Roseline Bonnellier : « Est-ce que, demain, il y aura encore des psychanalystes ? ou Le peuple des laïcs »

« Est-ce son chant qui nous ravit ou n’est-ce pas plutôt le silence solennel dont sa faible petite voix est entourée ? » Kafka, Joséphine la cantatrice ou Le peuple des souris, 1924

2014 : Cela fait maintenant plus d’un lustre que je n’ai pas pu, après coup, poser cette question écrite sur, au fond, la « laïcité » de la psychanalyse[1].

2008 : Qui compose l’assistance des colloques ayant trait à la psychanalyse ? Des « psys », me direz-vous, ou des personnes intéressées par la psychanalyse, sûrement une majorité d’« analysants » qui ne sont pas forcément des « psychologues cliniciens », des psychanalystes aussi non orateurs pour cette fois : ce jour-là par exemple, j’ai vu  Guy Rosolato évoluer à la pause d’entre les premières  rangées de fauteuils où il avait pris place, en train de se dégourdir des jambes honorables, et je ne sais pas s’il s’était déplacé ce 9 février 2008 à la Maison de la Chimie en tant que psychanalyste « clinicien » ou psychanalyste « explorateur », les deux me direz-vous…

Mars 2008. Voici un mois que le colloque sur « Psychanalyse et psychothérapie »[2], longuement préparé dans les colonnes de la revue le Carnet Psy, eut lieu. Ce 9 février 2008, Daniel Widlöcher, bannissant la polémique susceptible d’entraver les échanges, avait cru bon d’introduire la journée en la mettant sous le signe de conversations dans l’esprit de Montaigne. J’étais venue, je dois le dire, surtout à cause de la participation de Jean Laplanche à l’une de ces « tables rondes », lesquelles sont, comme chacun sait, sur l’estrade où exposent et s’exposent les conférenciers à l’assistance, tout en longueur rectangulaire. Jean Laplanche, qui posa en 1987 la théorie de la séduction généralisée dans Nouveaux fondements pour la psychanalyse, avec comme corrélat une théorie de la traduction, m’apparaissait une colonne vertébrale théorique majeure dans le débat, apte à articuler « psychanalyse » et « psychothérapie ». Evidemment, dans la conception de Jean Laplanche, la « théorie » n’est pas  séparée de la « pratique ».

Question  pratique

Faut-il le rappeler en ces années de plomb où une psychanalyse sur la défensive tendrait, entre « l’or » étalon de l’analyse et le « cuivre » plus « pratique » de la psychothérapie, à se cantonner dans une définition  de son institution réservée à l’application exclusivement « clinique » de sa méthode – y compris lorsqu’elle s’autorise à une telle application « hors cure », domaine où le psychanalyste est amené dès lors à s’interroger peu ou prou sur son statut, le corpus delicti étant absent, c’est-à-dire le corps  de l’autre, patient pour mémoire de son transfert sur la personne de l’analyste ? Mais ce passage de « l’objet clinique » retourné en histoire de cas plus ou moins littérarisé, au titre de droits d’auteur plus ou moins empruntés à l’autre (patient) du « sujet » analyste écrivant ou rapporteur exposant par exemple dans des colloques, aurait lieu à l’ombre restée néanmoins tutélaire d’une gloire passée, celle française somme toute des « années Lacan » de la psychanalyse, exportée, réimportée sur ses platebandes en french theory empreinte d’une « déconstruction » à présent très fréquentée dans le must du vocabulaire brodé à l’envers de son ourlet médiatique, une psychanalyse désormais vulgarisée en passe-partout d’autorisation « psy ». Toutefois, soyons pratique en théorie, sortons de France pour voir ; je livre une information concrète qui m’a été communiquée au cours de l’été 2006 à Sils-Maria dans les Grisons : En Suisse, à l’université de Zurich, Lacan était bien étudié, mais dans le département de… philosophie.

            D’abord, à dire sans détour, ce qu’il me reste du vif de ce colloque : une question aiguë et pratique, un peu lancinante, et nous étions en France, où la psychanalyse, en principe ou culturellement, existe toujours dans le genre fluctuat, nec mergitur ! Celle de la formation des psychologues à l’université, futurs « psys » en passe de devenir les nouvelles « infirmières de l’âme » dans le tissu social très éprouvé de nos jours, selon le genre ancillaire largement féminisé de la profession. Cela se passe conformément à l’alliance majoritaire qu’une psychanalyse, demeurée plus ou moins clandestine dans son action, entretient à son corps défendant avec la médecine, laquelle fournit l’argument sine qua non de la clinique : le corps de patients in praesentia dans la cure, restée le domaine référent d’application de la ci-devant « jeune » science psychanalytique.

Cette dernière ne devrait-elle pas, pour oser se renouveler institutionnellement, rechercher ou plutôt retrouver d’autres alliances profondes dans notre culture à côté de celle privilégiée  (en esprit) avec le corps médical ou paramédical allégué au nom du corps souffrant (dans son âme) du patient ? L’analyste ne devrait-il pas oser être, s’il le faut, un Jean sans terre (sans cure) que son institution reconnaisse autrement qu’un parent pauvre – le plus riche et le plus connu, si l’auréole ternie d’une gloire passée n’a pas trop glissé de son chef chenu, ayant encore  pignon sur rue et sur la table des libraires comme « psy(chanalyste) », clinicien par définition et presque pléonasme ? C’est une question aussi bien théorique que pratique que je pose ! Le « père de la psychanalyse » était avant-gardiste dans La question de l’analyse profane (1926) : Dans la bouche de Freud, qui n’est pas spécialement français d’après la séparation de l’Église et de l’État, le non-laïc, pris au sens figuré, c’est le médecin. En tant que le corps médical reconstitue une sorte de « clergé » qui détient une autorité. Freud n’est pas trop contaminé par l’idée française et seconde de laïcité datant de 1789, comme le sont nos « intellectuels français » dans « l’après-coup » de l’affaire Dreyfus environ un siècle plus tard.

La première idée de laïcité en Europe est en effet allemande ; elle remonte au XVIème siècle, à Luther et à la Réforme et résiste dans le protestantisme culturel qui imprègne la culture « classique » de l’écrivain de langue allemande, Sigmund Freud en son Bildungsroman de « Wo Es war, soll Ich werden » du « moi » de la seconde topique. Évidemment, le protestantisme luthérien a été sécularisé par Kant (d’origine piétiste) au moment de l’Aufklärung, ce dont a pris acte le « temps de Goethe », c’est-à-dire tout le « classico-romantisme allemand » de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle qui s’ensuit de la « réaction » / « révolution » romantique. La grande différence épistémologique entre la France et l’Allemagne s’enracine dans l’histoire européenne, autant dans les faits que dans les idées : la « raison » kantienne ne quitte pas le sol de la religion chrétienne où cette « raison » occidentale s’enracine ; Kant pose la question métaphysique de l’Occident chrétien dans la Critique de la raison pure et par rapport au « sujet transcendantal de la science », là où la Révolution française de 1789, plus « grecque » comme l’analyserait Hölderlin, en vient plus rapidement aux mains et décapite son Roi sacré à Reims. La Révolution française est « factuelle » tandis que la Révolution copernicienne du « sujet transcendantal de la science » chez Kant est « spirituelle ». Il y aurait beaucoup à dire « là-dessus » : au regard de l’analyse justement « hors cure » qu’on peut en faire, si l’une des révolutions est plus profonde que l’autre, et ce n’est pas forcément la plus manifeste ou celle qu’on croit selon qu’on se trouve de ce côté-ci ou de l’autre côté du Rhin, c’est une histoire de « niveau » dans la « progression du refoulement » (Freud, L’interprétation du rêve, 1900 : quand arrive « l’Œdipe »).

Bien sûr, il y aurait ici un rapport « métaphysique » en même temps que « métapsychologique » à faire chez Freud du côté de Psychologie des masses et analyse du moi, sur l’autorisation donnée à « soi-même » d’être analyste à condition d’avoir le plus souvent à en passer « quand même » par l’institution pour y être reconnu(e). Plus encore en France, anciennement « fille aînée » de l’Église catholique – après que la psychanalyse fut devenue française sous Lacan, qu’au temps des séances du mercredi chez Freud au 19 de la Berggasse,  quand les débats consignés dans les Minutes de Vienne étaient beaucoup plus ouverts aux premiers psychanalystes, sans que ceux-ci aient à montrer patte blanche sur une sacro-sainte « clinique » supposée les identifier comme psychanalystes patentés.

Si le label de la « psychanalyse » en gloire, des années 1960 aux années 1980, peut faire vendre des livres psy « littérarisants » ou/et attire ainsi le chaland, futur patient éventuel d’une « psychothérapie analytique » comme une bonne marque rétro qui continue d’inspirer confiance, en un sens, tant mieux : on n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Lacan, au reste fils de vinaigriers de la région d’Orléans, a construit son système au sein d’une époque très littéraire. Tant mieux si la psychanalyse peut indirectement continuer d’exister  bon an mal an à travers la demande psychothérapique. Mais constatons qu’elle est rentrée en résistance et dans la clandestinité, en même temps qu’elle aurait dû peut-être songer à différencier plus authentiquement ses alliances pour préparer l’avenir plutôt que d’arc-bouter sa défense sur le « sauve-qui-peut » du « soin », et d’une « clinique » valorisée au détriment d’une théorie arrêtée ou que certains psychanalystes eux-mêmes estimeraient « finie ».

Et ne nous voilons pas la face, la laïcité de la psychanalyse aujourd’hui ne concerne plus le « sujet » psychanalyste dont le statut social est celui du « psychologue clinicien » formé à l’université jusqu’au DESS ou comme le diplôme s’appelle. La laïcité de la psychanalyse aujourd’hui concerne, de manière plus pointue, « l’objet » de la psychanalyse, l’objet de son application bien entendu aussi en ce qui concerne ladite application « à la cure ». Lorsque « Madame Bovary, c’est moi », au lieu qu’on lui propose faute de mieux d’aller une ou trois fois par semaine chez son confesseur, va désormais régulièrement chez son « psy », et plutôt une fois seulement pour sa « thérapie » que trois en psychanalyse appliquée à la cure psychanalytique « classique » ! Allez, la messe est dite : dans l’histoire de notre  « vieille » culture occidentale née en Europe, où se trouve au centre, au cœur du Mitteleuropa, le berceau de la « jeune » science, la psychanalyse ! On ne peut pas ramener la définition de la psychanalyse à sa seule application clinique dans le cadre de « la cure » de « patients ». La question est beaucoup plus vaste, y compris si l’on s’en tient à la cure effectivement essentielle : car d’une certaine façon ce « médecin des âmes » qu’est l’analyste remplace le prêtre d’antan dans la représentation déplacée et « sécularisée » que s’en fait, moquée ou non (par exemple au cinéma), le bon peuple des « laïcs ». En principe, non, l’analyste dans son fauteuil derrière le divan n’est pas là pour remplir le sacerdoce du « prêtre », et ce n’est pas souhaitable dans l’histoire du « sujet » en travail d’analyse. Sauf que chez Freud, il n’y a pas de « sujet » comme dans la psychanalyse française ; il n’y a que Pour introduire le narcissisme. Freud n’est pas un lacanien, et du coup freudien « sans le savoir », comme notre Monsieur Jourdain national après l’inscription de celui-ci à l’École freudienne. Au moment de son « retour à Freud » des années 1950, Lacan du haut de sa superbe humilité, reconnaissait certes que Freud « n’était pas lacanien », mais que c’était lui, Lacan, qui était « freudien ». Seulement voilà : je crois que Lacan – et tout le mérite de son retour interprétatif aux textes lui en revient –  a exploré le volet du « retour à Freud » en France de Lacan. Ce qu’il aurait beaucoup moins exploré par contre, c’est un retour plus « allemand » que « français » à Freud : il n’était d’ailleurs pas en mesure de pouvoir le faire, n’étant pas « spécialiste » au niveau de la recherche « scientifique » dans le domaine que l’Université française reconnaît pudiquement comme étant celui des Études « germaniques », et il lui était plus aisé, au nom de son immense culture générale « à la française », de  dénigrer les « Goetheforscher » ou « chercheurs » en « science de la littérature » (Literaturwissenschaft) sur Goethe (J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, 1952 pour le prononcé de cette remarquable conférence de « psychanalyse appliquée », dans laquelle le psychanalyste français, à la veille de son « Discours de Rome » de 1953, compare sur le plan « clinique » L’homme aux rats de Freud et un passage de Poésie et vérité de Goethe : pour Lacan, il s’agit de la naissance œdipienne de son père symbolique extrait comme Ève de la côte d’Adam du « père idéal »).

Sur la dépendance  institutionnelle de « la sphère des intérêts médicaux » qui demeure à l’endroit ou à l’envers « malgré tout » de l’autorité du psychanalyste, la critique  élevée ici n’est pas une diatribe contre la médecine. L’alliance de la psychanalyse avec la médecine touche au corps humain. C’est parce que les médecins s’occupent du corps malade qu’ils ont été amenés parfois à s’occuper de l’âme. Évoquons au passage le domaine immense de la relation à l’organique qui n’est peut-être pas au bout du compte celui de la psychanalyse, soit par exemple l’œuvre du médecin philosophe Viktor von Weizsäcker[3] qui a pu être considéré comme le père de la psychosomatique et dont Michel Foucault traduisit en son temps Le cercle de la forme[4] [dit alors « de  la structure » comme le voulait l’époque de la vague déferlante du structuralisme en France ; la préface est toutefois de Henri Ey, psychiatre !]. Viktor von Weizsäcker croise dans son inspiration Freud qu’il rencontre en 1926. Mais celui-ci juge que la psychanalyse est une  discipline spécifique qui ne se laisse pas confondre avec la recherche et la pratique de Viktor von Weizsäcker.

Certains médecins sont devenus de grands écrivains, non pas seulement Freud : Tchékhov, Arthur Schnitzler… Il faudrait relire aussi la nouvelle de Franz Kafka intitulée « Un médecin de campagne ». Kafka et Freud ont eu la même formation classique au lycée en psychologie, une psychologie venue de Herbart, un « fils » de Kant. Mais plus un écrivain est écrivain, et plus un rapport distant au pouvoir sous toutes ses formes, creuse sa différence.

Quant à Lacan, au chapitre de l’emprise institutionnelle de « La Faculté » en France (« Ce n’est jamais sans trembler que je plaisante un peu La Faculté », Beaumarchais),  il n’a pas été, sur le plan épistémologique d’une définition non « biologisante » (en termes laplanchiens) de la psychanalyse, sans détourner la question du compromis obligé de la pratique clinique de la psychanalyse avec « la sphère des intérêts médicaux », en nouant une autre sorte d’alliance compromettante, mais à laquelle le contexte intellectuel français de l’époque était complètement réceptive : l’alliance avec les sciences sociales qu’exigeait la définition structuraliste et Lévi-straussienne du « mythe » comme application de « la linguistique ». Cette nouvelle compromission « scientifique » de la psychanalyse devenue « française » sous Lacan enfermait l’Œdipe du « retour à Freud » dans un « pseudo » (J. Laplanche, Sexual, 2007) « inconscient structuré comme un langage » (Critique de Lacan par Laplanche à Bonneval en 1960) : nous en subissons les retombées aujourd’hui, non seulement dans la « résistance » à la fois externe et institutionnellement interne à la psychanalyse, mais aussi au travers de l’exemplaire « retour du refoulé » (œdipien) que représente la plus ou moins mal dénommée « théorie des genres » par laquelle la psychanalyse en tant que « science humaine » se retrouve méjugée et mise au pas d’une domination des « sciences sociales » à l’inconscient plus « cognitif ».

Question  théorique

Pour situer la position de Jean Laplanche dans le débat entre psychanalyse et psychothérapie, mieux vaudrait peut-être repartir de la « métaphore astronomique »[5] d’où il est possible d’observer le cheminement de la pensée de ce psychanalyste, de son balancement entre deux pôles : d’une part le copernicisme de l’inconscient (l’autre) et sa « déliaison », d’autre part le ptoléméisme du moi narcissique et sa « liaison ».

La méthode psychanalytique est du côté du patient celle de la « libre association » d’idée  qui est « associative-dissociative ». Du côté de l’analyste, la méthode est celle de « l’attention en libre (ou égal) suspens » d’après une traduction (celle des OCF-P) plus fidèle au texte freudien que l’ancienne « attention flottante » : la « frei(/gleich)schwebende Aufmerksamkeit »[6].

J. Laplanche considérerait que la psychothérapie est du côté de la « liaison » et que l’acte proprement analytique serait du côté de la « déliaison ». La situation analytique reprend la situation anthropologique fondamentale de la sexualité infantile, dans laquelle l’enfant, confronté aux « messages compromis avec l’inconscient » de l’autre adulte, est le seul « herméneute ». Dès lors, l’indication d’analyse est plus réservée au traitement des névroses. Il ne faut pas oublier que chez J. Laplanche, le modèle de la « provocation du transfert » par l’analyste trouve son illustration chez le « poète et schizophrène » Hölderlin (J. Laplanche, Le mur et l’arcade, 1987) ! En dehors du fait que cette « liaison » thérapeutique n’est pas sans « arranger » la « raison sociale » évidente qu’aurait l’institution psychanalytique de conserver son alliance majeure avec la « sphère des intérêts médicaux »[7], sans laquelle le/la psychanalyste de nos jours – s’il / si elle ne se définissait pas exclusivement d’après la seule application thérapeutique à la cure en tant que clinicien(ne), se retrouverait très vite, comme nous l’avons dit, un « Jean sans terre » [a contrario le patient continuerait de « prouver » l’analyste, comme le fou le psychiatre, autrefois aliéniste !], et derrière donc cet arbre du symptôme adressé au « psy » sans distinction, quel est le problème si l’on s’enfonce dans la forêt du débat qui couve derrière, entre la définition proprement dite de la psychanalyse comme science et son application thérapeutique dans la cure ?

Votre servante discute en pensée avec Laplanche : le problème est bien celui de la « liaison », un problème de base. Une « déliaison » tout de même un peu laissée en blanc – à la place de la « soi-disant pulsion de mort » – dans l’ordre quasi mallarméen du non-dit [d’un inconscient justement « non structuré » (au contraire de celui « structuré comme un langage » de Lacan), mais qui serait chez Laplanche « la condition du langage » – ne serait-elle pas  supposée délivrer un blanc-seing à la pulsion de liaison (de « synthèse » du « moi ») garantie (par Freud) du « normo-névrosé » ? Laquelle « liaison » ou synthèse de l’« objet » moïque déjà là ou préétabli [au « stade du miroir » lacanien] – et bon pour le transfert – manquerait au « fou à lier », d’où une indication de la méthode beaucoup plus risquée pour ce dernier. Et quoique ce dernier / premier par le truchement de son modèle Hölderlin eût fourni à Laplanche l’a priori illustratif de la méthode dans sa « théorie de la traduction » des « messages énigmatiques » venus de l’autre !

Il y a quelque chose de circulaire dans ce mode de pensée dont la progression ternaire est hélicoïdale – telle que la revendique Laplanche, et assez hégélienne dans sa dialectique sous-jacente : le « 3ème homme » est le bon « sujet » acquis [il ne le sera jamais chez Laplanche qui resterait sur le chapitre du « moi » dans une approximation infinie pré-hégélienne : fichtéenne] en fin d’analyse de l’objet inconscient chez l’analyste  chargé de le représenter à son patient à fin d’analyse de ce dernier. En « Lacanie »[8], on aura vite fait de retrouver derrière cette dialectique du maître et de l’esclave adaptée au devenir « psy » avec renversement de « l’objet » clinique en « sujet » analysant, voire futur analyste, le fameux « désir » de l’analyste en question en train de grossir sous son tas de taupe comme une Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, vulgarisée elle aussi en infrastructure marxiste de ce qui pourrait encore marcher dans ce genre d’affaires en fait d’idéaux proposés aux masses. Nouvel « opium du peuple » blanchi au label d’une soi-disant « laïcité » citoyenne b.c.b.g. naturalisée française en « retour à Freud » des années 1950 à l’adresse du nouveau « sujet » qui « passerait » de la position allongée à la position potentiellement assise derrière le divan. C’est que, j’y insiste, depuis la vulgarisation de la psychanalyse dans la culture des sixties et son effet boomerang en french theory « déconstructive », « Madame Bovary, c’est moi » va beaucoup moins et depuis belle lurette chez son confesseur catholique que n’a déjà plus sa sœur spirituelle, suicidée au véronal, Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler à Vienne « fin de siècle », mais il peut lui être proposé à la place d’aller assez régulièrement voir son « psy » qui en recevra comme mon notaire des « émoluments » justifiés pour le temps de la séance passé et rappeler sa patiente ou son patient au « principe de réalité » ! Time is money, chantaient les Pink Floyd des années 1970 (The Dark Side of the Moon, 1973), ainsi que j’ai eu déjà l’occasion de le rappeler sur un sujet analogue[9]. Résumons pour les lecteurs de nos éphémérides  personnelles, intitulées occasionnellement à l’instar du film onirique de Has La Clepsydre, ce grand roman flaubertien du XIXe siècle re-traduit en remake à clé « psy » d’aujourd’hui :

« Vignette clinique psy » en littérature appliquée à la six-quatre-deux :

Le « psy », d’abord, « c’est moi »…  chez elle, La Nouvelle Emma (Bovary), une hystérique : elle épouse un médecin de province faute de mieux, le trompe pour tromper le temps ; elle s’éprend passionnément d’un autre homme, mais pour l’amant trouvé et franchement peu à la hauteur, elle n’était qu’un passe-temps ; elle  meurt empoisonnée (c’était un suicide). « Et tout le reste est littérature » (Paul Verlaine).

Il y aurait une fragilité de la synthèse possible au 3ème niveau  (comme unique foyer de synthèse ternaire par Aufhebung, « bien que… »[10]), dans la bipolarisation « liaison – déliaison » sur laquelle cette pensée laplanchienne se replie, en restant plutôt fidèle à un Freud qui ne saurait rien et ne voudrait rien savoir de toute façon d’un Hegel et de sa « pseudo théologie » qu’il déteste. Et il y aurait bien des considérations philosophiques à émettre à ce point nodal où se croisent entre autres à l’arrière-plan un Hegel – à la philosophie dialectique d’un « sujet » total de la fin de l’histoire duquel Lacan n’a pas résisté dans le contexte intellectuel français de son époque, et dont il a bétonné (« capitonné ») l’Aufhebung « formelle » à l’aide des structuralismes linguistique et Lévi-straussien, et un autre Hegel – auquel Laplanche n’est pas sans résister « un peu » (depuis Bonneval en 1960) au moins par fidélité à… la psychanalyse de Freud (et en écriture subliminaire, plus profondément peut-être, à… son « premier » Hölderlin). Ce nœud, c’est le « narcissisme ». La « soi-disant pulsion de mort » que Laplanche renomme  « déliaison » (pulsionnelle) est le pôle spéculatif « anti- » que Freud opposerait à la « liaison » ou synthèse de « l’objet » moïque d’amour du narcissisme vu d’en haut : l’idéal-du-moi.

Note de Freud sur l’Idéal-du-moi de l’analyste

dans le cas de la « réaction thérapeutique négative » du patient

Sur l’application de la méthode psychanalytique à la cure, si l’on revient à Freud, par exemple au chapitre V dans Le moi et le ça, où il est question des « relations de dépendance du moi »[11], et « la plus intéressante » serait celle avec le « surmoi » que Freud ne distingue pas de « l’idéal-du-moi », il y a une note en bas de page[12] à propos de la « réaction thérapeutique négative » qui lève exactement le lièvre au sujet de l’analyste, et c’est toujours celui du « narcissisme », quand Alice au pays des merveilles n’est pas là pour appeler son lapin blanc un « désir d’analyste » façon Lacan. Quel usage thérapeutique peut éventuellement faire l’analyste, non pas du Sur-Moi devenu trop fort et impossible à combattre directement, mais de son précédent théorique chez Freud, l’Idéal du Moi ? La clef à trouver, c’est lorsque le « sentiment de culpabilité inconscient est emprunté, c’est-à-dire quand il est le résultat d’une identification avec une autre personne qui fut un jour objet d’un investissement érotique ». L’issue thérapeutique dans ce cas dépend d’abord de l’intensité du sentiment de culpabilité, peut-être aussi, ajoute Freud, de la personne de l’analyste, à savoir si la personne de l’analyste mis ici sur la sellette autorise d’être mise par le malade à la place de son Idéal du Moi. C’est le narcissisme de l’analyste qui est jeté dans la balance psychothérapeutique et se trouve interrogé sur les limites effectives de l’analyse pour ce qui est « de ne pas rendre impossibles les réactions maladives, mais au contraire de créer la liberté pour le Moi du patient de se décider de la sorte ou autrement ».

Le passage ci-dessus de Freud n’est pas aisé à comprendre : mais s’il y est question du Surmoi, « héritier du complexe d’Œdipe », qui nous renvoie à l’Idéal-du-moi à distance de mémoire, nous sommes dans le « narcissisme » où l’Œdipe freudien (dans « le genre » uniforme de son modèle, un « garçon ») a son point d’impact (Cf. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967 à l’article « Complexe de castration »). Il faut peut-être (ré)introduire le narcissisme en psychanalyse ! Oui, mais comment ? Au moment de « la formation de l’Idéal-du-moi » (du modèle donc : l’enfant de sexe masculin, le nouveau « héros » de la psychanalyse qui a nom Œdipe), préciserais-je plus avant en 2014. Alors, faut-il réintroduire le narcissisme ou plus exactement, à l’endroit d’un mythe du héros[13] à identifier sexuellement au masculin dominant de son genre social, (r)ouvrir la question de l’Œdipe en psychanalyse ? Lequel Œdipe, organisé par le complexe de castration toujours en vigueur et supposé couper « court » d’une manière définitive à la question « hétérosexuelle » du féminin, sert tout de même à tourner la première question infantile sur l’origine des enfants en répondant à la seconde  sur la « différence des sexes » par l’interprétation d’un monisme phallique de la libido assez discutable sur le plan épistémologique !

Question dans la salle éclairée des laïcs à qui veut entendre

            Votre servante insiste pour ne pas conclure ici prématurément sur « la théorie », en répétant encore à l’adresse de qui veut entendre plutôt que par défaut à son bonnet de chez Molière datant de « l’époque classique » en France – mais depuis, la servante en question de notre Bourgeois gentilhomme, contrairement à la chienne de Lacan à laquelle il ne manquait plus que ça après Mai 1968 dans l’impromptu de Vincennes de ce dernier, est « allée à l’université », celle(s) où il était encore permis  d’étudier la psychanalyse d’un autre « retour à Freud » possible : Puisque l’idéal-du-moi, introduit comme un cheval de Troie en psychanalyse avec le concept de narcissisme en 1914, est, en remontant au « meurtre du père » dans Totem et tabou (1913), le socle de l’Œdipe, ne trouvez-vous pas que la question vraiment importante en psychanalyse est donc celle à rouvrir du complexe d’Œdipe, passager clandestin du « narcissisme » décrit comme « secondaire » au lieu-dit par Freud des « névroses narcissiques » ? Un passager clandestin est en allemand un blinder Passagier, ou « passager aveugle », la cécité étant du côté du spectateur sur « l’objet » à faire passer incognito par le contrebandier. À vrai dire, ne trouvez-vous pas que le narcissisme secondaire est l’autre nom du complexe d’Œdipe « du garçon » auquel il est fait « retour » par la castration, cette « pièce maîtresse » de l’idéal du moi déjà presbyte pour ce qui est d’accommoder sur l’autre (sexe) par défaut de vouloir y aller voir de plus près chez « la femme » en retournant d’abord à la première théorie de la séduction apportée par les hystériques femmes ? La Castration, vous dis-je comme le médecin du Malade imaginaire de qui vous savez martelant « le poumon, le poumon », ou mieux, son remake en Freudo-Lacanie : le Phallus sur sa majuscule initiale perché ! Cette fameuse  Castration au pays « psy »… est celle de son arrière-pays d’avant, à lui « l’hom(m)omythe » du héros re-suscité comme le phénix des « hôtes de ces bois ». Re(s)-suscité  par l’interdit de l’inceste du « fils » de l’homme avec sa mère ou plus exactement sa sœur : le fantasme incestueux que re-présente, dans le roman « L’homme [Freud] et le monothéisme », sa périphrase du complexe d’Œdipe.

L’histoire du complexe d’Œdipe au sein du Malaise dans la civilisation n’est pas finie, celle de la psychanalyse non plus.

Roseline Bonnellier, 2008/2015


[1] Le texte qui suit, écrit en 2008 sous le titre « Question de la salle : est-ce que, demain, il y aura encore des psychanalystes ? », a été remanié en 2014-2015.

[2] Cf. Psychanalyse et psychothérapie, Sous la direction de Daniel Widlöcher. Avec – Marilia Aisenstein – Christine Anzieu-Premmereur – Alain Braconnier – Bernard Brusset – Raymond Cahn – Serge Frisch – Bernard Golse – Roland Gori – Bertrand Hanin – Christian Hoffmann – Christian Lachal – Jean Laplanche – Sylvain Missonnier – Marie Rose Moro – Roger Perron – René Roussillon – Jacques Sédat – Daniel Widlöcher,   31520 Ramonville Saint-Agne, Editions Erès – Collection « le Carnet PSY », 2008.

[3] Viktor von Weizsäcker, Gesammelte Schriften [hrsg. von Peter Achilles, Dieter Janz, Martin Schrenk und Carl Friedrich von Weizsäcker], in 10 Bänden, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986-2005.

[4] Raphaël Célis (Professeur de philosophie à l’Université de Lausanne) préparait en 2008 une nouvelle traduction du Cercle de la forme de Viktor von Weizsäcker aux éditions de La Transparence.

[5] Ainsi que le fait judicieusement Dominique Scarfone dans son livre (Jean Laplanche, Paris, PUF, 1993) d’introduction à la pensée du psychanalyste présentée jusqu’à l’étape du début des années 1990 de l’œuvre de Jean Laplanche (1924-2012). D. Scarfone y reprend la « métaphore astronomique » laplanchienne au final pour conclure son texte sur un Post-scriptum qui lui échapperait comme un lapsus calami rendu, si j’ose dire, au « préconscient » de l’écriture, métaphore astronomique laissant présager un autre « centre obscur » de l’œuvre et de la pensée de Jean Laplanche – les deux « centres » des orbites elliptiques de Kepler sont alors évoqués : Hölderlin, dont Dominique Scarfone n’a presque pas pu parler, est le point d’orgue de ce petit livre bien fait, mais… « inachevé » au propre et au figuré, à l’instar de la pensée d’un Jean Laplanche, auteur de La révolution copernicienne inachevée (1992).

[6] Cf. Roseline Bonnellier, « Traduction et psychanalyse : Attention en libre/égal suspens ou la métaphore de l’oiseau, sur le « vautour » du Léonard de Freud », dans Cliniques méditerranéennes, 2012/1 – n° 85, p. 147-162.

[7] Freud, « La question de l’analyse profane. Entretiens avec un homme impartial » [Die Frage der Laienanalyse. Unterredungen mit einem Unparteiischen] », 1926, in : OCF.P, XVIII, Paris, P.U.F., 1994, p. 75-76.

[8] Pastiche de la Cacanie de Robert Musil dans L’homme sans qualités.

[9] Roseline Bonnellier, « Ad me – De la relation de cas: le moi de l’autre (Sur la psychanalyse pratiquée ‘hors cure’ et la ‘transcendance du transfert’ selon Jean Laplanche) », juillet 2014, dans D’un divan l’autre.

[10] Tradition orale : Il est arrivé dans une ou deux discussions avec le public au conférencier Jean Laplanche de se définir lui-même de manière sibylline comme « hégélien de formation, bien que… ».

[11] Freud,  OCF-P [Trad. collective sous la Dion scientifique de Jean Laplanche], XVI, Paris, P.U.F., pp. 290-301.

[12] Freud, Gesammelte Werke, XIII, Frankfurt a. M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1999, p. 279, Note 1. [Trad. passim : R.B.].

[13] Cf. Roseline Bonnellier, « Deuil des héros antiques », dans Topique N° 125 « Le héros adolescent et la mort », L’Esprit du temps, janvier 2014, p. 99-110.

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