avec raison, présumer que les diverses paralysies hystériques qui résultent d’un conflit entre le Moi et le Ça ramènent à l’âge où le conflit entre mère et enfant aboutissait à une restriction physique de celui-ci.

Nous ne pouvons négliger non plus une série d’expériences infantiles apparentées, encore plus diversifiées que celles que je viens de citer. Je fais allusion à la libidinisation précoce des organes et des systèmes organiques, qui peut se produire au cours de la naissance (voir Greenacre, 1941, 1945). Les expériences qui surviennent plus tard au cours de la première année de la vie et qui résultent d’une intervention chirurgicale, médicale ou parentale — cette dernière étant particulièrement évidente dans les coutumes folkloriques (Greenacre, 1944) — sont également significatives. Les conséquences ont été considérées surtout en termes d’érotisation. Ce qui peut alors aboutir soit à l’utilisation des organes ou systèmes organiques libidinalisés pour l’obtention de plaisir, soit à une élaboration secondaire menant à des inhibitions sous une forme ou une autre dans le secteur particulier.

Ce domaine offre de vastes possibilités d’investigation. Par exemple, pourquoi ce prirnordium archaïque du Surmoi prend-il effet dans l’hystérie alors que dans le syndrome obsessionnel compulsif d’une régression plus profonde, dans la paranoïa, dans la cyclothymie, c’est l’aspect auditif, c’est-à-dire l’aspect verbal et idéationnel du Surmoi, qui détermine le tableau clinique et les symptômes. Notre connaissance est de toute évidence insuffisante. Il nous faudra attendre des éclaircissements complémentaires par la voie clinique d’une part, par l’observation directe et la voie expérimentale de l’autre.

LE DESTIN DE LA PULSION AGRESSIVE

Revenons à nos considérations sur les jeux où l’enfant s’attribue un rôle : leur fonction dans la formation de l’idéal du Moi a été tacitement acceptée. La petite fille de quinze à dix-huit mois qui minaude devant le miroir comme elle a vu faire à sa mère nous est tout aussi familière que le petit garçon qui, au même âge, met le chapeau de son père, emprunte la canne de son père, va et vient à grands pas, prend une voix grave et dit : « Papa, Papa. » Le rôle de la pulsion libidinale est évident dans ces actions. Ils essayent d’être ce qu’est l’objet d’amour.

Le rôle de la pulsion agressive est un peu moins évident. L’un de ses rôles, comme nous l’avons vu dans notre étude des débuts de la communication, consiste à permettre à l’enfant d’atteindre une forme de communication sémantique par l’identification avec l’agresseur, grâce à un processus dynamique. Il est inutile de dire que cette communication sémantique est destinée à prendre une importance extraordinaire, non seulement pour l’individu, mais aussi pour l’espèce.

Je crois que le rôle de la pulsion agressive dans l’acquisition de la communication sémantique n’a été reconnue jusqu’à présent que de façon implicite ; puisque les deux pulsions sont en jeu dans toutes les activités humaines, la pulsion agressive devait être présente au début de la communication aussi. J’ai examiné ailleurs (1957) le rôle important que joue le conflit entre pulsion agressive et pulsion libidinale dans l’apparition de la communication sémantique. Récemment, le Dr John Benjamin, dans une communication personnelle, a attiré mon attention sur le fait qu’il y a probablement une relation entre le stade de nondifférenciation et le stade oral de succion d’Abraham d’une part, entre le stade de l’angoisse du huitième mois (c’est-à-dire le début de la véritable relation objectale) et le stade oral cannibalique de l’autre.

Une relation évidente entre le stade de non-différenciation et le stade oral de succion d’Abraham vient immédiatement à l’esprit. Tous deux appartiennent à la même période de la vie de l’enfant, aux trois premiers mois. Tous deux opèrent à un niveau de discrimination perceptive qui est analogue du fait qu’il n’est pas encore différencié. Ce défaut de discrimination perceptive correspond à l’absence de différenciation dans le psychisme à ce stade; nous pouvons même dire, pour les premières semaines de la vie, à l’absence de différenciation du psychisme et du soma. La différenciation se développe peu à peu au cours des semaines et des mois suivants. J’ai traité ailleurs (1955) de l’organe perceptif qui suscite ce développement perceptif, la cavité orale ; c’est une déduction qui s’accorde bien avec les propositions d’Abraham sur le stade oral de succion.

Les conditions ne sont pas aussi distinctes en ce qui concerne les relations entre le stade de l’angoisse du huitième mois et le stade oral cannibalique d’Abraham. A cette période de la vie, un degré substantiel de différenciation a été atteint, non seulement dans le secteur de la perception, mais aussi dans l’organisation du psychisme de l’enfant et dans les instincts et leur fonctionnement, ainsi que dans la manière dont le Moi est devenu capable de les traiter, etc. Le lecteur en trouvera un exposé détaillé dans mon livre Non et oui (1957).

Un des problèmes qui surgit à ce stade est la façon dont l’enfant traite la pulsion agressive. Sans aucun doute, au stade oral cannibalique, la pulsion agressive trouvera son issue dans un certain nombre d’activités destructrices : taper, déchirer et surtout mordre et mâcher. Les psychologues expérimentaux ont fait observer la prédominance de ces activités dans la seconde moitié de la première année, quand l’enfant paraît acharné à réduire tout ce qui est à sa portée en tout petits morceaux. Toutefois, la pulsion agressive est placée en même temps au service de la discrimination sensorielle, et peut-être n’est-ce pas pousser l’analogie trop loin que de souligner que là aussi dans le domaine visuel un percept se dissocie et se distingue de l’autre. Cela devient particulièrement évident dans le fait que l’enfant est capable de distinguer l’objet libidinal d’un étranger ; capacité qui amènera l’angoisse du huitième mois.

Parmi des observations d’enfants très diverses, j’en choisirai deux extrêmement dissemblables, qui me paraissent particulièrement bien illustrer les tendances à la dissection que présente le stade oral cannibalique. Il ne faut pas oublier que le stade oral cannibalique se mêlera imperceptiblement au stade anal et la question de savoir si le sadisme anal ne dérive pas finalement de la composante orale cannibalique reste, pour moi du moins, non résolue. Un de ces exemples est une observation faite par Charlotte Buehler (1928). Elle a utilisé du matériel varié pour faire des recherches sur l’activité créatrice de l’enfant. Entre autres choses offertes à l’enfant, c’est l’expérience avec la plasticine qui nous intéresse particulièrement. Charlotte Buehler a noté que, lorsque l’enfant essaye de créer une forme avec cette pâte, il suit l’une des deux méthodes que voici et qui sont diamétralement opposées. Dans un cas, il modèle un gros morceau de pâte pour lui donner la forme voulue. L’autre méthode consiste à former des parcelles distinctes de pâte et à les assembler en réalisant la forme voulue. C’est cela qu’elle a appelé méthode « de synthèse ». L’exemple le plus remarquable de cette approche est celle d’une petite fille qui venait d’avoir trois ans et qui voulait former un anneau en plasticine. Elle a détaché des morceaux de pâte et les a assemblés jusqu’à ce que le cercle soit achevé. On ne connaît aucune observation plus précoce de cette activité créatrice infantile.

Un adulte voulant faire un anneau en plasticine formera probablement un boudin et le courbera jusqu’à ce que les extrémités se touchent. Ou bien il fera un disque plat et y percera un trou. Cet enfant formait des boulettes et les assemblait pour faire un anneau. D’après mes propres observations, on peut présumer que cette activité d’assemblage faisant suite à la formation de boulettes débute beaucoup plus tôt.

Comme je l’ai publié par ailleurs, les enfants coprophages jouent avec leurs matières fécales, en font des boulettes, les roulent et les utilisent à la fois comme jouet et pour les mettre à la bouche dès la période qui s’étend entre le huitième et le quinzième mois (Spitz, 1949).

En présentant ces deux exemples, nous abordons déjà une question relative à la pulsion agressive : ce qu’il en. advient au cours du stade oral cannibalique et du stade anal. Les activités destructrices tendent à faire place à une série de jeux constructifs — ou plutôt à se transformer en jeux constructifs. Les cubes creux qui, jusqu’alors, n’avaient servi qu’à frapper l’un contre l’autre sont peu à peu tenus soigneusement l’un contre l’autre comme pour mesurer leurs proportions et leurs rapports respectifs, et finalement un cube est emboîté dans l’autre. Les bâtons creux qui avaient d’abord servi seulement à frapper tout ce qui était en vue, puis à cogner l’un contre l’autre, deviennent intéressants en raison du fait qu’ils peuvent être creux. On glisse un doigt dans l’ouverture et finalement un bâton s’emboîte dans l’autre, tandis que l’enfant prend une expression de triomphe devant ce qu’il a réussi à faire.

Cela vaudrait la peine d’observer le détail de cette transition, de découvrir si cela est en rapport avec le fait que l’enfant renonce à mordre et à mâcher tous les objets qui sont à sa portée, qu’il renonce à tout fourrer dans la bouche. Pouvons-nous, par exemple, supposer que la pulsion agressive fera reporter l’activité qui consiste à tout mettre dans la bouche sur le cube creux, le bâton creux, et que l’enfant attribue à ces objets une personnalité « pour rire » lorsqu’il met les cubes l’un dans l’autre, les bâtons l’un dans l’autre ?

Nous pouvons nous demander quel est le rôle de la neutralisation dans ce processus. Je ne peux pas l’examiner dans la présente étude et je me limiterai à dire que, selon moi, la neutralisation ne se fait qu’à la condition que l’organisation du Moi ait atteint un certain degré. Ce niveau d’organisation du Moi n’est atteint qu’après l’apparition de l’angoisse du huitième mois. Comme je l’ai expliqué ailleurs (1958), l’angoisse du huitième mois peut être considérée comme le signe d’un développement ultérieur de nombreuses fonctions dans les secteurs autonomes et non autonomes du Moi, dont certaines seront placées au service de la domestication des pulsions.

LES ORIGINES DE L’IDENTIFICATION

C’est en comprenant de mieux en mieux le sens de l’interdiction que l’enfant se forge le mécanisme de défense de l’identification avec l’agresseur. Nous pouvons nous demander pourquoi l’enfant s’identifierait à l’adulte à la suite d’expériences déplaisantes. Freud (1920) a longuement étudié cette question. Il donne l’exemple de l’enfant dont le docteur a examiné la gorge ou auquel il a fait subir une petite opération ; cet enfant fera ensuite de cette expérience terrifiante le sujet de ses jeux. Freud explique que l’identification avec le docteur offre un gain de plaisir. Comme l’enfant va de la passivité de l’expérience à l’activité du jeu, il inflige à son compagnon de jeu le déplaisir qu’il a ressenti, et prend ainsi sa revanche sur la personne de ce substitut. Et Freud souligne que tous les jeux de l’enfant sont influencés par le désir d’être adulte, et d’être en mesure de faire ce que font les adultes. Nous ajouterions à cela que ces jeux sont des tentatives pour maîtriser l’expérience traumatique. L’enfant assume le rôle de son agresseur et inflige aux autres ce qu’on lui a fait à lui.

On peut à juste titre se demander si le garçon qui revêt le chapeau de papa, la fille qui fait des grâces devant le miroir, l’enfant qui joue à la nourrice, préparant les couches — si tous ces enfants ne font pas la même chose. Naturellement ils ont choisi des activités qui paraissent étrangères à l’expérience traumatique. Les activités choisies ne sont pas agressives ou du moins pas hostiles, mais elles sont caractérisées par le fait qu’elles sont empruntées au frustrateur-agresseur. Nous pourrons peut-être dire que ces imitations d’identification ont une qualité en commun, celle de maîtrise.

La réduction de ces activités au dénominateur commun de « maîtrise » éclaire un peu leur origine. Elles ont leur source dans la révolte de l’enfant contre son impuissance infantile. Elles représentent des tentatives pour surmonter la passivité du stade narcissique, pour prendre en charge les fonctions du Moi externe, de la mère.

Nous décrirons deux cas dans lesquels ceci se trouve bien illustré[4].

Cas Pr 4 (0 : 7 + 16). — La mère tenant l’enfant sur les genoux lui donne le biberon et introduit la tétine dans sa bouche. L’enfant l’accepte, tête, et en même temps met son doigt dans la bouche de la mère. La mère compréhensive lui permet de jouer ce rôle réciproque et le lui facilite.

A ce niveau d’âge, nous observons quelque chose qui est typique de ces identifications précoces. L’enfant ne s’identifie pas au but essentiel de l’action de la mère, c’est-à-dire l’alimentation. Il s’identifie à un élément de ce processus, c’est-à-dire « introduire dans la bouche ». Cela n’étonnera pas le psychanalyste que cette identification précoce ait lieu seulement dans le secteur de l’activité orale.

Cas Pr 9 (1 : 1 + 3). — Cet enfant a six mois de plus et est plus avancé à tous points de vue, aussi en ce qui concerne ce à quoi il s’identifie. L’enfant est assis à une petite table à côté de la mère. La mère lui donne à manger des aliments variés avec une cuiller. Pr 9 a une petite difficulté d’alimentation. Il place la situation alimentaire au service de ses relations objectales, surtout si on lui offre des aliments solides. Il n’y a pas de problèmes quand il boit du lait dans une tasse, mais quand on lui propose du gâteau, des nouilles, etc., il préfère les offrir à sa mère plutôt que les manger. On le voit d’abord mettre un morceau de gâteau dans la bouche de sa mère et ensuite des nouilles. La mère de Pr 9 se montre aussi compréhensive et mâche les cadeaux de l’enfant. Nous remarquons que cet enfant plus âgé est déjà capable de laisser de côté la partie de l’activité qui n’est pas essentielle. Il n’essaye pas d’utiliser la cuiller, ni de mettre n’importe quoi dans la bouche de la mère, que ce soit un doigt ou un jouet. Il ne fait pas semblant. Il choisit de la nourriture, ce qui est l’essentiel de l’activité : il a saisi le sens de l’alimentation. Le fait que sa mère mâche d’un air satisfait la nourriture offerte par son fils augmente manifestement son désir de manger, observation qui est familière à toute mère.

ÉCHANGES D’ACTION PHYSIQUE ENTRE MÈRE ET ENFANT « PRIMORDIUM » DE L’IDÉAL DU MOI

Je vois dans les échanges d’actions physiques qui sont utilisées sciemment et sont de toute évidence chargées d’affectivité, les primordia dont l’idéal du Moi sera formé. A son tour, l’idéal du Moi constituera finalement une partie du Surmoi et représentera les aspirations de l’individu.

Le concept de Nunberg (1955) relatif au rôle de l’idéal du Moi dans la formation du Surmoi diffère légèrement du mien. Il considère comme moi que l’origine de l’idéal du Moi est principalement maternelle et prégénitale. D’après ce que j’ai souligné plus haut, on peut voir que je situe les origines premières de l’idéal du Moi dans la première moitié de la première année spécifiquement. Cela ne veut pas dire que la majeure partie de l’idéal du Moi ne sera pas acquise plus tard, mais il est à présumer que le processus qui régit les modes les plus précoces de soumission aux désirs des parents se fera sentir lors de l’acquisition de compléments plus tardifs de l’idéal du Moi.

Le processus dont je parle est un processus physique. Il s’agit de l’action de la mère lorsqu’elle facilite ou inhibe les mouvements infantiles. On peut se demander si ce n’est pas l’une des sources de l’imitation du geste. C’est seulement une des sources — et nous ne croyons pas que ce soit l’origine essentielle ; car l’imitation semble être ancrée de façon importante et bien plus archaïque dans la phylogenèse.

Il ressort de ce qui précède que nous ne suivons pas nécessairement Nunberg quand il émet l’hypothèse que l’idéal du Moi se forme seulement en renonçant à la gratification instinctuelle par crainte de perdre l’objet. Cela nous paraît être une addition plus tardive au processus archaïque original.

Nous ne sommes pas non plus de l’avis de Nunberg lorsqu’il estime que le Surmoi à prédominance paternelle peut être observé d’abord au stade génital. Comme je le montrerai plus loin, je considère comme très importante l’opinion d’Anna Freud selon laquelle l’identification avec l’agresseur est une phase préliminaire du Surmoi. On peut démontrer que ce mécanisme de défense particulier est l’un des primordia du Surmoi au début de la seconde année. A ce moment-là, il est très peu probable qu’il soit d’origine paternelle. Là encore nous pouvons supposer que des adjonctions viendront élargir plus tard ce primordium et lui feront jouer un rôle important dans la situation oedipienne.

LES TROIS PREMIERS « PRIMORDIA »

Les trois primordia dont j’ai parlé paraissent être d’un ordre très différent. Imposer une action physique à l’enfant, que ce soit pour inhiber son initiative ou faciliter son effort est très éloigné du psychologique. Pourtant, cela doit avoir une contrepartie dans le système psychique de l’enfant, tel qu’il existe à ce stade. Cela provoque inévitablement une frustration ou une gratification et cela aboutira ensuite au développement des corrélatifs psychologiques de l’obéissance ou de la résistance physique de l’enfant. Une étape plus loin, nous voyons les tentatives de maîtrise de l’enfant par l’identification avec les actions parentales — on hésite à les appeler identification proprement dite ; Berta Bornstein a parlé de l’identification avec les gestes, qui est sans aucun doute une étape sur la voie de la véritable identification. Le troisième primordium est toutefois déjà un mécanisme de défense authentique, l’identification avec l’agresseur. Tous trois, malgré leurs différences essentielles, paraissent être des étapes qui, par le chemin de l’imitation, mènent de la soumission aux désirs parentaux jusqu’au désir de s’identifier à l’objet d’amour.

Nous venons donc d’examiner trois des primordia du Surmoi. Le plus précoce chronologiquement, le plus archaïque de tous, c’est l’intervention physique de la mère à la fois quand elle arrête physiquement l’activité de l’enfant et quand elle lui impose une action physique. Le second est représenté par les actions parentales qui se chargent de signification positive pour l’enfant et avec lesquelles il s’identifie dans ses tentatives de maîtrise. Ils constitueront les primordia de l’idéal du Moi. Le troisième, le plus évolué, met en jeu l’identification avec l’agresseur sur le plan de l’idéation, ce qui aboutit entre autres choses à la réalisation de la communication. Tous trois ont en commun le désir de s’identifier à tout prix à l’objet libidinal.

Mes observations m’ont donné l’impression qu’à cet âge entre six et dix-huit mois, le désir de s’identifier est si fort et joue un rôle si important dans les relations d’objet, ainsi que dans le besoin de maîtrise, que l’enfant s’identifie sans discrimination avec n’importe quel comportement de l’objet libidinal qu’il peut s’approprier. C’est comme si le mécanisme d’identification à son début passait par une phase de nondifférenciation. L’enfant s’y complaît pour le plaisir de l’identification, pour ainsi dire. Ce mécanisme est utilisé pour les relations objectâtes ainsi que pour la maîtrise, pour la défense aussi bien que pour l’attaque. Peut-être que cette façon indiscriminée de s’approprier tout ce qu’il peut de l’objet libidinal — les choses, les gestes, les inflexions, les actions, les attitudes, etc. — explique l’origine de l’identification avec l’agresseur.

A mon avis, une loi très générale du développement peut contribuer à nous faire mieux comprendre l’expansion soudaine de l’imitation et de l’identification dans cette phase particulière de la petite enfance. Je me réfère aux travaux de McGraw (1935) selon lesquels tout comportement a une phase initiale dans laquelle on peut reconnaître un début ; une seconde phase dans laquelle il prolifère de telle sorte que l’activité elle-même pousse à la répétition et une troisième phase où l’exagération de ce comportement ou de ce mouvement particulier est contrôlée ou inhibée par l’émergence d’autres comportements nouveaux. Cette loi s’applique, me semble-t-il, non seulement à des schèmes de comportement mais aussi à l’acquisition de nouvelles fonctions psychologiques et, dans notre cas, à un mécanisme de défense.

Dans la phase qui se situe autour de la première année de la vie, une partie importante de la relation objectale de l’enfant prend la forme de l’identification. Il va sans dire que ces identifications seront des identifications sélectives et nous reviendrons au principe de leur sélection. L’utilisation croissante de l’identification à ce stade correspond à la phase de prolifération dans la série McGraw. Dans une phase ultérieure, la tendance à s’identifier à tout prix déclinera et sera remplacée par d’autres processus psychiques.

Si l’enfant s’identifie à n’importe quoi — pourvu que cela vienne de l’objet — pour le seul plaisir de s’identifier d’une part, afin de s’efforcer de parvenir à la maîtrise et de rejeter la passivité d’autre part, il s’identifiera aussi à ce qui lui cause du déplaisir. Une fois que le schème est tracé et s’est poursuivi sur une certaine période de développement, il sera acquis parce que son utilité apparaît sous bien des aspects dans le processus de l’adaptation.

SÉLECTION DU CONTENU DE L’IDENTIFICATION

Cependant, il semble souhaitable de voir plus spécifiquement ce que l’enfant fait sien quand il s’identifie avec l’agresseur. Il essaye de s’approprier tout de l’objet libidinal par d’innombrables autres identifications dans lesquelles l’objet libidinal n’est pas agressif. Pourtant, chaque enfant fait, de toute évidence, une sélection qui lui est propre parmi le grand nombre de choses qu’il pourrait prendre. A ma connaissance, les conditions qui régissent cette sélection n’ont jamais été étudiées. Un des principes directeurs de cette sélection découle manifestement de l’histoire affective personnelle de chaque enfant.

Mais je crois aussi qu’il existe d’autres principes généraux régissant ce processus et que certains d’entre eux apparaissent chez les enfants de 15 mois dans l’exemple spécifique de l’identification au signe de tête négatif de l’agresseur. Un de ces principes généraux se rapporte à la question : qu’est-ce que l’enfant de 15 mois est capable de prendre à l’objet d’amour en vertu des limitations de sa propre organisation psychique ? Ces limitations détermineront la façon dont il peut se comporter à l’égard de ce que l’objet d’amour lui présente.

Les éléments que peut assimiler par identifications un enfant de 15 mois devront convenir à son âge ; c’est la capacité mentale de l’enfant à un âge donné qui servira de cible dans la sélection de ce à quoi il s’identifie.

Le principe de la sélection joue un rôle très important dans le choix des éléments de l’entourage ou plutôt de l’objet parental qui peuvent à n’importe quel moment pénétrer dans l’expérience vécue de l’enfant. Car ces éléments formeront la matrice dans laquelle à un stade ultérieur le Surmoi sera modelé. Au stade dont nous parlons maintenant, nous avons vu que l’une des premières constituantes du Surmoi ultérieur est probablement façonnée par le mécanisme d’identification avec le frustrateur. Nous allons maintenant examiner ce que l’enfant peut s’approprier à l’aide de cette identification.

Parmi les diverses composantes psychologiques et psychiques qui constituent l’action frustratrice de l’objet libidinal, on peut en distinguer trois qui sont constantes. Ce sont : 1) Le comportement de l’objet ; 2) Les processus mentaux de l’objet (ceci comprend leur teneur dont le comportement est l’expression) ; 3) Les affects qui sous-tendent et accompagnent ce comportement. L’enfant traite chacune d’elle de façon différente.

  1. L’équipement psychique de l’enfant de 15 mois lui permet facilement de percevoir et distinguer de façon diacritique le comportement physique de l’objet d’amour, le signe de tête négatif. En conséquence, dans son identification, il s’appropriera cette composante assez exactement. Après se l’être approprié et être parvenu à s’identifier à l’agresseur, il deviendra capable de lui donner une signification sémantique et de le retourner contre la personne de la mère, mais aussi contre lui-même.
  2. D’autre part les processus mentaux de l’adulte et les motifs raisonnables possibles de son « non » sont tout à fait au-delà des capacités de compréhension de l’enfant de 15 mois. Il ne peut pas comprendre si l’adulte interdit une chose parce qu’elle met en danger la sécurité de l’enfant ou parce que l’enfant fait quelque chose de défendu par la mère. A cet âge l’enfant ne pense pas encore en catégories rationnelles et ignore les lois de cause et effet. C’est pour cette raison et aussi parce qu’il ne comprend pas les processus qui se déroulent en lui ou chez les autres, qu’il n’est pas capable d’empathie au sens courant du terme.

LA PERCEPTION GLOBALE DES AFFECTS

  1. La situation concernant la troisième composante, c’est-à-dire les affects qui sous-tendent le comportement frustrateur de l’adulte, est encore différente. De mes observations, il ressort que dans la seconde année de la vie, l’enfant n’a encore qu’une perception globale des affects de son partenaire. Ce niveau de perception dés affects est comparable à la perception sensorielle globale du nourrisson de trois mois. De même que ce dernier ne parviendra à une discrimination diacritique du détail des percepts sensoriels que plus tard au cours de la première année, l’enfant plus âgé parviendra bien plus lentement et au cours de nombreuses années à une discrimination entre les divers affects perçus chez autrui et leurs raisons.

En ce qui concerne la deuxième année de la vie, j’ai tendance à croire que l’enfant ne distingue dans le partenaire adulte que deux affects. Je les appellerai l’affect « pour moi » et Paffect « contre moi ». En termes courants qui dramatisent un peu, l’enfant sent ou bien que l’objet libidinal l’aime ou que l’objet libidinal le déteste.

Ce manque de discrimination chez l’enfant se voit clairement dans les films. Le cas Pr 2 (0: 11 + 24) montre de façon convaincante comme l’enfant comprend peu la motivation qui sous-tend les actions de l’adulte.

Dans le cas cité, l’observateur joue avec l’enfant et lui offre un jouet. Après que l’enfant a pris possession du jouet et a joué avec, l’observateur reprend le jouet et le met dans sa poche de telle sorte qu’une grande partie du jouet reste visible. Quand l’enfant cherche à prendre le jouet, l’observateur fait un signe de dénégation avec le doigt, secoue la tête et dit « non, non ». En dépit de l’expression souriante et bienveillante de l’observateur, Pr 2 retire hâtivement la main et reste les yeux baissés, avec une expression d’embarras et de honte comme s’il avait fait quelque chose de terrible.

Cet enfant à l’âge de 11 mois et 24 jours comprend clairement l’interdiction. En même temps, il interprète mal et d’une façon globale l’affect de l’adulte qui interdit : « Tu n’es pas pour moi ; donc tu es contre moi. » 3 ou 4 mois plus tard on peut s’attendre à le voir capable d’emprunter à l’adulte les gestes d’interdiction.

Si nous considérons maintenant la sélection que fait l’enfant qui s’identifie à l’agresseur dans le geste « non », nous pouvons dire que l’enfant emprunte à l’adulte les données sensorielles perçues de façon diacritique : signe de tête négatif ou le mot « non », ou les deux à la fois. Mais les affects ne seront encore perçus que globalement, comme « contre ». L’enfant s’appropriera l’affect « contre » avec le geste, dans l’identification avec l’agresseur quand il ressentira du déplaisir en raison d’une demande ou d’une interdiction de l’adulte. Si à cette occasion le vécu du déplaisir et de l’affect « contre » engendre chez l’enfant un processus de pensée, ce sera tout à lui et certainement pas emprunté à l’agresseur.

L’identification avec l’agresseur dans le geste « non » se borne donc à l’imitation de l’action physique et au fait que l’enfant fait sien l’affect dans sa qualité globale ; ce qu’il retourne alors contre l’agresseur. Simultanément des processus de pensée sont déclenchés chez l’enfant. Tous trois ensemble — l’imitation, le retournement des affects contre l’adulte, le processus de pensée — représentent une transformation de l’énergie sur une large échelle. Cette transformation de l’énergie est un pas en avant dans la domestication des pulsions, en raison de relations objectates toujours plus étroites. Dans cette transformation des énergies l’expression motrice de l’affect « contre » a été assujettie au contrôle du Moi et modifiée, et les conséquences en sont très étendues.

Du point de vue processus de pensée aussi, un développement important a commencé lorsque l’enfant indique une décision sous forme de refus par le signe de tête. L’utilisation de ce geste est la preuve manifeste d’un jugement auquel l’enfant est parvenu. Quand l’enfant exprime ce jugement particulier, il montre aussi qu’il a acquis la capacité d’accomplir l’opération mentale de la négation. Cette étape conduit à son tour inévitablement à la formation du concept abstrait qui sous-tend la négative, premier concept abstrait qui apparaît dans la mentation.

MODIFICATIONS STRUCTURALES

Mais pour le moment nous nous occuperons des modifications structurales qui se sont produites. Quand l’enfant retourne le « non » contre la mère, il va de la passivité, en obéissant à l’interdiction, à l’activité, en imposant une dénégation. Une nouvelle voie s’ouvre ainsi à la décharge de l’agression venue du Ça. Jusque-là les possibilités de décharge de l’agression ont été limitées à la lutte ou à la fuite — au mieux à la répression. A partir de maintenant la discussion est entrée en scène. La communication a ouvert une voie de décharge si nouvelle qu’elle représente le tournant principal en phylogenèse : c’est l’humanisation de l’homme,

Du point de vue du Moi les changements sont nombreux et évidents. Les forces dynamiques inhérentes au processus d’identification ont été mises en mouvement sous la pression d’une frustration réitérée et par les efforts qu’a faits l’enfant pour les surmonter. Grâce aux modifications d’investissement que j’ai indiquées auparavant, le Moi a acquis maintenant une méthode pour ses rapports avec l’entourage, avec les pulsions et avec le Soi, méthode qui jusque-là n’existait pas. Au sein du système du Moi, deux fonctions se sont visiblement établies. L’une de ces fonctions est l’abstraction, avec toutes ses conséquences ultérieures pour le processus de mentation et pour la réalisation de la communication verbale. L’autre est un nouveau mécanisme de défense, celui de l’identification avec l’agresseur, qui à un stade bien plus avancé sera utilisé dans la formation du Surmoi.

C’est aussi une étape d’une importance foncière dans le progrès de l’enfant qui passe de l’impuissance initiale et de la dépendance complète à une autonomie toujours croissante. La mise en oeuvre de la capacité de jugement dans ses rapports avec l’entourage, d’une part, avec luimême de l’autre, conduit à une objectivation progressive des processus mentaux. En outre, le rayon des relations objectates a été étendu. Auparavant, la résistance physique était utilisée dans des situations de déplaisir. Maintenant le refus peut être exprimé sans impliquer d’action. C’est alors, comme je l’ai déjà dit, que la période de discussion et aussi la période d’entêtement peuvent commencer.

Enfin, le Surmoi : inutile de dire que dans tout ceci on ne peut découvrir aucune trace du Surmoi ou de quoi que ce soit qui y ressemble. Cependant, je crois que lorsque le mécanisme de défense de l’identification avec l’agresseur est intégré dans le Moi, une condition préalable à ce que Freud a appelé un « degré de développement du Moi » a été remplie. Je crois pouvoir à juste titre avancer que l’établissement du mécanisme de défense de l’identification avec l’agresseur, indiqué par l’utilisation sémantique du signe de tête « non » est une condition préalable nécessaire mais non suffisante, pour la formation ultérieure du Surmoi.

Il faut aussi la distinguer de la phase préliminaire du Surmoi — selon Anna Freud — non seulement, eu égard à l’âge auquel il se manifeste, mais aussi eu égard à sa structure. Dans la phase préliminaire décrite par Anna Freud, l’enfant de cinq ans après avoir intériorisé la critique du parent, extériorise sa propre faute et projette sa culpabilité. Ce qu’il manifeste en s’indignant de l’injustice de l’adulte.

Il n’en est pas ainsi chez l’enfant de 15 mois. Il n’intériorise pas la critique, il intériorise l’interdiction et l’affect global « contre ». Il n’extériorise pas une faute, du moins pas une faute spécifique. On pourrait dire qu’il extériorise la faute globale d’être « contre ». Je doute que la culpabilité soit en jeu dans cette projection; je ne crois pas être fondé à attribuer des sentiments de culpabilité à des enfants de cet âge ; même si un certain nombre des enfants que j’ai observés présentent dans ces circonstances ce qu’on peut appeler une expression faciale « coupable ».

J’ai deux raisons d’être réticent pour attribuer le terme spécifique de « culpabilité » à cette expression faciale : 1) Nous ne savons pas ce que l’enfant sent; 2) Il est plus que probable que, à cet âge, cette expression correspond aussi à un sentiment plus global. Ce sentiment plus global comprend la culpabilité aussi bien que la honte, et l’embarras, et la mortification, et la crainte et probablement d’autres nuances de sentiment. Il faudra créer un nom spécial pour ce sentiment global. Il sera différencié plus tard en une diversité de nuances, et la culpabilité en sera une.

Glover (1950) a exprimé des points de vue analogues en exposant lès trois stades de stress psychique. Au second, au stade intermédiaire, lorsque le Moi est organisé jusqu’à un certain point et impose des mécanismes de défense spécifiques, il est encore davantage sujet à l’angoisse qu’à la culpabilité. Cela me semble une bonne description de la période qui suit l’angoisse du huitième mois et qui comprend l’émergence du mécanisme de défense de l’identification avec l’agresseur (manifesté dans l’acquisition du signe de tête de dénégation). Pour moi retourner ce geste contre le Soi marque le début d’un degré de développement du Moi. Je présume en outre que, d’une part, le conflit intrapsychique entre les pulsions libidinales et agressives, dirigées simultanément vers l’objet libidinal pour arriver à cette réalisation, aboutira finalement au développement de sentiments de culpabilité au cours de la seconde année. D’autre part, la condition nécessaire au développement de sentiments de culpabilité est le degré de développement du Moi qui rend possible de tourner une partie du Moi contre le Soi.

Il n’est pas utile à mon sens de parler de cette différenciation en terme de Surmoi archaïque. Nous n’avons pas encore affaire ici à une organisation au sein du Moi ; il s’agit plutôt d’un mode de fonctionnement ad hoc du Moi qui est mis en oeuvre lorsque les circonstances le demandent. Comme cela se manifeste dans les jeux où l’enfant se donne un rôle, la pratique de cette fonction est mise à l’essai en badinant et ses potentialités feront peu à peu l’objet d’exploration dans des situations extrêmement variées, imaginaires aussi bien que réelles. C’est l’un des éléments de base destinés à entrer dans l’organisation finale du Surmoi, qui en contient bien d’autres de ce genre — il n’est besoin que de mentionner la moralité sphinctérienne de Ferenczi.

LES TROIS « PRIMORDIA »

Nous avons examiné trois de ces primordia dans l’ordre où ils se succèdent chronologiquement. Le premier est l’expérience très archaïque de l’action physique inhibée ou facilitée. Ceci est suivi par quelque chose que, faute d’un terme meilleur, nous avons appelé identification avec l’objet libidinal. En réalité, l’imitation physique a autant de part dans la formation de ces modes de comportement que l’identification. Toutes deux sont au service de la maîtrise et participeront finalement à la formation du Moi idéal. Un peu plus tard au début de la deuxième année apparaîtra le troisième primordium : l’identification avec l’agresseur mentionnée ci-dessus.

Jusqu’à présent, le rôle du primordium archaïque, le plus précoce dans la formation du Surmoi n’est pas suffisamment compris. Plus clair est le rôle des identifications qui entrent dans la formation de l’idéal du Moi. Les prototypes dont dérive l’idéal du Moi, les parents, sont toujours présents physiquement dans la vie actuelle de l’enfant. Finalement l’idéal du Moi entrera en conflit avec le désillusionnement oedipien et sera réévalué avec sévérité à cette époque. Une dépréciation des prototypes actuels commence au cours de cette réévaluation.

Mais l’idéal qui en découle sera introjecté, formant la partie du Surmoi qui fixe à l’individu des buts inaccessibles. Il servira de stimulant et de reproche. Il sera confronté par l’enfant avec les données de la réalité qui nécessairement seront toujours en deçà de cet idéal. Car cet idéal est global, détaché des insuffisances physiques et morales du parent dévalué et il reste isolé de la réalité.

Le dernier, dans l’ordre chronologique, des trois primordia — le mécanisme d’identification avec l’agresseur — donnera une composante du Surmoi particulièrement importante. Non seulement pourra-t-elle être tournée contre l’objet libidinal et lui servir à la décharge de l’agression mais elle peut aussi être retournée contre le Soi, contre le Ça et contre le Moi. Cela le rend propre à former ce degré de développement du Moi qui est la condition nécessaire du Surmoi, fournissant une ligne de démarcation entre le Surmoi et le Moi. Associée à l’Idéal du Moi, elle imposera au Moi sous la forme de jugements, sous la forme d’interdictions et d’ordres, à la fois les aspirations et les évitements de l’Idéal du Moi.

Dans mes recherches sur l’origine de la communication, j’ai aussi étudié l’origine de l’affirmation, du signe sémantique pour le « oui ». C’est une acquisition plus tardive que le « non » et je suis certain qu’il joue un rôle important dans la formation et dans l’organisation de l’Idéal du Moi et par conséquent dans celle du Surmoi. L’étude de ce rôle présente quelques difficultés. Comme l’a remarqué Anna Freud (1936, pp. 8-9), nous ne devenons conscients des limites du Surmoi que lorsqu’il est en opposition avec le Moi. L’affirmation n’offre pas un accès aussi aisé à l’étude du Surmoi que la négation. Son étude devra donc être laissée à plus tard.

CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES DE RECHERCHES

Je conçois que les rôles que j’ai attribués à ces trois primordia dans la formation du Surmoi sont sujets à révision. Ces rôles ne sont qu’approximatifs. Toute anomalie dans le développement de l’enfant, dans ses relations objectales, dans ses identifications, déformera inévitablement le rôle joué par l’un ou l’autre des primordia et Féliminera même peut-être de la formation du Surmoi. Nous aurons alors un Surmoi déformé ou en partie déficient.

C’est là une hypothèse qui fait ressortir à quel point il est important pour nous de comprendre ces étapes de développement de l’enfant si nous voulons être à même de prendre des mesures préventives. Il va de soi qu’une quantité appropriée d’interdiction et de frustration sous la forme qui convient à cet âge, entre 9 et 18 mois, est le sine qua non du développement normal de l’enfant, pour l’établissement de base nécessaire au développement ultérieur de son Surmoi. Mais il nous faudra examiner les formes dans lesquelles les interdictions sont souhaitables, les quantités d’interdiction et de frustration nécessaires, et le bon moment pour appliquer ces frustrations.

Il est aussi évident qu’il faut que l’enfant ait à sa disposition les prototypes pour les identifications qui entrent dans la formation de l’idéal du Moi. Et en outre, cette contrainte ainsi que la facilitation de l’activité musculaire, dans les premiers mois de l’enfant et pendant toute la première année de la vie, ne peuvent pas être laissées à quelque chose d’inanimé, que ce soit la couverture enroulée étroitement autour des bras et du corps de l’enfant — vraie camisole de force — ou les barreaux de son berceau. Ces restrictions doivent être imposées par un être humain sensible à l’enfant de même que les facilitations doivent être données par une personne capable d’empathie.

Nous en venons, pour finir, à l’aspect thérapeutique de ce que nous avons discuté. Il me semble assez évident que le nombre toujours croissant d’imitations et d’identifications de l’enfant qui grandit sont des signes de ses progrès sur la voie de la formation de l’Idéal du Moi, et que le développement en son temps du signe de tête « non » indique que l’enfant a acquis le mécanisme de l’identification avec l’agresseur. Cette connaissance devrait être utilisée dans des buts diagnostiques. En outre, la poursuite de la recherche devrait permettre la mise au point d’un moyen d’évaluer les cas où l’interdiction et la frustration ont été imposées exagérément ou insuffisamment et d’obtenir aussi des renseignements sur la manière de faciliter l’imitation et l’identification. Cela nous mettrait à même d’introduire des correctifs lorsque les signes diagnostiques mentionnés ci-dessus en indiqueraient la nécessité.

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[1] Primordium : terme emprunté à l’embryologie, que Speeman a introduit (Embryonic development and induction, New Haven, 1938) pour désigner le tissu embryonnaire dans lequel aucune différenciation n’est discernable. La seule différenciation se trouve dans la position des groupes de cellules par rapport à l’axe polaire de l’embryon. Pourtant, dans cet amas cellulaire non différencié, certains groupes spécifiques seront destinés à former des organes spécifiques à l’exclusion de tout autre.

[2] « Indem das Kind aus der Passivität des Erlebens in die Aktivität des Spielens übergeht… »

[3] « Der Identifizierung mit dem Angreifer folgt mit Hilfe eines neuen Abwehrvorgangs der aktive Angriff auf die Aussenwelt. »

[4] Les cas sont tirés de nos documents filmés : Karl, Pr 4,0 : 7 + 16, bobine 170 ; et Knut, Pr 9,1 : 1 + 3, bobines 214/215/216/217.

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