Auteur du Petit traité de psycho-mythologie, collection « Études psychanalytiques », L’Harmattan, 2019
C’est sur les conseils de Jung, sans doute parce qu’il y avait matière à réflexion psychanalytique, que Freud entreprit de lire La Gradiva de Wilhelm Jensen. Enthousiasmé par ce texte qui décrit avec beaucoup d’acuité les tourments intérieurs d’un homme et ses réactions après un rêve particulièrement angoissant, Il eut alors l’idée d’appliquer les théories psychanalytiques à la littérature car il s’était rendu compte que la faculté d’imagination, aussi bien des poètes que des écrivains, tient bien souvent au fait qu’ils ont, d’une certaine manière, une préscience innée de la psychologie humaine.
Si Freud, dans Le délire et les rêves dans la Gradiva, s’est donné pour objectif d’interpréter la nouvelle de Jensen d’un point de vue résolument psychanalytique, je souhaiterais, pour ma part, proposer une vision qui, sans être radicalement différente, s’appuie sur les mythes, ceux-ci figurant, en quelque sorte, les premiers fondements de la psychologie. Freud ne s’y est pas trompé, lui qui a donné à certains complexes (Œdipe, Jocaste, etc.) le nom d’un héros d’une légende grecque, et dans son préambule à l’étude de la Gradiva il y fait même allusion :
Or dans ce débat au sujet de l’appréciation des rêves, les écrivains semblent être du même côté que les Anciens, que le peuple superstitieux et l’auteur de L’interprétation du rêve. Car quand ils font rêver les personnages créés par leur imagination, ils obéissent à l’expérience quotidienne selon laquelle les pensées et les sentiments des hommes se poursuivent jusque dans le sommeil et ils ne cherchent qu’à dépeindre les états d’âme de leurs héros par les rêves de ces derniers.
Écoutons maintenant ce que dit Jensen à propos de la genèse de Gradiva :
L’idée de ce petit « morceau de fantaisie » a résulté de la fascination poétique pour la vieille image du bas-relief qui m’avait particulièrement impressionné. Je le possède en différents exemplaire, notamment dans une reproduction splendide de Narny à Munich (d’où le titre sur le frontispice), bien que j’aie cherché en vain pendant des années l’original du musée national de Naples, sans jamais bien sûr le trouver, puisque j’ai appris qu’il se trouvait dans une collection à Rome. Si vous voulez, appelez cela une « idée fixe », mais il s’est en effet formé dans mon opinion, et sans aucune raison préconçue, l’idée que ce bas-relief devait être à Naples, et qu’en outre celui-ci représentait une pompéienne. Ainsi je l’ai vu marcher dans mon esprit sur les dalles des ruines de Pompéi, que je connaissais très bien puisque j’y avais passé de très fréquents séjours. J’y passais mes meilleurs moments dans le silence de la mi-journée, heure à laquelle tous les autres visiteurs se précipitaient à table, et où je décidai d’exposer ma solitude à l’appel du soleil, et de tomber de plus en plus dans un état limite qui me permettait de faire passer mon œil de la vision éveillée à une vision totalement imaginaire. C’est de la possibilité de me plonger dans un tel état qu’a plus tard jailli Norbert Hanold.
Ainsi parle-t-il de sa fantaisie pompéienne qui ressemble, par certains aspects, à une légende de la mythologie gréco-romaine transposée au début du vingtième siècle.
Pour ma part j’examinerais cette nouvelle selon deux points de vue qui ne sont pas incompatibles, et se rejoignent même d’une certaine manière : le premier ayant rapport avec la mythologie, plus précisément le mythe d’Orphée, et le second, la psychanalyse, en particulier le phénomène de l’amour anaclitique tel qu’il a été défini par Freud. Ces deux matières, en réalité, se ressemblent et se complètent sinon que l’une s’est élaborée au cours de l’Antiquité, sur la base d’aventures vécues par des héros de l’époque ou par les dieux qui peuplent le ciel. Elle repose sur l’utilisation de l’allégorie, du symbole et de l’analogie pour dépeindre les divers conflits intérieurs auxquels les hommes sont confrontés, et la seconde sur l’utilisation des phénomènes inconscients tels que les rêves, les lapsus ou encore les actes manqués dans le but d’éclairer la psyché humaine. Chacune possède sa voie : l’imaginaire, avec tout ce que ce domaine comporte de situations les plus fantastiques, revient à la mythologie tandis que l’introspection et l’analyse sont du registre de la psychanalyse.
En raison des propos exprimés par l’auteur, on peut penser que sa « fantaisie » comme il l’appelle, est construite sur un mode narratif propre aux légendes, mettant en scène un personnage en proie à ses passions, et ce n’est qu’après avoir effectué un long parcours dans le dédale des rues de Pompéi qu’il finira par comprendre le sens de sa quête initiatique.
C’est pourquoi il me semble qu’il convient d’analyser la nouvelle de Jensen d’abord sous l’angle de la mythologie car, comme je le signalais plus haut, son inspiration et les moyens mis en œuvre pour décrire la démarche du héros semblent détenir de grandes similitudes avec le cadre et le style narratif des légendes gréco-romaines : tout d’abord les lieux qui sont tout chargés de l’histoire de cette époque. Mais aussi les événements qui rappellent presque mot pour mot la légende d’Orphée. Norbert Hanold, en se rendant à Pompéi, ne s’apprête-t-il pas à descendre aux Enfers pour aller à la recherche de celle dont il est tombé amoureux, et tenter de la sauver ?
Ce ne sont pas tant les détails de l’intrigue qui rappellent ce mythe que les différents symboles qui la traversent. Tout d’abord les lieux où se produisent les événements majeurs sont en quelque sorte le berceau des mythologies gréco-romaines. Ils se déroulent à Pompéi, ville qui a été ensevelie par l’éruption du Vésuve à l’époque romaine, en l’an 79. Le décor est donc planté et, par son aspect inchangé depuis cette catastrophe, il nous replace derechef dans l’univers de l’Antiquité qui fut une période si fructueuse en mythes à tel point qu’encore maintenant nous en sommes imprégnés.
Le héros, Norbert Hanold, jeune archéologue allemand, vivant probablement au début du siècle dernier (la nouvelle est publiée par Jensen en 1903), est hanté par un bas-relief représentant une jeune femme marchant d’un pas alerte et élancé qu’il a surnommé Gradiva : « celle qui s’avance ». C’est en visitant un musée à Rome qu’il a découvert ce bas-relief et s’est aussitôt procuré un excellent moulage en plâtre qu’il a accroché au mur de sa chambre comme un souvenir précieux de son voyage en Italie. La description faite par l’auteur montre à quel point Norbert est tombé littéralement sous le charme de cette effigie :
Elle possédait quelque chose qu’on ne rencontre pas souvent dans les statues antiques, une grâce naturelle et simple de jeune fille, d’où venait cette impression qu’elle débordait de vie. Cela devait provenir sans doute du mouvement dans lequel elle était représentée. La tête légèrement penchée en avant, elle tenait un peu remontée de la main gauche la robe dont les extraordinaires petits plis ruisselaient sur elle depuis la nuque jusqu’aux chevilles, en sorte qu’on apercevait ses pieds chaussés de sandales. Le gauche était déjà avancé et le droit, se disposant à le suivre, ne touchait plus guère le sol que de la pointe des orteils tandis que la plante et le talon se dressaient presque à la verticale. Ce mouvement suscitait une double impression : l’aisance légère de la femme qui marche d’un pas vif, et parallèlement l’air assuré que donne un esprit au repos. Sa grâce particulière, elle la tenait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté.
La vue de cette jeune femme l’a donc ébloui et bouleversé dès les premiers instants et l’on peut donc considérer que le jeune archéologue a été l’objet d’un véritable coup de foudre comme cela arrive dans la vie courante sinon qu’il s’adresse à une femme de pierre. L’histoire racontée par Jensen prend donc sa source à partir de cet événement qui va complétement chambouler la vie de Norbert et lui faire accomplir des choses qu’il n’aurait sans doute jamais faites sans la découverte de ce bas-relief. Cet état amoureux, quasi mystique, survenu brutalement comme une révélation, va déclencher en lui des réactions qui défient la raison. Il ne faut dès lors pas être surpris des impressions et des visions toutes plus irréelles les unes que les autres qui traversent l’esprit de Norbert et sont le reflet des représentations et des situations que les héros de l’Antiquité éprouvent aussi sans que le lecteur s’en étonne car il sait qu’elles correspondent à des symbolisations. L’auteur utilise ce mode narratif sans doute pour mieux décrire ce qui se passe dans l’esprit d’un homme touché par la grâce de l’amour, pour mieux faire entendre au lecteur cette passion superlative qui soudain s’empare d’un individu lorsqu’il rencontre l’image archétypique de la femme enfouie jusqu’alors dans l’inconscient et qui surgit devant lui comme par enchantement.
Intrigué par la démarche de la jeune pompéienne, il se met à observer les femmes dans la rue pour savoir si certaines d’entre elles donnent cette même impression lorsqu’elles avancent, mais il n’en trouve aucune. Outre d’autres traits qui ont été signalés dans le portrait, on peut d’ores et déjà affirmer que c’est cette façon de marcher qui a retenu l’attention de l’archéologue dès le premier regard, signe manifeste qu’il est tombé littéralement amoureux de cette image. On pourrait bien sûr y voir une tendance fétichiste mais il apparaît que cet attrait va bien au-delà de cette simple ressemblance physique. Il semble avoir subi un véritable envoûtement. Gradiva ne va d’ailleurs plus le quitter en esprit un seul moment lorsqu’il sera revenu de son voyage et même les mois suivants.
C’est un rêve particulièrement angoissant qui lui intime soudain d’entreprendre un nouveau voyage en Italie. Dans ce rêve il se trouve à Pompéi lors de l’éruption du Vésuve du 24 août 79 qui a enseveli la ville. Une véritable panique s’empare de tous les habitants qui courent dans tous les sens dans l’espoir de trouver un abri. A ce moment-là, il aperçoit la jeune pompéienne du bas-relief ce qui ne lui semble pas anormal, et contrairement aux autres habitants, elle avance d’une démarche conforme à celle représentée sur le moulage comme si de rien n’était, et que ce qui se passe autour d’elle ne la concernait pas. Elle poursuit son chemin et finit par tomber sur les marches d’un escalier menant à un temple. Il court alors jusqu’à elle et la trouve étendue sans respirer telle une statue puis, aussitôt recouverte d’une couche épaisse de cendre, elle disparaît de sa vue. C’est à ce moment-là que Norbert sort de son cauchemar et il lui faudra un bon moment pour revenir à la réalité et se remettre de cette atroce vision.
Ce rêve nous renvoie également au mythe d’Orphée. Celui-ci perd Eurydice alors qu’elle est poursuivie par Aristée qui cherche à la violenter. Mais alors qu’elle court dans l’herbe pour échapper à son poursuivant, elle marche sur un serpent qui la pique et elle meurt de cette morsure. Le contexte n’est pas le même mais aussi bien l’atmosphère, l’époque que la similitude du destin de ces deux jeunes femmes soudain privées de vie et disparaissant aussitôt dans les entrailles de la terre, vient faire écho au cauchemar qui a marqué le jeune homme. Le rêve, on le sait, est une forme d’expression qui s’apparente d’assez près au récit mythologique. Ni l’un ni l’autre ne nécessitent de cohérence, ni de logique comme c’est le cas dans la vie réelle, car ce qui importe derrière toutes ces invraisemblances, c’est le sens caché qui se dégage à travers les symboles et révèle une vérité. Et ils n’ont de signification que si l’on analyse les faits selon des critères de correspondance en rapport avec tout le contexte et le stade d’évolution auquel est parvenu le sujet. Aussi bien dans le rêve que fait le jeune archéologue que dans le mythe d’Orphée, au-delà des situations et des événements qui peuvent varier, il existe cependant un grand nombre d’analogies susceptibles de relier l’un à l’autre. Hadès est le dieu des Enfers où est retenue Eurydice mais il est aussi le maître des mondes souterrains et, par conséquent celui qui régit les volcans. De même le serpent est un animal à sang froid qui vit dans les anfractuosité de rochers et s’apparente donc à l’univers souterrain. Dans cette perspective, il apparaît que le lien qui existe entre ces deux récits est assez flagrant
Aussitôt qu’il apprend la mort d’Eurydice, Orphée va se précipiter aux enfers pour tenter de faire remonter sa bien-aimée sur terre. Idem pour Norbert, encore sous le choc de ce rêve, qui décide aussitôt de partir pour l’Italie sous le prétexte d’approfondir ses études d’archéologie mais, en réalité, poursuivi par l’image de Gradiva qu’il a vue en songe. Ce dernier vient à point nommé pour lui rappeler qu’il faut agir maintenant sans quoi il risque bien de la perdre pour toujours. Une sorte de sixième sens lui dicte sa conduite et l’entraîne irrésistiblement vers Pompéi même s’il n’a pas encore conscience de la véritable raison de ce voyage, et ce n’est que plus tard, lorsqu’il se demandera ce qu’il fait à Rome au milieu de tous ces touristes, qu’il songera inopinément à retourner là où il est persuadé qu’il va retrouver la trace de celle dont l’image est désormais omniprésente en lui.
S’il était parti pour l’Italie sans avoir dans son for intérieur la moindre idée de ce qui l’y incitait, et s’il avait poussé jusqu’à Pompéi sans s’arrêter à Rome et à Naples, c’était sûrement pour chercher à retrouver sa trace.
En réalité, il avait été persuadé dès qu’il avait contemplé pour la première fois le bas-relief au musée dans une collection d’antiquités de Rome que l’endroit où se promenait Gradiva ne pouvait être que Pompéi. Sans doute parce que l’ancienne citée, figée depuis presque 2000 ans, est une image tout à fait comparable aux Enfers décrits dans la mythologie.
Le rapprochement entre le mythe d’Orphée et la quête pour le moins insensée mais motivée par l’amour que le jeune archéologue entreprend devient alors parfaitement compréhensible. Et toutes les péripéties qui peuvent donner à ce récit une tournure incohérente pour celui qui le lit au premier degré, se trouvent alors balayées si l’on interprète la nouvelle de Jensen d’un point de vue symbolique qui est le langage par excellence des mythes. Dans ces derniers les exemples ne manquent pas où les héros et les dieux sont le fruit d’hallucinations, peuvent passer d’un état à un autre comme par magie et posséder des pouvoirs qui n’existent pas dans la vie quotidienne. Autant d’allégories qu’il faut interpréter. La passion amoureuse vécue par Norbert transfigure son destin et le fait passer du monde terrestre au monde céleste, royaume des dieux. Et c’est pour mieux faire éprouver au lecteur ce sentiment unique et quasi divin ressenti par le héros à la vue de Gradiva que l’auteur emploie le langage poétique de la parabole qui donne à son récit une tournure fabuleuse. Si Orphée brave les enfers et l’inflexibilité d’Hadès c’est qu’il est, lui aussi, follement épris d’Eurydice. Et pour rejoindre son épouse il doit passer par toutes sortes d’épreuves initiatiques intérieures que ce lieu représente ! N’oublions pas que l’écrivain est avant tout un poète et que son cœur se trouve plus en adéquation avec l’univers des mythes qu’avec le monde de la logique et de la raison. On s’en persuade d’ailleurs aisément en lisant ses autres récits.
Le passage de Norbert à Rome sera en fait de courte durée. Ayant pris ses quartiers dans une auberge qui accueille également plusieurs couples en voyage de noce de même nationalité que lui, et dégoûté par le spectacle qu’ils lui infligent, il décide tout de go de partir le lendemain pour Pompéi alors même qu’il avait prévu de louer un appartement en ville pour avancer dans ses recherches archéologiques, mais le rêve dans lequel il a vu Gradiva le poursuit plus que jamais. Ce n’est pas bien sûr la raison qui le guide mais son inconscient. Comme Orphée, il part à la recherche de la jeune pompéienne car il y va du salut de son âme. Et s’il n’a pu supporter ce rêve de la Gradiva ensevelie sous les cendres du Vésuve, c’est qu’il craint de perdre à tout jamais celle qui éclaire le flambeau de son cœur. Pour l’instant elle est obscurcie par la perte de cet amour de jeunesse. Dans la seconde partie du récit, les choses s’éclaircissent lorsque le lecteur apprend que la Gradiva n’est en réalité qu’une amie d’enfance dont il était amoureux mais qu’il a dû, par la suite, abandonner pour des raisons que l’on ignore. On peut cependant émettre l’hypothèse d’un amour à trop forte connotation incestueuse qui a poussé le jeune homme à se détacher de son amie puis à refouler cette situation devenue par trop pénible et culpabilisante. Plus tard, il a reconnu dans la jeune femme du bas-relief certains traits de son amie, et il en a été profondément ému sans comprendre ce qui lui arrivait. Une relation d’amour anaclitique s’est aussitôt engagée entre lui et l’image de pierre, comme s’il retrouvait celle qu’il avait eu avec Zoé sans les interdits et la culpabilité que son surmoi faisait peser sur lui. Cette interprétation permettrait de mieux comprendre les reproches que lui fait Zoé-Gradiva lors de leur troisième rencontre dans la villa de Diomède :
Je me disais donc qu’il m’était apparu alors que tu étais devenu un homme insupportable qui, du moins en ce qui me concerne, n’avait plus d’yeux pour voir, plus de langue pour parler, plus de mémoire pour conserver, comme je l’avais fait, ce qui se rapporte à notre amitié d’enfance. Voilà pourquoi je ne ressemblais plus à ce que j’étais avant : lorsqu’il m’arrivait de te rencontrer ici ou là à une réception, et pas plus tard que l’hiver dernier, tu ne me voyais pas et je parvenais encore moins à te tirer une parole, en quoi d’ailleurs je n’étais pas traitée d’une manière spéciale puisque tu faisais exactement pareil avec tout le monde. J’étais pour toi transparente comme de l’air…
L’amour anaclitique tel que l’a défini Freud consiste à s’attacher à une personne qui rappelle l’amour maternel ou substitutif (une sœur, une cousine) mais cet amour que Norbert a développé pour Zoé a dû être contrarié en raison de certains interdits (tabou de l’inceste par exemple), notamment au moment de l’adolescence alors que l’individu est en quête de relations sexuelles. Du coup, il doit donc tout faire pour éviter de commettre – c’est sans doute ainsi qu’il a dû le vivre – un véritable sacrilège. Comment expliquer sinon les raisons obscures qui ont poussé Norbert, à un moment donné, à fuir Zoé, à la rayer plus ou moins de sa mémoire, à faire un véritable déni alors même qu’il en était amoureux ? Mais un jour – tôt ou tard, tout déni finit par remonter à la surface dans des circonstances inattendues – à l’occasion d’une visite dans un musée à Rome, il reste médusé devant cette jeune pompéienne en raison de sa ressemblance foudroyante avec son ancienne amie d’enfance sans faire à ce moment-là le rapprochement car le conflit a été parfaitement refoulé et ne pourra émerger à sa conscience qu’après une longue descente aux Enfers. A l’instar d’Orphée, son âme est obscurcie, il a perdu tous ses repères jusqu’au jour où il tombe sur ce bas- relief. Un déclic se produit alors et il se demande pourquoi il trouve tant de charme à cette jeune pompéienne dont la démarche le fascine. Elle lui rappelle bien évidemment celle de Zoé mais il n’en a pas conscience. Ce qui lui vaudra des mois, des années même de purgatoire avant qu’il comprenne, après de multiples atermoiements, que la jeune pompéienne et Zoé ne font qu’une et qu’il a dû faire le deuil de son amie d’enfance car c’était un amour interdit. Pendant un certain temps il a pu transférer cet amour sur l’image d’une femme inanimée et inaccessible il a pu, en quelque sorte faire, un remake anaclitique, d’où l’incompréhension et le scepticisme du lecteur lorsqu’il apprend que Norbert a rencontré Gradiva en chair et en os circulant de son pas alerte à travers les reliques mortuaires de Pompéi. L’auteur nous plonge en permanence entre la réalité et la fiction, entre l’affabulation et le réel, et si dans les premiers temps le récit semble décrire des événements de la vie quotidienne, il nous embarque peu à peu dans des situations extravagantes qui tiennent plus de l’univers onirique ou légendaire que de la réalité concrète. Gradiva, par son allure générale, et par certains traits physiques, représente la jeune fille qu’il a perdue, elle représente également la partie féminine de son âme (l’anima de Jung) ce complément qui lui manque, et qui constitue le ciment de l’amour et le retour à l’unité par l’union des contraires. L’auteur décrit d’ailleurs cette alchimie qui fait naître la passion amoureuse lorsqu’il évoque l’attrait du jeune homme pour la démarche de Gradiva : le nom que ce dernier lui donne signifie celle qui va de l’avant, et ce n’est pas par hasard si L’archéologue est touché par sa façon de marcher. Gradivus, le nom masculin de Gradiva, est habituellement attribué au dieu Mars décrit en mythologie comme une figure ardente, passionnée, combative, qui vit dans le moment présent, tout le négatif précisément de Norbert Hanold qui, lui, rêve sa vie, est tourné vers le passé (il est archéologue) et tout replié sur lui-même (il n’aime pas la société et il est constamment le jouet de ses illusions). La jeune pompéienne représente donc son idéal féminin. S’il l’a nommée ainsi, c’est qu’il a perçu dans son allure une femme bien plantée dans la réalité, (Sa grâce particulière, elle la tenait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté), qui vit dans le présent et non comme lui dans les chimères et le temps révolu. Elle est donc celle qui va pouvoir le compléter, l’unifier, et devient à ses yeux la compagne indispensable. Voilà pourquoi il a été conquis par sa démarche et qu’elle est devenue irremplaçable. Mais l’interdit que son surmoi lui a infligé le plonge dans une telle confusion qu’il finit par prendre des vessies pour des lanternes, au point de confondre Zoé avec une image de pierre, c’est tout du moins la métaphore employée par l’auteur pour décrire le trouble qui l’envahit.
Il faut signaler aussi que Jensen, probablement sans en avoir conscience, fait des références constantes à la légende d’Orphée ce qui, bien-sûr, ne surprend pas dans le contexte qui est celui de Pompéi, mais ce n’est sans doute pas un hasard s’il a choisi de situer le déroulement de l’action dans un tel lieu ! Quelle autre citée que Pompéi peut le mieux rivaliser, par son atmosphère funèbre, avec les Enfers décrits par les Anciens. On observe même un contraste saisissant entre deux mondes qui alternent tout au long du récit ; d’un côté celui des vivants avec ses touristes, pour la plupart des couples en voyage de noce – ce qui, par contraste, souligne encore plus la solitude de Norbert et son désarroi face à sa quête impossible – qui prennent du bon temps et se décident à partir pour Capri, île du soleil et du farniente, et de l’autre, celui des morts et de la représentation d’un lieu infernal.
Ça-et-là, au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, l’auteur fait apparaître de temps en temps, pour mieux nous convaincre que le jeune archéologue se trouve aux Enfers, quelques attributs symboliques appartenant à ce monde. Tantôt c’est un asphodèle, fleur consacrée à Hadès et Perséphone, accrochée aux pavés lisses et sombres de la ville, qu’il cueille pour l’apporter à celle qu’il aime, tantôt un papyrus, sceptre magique des déesses, emblème de triomphe et d’allégresse, qu’on offre aux dieux et aux morts (in Dictionnaire des symboles, Chevalier, Gheerbrant, Laffont 1982), que Gradiva tient entre ses mains. D’autres attributs sont également présents pour symboliser les retrouvailles de l’homme avec son âme figurée par l’idéal féminin : le papillon en est un exemple, il est le produit d’une métamorphose dont les ailes en sont la finalité comme celles de l’âme qui, en s’élevant, atteint son ultime but.
La chrysalide est l’œuf qui contient la potentialité de l’être ; le papillon qui en sort est un symbole de résurrection. (Dictionnaire des symboles)
C’est au moment où Norbert et Zoe se retrouvent dans la maison de Méléagre qu’apparaît ce papillon. Il illustre l’évolution de Norbert qui commence à comprendre que derrière l’image de la Gradiva se cache en réalité Zoe, cette amie d’enfance qu’il a délaissée mais qui est restée toujours présente dans son esprit en proie à la confusion comme une étoile dans la nuit. L’obscurité qui règne alors dans son âme commence à s’estomper et fait place à la lumière.
Si la majeure partie de cet ouvrage est conforme au récit du mythe d’Orphée, tout du moins dans sa symbolique et ses représentations, il n’en est pas de même du dénouement auquel l’auteur a sans doute souhaité apporter une touche finale heureuse, ce qui n’est bien sûr pas le cas dans la légende d’Orphée qui se conclut par la perte pure et simple d’Eurydice repartie pour toujours au royaume d’Hadès. Le héros trahit la promesse faite au dieu des Enfers de ne pas se retourner pour voir le visage de sa bien-aimée avant d’être revenu sur terre. Et s’il ne peut s’empêcher tout de même de le faire, c’est sans doute qu’il n’est pas convaincu de son amour, et c’est pourquoi, à la fin, il faillit dans son entreprise de la sauver des Enfers. Le même scénario se produit au début entre Gradiva-Zoé et Norbert. Certaines phrases prononcées par l’un et l’autre sèment la confusion dans leurs esprits en proie au questionnement si bien que leur relation se voit interrompue à plusieurs reprises au risque d’être brisée à tout jamais comme dans la légende. Cependant, la confiance finit par triompher. Norbert a enfin ouvert les yeux et ce n’est plus un asphodèle (fleur de la mort) qu’il apporte à Zoe mais des roses, symbole de l’âme et de l’amour réunis, qu’il a cueillies ce matin-là. Contrairement à Orphée et Eurydice, ils parviennent à sortir des Enfers sains et saufs et on les voit se diriger vers l’Auberge où Zoé et son père ont pris pension, signe de leur définitive réconciliation.
Cette étude a mis en évidence que l’auteur de cette nouvelle a réinterprété d’après ses expériences personnelles, le mythe d’Orphée. Cette remarque se confirme en lisant le supplément que Freud a ajouté à la deuxième édition de son interprétation de Gradiva :
Depuis lors, un ami a attiré mon attention sur deux autres nouvelles du même auteur, qui pourraient avoir une relation génétique avec Gradiva en tant qu’études préliminaires ou en tant qu’efforts intérieurs pour résoudre ce même problème de la vie amoureuse d’une manière satisfaisante du point de vue poétique. La première de ces nouvelles qui a pour titre Der rote schirm (le parapluie rouge), rappelle Gradiva par le retour de nombreux petits motifs tels que la fleur blanche des tombeaux, l’objet oublié (le carnet d’esquisse de Gradiva), mais avant tout par la répétition de la situation principale, l’apparition de la jeune fille défunte ou que l’on croit morte, dans l’ardeur du soleil de midi. Dans le récit le parapluie rouge, c’est une ruine de château délabré qui fournit le théâtre de l’apparition comme dans Gradiva ce sont les décombres exhumés de Pompéi.
Ces histoires qui entremêlent la femme aimée et la mort, dans des contextes qui ont des points communs avec les Enfers décrits dans les mythes, sont à l’évidence des thèmes orphéeiens dont l’auteur a su tirer parti avec beaucoup d’acuité. Le mythe d’Orphée, dieux des arts sous toutes ses formes, est le thème poétique par excellence qui n’a cessé de captiver les artistes. En ce qui concerne Jensen, il semble qu’il se soit inspiré de ce mythe profondément inscrit dans sa psyché après avoir vécu des expériences amoureuses pour le moins dramatiques. Il n’est pas inutile, dans ce contexte, de rapporter qu’il a connu une jeune fille, à l’âge des premiers amours, morte des suites d’une phtisie puis, par la suite, une autre femme, morte, elle aussi dans des conditions qui ne sont pas connus. Après ces remarques, on ne saurait s’étonner que Jensen ait puisé son inspiration à la source même du mythe d’Orphée et qu’il a bu de cette eau sans même s’en rendre compte. Car tous les hommes sont peu ou prou porteurs d’un mythe qu’ils interprètent en fonction de leur vécu et de leurs impressions, et qu’ils reproduisent et renouvellent dans des productions artistiques pour le plus grand plaisir des autres. Dans un ouvrage publié récemment (le Petit traité de psycho-mythologie, Harmattan, 2019), auquel je renvoie le lecteur intéressé par ce sujet, j’ai analysé avec de nombreux exemples à l’appui l’impact que les mythes exercent sur l’imaginaire des hommes et sur leur destin. La nouvelle de Jensen en est un cas assez remarquable.
Pierre Delmas
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