Joël Bernat : « La psychanalyse ? Un incessant et nécessaire re-devenir »

La psychanalyse n’a d’avenir que si elle ne perd pas de vue son objet premier : permettre à un sujet d’accéder à sa singularité, c’est-à-dire devenir individu, et cela par le moyen d’une cure. Les attaques principales contre la psychanalyse visent et menacent en fait cette visée première de Freud, bien plus que des oppositions théoriques et autres divergences de vue. Cette opposition à la psychanalyse s’inscrit dans une plus vaste et plus ancienne, celle qui met en tension et en conflit les masses et l’individu.

 

« J’habite ma propre demeure,

N’ai jamais imité personne,

Et me ris de tous  maîtres

Qui ne se moquent pas d’eux-mêmes. »

Friedrich Nietzsche[1]

 

 

1- Des critiques, depuis toujours

Les critiques et attaques envers la psychanalyse n’ont rien de nouveau tant elles font parties de son histoire depuis son invention. Freud eut à les subir personnellement sur plusieurs plans, tels que celui des contenus sexuels de ses conceptions étiologiques des névroses, ou encore sa judéité dans la société chrétienne viennoise, ou encore sa supposée germanité pour les catholiques parisiens[2]. Pour les premiers, la psychanalyse était une science juive, pour les autres, une science germanique. Ces modes d’oppositions tout azimut firent que cette science nouvelle semblait condamnée à ne point vivre longtemps, ainsi que Brill en témoigne en 1907 : « La psychanalyse était pratiquement évoquée comme produit fini quand j’en ai pris connaissance[3] », ou plus tard Franz Alexander en 1938, pourtant alors président de l’Association Internationale de Psychanalyse, qui, dans son « Adresse Présidentielle[4] » avançait que le mouvement psychanalytique devait disparaître, l’Amérique étant faite pour cela : combattre la technique classique, la dépendance créée par le transfert et son intensité, sous couvert de faire progresser les choses et donc de promouvoir ses propres thèses.

Comme on le voit, il y a des attaques sur plusieurs angles :

  • sur le contenu sexuel des théorisations cliniques, ce qui fera parler à tord du pansexualisme de Freud[5] et comparer Vienne à une nouvelle Babylone… ;
  • sur les communautés d’appartenance religieuse ou nationale des premiers analystes ;
  • critiques venant aussi bien de non analystes (psychiatres, philosophes, etc.) qui se font déposséder de certains secteurs de leur champ de connaissances ou de pratique, que de certains analystes (les dissidences d’hier étant aujourd’hui instituées, d’où la multiplicité des courants actuels).

Mais en deçà, c’est-à-dire sous ces formes de critiques, il y a quelque chose de bien plus fondamental qui est en jeu, que cela se dise en termes de sexualité, de religion, de nationalité ou de points de vue en psychopathologie, quelque chose qui est en tension depuis la fin du XIXè siècle et qui atteindra une apogée après la Première Guerre mondiale : le rapport individu / masse[6]. C’est un point capital, non pas seulement pour comprendre les tensions alors en jeu, mais aussi pour comprendre le projet de Freud et la visée de la, de sa psychanalyse.

Car dès lors que l’on perd de vue le projet de Freud, et, ipso facto, la visée de la psychanalyse, celle-ci se perd. Elle se perd, non pas du fait de différences théoriques ; ce qu’elle perd est son essence même. Ainsi devient-elle une chose de plus dans l’immense champ des sciences humaines, une théorie et une technique parmi d’autres, ce que redoutait Freud :

« Les psychiatres et les neurologues se servent souvent de la psychanalyse comme d’une méthode thérapeutique, mais ils montrent en règle générale peu d’intérêts pour ses problèmes scientifiques et sa significativité culturelle (…) ils se créent un méli-mélo de psychanalyse et d’autres éléments et donnent cette démarche pour preuve de leur largeur d’esprit, alors qu’elle prouve seulement leur manque de jugement.[7] »

Ailleurs, Freud dénonçait encore «  […] l’évidente tendance qu’ont les Américains à transformer la psychanalyse en bonne à tout faire de la psychiatrie[8]. »

Ainsi, réduire la psychanalyse à une seule technique ou une théorie permet de faire l’économie de sa visée et de la refouler.

2- La visée spécifique de la psychanalyse selon Freud

Du début à la fin de son œuvre, Freud n’a eut de cesse de la rappeler et la résume ainsi dans un de ses derniers textes : « Le désir de posséder un moi fort non inhibé, semble naturel, mais (…) cette aspiration est essentiellement contraire à la civilisation. Or les exigences de celles-ci se traduisent par l’éducation familiale ; n’oublions pas d’insérer ce caractère biologique de l’espèce humaine – sa dépendance infantile de longue durée- dans l’étiologie des névroses. »[9]

Constat qui reprend le projet pindarique[10] : l’analyse est du côté de l’individu et non d’une normalisation adaptative[11], ce qui serait une forme d’orthopédie anti-individu[12] (peut-être est-ce pour cela que les dictatures interdirent cette pratique). Si un tel projet semble aller de soi et n’avoir rien de bien nouveau, il n’en reste pas moins révolutionnaire et source de nombreuses résistances.

Mais elle était aussi révolutionnaire en ce qu’elle soutenait que c’était le patient, et lui seul, qui détenait les clefs de son problème et non le psychanalyste ; d’une certaine façon, l’on pourrait dire que le patient est l’auteur inconscient de ses problématiques, celles-ci étant le fruit d’interprétations erronées, ce qui veut dire que ce n’est pas la situation vécue mais bien l’interprétation et l’histoire qu’il s’en fait qui est cause de ses souffrances. Autant dire que cette position allait, et continue d’aller à rebrousse-poil des positions générales (par exemple de la médecine) quant aux problématiques psychiques. Mais elle maintient et défend l’individualisation.

Cette visée de la psychanalyse selon Freud ne peut être une philosophie de la vie ou une post-éducation mais fonctionne comme une maïeutique : permettre à des sujets[13] d’accéder à leurs singularités, c’est-à-dire :

  • devenir soi-même tant nous sommes prédéterminés par des formations inconscientes (pulsions, fantasmes, etc.), et le poids impersonnel de la « morale civilisée » et de la culture ;
  • mais aussi par rapport aux souhaits de massification (et de normalisation ou d’uniformalisation) des États, par exemple via les cultures et l’éducation[14].

Ce que Freud n’a cessé de rappeler sous diverses formes, notamment en recourant à des citations de Goethe, telle que : « Ce que tu as hérité de tes pères, // Acquiers-le afin de le posséder. » [15]

3- quelques axes de résistances à la visée psychanalytique de Freud

Des résistances externes :

1– une source de résistance est due à une certaine emprise socioculturelle et la morale qu’elle porte en elle-même en ce qu’elle est source de prédéterminations des pensées, perceptions du monde et donc d’interprétations toutes faites[16]. J’en donne deux exemples :

– Von Rad[17] nous offre un exemple de ce qui transite par les idéologies culturelles et qui crée un écart dans les conceptions de la sexualité, selon que l’on baigne, par exemple, dans une langue et une culture juive ou chrétienne : chez les Cananéens, l’accouplement et la reproduction furent envisagés comme des événements sacrés car relevant du divin, d’une proximité d’avec les dieux ; en revanche, Israël n’a pas participé à une divinisation du sexe. Yahvé est au-delà d’une polarité sexuelle et ainsi l’accouplement n’est pas un mystère sacral. La sexualité est exclue du culte et appartient à l’ordre humain ;

– la question du père : dans une des toutes premières publications de Lacan, un élément y est assez remarquable car très affirmé : en ces temps-là – les années trente du xxe siècle – il existerait « une faillite du père » : « Un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle, peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même[18]. » À la même époque, Wilhelm Reich définit le père comme source de la notion du petit homme : un caractère tyrannique, violent, agressif, atrabilaire, autoritaire, figure qui alimente et grossit le rang des totalitarismes[19].

Nous savons bien que la réception d’une œuvre se fait depuis la culture qui est la notre, mais nous oublions qu’elle est interprétante de fait : d’emblée, selon nos appartenances que ce soit la question du père ou celle de la sexualité, notre réception est pré-orientée à notre insu, ce qui peut-être la source de rejet ou de résistance à certaines pensées (au pire, les conseils de Pichon, voir supra).

Les attaques sur la sexualité et les révisions théoriques refoule une dimension importante de celle-ci : elle est individuante.

2– une autre forme de résistance est alimentée par les discours de masse ou plutôt massifiant qui, là aussi, opèrent à notre insu.

Par exemple la tendance behaviouriste du XIXè siècle et ses prolongements modernes s’inscrivent dans une désindividualisation ou un refus de prendre en compte l’être dans sa singularité (la boîte noire de Watson), voire opèrent une négation radicale comme dans le structuralisme (« le sujet n’existe pas ») : positions qui permettent aux théorisations d’offrir une apparence de cohérence et d’homogénéité fort confortables. Ces thèses réduisent les problématiques humaines à une question orthopédique, celle de l’adaptation à un environnement externe[20] : c’est donc l’identité du sujet individu qui est de nouveau refoulée. Il va de soi que ces thèses sont farouchement opposées à la psychanalyse.

Mais cette massification à un envers, celui d’augmenter les crises identitaires[21]. Ce qu’avait pu saisir Jung, avec sa notion d’homme statistique[22] : la massification comme effet spécifique du progrès scientifique : « […] c’est l’individu qui, en tant que donnée irrationnelle, est le véritable porteur de la réalité. C’est dire que c’est l’individu qui est l’homme concret, par opposition à l’homme normal ou à l’homme idéal qui, lui, est une abstraction, cette abstraction étant la seule base des formules scientifiques. […] l’efficacité psychologique qui émane d’une image statistique du monde : elle refoule l’individu au bénéfice d’unités anonymes qui rassemblent en groupement de masses.[23] »

Un bel exemple nous est donné par le fameux manuel nommé DSM[24] : cette nouvelle clinique s’élabore sous l’influence de la Société Américaine de Psychiatrie qui, en 1972, décrète par exemple que c’est l’événement qui est en lui-même traumatique quels que soient les sujets, et non plus un individu qui est traumatisé par un événement précis et le sens qu’il lui donne.

Car il y a là un discours rassurant mais désindividualisant de la résistance : « vous n’y êtes pour rien, c’est l’organe, l’environnement, etc., mais pas vous »…

3– La médiatisation de la psychanalyse, est une opération qui, comme toute diffusion et vulgarisation, produit une perte de ce fait, mais surtout une banalisation, une « normalisation » qui, du coup, fait courir le risque de faire de la visée psychanalytique une norme… ce qui est paradoxal ! Voir certains analystes qui se compromettent à la télévision sur les débats de l’homosexualité ou de l’adoption, etc. comme représentants d’une « vérité »… La médiatisation produit une vulgarisation : affadissement et banalisation de l’acte : la psychanalyse est réduite à un discours, des jeux théoriques et rhétoriques, donc accessibles à tous (ce qui n’est pas le cas de l’acte).

La psychanalyse est avant toute chose une pratique selon une méthode, et de façon très secondaire une théorie, selon la définition même de Freud. Or, une certaine tendance et médiatisation fait circuler et primer l’analyse comme théorie (donc plus facile à critiquer) et l’on voit dès lors des non analystes jouer et asséner des choses sans avoir aucune pratique clinique, tenir discours déconnecté de l’objet premier. Ce qui fait perdre de vue que la psychanalyse, selon son créateur, est une : cure ! Et non pas un exercice intellectuel de salon comme certains philosophes s’y autorisent, ignorant les soubassements cliniques de son dire (par exemple, il est pratique de refouler le terme de phobie quand on parle d’homophobie ou de sexisme ou racisme, etc., c’est-à-dire l’aspect pathologique, pour n’en faire que des débats intellectuels).

Ce retournement ou effacement de l’analyse comme cure est l’attaque principale qu’elle subit au point que certains courants analytiques en font même, non plus une cure, mais « une démarche personnelle » qui permettrait de « vivre avec ses symptômes » ! De quoi faire blêmir Freud sans doute pour qui ce fut un traitement des névroses (n’oublions pas que les hystériques étaient encore internés au début du XXè siècle et les excités réellement castrés.

Sous la résistance à la psychanalyse, il y a celle de la primauté de l’individu qui est mise en conflit selon une dualité d’exclusion : ou masse, ou individu, et non pas quelque chose de médian qu’apporte la psychanalyse : comment être soi-même avec les autres ?

Des résistances internes :

Ce n’est pas la psychanalyse, comme pratique et méthode, qui est en danger, ce sont plutôt certains analystes qui la mettent en danger lorsque ils en oublient les préceptes fondamentaux (problèmes scientifiques et significativité culturelle, dixit Freud) ou lorsqu’ils se sont « autorisés d’eux-mêmes » comme ils le disent… D’autres analystes ne supportent plus leur pratique, soit parce que le poids des transferts à porter est usant, soit parce qu’ils pensent que c’est la psychanalyse qui ne marche plus au lieu de reconnaître quelques échecs personnels, ou encore, des analystes ayant oubliés leur propre analyse (ce qui est le risque majeur avec les années), etc. Alors, est-il souvent plus facile de critiquer l’objet « analyse » que de se mettre soi-même en question.

– Il y a aussi une forme de désenchantement lorsque l’on a pu croire que la psychanalyse pouvait devenir une clef universelle d’explication du monde, malgré l’avertissement de Freud[25] : une telle croyance ne donne que des visions-du-monde et pas de la science, cette dernière réclamant que l’on puisse se satisfaire d’acquis fragmentaires et de renoncer à tout système.

– Ce qui amène à la délicate question des préférences pulsionnelles des analystes[26] : aucune analyse ne peut prétendre à être complète, ce qui laisse en chacun des points aveugles : or, certaines théorisations peuvent être au service de ces points aveugles afin de les maintenir refoulés, ce qui met la théorie au service des problématiques. Cet aspect peut aussi peut-être expliquer la multitude de théories analytiques.

– Une autre résistance remarquable est liée à l’importation dans la psychanalyse d’autres corpus théoriques : si cela peut amener de nouveaux points de vues ou d’autres lectures des visées freudiennes, ces importations portent en elles d’autres orientations ou vision-du-monde, des formes de pensées prédéterminées, qui, au pire, peuvent pervertir la visée première de la psychanalyse. Par exemple : Hegel avec Lacan (Freud était anti-hégélien !), Husserl avec Abraham et Torok, Jaspers avec Lagache, Pascal et Spinoza avec Anzieu, Marx avec Reich, Jung avec Bergson, etc. Ou encore la linguistique, le structuralisme, etc., autant d’aspects qui ne sont pas sans effets sur la pratique et son orientation. Cela amène de nouveaux primats, c’est-à-dire des systèmes et des croyances selon lesquelles tout est : sens, ou langage, ou sexuel, ou fantasme, etc., selon les auteurs. Et cela crée des systèmes.

Théorisations qui sont aussi au service des préférences pulsionnelles. Ce que par exemple Winnicott a pu ainsi résumer : « La trajectoire de Freud vers la santé mentale pourrait être ce dont les analystes essaient de guérir, tout comme les jungiens essaient de guérir du divided self de Jung […]. À la fin d’une longue vie, Jung atteint le centre de son self qui s’avéra être un cul-de-sac ; en comparaison, nous pouvons préférer les tâtonnements de Freud et son échec progressif à conclure quoi que ce soit, à part le processus que nous et les générations futures pouvons employer pour la thérapie et pour la recherche. »[27]

– un des effets du mythe du progrès humain lorsqu’il n’est pas interrogé est de croire en une évolution des symptômes. Si les symptômes changent, ils ne changent que de forme, car, et on le sait depuis Charcot, et pas seulement avec l’hystérie, que la forme des symptômes est liée au contexte socioculturel. En revanche, le fond est immuable, les mécanismes restent les mêmes, au-delà des cultures et des époques[28]. Cette évolutivité des symptômes n’est qu’un argument théorique et non clinique qui permet de croire promouvoir des conceptions nouvelles. Hors, cela amène le plus souvent à un seul changement de lexique et pas vraiment du nouveau. Mais cela multiplie les théories, ce qui donne l’impression, du fait du nombre, que la psychanalyse se fragmente et se délite.

– Enfin, un dernier point bien délicat est lié aux risques du processus d’institutionnalisation de la psychanalyse : si celle-ci est nécessaire quant à la formation des analystes, le danger, comme dans tout type d’institution, est que celle-ci déplace progressivement l’intérêt pour l’objet premier de la psychanalyse sur l’intérêt pour l’institution elle-même : une sorte de déplacement du schibboleth, non plus la reconnaissance de l’inconscient ou de la sexualité infantile par exemple, mais celui de l’appartenance à un groupe, du fait d’enjeux politiques, d’oppositions à d’autres courants, de différences culturelles, etc. Soit un changement d’objet : l’objet institution prend progressivement la place de l’objet premier et fondateur. Cela est pointé et commenté par de nombreux auteurs, et pas les moindres[29]. Par exemple, Winnicott écrivait que « Si nous ne parvenons pas à admettre Jung, nous sommes des membres d’un parti autoproclamé. » [30]

La « tentation de l’extériorité »

Une autre façon possible de perdre de vue l’essence de la psychanalyse freudienne pourrait être parfois liée à la tentation de psychanalyser le monde. C’est-à-dire que l’on passerait de la psychanalyse comme cure des névroses à des tentations prophylactiques de masse, tels que l’ont pensé Reich avec la sexualité ou Jung avec la spiritualité. Ce qui pose une grande question, celle de la psychanalyse appliquée, que ce soit à des masses ou des œuvres d’art par exemple. La psychanalyse peut-elle vraiment fonctionner hors fauteuil et hors clinique, par la seule application d’un discours sur un objet qui ne le demande pas forcément, ou qui est absent, ou encore, qui ne peut répondre ? Car dans ce cas de figure, il n’y a plus que de la théorie appliquée (ce qui permet croit-on de faire l’économie des transferts) avec le risque de se présenter comme norme de par la généralisation de l’individuel au collectif, ce qui viendrait contredire le projet pindarique initial.

De même peut-elle s’enseigner à l’université ? Oui, mais elle n’est que discours et non plus pratique ni méthode : elle y perd son vif en n’étant plus que savoir.

6- Conclusion : quel devenir ?

Poser la question du devenir de la psychanalyse sous-entend, entre autres choses, la possibilité de son déclin. Ce qui peut se penser tant son discours théorique n’est plus du tout unifié et qu’il est aussi daté dans une société qui consomme bien vite les pensées. Alors, est-elle finie ?

  • oui, si elle perd de vue son objet premier, et elle devient une technique parmi d’autres, un discours de plus sans « significativité culturelle » d’autant plus facilement lorsqu’elle se fait réduire à une théorie ;
  • non, si elle préserve sa visée, et qu’ainsi elle reste un acte, c’est-à-dire une pratique selon une méthode spécifique ; non, si elle continue à s’adresser à l’individu : et l’on peut considérer les diverses problématiques comme autant de tentatives de compromis dans l’éternelle tension entre les normes de masse et la singularité[31].

Dès lors, les attaques qu’elle subit paraissent « normales » en tant qu’expression de ce conflit fondamental, attaques qui ne sont en rien négatives mais nécessaires en ce que cela vient préserver et alimenter le projet d’individuation des êtres, mais en sortant de cette dualité conflictuelle. Car il s’agit de devenir soi-même parmi les autres et non pas contre !

Mais la psychanalyse ne peut plus se dire au singulier aujourd’hui, nous devrions dire : les psychanalyses. Mais cela n’aurait pas de sens, et ne témoignerait que des divergences entre sociétés d’analystes ou entre théories. Pas de sens, car cela indiquerait que le but premier est bien perdu de vue et que la psychanalyse n’est plus qu’une technique parmi d’autres, une technique d’adaptation des sujets à leurs environnement : l’analyste saurait ce qui est bon pour autrui, et deviendrait Führer (meneur) ou Verführer (séducteur).

D’où une autre question fondamentale, qui divise de toujours : la psychanalyse est-elle au service d’une société ou bien de l’individu ? De l’individu, bien sûr, mais les tentatives de récupération sont fortes. Freud le sentait et c’est en ce sens qu’il écrivait à Pfister[32] : « Je ne sais si vous avez saisi le lien secret qui existe entre l’ « Analyse par les non-médecins » et l’ « Illusion ». Dans l’un, je veux protéger l’analyse contre les médecins, dans l’autre, contre les prêtres. Je voudrais lui assigner un statut qui n’existe pas encore, le statut de pasteurs d’âmes séculiers qui n’auraient pas besoin d’être médecins et pas le droit d’être prêtres. » C’est-à-dire deux groupes qu’il pensait au service de la massification des êtres.

Plus tard, Victor Smirnoff écrivait en 1970 que si la « parole se propose de vouloir faire tomber le discours creux d’une société, le discours hypocrite d’une « bonne conscience », pour permettre l’accession à un langage différent, voilà qui nous paraît être le fond de tout fait révolutionnaire. Il fut un temps où la psychanalyse s’en réclamait encore. »[33]

Si la psychanalyse veut conserver un devenir, à l’instar des êtres humains, c’est en supportant cette tension conflictuelle entre l’exigence normative et l’exigence d’individuation. Or, son intégration dans le mouvement culturel lui fait courir le risque d’une assimilation et donc de la perte de sa position « révolutionnaire » en n’étant plus qu’un « sujet de société ». C’est donc aux analystes de tenir cette position.

Joël Bernat

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Notes :

[1] Friedrich Nietzsche, exergue in Le Gai Savoir, Robert Laffont, 1993. Inscription mise au-dessus de sa porte.

[2] Voir Édouard Pichon : « Mr. Freud ? On peut rendre hommage à son génie clinique et psychologique sans adopter les démarches de son esprit », in « La réalité devant M. Laforgue », Revue française de psychanalyse, PUF 1938, X, 688. Et de rejeter les étrangers dans un grand sac socialiste, Staline et Hitler, Blum et Mussolini, qui ne pourront pas influer « sur la production intellectuelle française » et d’insister sur le devoir de l’analyste qui serait de défendre l’institution sacrée du mariage : in « La famille devant M. Lacan », Revue française de psychanalyse, PUF 1939, XI, 132.

[3] Abraham Arden Brill, Freud’s Contribution to Psychiatry, New York, W. W. Norton and co., 1944.

[4] Franz Alexander, « Psychoanalysis comes of Age », Psychoanalytic Quaterly, 1938, VII, 303-306.

[5] Voir l’explication de Freud dans sa lettre à Édouard Claparède (1920) quant au tout est sexuel, in OCF-P XV, P.U.F 1996, 347 sq.

[6] Voir par exemple : Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, 1979 ; Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966 ; Paul Valéry, « Note (ou de l’Européen) », in Œuvres, T I, Gallimard, La Pléiade, 1957, etc.

[7] Sigmund Freud, (1930) « Préface à la Medical Review of Reviews », in OCF-P XVIII, P.U.F 1994, pp. 337-8. Nos italiques.

[8] Lettre de Sigmund Freud à Jacques Schnier du 5 juillet 1938 in : Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, PUF, 1969, 342.

[9] Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), PUF 1973, 56.

[10] Dans une lettre du 6.VIII.1873 à son ami Eduard Silberstein (Freud a dix-sept ans), il lui rappelle ceci : « Tu oublies que l’homme doit être ‘soi-même’. » in S. Freud, Lettres de jeunesse, Gallimard 1990, p. 64, sans doute en référence à la parole de Suleika dans le Divan Occidental – Oriental, citée par Freud in Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, n° 6, 1969, 395 : « Le bonheur suprême des enfants de la terre / Ne consiste que dans la personnalité. / Quelle que soit la vie, on peut la vivre, / Tant qu’on se connaît bien soi-même ; / Rien n’est perdu / Tant qu’on reste ce qu’on est. » Soit ce qu’il est convenu de nommer projet pindarique, en référence, entre autres à un « Éloge amoureux dédié à Théoxène » dans le troisième épode de la troisième Phytique de Pindare (Œuvres complètes, La Différence, 1990, 177) : « Non, chère âme, à la vie immortelle / n’aspire, mais épuise le champ du possible », phrase reprise par Albert Camus et Paul Valéry; ou Margueritte Yourcenar in La couronne et la lyre, Paris, Poésie / Gallimard, 1979, 160. Il est à remarquer que ce principe est accordé à Pindare, à Thalès, à la Pythie de Delphes, repris par Socrate, etc. Citons encore le Gnothi seauton, traduit par Nosce te ipsum en latin, est une expression en grec ancien, signifiant : « Connais-toi toi-même ». C’est, selon le Charmide de Platon, le plus ancien des trois préceptes qui furent gravés sur le fronton du temple de Delphes. La Description de Delphes par Pausanias le Périégète en confirme l’existence.

[11] Position partagée par bien d’autres à l’époque : par exemple Wilhelm Reich ou Carl-Gustav Jung.

[12] Voir Freud, Jung, Reich, etc.

[13] Le terme de sujet vient du latin sub-jectus, c’est-à-dire jeté sous, ou soumis si l’on veut.

[14] Voir « Qu’est-ce que les lumières ? » d’Emmanuel Kant, in Raulet Gérard, Aufklärung, Garnier-Flammarion 1995. Dans ce texte « révolutionnaire » des Lumières allemandes  Kant exhorte à penser par soi-même : Sapere Aude !

[15] Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) définissait son art comme une philosophie refusant tout système et dans lequel poésie et science étaient, pour lui, même chose. Il s’inscrivait ainsi dans le droit fil de l’esprit des Lumières allemandes. Freud cite au moins trois fois dans ses écrits ces deux vers de Goethe. L’importance particulière, et possible, de ces deux vers serait qu’ils offrent une issue à l’ambivalence entre onto- et phylo- genèse, une opération à produire, une indication : percevoir, puis s’emparer de l’acquis phylogénétique, l’élaborer et le faire sien, et ce serait le fondement de la construction de l’ontogenèse. Résumé en une autre formule célèbre, cela donne : là où il y avait du « ça », du « je » doit advenir. Voir Sigmund Freud, in Totem et tabou (1912-13), Pour introduire le narcissisme (1914), Abrégé de psychanalyse (1938), 86. Voir Goethe, in Faust I & II, Paris Flammarion 1984, vers 682-3 de « La nuit », (XVIII 355).

[16] Sur ce sujet, voir Joël Bernat, Transfert et pensée (La transmission de pensées en psychanalyse), collection « Perspectives Psychanalytiques », Bordeaux, L’esprit du temps – P.U.F., octobre 2001.

[17] Gerhard von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, Delachaux et Niestlé. À ce sujet, précisons que si l’homme Freud revendiquait sa culture juive, cela n’autorise pas à opérer un raccourci, à l’instar de certains biographes ou commentateurs, qui ferait de la psychanalyse une science juive. Une telle assertion ne serait qu’une réfutation de plus, réfutation de la Méthode de pensée (des Lumières allemandes) comme volonté d’être fondamentalement hors toute croyance. Il reste à se demander ce qu’une telle réfutation vient servir.

[18] Jacques Lacan, 1938, « La Famille », in L’Encyclopédie française, vol. VIII, 1938 ; Les complexes familiaux, Navarin, 1984.

[19] Voir par exemple Wilhelm Reich, Écoute petit homme, Payot, 1974.

[20] Fondement du cognitivisme qui est un neo-béhaviourisme.

[21] Voir la notion de pessimisme culturel par exemple, représentée aussi bien par Paul Valéry que Carl-Gustav Jung.

[22] Un effet parmi d’autres de la science et de la raison, in C.G. Jung : L’homme et ses symboles. Robert Laffont 1964, 95 : « À mesure que la connaissance scientifique progressait, le monde s’est déshumanisé. L’homme se sent isolé dans le cosmos, car il n’est plus engagé dans la nature et a perdu sa participation affective inconsciente, avec ses phénomènes. Et les phénomènes naturels ont lentement perdu leurs implications symboliques. Le tonnerre n’est plus la voix irritée d’un dieu, ni l’éclair de son projectile vengeur. La rivière n’abrite plus d’esprits, l’arbre n’est plus le principe de vie d’un homme, et les cavernes ne sont pas habitées par des démons. Les pierres, les plantes, les animaux ne parlent plus à l’homme et l’homme ne s’adresse plus à eux en croyant qu’ils peuvent l’entendre. Son contact avec la nature a été rompu, et avec lui a disparu l’énergie affective profonde qu’engendraient ses relations symboliques. »

[23] Ibid., 252.

[24] DSM = Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Selon l’article sur Wikipedia, ce manuel est très critiqué car il se prétend « a-théorique » sous prétexte d’être le fruit de statistiques…, et « présente des classifications arbitraires tout en évacuant toute dimension causale et sert les intérêts des laboratoires pharmaceutiques. »

[25] Voir Sigmund Freud, « XXXVè conférence : sur une Weltanschauung », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984.

[26] L’expression est de Freud : voir les Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987.

[27] Donald Woods Winnicott : (1964) ; « Un rêve de Winnicott en rapport avec un compte rendu des écrits de Jung », et « Sur DWW par DWW », in La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000. Ailleurs, il note ceci : « Jung, en se décrivant lui-même, nous donne un tableau de schizophrénie infantile ; en même temps, la force de sa personnalité est telle qu’elle le rendit capable de se guérir lui-même. »

[28] Voir par exemple les descriptions d’Hippocrate ou encore de certains manuscrits égyptiens.

[29] Pour exemple : Jean Cournut, « La béance des dervis », in L’ordinaire de la passion, PUF, 1991 ; Piera Aulagnier : « Comment peut-on ne pas être persan ? », in « Un interprète en quête de sens », Payot 1991, 29-45 ; Vladimir Granoff : « Peut-on parler d‘orthodoxie en psychanalyse ? » (1957) in Problèmes de psychanalyse, Cahier n° 21 des Recherches et débats du centre catholique des intellectuels français, Librairie Arthème Fayard, novembre 1957, 59-67 ; Otto F. Kernberg : « Trente méthodes pour détruire la créativité des analystes en formation », in RFP, n° 4, Après l’analyse…, 1997, T. LXI, PUF ; Elliott Jaques : « Des systèmes sociaux comme défenses contre l’angoisse dépressive et l’angoisse de persécution. Contribution à l’étude psychanalytique des processus sociaux » in Psychologie sociale: textes fondamentaux anglais et américains, réunis par André Lévy, Dunod 1978, 546-565.

[30] Donald Woods Winnicott : (1964) ; « Un rêve de Winnicott en rapport avec un compte rendu des écrits de Jung », et « Sur DWW par DWW », in La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

[31] Compromis dans le sens où le sujet tente de se créer une histoire qui le singularise. Freud à plusieurs fois noté ceci : « L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres[31] ; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité. » Sigmund Freud, « Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse » (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, 213.

       Voir aussi, comme autre exemple, Georges Devereux, La renonciation à l’identité. Défense contre l’anéantissement, Payot, 2009.

[32] Sigmund Freud, lettre du 25. XI.1928 à Oskar Pfister, in Correspondance avec le pasteur Pfister, 1909-1939, Gallimard, 1966.

[33] Victor Smirnoff, « La transaction fétichique », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 2, Gallimard 1970, 62, n. 1.

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