Le IIIe Reich n’a pas besoin de penseurs
A propos du passage par Paris du professeur Freud, chassé de Vienne par l’atmosphère nouvelle qui y règne, si peu favorable à la liberté de la pensée, le directeur de l’Ordre m’a demandé, en tant qu’élève de Freud, quelques notes sur la portée de l’œuvre freudien.
L’homme est mû, du fond de lui-même, par deux groupes de forces : d’une part les forces primitives, élémentaires, de l’instinct et du sentiment; d’autre part, les forces, bien plus tard venues, de la raison.
Sans l’instinct, comment vivre? L’instinct donne à la vie sa force et sa saveur. Mais l’instinct, c’est la sexualité librement déchaînée, c’est l’agression sauvage et sans entraves contre tout ce qui gêne la liberté, l’expansion de notre propre vie. Aussi, très tôt, et dès que les premiers hommes commencèrent à se rassembler pour vivre en commun, l’agression comme la sexualité individuelles durent-elles être bridées, au début sans doute par la loi d’un plus fort.
A mesure que passaient les siècles, les sociétés humaines, en se compliquant, tendirent à réduire la marge de liberté laissée aux instincts d’un chacun. Ainsi la sexualité a dû s’accommoder des entraves de la morale – quitte à se dédommager en secret, le plus souvent d’ailleurs dans la réprobation. Ainsi, répression plus absolue, l’agression crue et violente s’est vue de plus en plus interdite à l’individu isolé et refoulée aux frontières de collectivités toujours plus larges. Là, déléguée aux armées, elle prend d’ailleurs sa revanche et inspire des engins féroces.
Les individus cependant, à l’intérieur des collectivités, ont supporté de façon variable les restrictions imposées à leurs instincts primitifs.
Certes les meilleures personnalités, et parmi elles les plus hautes, se sont accommodées des restrictions imposées à leurs instincts par la civilisation; un idéal de paix, de travail est venu en eux y répondre. Ceux-là sont les vrais porteurs de la civilisation. Mais d’autres s’insurgent contre les contraintes culturelles à leurs instincts et deviennent des délinquants, voire des criminels. D’autres encore, en acceptant consciemment toutes les exigences de la morale, s’insurgent contre elle inconsciemment : ce sont les psychonévropathes, lesquels paient par leur maladie nerveuse un lourd tribut à la société dans laquelle ils doivent vivre. Leurs symptômes, si souvent pénibles à leur entourage comme à eux-mêmes, constituent comme autant de protestations contre les exigences de la vie sociale. La trépidation de la vie moderne est moins responsable du malaise nerveux de nos époques que ne l’est la contrainte culturelle des instincts, ainsi que justement Freud l’a pu montrer.
Cette constatation a valu à Freud, à la psychanalyse, nombre d’injures injustifiées. “ Quoi ”, s’est-on écrié, “ vous accusez la morale, le refoulement de l’instinct des maux les plus divers! La psychanalyse est ainsi une méthode dangereuse, immorale! En condamnant, en cherchant à lever les refoulements de l’instinct, elle va lâcher de par le monde des êtres dissolus, voire des criminels! Ou bien, si les névrosés qu’elle analyse sont des délicats, des scrupuleux, en leur révélant les turpitudes cachées au fond de leur inconscient, elle pourra peut-être les pousser au suicide ! ” Telles sont les violentes objections que l’on entend parfois faire par les ignorants.
Cependant la psychanalyse, méthode d’exploration de nous-mêmes, ne comporte aucun de ces dangers.
Le psychanalyste emploie comme méthode d’exploration celle des associations libres du patient. Pour ce faire, on engage celui-ci à s’étendre au repos sur un divan et à se laisser aller au fil de ses pensées, à dire tout, sans restriction, ce qui lui passe par l’esprit, que ce soit absurde, choquant ou impoli. Par-là, on voit ce qui affleure à la conscience du sujet, mais, par une méthode très sûre d’interprétation ayant déjà fait ses preuves depuis près de quarante ans, on peut inférer de ce que l’on entend à ce qui réside enfoui au fond de l’inconscient du patient.
Or cette méthode inspirée du vieil adage socratique du “ Connais-toi toi-même ” aboutit à étendre non pas le domaine des passions, mais celui de la raison.
“ On ne saurait ”, a écrit quelque part Freud, “ prendre un voleur qui se cache. ” La maîtrise de nos instincts ne peut être achevée qu’en apprenant à les regarder en face dans leurs puissantes si parfois secrètes manifestations.
Pour nous faire mieux comprendre, prenons un exemple simple et concret : celui d’une jeune fille, par exemple, présentant une phobie d’araignées. Cette malheureuse voit-elle une araignée, aussitôt elle tombe dans une crise de nerfs aiguë, ne peut plus manger, refuse de s’endormir de crainte que l’araignée ne soit cachée dans sa chambre, ne veut plus sortir de crainte d’en rencontrer une au jardin ; bref, ces crises se renouvelant, la jeune personne finit par empoisonner, avec ces histoires d’araignées, la vie de tous les siens.
On analyse la malade, et voilà que l’on découvre, par une patiente investigation, que l’araignée redoutée est pour elle le symbole, survivant du fond du passé, d’une méchante nourrice qu’elle aurait eue au début de sa vie, qui la martyrisait, qui lui faisait très peur. Les névrosés gardent en effet en eux de ces attardements. L’inconscient est intemporel; ce qui y tombe s’y conserve indéfiniment, sans usure : dans ce cas la terreur de la nourrice depuis pourtant longtemps disparue, terreur qui s’est accrochée au symbole effrayant qu’elle a assume, ici l’araignée à l’allure agressive.
Mais cette peur anachronique est-elle rendue consciente, et derrière celle-ci la figure redoutée, oubliée, de la nourrice vient-elle à être pleinement évoquée, la raison guérisseuse fera ses discriminations. Elle détachera l’affect de terreur de la représentation inadéquate de l’araignée, le rendra à la figure disparue du passé, comprendra qu’une telle terreur infantile n’est plus de mise dans le présent, et la jeune fille pourra désormais se promener au jardin et le soir se coucher sans plus empoisonner, par sa phobie maladive, le repos et la paix des siens.
Ce petit exemple semblera insignifiant à beaucoup, mais je l’ai justement choisi à cause de sa simplicité. Des névroses d’allure plus grave, allant jusqu’à rendre impossible au malade toute vie en société, sont guéries par la même méthode d’appel à la raison.
L’originalité de Freud a en effet été d’éclairer les plus irrationnelles profondeurs de notre psychisme avec le seul flambeau de la raison. Une confusion entre la matière à étudier et l’instrument d’investigation s’en est d’ailleurs parfois suivie. Ainsi des théosophes ou des spirites exaltés ne craignent-ils pas de nous déclarer, dans le coin d’un salon, sur un ton de complicité, qu’ils s’occupent de sujets mystérieux analogues aux nôtres. Rien n’est pourtant plus éloigné des divers mysticismes que la psychanalyse tout inspirée de rationalisme. On confond, ce faisant, la bactérie avec le microscope!
Mais les rationalistes à tous crins commettent envers la psychanalyse une autre sorte d’injustice. Au nom de la triomphante raison, ils nient parfois non plus l’instrument qu’elle emploie à son investigation, mais la matière qu’elle étudie : les profondeurs inconscientes du psychisme humain, ou tout au moins les déclarent-ils inaccessibles au flambeau rationnel de la science.
Certes le psychisme n’a pu encore être vraiment mesure ni pesé, malgré toutes les tentatives de la psychométrie.
Le psychisme, mesurable ou non, existe cependant et commande nos vies humaines. Il mérite d’être étudié au même degré que la composition chimique de nos cellules, et la psychanalyse a justement montré que certaines lois, de ces lois qui font l’objet de la science, pouvaient en lui être dégagées.
Une phalange de disciples de Freud s’est d’ailleurs peu a peu formée et répandue de par le monde. L’Association internationale de psychanalyse, qui doit, invitée par le groupe français, tenir en août 1938, à Paris, son congrès bisannuel, existe depuis une trentaine d’années et réunit des médecins et des psychologues des pays les plus divers: France, Angleterre, Amérique, Suisse, Hollande, et hier encore Vienne.
Le berceau de la psychanalyse avait bien entendu été Vienne, et c’est là, autour du maître, que ses premiers élèves s’étaient groupés.
Le groupe psychanalytique viennois, depuis lors, n’avait cessé de travailler avec ardeur et d’exercer sur les autres groupements un grand rayonnement. Mais depuis l’Anchluss, ce groupe de travailleurs a été dispersé et, de ses membres, la plupart ont été chercher refuge soit en Angleterre, y suivant leur maître en exil, soit en Amérique, ce large continent toujours si accueillant aux réfugiés de tous pays. Quelques-uns enfin ont tourné leurs regards vers la France.
La psychanalyse, en effet, comme toutes les sciences touchant l’âme et pourtant faisant appel à la seule raison, ne saurait prospérer que dans les pays où l’esprit est resté libre. Les régimes dictatoriaux prétendant commander à la pensée ne la sauraient tolérer. Depuis déjà des années, le groupe russe a été dissous à Moscou : c’est le tour à présent de celui de Vienne. Et dans toute l’Allemagne les ouvrages de Freud sont interdits dans les librairies.
C’est sans doute là l’une des revanches des forces de l’instinct contre le maître qui prétendit les soumettre au joug renforcé de la raison. Les fanatismes nationaux sont en effet l’une des manifestations les plus incoercibles du vouloir-vivre agressif des hommes, groupant dans un faisceau des instincts réprouvés chez l’individu isolé mais exaltés dès qu’ils deviennent collectifs.
Or les divers fanatismes, les divers mysticismes, qu’ils soient politiques ou religieux, sont d’ailleurs toujours d’essence analogue. Ils ne sauraient tolérer les fanatismes rivaux, mais pas davantage les disciplines de la froide et claire raison, la raison leur apparaissant, et d’ailleurs à juste titre, comme dissociatrice des enthousiasmes, des fureurs mystiques. C’est pourquoi si, à l’inverse de notre Ire République, le IIIe Reich a certes « besoin de chimistes » et pour ses industries de guerre et pour celle de ses « Ersatz » il n’a par contre que f aire de penseurs et le leur fait bien voir.