Le professeur Freud, qui, sur le chemin de l’exil, vient de passer par Paris, a dû y retrouver, pendant les quelques heures où il s’y reposa des fatigues de son voyage, maint souvenir de sa jeunesse. Le maître, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-deux ans, y fit, en effet, un séjour de plusieurs mois l’hiver de 1885-1886. Attiré par le renom mondial de Charcot, il y était venu, après avoir achevé, à Vienne, ses études de médecine, afin d’y suivre l’enseignement de la Salpêtrière.
Charcot devait bientôt distinguer, parmi ses nombreux élèves tant étrangers que Français, le jeune médecin autrichien.
Freud habitait alors, dans le quartier latin, impasse Royer-Collard, une très modeste pension. Un soir où il prenait un frugal repas avec un autre condisciple, il apprit de celui-ci que Charcot cherchait un traducteur allemand pour ses œuvres. Il s’offrit au maître et Charcot l’agréa. Dès lors, Charcot put le mieux connaître; il l’initia à tout ce qui se passait à sa clinique. Freud devint ainsi un familier de sa maison et les Leçons du Mardi et les Nouvelles Leçons eurent leur traducteur.
Freud a gardé de son séjour de jeunesse à Paris des souvenirs émus: les soirées chez Charcot, où il rencontra tant de figures célèbres de la science ou de la littérature, Alphonse Daudet, Pierre Marie et tant d’autres; les longs errements le long des quais de la Seine, qu’il n’a jamais oubliés. Il se souvient aussi des heures passées à lire, étudier ou rêver, sur la large terrasse de Notre-Dame, au pied des monstres et des diables de pierre; des représentations du Théâtre-Français où, du haut du “poulailler”, seul accessible à ses moyens modestes, le découvreur futur du “complexe d’Œdipe” applaudissait le grand Mounet-Sully dans son inoubliable incarnation d’Œdipe-roi.
Avant même de venir à Paris, Freud avait, à Vienne, fait la connaissance du psychiatre Joseph Breuer. Celui-ci lui avait fait part d’une cure d’apparence merveilleuse qu’il venait d’accomplir. il s’agissait d’une jeune fille hystérique tombée malade au chevet de son père mortellement atteint. Elle présentait un tableau clinique bigarré: paralysie, contractures, états de confusion mentale. Or Breuer avait pu la guérir en l’hypnotisant. Mais, au lieu de ne se servir de l’hypnose que pour la “suggestionner”, lui suggérer sa guérison, ainsi qu’on l’eût fait chez Bernheim, à Nancy, il avait employé l’hypnose à la faire se “ressouvenir”. Et à mesure que la jeune malade se rappelait les émois pénibles, les traumatismes douloureux qui avaient causé ses symptômes et qu’à l’état de veille elle avait oubliés, ces divers symptômes s’évanouissaient, disparaissaient.
Freud avait parlé à Charcot, à Paris, de cette cure “psychologique”, mais Charcot, peu attiré par la psychologie, n’y avait pas prêté attention.
De retour à Vienne, Freud traita à son tour des malades suivant la méthode hypnotique du ressouvenir. Mais il abandonna bientôt l’adjuvant peu sûr et instable de l’hypnose et, en invitant simplement le malade à se laisser librement aller au fil de ses associations d’idées remarquait que, par cette méthode éveillée, les souvenirs refoulés étaient tout aussi bien retrouvés et les symptômes morbides résolus. Le chemin était ainsi plus long, mais autrement sûr. La psychanalyse était née.
Je n’en referai pas l’historique dans un si court article. Je rappellerai seulement quels divers domaines de l’âme humaine furent explorés par Freud. Les hommes depuis toujours s’étaient efforcés de résoudre l’énigme de leurs rêves, de ce monde mystérieux où chaque nuit nous emporte le sommeil: Freud le premier, nouvel Œdipe la déchiffra. Son ouvrage capital: La Science des Rêves, paru en 1900, marque la plus grande des dates dans l’histoire de la psychologie, puisqu’il constitue la première psychologie de l’inconscient, dont tant parlaient sans le connaître. Freud aussi rechercha par quelle élaboration se crée l’œuvre d’art, et comment le mot d’esprit prend naissance. Enfin, ses travaux jetèrent un jour puissant sur ces plus grands de tous les problèmes: la genèse de la civilisation, de la religion, de la morale.
Pour édifier une œuvre aussi monumentale que contiennent à peine les douze gros volumes desŒuvres complètes de Freud, il fallut une vie régulière, calme. Telle fut, en effet, l’existence de Freud. Marié à trente ans avec une femme douce et dévouée qui éloigna de lui tous les tracas domestiques, il devait, dans la même maison, passer près d’un demi-siècle de sa vie de labeur. Père de six enfants, il eut la joie, dans la plus jeune de ses filles, Anna, de trouver sa plus fidèle collaboratrice, dont les travaux originaux continuent les siens. Ses fils, comme ses filles, l’ont d’ailleurs précédé ou suivi sur le chemin de l’exil.
Après son séjour chez Charcot, Freud ne devait plus revenir à Paris que quelques jours, en 1912.
Vingt-six ans passèrent encore, l’âge vint, avec parfois ses misères. Cependant le grand penseur poursuivait ses travaux, continuait à soigner des malades, à former des élèves, à concevoir des essais, des livres, dans ce même appartement de la tranquille Berggasse, où la psychanalyse, à la fin du siècle dernier, avait été créée.
Mais voilà que le vieux maître a dû s’expatrier. Autrefois, paraît-il, ses ancêtres, juifs de Rhénanie, fuyant au XIVe ou au XVe siècle l’une de ces persécutions que nos temps, si fiers de leur civilisation, ne devraient plus connaître, s’étaient réfugiés en Lithuanie. Puis, de là, descendus en Galicie, ils gagnaient Freiberg en Moravie où naquit Sigmund Freud, enfin Vienne, où celui-ci passa près de quatre-vingts ans de sa vie. Or le chemin de l’Occident vient de se rouvrir à lui; après avoir traversé Paris, Sigmund Freud et les siens ont été accueillis par la libérale Angleterre. Que le grand penseur, le frère de “race” des Spinoza et des Einstein, y trouve la paix nécessaire à l’accomplissement des travaux que son esprit toujours jeune peut encore méditer!