Pierre Delmas est l’auteur de Wilhelm Reich ou le complexe de Prométhée, collection « Études psychanalytiques », L’Harmattan, 2017.
Disciple de Freud dans les années 1920, Reich a beaucoup contribué au développement de la psychanalyse et il a également été un novateur en la matière. Non seulement on lui doit la découverte de la fonction de l’orgasme largement diffusée, mais aussi une théorie sur le caractère exposée dans L’Analyse caractérielle (Payot 1973), champs d’investigation qui n’a pas fini d’être questionné. Publiée pour la première fois en 1933 Reich était déjà considéré comme un psychanalyste non orthodoxe. Sa brouille avec Freud concernant certains sujets brûlants de la psychanalyse l’avait déjà jeté hors du champ de l’orthodoxie freudienne au point qu’il fut quelques années plus tard (1936) renvoyé de la Société de psychanalyse viennoise sur l’ordre de Freud qui le considérait comme un disciple beaucoup trop impétueux à son goût. Reich apprit cette nouvelle lors du congrès de Lucerne auquel il apporta sa dernière contribution en tant que membre. Par la suite, il se tint à l’écart de la communauté psychanalytique poursuivant néanmoins sans relâche ses travaux qui s’éloignèrent progressivement des fondements même de cette discipline. Á partir de ce moment-là, il fut disqualifié et ses théories mises au ban de la psychanalyse. Pourtant, les concepts qu’il développe dans L’Analyse caractérielle sont d’un grand intérêt tant du point de vue théorique que clinique. Non seulement il expose des idées tout à fait novatrices pour l’époque sur la genèse du caractère, mais il est également à l’origine d’une typologie unique en son genre qui rend compte, non plus d’une répartition générale des individus en fonction de certaines attitudes psychologiques comme ce fut le cas de plusieurs psychologues (Le Senne, Jung, Viola ou encore Kretschmer) mais d’un classement des différents types psychopathologiques et leurs conversions en expressions somatiques réalisé à partir d’observations sur ses patients. Il comprit également qu’il ne fallait pas se contenter de laisser parler le sujet puis d’analyser avec lui les matériaux recueillis mais d’avoir une approche beaucoup plus active, critique, voire de l’interpeler pour le faire réagir.
Cuirasse caractérielle
C’est au cours de ces séances que Reich put le mieux observer les réactions somatiques de ses patients qui prenaient alors plus rapidement conscience de leurs troubles névrotiques. Localisés dans certaines parties du corps, en particulier les muscles, il inventa le terme de cuirasse caractérielle pour définir les points d’ancrage somatique qui apparaissaient lors de cette confrontation étroite avec leur névrose. Il avait même réparti, à l’instar des différents types caractérologiques, le corps humain en sept segments bien distincts qui correspondent d’ailleurs peu ou prou aux sept chakras du tantrisme hindou car situés dans des zones à peu près similaires. Partant de la tête il avait défini chaque segment selon le classement suivant : oculaire, oral, cervical, thoracique, diaphragmatique, abdominal, pelvien. Il s’était rendu compte qu’il existe un lien entre les pathologies exprimées par ses patients et leurs répercussions sur le plan somatique dans l’une des sept zones considérées, et qu’elles pouvaient dès lors être beaucoup plus révélatrices de leurs souffrances que tout ce qu’ils pouvaient bien dire et ressentir.
Mais, au-delà même de ce classement, l’analyse caractérielle tente également – c’est là un point très important – d’exposer la genèse du caractère qui, jusqu’alors, reposait sur une conception bien ancrée selon laquelle cette entité, assez floue, est une spécificité de l’individu issue de sa constitution, faisant partie intégrante de sa nature, et se situant dans son bagage héréditaire au même titre que la couleur de ses yeux ou la forme de son nez. En s’appuyant sur de nombreux cas d’étude, et à l’encontre des idées reçues, Reich souligna que le caractère, tout du moins l’une de ses branches, est le produit d’une confrontation entre l’individu et les relations qu’il entretient avec le monde extérieur et le structurent selon un certain schéma. Il est donc également le produit de l’histoire de l’individu : ses expériences, ses traumatismes qui s’inscrivent dès les premiers moments de sa vie et façonnent aussi bien son psychisme que sa structure somatique.
Cette vision se trouve en opposition avec la caractérologie traditionnelle issue de théoriciens tels que Le Senne qui définit le caractère comme l’ensemble des dispositions congénitales qui forment le squelette mental de l’homme, et il insiste sur la stabilité qu’il faut reconnaître au caractère. Les psychanalystes ne sont certes pas en contradiction avec cette idée mais ils affirment, Reich en tête, que les structures caractérielles, bien que procédant de dispositions congénitales, sont également amenées à se transformer en raison de la confrontation du sujet avec son milieu mais aussi en raison des traumatismes susceptibles de survenir au cours de l’enfance – plus ils arrivent précocement et plus ils peuvent être perturbateurs, et plus la confrontation risque d’être difficile et engendrer une altération de la personnalité.. Il en découle que si les structures caractérielles proviennent pour une part des dispositions héréditaires telles qu’elles ont été définies par Le Senne, elles procèdent d’autre part des premières relations interindividuelles susceptibles de les modifier dans des proportions plus ou moins importantes.
Les instances psychiques
En psychanalyse, le moi décrit par Freud peut être considéré comme l’équivalent du caractère tel qu’il est défini par les caractérologues mais d’autres instances telles que le ça, le surmoi et l’idéal du moi figurent des composantes de ce noyau, certaines étant incorporées en lui (le ça), alors que d’autres (le surmoi et l’idéal du moi) sont des produits dérivés de la confrontation du monde extérieur avec ce moi. De telle sorte que l’influence qu’exercent ces instances peuvent varier considérablement selon le rapport que le sujet entretient avec le monde extérieur, mais également en fonction des structures caractérielles qui constituent le noyau du moi. Un ça trop envahissant peut conduire le moi à ne pas être en mesure d’intégrer de manière adéquate le surmoi de telle sorte qu’il risque alors d’être régressif et, dans certains cas même, pratiquement inopérant surtout lorsque la fonction paternelle est défaillante. C’est au contact des diverses confrontations familiales et sociales que les instances du surmoi et de l’idéal du moi se construisent et peuvent être abîmées si certaines conditions ne sont pas remplies ou si des traumatismes viennent bloquer le cours normal du développement de l’enfant. Le caractère est donc formé de toutes ces instances : le moi et le ça qui constituent les fondations de la personnalité auxquels viennent s’adjoindre des entités telles que le surmoi et son corollaire l’idéal du moi qui se construisent sous l’effet des conditions extérieures et viennent alors modifier le fondement des structures caractérielles. La célèbre phrase de Freud : le moi est un îlot au milieu d’un océan battu par les flots, résume bien le rôle qu’il joue et comment il compose, cohabite plus ou moins bien avec les instances du ça et ultérieurement celles venues de l’extérieur qui, sans cesse, partent à l’assaut de ses rivages et le modèlent peu ou prou.
Ces instances psychiques finissent par s’agréger bon gré mal gré et le sujet doit en permanence maintenir la cohésion de toutes ces parties. Chez certains l’équilibre se réalise tandis que chez d’autres s’opèrent des luttes intestines susceptibles d’engendrer des troubles psychiques.
Ces deux théories expliquent chacune à leur manière la formation du caractère : la première, issue de la caractérologie, considère que le caractère est structuré dès la naissance et qu’il réagit lors de la confrontation avec le milieu familial et social en fonction de son « squelette mental » selon les termes de Le Senne, et La seconde qui se réfère à la psychanalyse montre que c’est sous l’influence et la pression de son environnement familial et social que la personnalité se construit. De même que, de la naissance jusqu’à l’adolescence, les os sont particulièrement malléables, les traits de caractères peuvent également se modifier lorsqu’ils subissent des contraintes et des traumatismes éprouvants pour un mental qui n’est pas encore bien structuré.
S’il n’y a aucun doute sur le fait que l’individu naît avec un bagage génétique, aussi bien physiologique que caractérologique, la confrontation avec son environnement proche va le modifier voire l’altérer. L’inné et l’acquis vont ainsi se télescoper pour forger un caractère qui se façonnera en fonction de ces deux dimensions.
Une troisième hypothèse qui ne contredit pas les deux premières s’appuie sur les premiers moments de la naissance du sujet. Si certains traits de caractère se forment in utero et constituent les soubassements de la personnalité – héritage phyllogénétique dont les caractéristiques proviennent, au même titre que les traits physiques, des lois de la génétique, et forment un noyau invariant, d’autres traits s’édifient durant les premiers jours postnataux en réaction au climat de la naissance (premières relations avec l’entourage familiale au premier rang duquel la mère bien entendu mais aussi le père, les frères et sœurs et toutes les personnes gravitant autour de lui sans oublier les événements susceptibles de se produire à ce moment (voir de ce point de vue les théories de Janov). Les réactions du nouveau-né face à son environnement intime vont engendrer certains modes de comportements ultérieurs harmonieux ou conflictuels en fonction des événements et des relations qui ont marqué cette période. Alors que le moi n’est pas encore constitué, et que la conscience n’a pas encore émergé, ces affects, ces rapports intrafamiliaux, vont constituer les premiers éléments du réservoir de l’inconscient et formeront la trame sur laquelle celui-ci va s’édifier. On conçoit dès lors aisément que la teneur conflictuelle ou harmonieuse de ces premiers instants sera déterminante pour la santé psychique de l’individu, et qu’ils entraîneront par la suite des répercussions sur sa conduite. Cette hypothèse semble d’autant plus plausible que l’enfant qui vient au monde, après un séjour de neuf mois bien protégé dans le ventre de sa mère, est tout particulièrement sensible au climat qui le voit naître, et sera d’autant plus éprouvé par un traumatisme survenant à cette période qu’il doit déjà faire face et s’adapter à un milieu pratiquement inconnu, au moment même où le moi n’est pas encore construit. Si l’on tient compte aussi du fait que les mécanismes de la mémoire ne sont en mesure de fonctionner qu’à partir de l’âge de trois ans environ, tout traumatisme antérieur restera dès lors inaccessible à la conscience. C’est donc à ce stade que réside tout l’intérêt de la théorie de Reich qui permet d’analyser les conflits du sujet en fonction de sa structure somatique et non plus seulement de sa structure psychique. D’où l’importance de la pratique de l’analyse caractérielle telle que Reich l’a exposée pour parvenir à une compréhension plus profonde des névroses.
L’analyse qui vient d’être faite met en évidence la présence de quatre couches caractérielles distinctes qui se superposent au sein de la psyché et travaillent de concert pour former l’enveloppe psychique de chaque individu :
Une première couche qui se forme intra utero et provient pour une grande part du bagage génétique des ascendants. Cette couche est invariante et ne peut guère être modifiée. Parallèlement à cela toutes les sensations, internes ou externes ressenties par le fœtus, constituent le socle sur lequel s’édifiera l’inconscient que l’on peut qualifier de prénatal.
Une deuxième couche décrite par Freud et qui constitue le fondement de la théorie psychanalytique, est représentée par l’inconscient personnel, lequel est formé de deux parties : les affects et fantasmes refoulés, et l’inconscient primitif qui contient les schémas phyllogénétiques déjà inscrits à la naissance et considérés par Freud comme des « précipités de l’histoire de la civilisation humaine ».
Le refoulement
Il est l’opération par laquelle le sujet repousse et maintient à distance du conscient des représentations considérées comme désagréables, car inconciliables avec le moi. Ce processus est par essence vecteur de tous les conflits psychiques. D’où l’importance qu’il occupe dans les théories psychanalytiques. Le constat qui doit être posé en la circonstance est celui-ci : le refoulement tel qu’il est décrit par la psychanalyse est par conséquent le produit du surmoi édifié par le sujet confronté au monde extérieur et à l’éducation qu’il a reçue. Cette instance n’apparaît donc dans le psychisme qu’une fois que le moi s’est construit et que le processus de la mémoire est devenu opérationnel ce qui n’est pas le cas dans les premières années de la vie. En d’autres termes, s’ils n’ont pas subi de refoulement et qu’ils ne peuvent être ressouvenus, qu’advient-il des conflits et traumatismes antérieurs à cette période ? Seuls peut-être, les séquelles somatiques laissées par le trauma seraient dès lors en mesure d’en témoigner et de rappeler au patient leur source et leur contenu dès lors qu’ils seraient examinés du point de vue de l’analyse caractérielle théorisée par Reich. C‘est en cela que sa théorie apparaît comme une autre alternative, plus achevée, plus radicale que celle classique de la psychanalyse qui permet au patient de remonter à la source de sa névrose par la parole, les associations verbales ou le rêve. Encore faut-il que certains éléments du conflit puissent émerger de sa mémoire.
On peut donc estimer que les traumas inscrits au cours de la période qui va de la naissance à l’instauration de la mémoire, n’ont vraisemblablement pas subis de refoulement tel que la psychanalyse l’entend, non seulement parce qu’ils n’ont pas pu affleurer à la conscience – le moi et surmoi de l’individu n’étant pas encore constitués – mais aussi et surtout parce que le processus qui conduit à la rétention des images et des affects n’est pas encore achevé.
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