Joël Bernat : « Les effets de la Première Guerre mondiale chez Freud, ou les illusions de la Kulturarbeit »

« Montrez-moi un héros et je vous écrirais une tragédie. »

Francis Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit

 

 

Rapportant l’histoire de la psychanalyse jusqu’en 1925, Freud conclut ainsi son Autoprésentation : « En ce qui concerne par ailleurs les conditions de vie personnelles, mes luttes, mes déceptions et mes succès, le public n’a aucun droit d’en apprendre davantage. »[i] De même, il n’y a, dans tous ses écrits y compris sa correspondance, que peu de lignes sur le contexte socio-économique et politique de son temps, sinon quelques petites phrases sibyllines telles que, en 1930 : « notre patrie s’était confinée dans l’étroitesse ». Pour autant, Freud n’était pas coupé du monde : par exemple, dans l’entourage que formaient les premiers disciples, Adler et Reich étaient des marxistes convaincus et engagés. Alors, cette position de Freud relève-t-elle d’une censure, d’un total désintérêt, ou bien d’une position volontaire ? Nous essaierons d’y répondre.

Nous pouvons d’ores et déjà douter d’une insensibilité de Freud quant au contexte socio-économique, car, en parcourant les écrits apparaissent des ruptures, ou selon le terme de Freud, des désillusions : par exemple, la disparition de la conception de la psychanalyse comme vision-du-monde (Weltanschauung) scientifique. Cette désillusion va entraîner toute une révolution de pensée dite « virage des années vingt », virage qui reste inexpliqué sauf à y introduire les répercussions des années 14-18.

Mais avant d’aborder cette désillusion causée par la guerre et ses effets de crise pour le sujet Freud, il nous a semblé intéressant de rappeler ce qui, après-coup, constituerait les illusions de Freud.

I. Les illusions de Freud avant-guerre

Ia- Le jeune Freud et l’engagement politique : la déception

Une origine possible de la distance de Freud par rapport à la société relèverait du fait qu’à dix-neuf ans, lors de son arrivée à l’Université de Vienne (1873), Freud découvre et éprouve que, en tant que juif, il n’appartient pas à la communauté, ce dont il dira bien plus tard qu’il en eut peu de regrets. Il va se retrouver dans l’opposition, au ban de la « majorité compacte », selon l’expression d’Ibsen[ii], ce qui préservera son indépendance de jugement, ainsi qu’il l’écrit dans son autobiographie.

Si l’on veut saisir un peu plus de cet événement, il nous faut brièvement rappeler le contexte de cette époque : en février 1870 eut lieu, à Vienne, la première des Maîtres chanteurs de Wagner, première qui suscita des bagarres dans la salle : un des thèmes de cet opéra avançait l’idée que le peuple pouvait juger les maîtres et les règles en se fondant sur ses instincts. Cet opéra devint un symbole car il suscita un clivage de générations :

– d’une part la génération des pères qui siffle l’œuvre, génération du libéralisme triomphal, attachée à la Grande Autriche aux multiples nationalités que soude la personne de l’empereur, mais attachée aussi à la culture germanophone ;

– d’autre part, la génération des fils qui applaudit, opte pour la suprématie de la culture germanique et désirant parfois le rattachement à l’Allemagne.

Cette position des fils va d’abord s’exprimer sur le plan esthétique autour de Wagner, Schopenhauer et Nietzsche (auxquels Freud restera « fidèle »), avec la création, en 1870, du Cercle de Pernerstorfer qui élabore, à partir de ces auteurs, le wagnérisme, idéologie antilibérale et dionysiaque : son but est de créer une forme artistique susceptible de transformer la réalité politique et culturelle en éveillant une mentalité communautaire contre le libéralisme individualiste et l’abstraction.

Freud s’inscrivit dans ce mouvement dès son arrivée à l’Université (en 1873) jusqu’à sa dissolution par le gouvernement en 1878, époque où il se disait « fort nationaliste allemand » ; il y côtoya Victor Adler (pour la petite histoire, il le provoqua en duel…), Theodor Herzl (fondateur du sionisme), Hermann Bach, et ceux qui seront des proches : Arthur Schnitzler et Gustav Mahler. Ajoutons la présence de l’ami d’enfance, Joseph Paneth, un des leaders du Cercle de Lecture et grand admirateur de Nietzsche (qu’il rencontra en Engadine en 1883). Ce mouvement dissout se reconstituera en Akademische Lesehalle puis en Corporation Albia : autant de mouvements étudiants pangermanistes qui évolueront vers l’antisémitisme à partir de 1883.

Cet épisode est le seul connu d’une participation active de Freud à un mouvement de groupe. Hormis la fréquentation des maîtres, Freud restera un sujet très isolé et distant de l’agitation du monde. Nous verrons que cette distance a été théorisée, notamment par la référence aux Lumières européennes et lors des séminaires de philosophie de Brentano qu’il a suivi assidûment. Alors étudiant âgé d’une vingtaine d’années, il constate : « Il y a décidément bien des choses pourries dans cette « prison » nommée la Terre, des choses que les institutions humaines pourraient améliorer dans l’éducation, la répartition des biens, la forme du « struggle for life[iii] ».

Ib- La représentation utopique du « savant » : une volonté identificatoire

Au milieu du XVIIe siècle, la Royal Society exclut du champ des sciences les affaires religieuses et politiques, la science moderne ne pouvant qu’être distante des idéologies et des normes pour préserver son indépendance de pensée et se prévenir de tout a priori, selon les modèles en vigueur : la méthode de Newton ou de Lord Francis Bacon.

Peu à peu, avec ce mouvement des Lumières européennes se dessine, selon Wolf Lepenies[iv], la représentation d’un homo europaeus, scientifique par excellence et de la plus haute expression de l’espèce humaine : il est, selon Carl von Linné[v], vif, spirituel et inventif, fruit d’un processus de civilisation qui oblige au contrôle des passions, contrôle qui deviendra aussi une norme bourgeoise : ce qui inscrira l’intellectuel dans cette classe.

L’intellectuel des Lumières européennes serait en outre capable de changer ses douleurs – face au monde – en pensées. Ces intellectuels devinrent, selon Jens Peter Jacobsen, « une compagnie mélancolique » créateurs d’utopies dont toute mélancolie était exclue[vi].

Le scientifique cessa donc d’être aussi philosophe et littéraire et tenta de se situer au-delà de la mélancolie, et en deçà de l’utopie. Mais, remarquons-le, si l’homme n’était plus au centre de l’univers après Copernic et Darwin, le scientifique a peut-être cru ou espéré prendre cette place vacante…

Au XIXe siècle, les humains se dégagèrent de l’emprise religieuse et tournèrent leurs espoirs vers la Science prometteuse ; par exemple, le chimiste et académicien Marcelin Berthelot, alors Ministre de l’Instruction, lançait, en 1887 : « L’univers est désormais sans mystères »… Les humains furent, apparemment, de nouveau déçus et durent investir d’autres registres. Ainsi, en 1929, Freud notait que les progrès scientifiques n’avaient pas augmenté le degré de satisfaction et de plaisir que les humains attendaient de la vie, ni rendus plus heureux, ce qui est attendu de tout progrès culturel. Et de conclure que « le pouvoir sur la nature n’est pas l’unique condition du bonheur humain »[vii].

Paul Valéry, en 1942, fit le même constat : face au dégagement de la religion, l’espoir fut mis du côté de la science. Mais, de 1850 à 1890, il faut reconnaître une certaine faillite de la Science, qui n’a pu donner que de la science, et pas « une échappatoire à l’envie naturelle et peut-être naïve de l’homme, de savoir quelque chose de plus que ce qu’il sait »[viii]. Il manquait du merveilleux, et de là, pour Valéry, la floraison littéraire et notamment, le Symbolisme. À cela, nous pouvons ajouter la littérature fantastique – dont ce sera l’âge d’or, et l’essor de la science-fiction. N’oublions pas, non plus, car il n’y a là nul hasard, que c’est en cette fin de siècle que se constitua aussi le groupe des sciences humaines, à partir d’une branche de la philosophie, avec Wilhelm Dilthey.

Ce « splendide isolement » du scientifique et de la science afin de préserver une certaine « pureté », position suivie à la lettre par Freud, eut des effets paradoxaux : la science fut sans cesse récupérée pour des fins idéologiques et normatives, la science « pure » a servi des buts « impurs »[ix].

Freud adhéra à cette représentation du scientifique pur, à l’écart du monde, ce qui expliquerait sa position quant aux contextes sociopolitiques. C’est ici une adhésion de Raison, et non pas affective comme la précédente. De cela découlera que dans un cas, il y aura une déception affective, et dans l’autre une désillusion au niveau de la pensée.

Sur un autre plan, la représentation du sujet selon la psychanalyse n’est pas sortie toute faite de la pensée de Freud, idée qui permit de le qualifier de génie. Freud a toujours rejeté cette notion de génie, et celle-ci ne peut se soutenir que d’un déni : les « héritiers » ont effacé l’héritage des maîtres et prédécesseurs de Freud. Ainsi, à sa mort, les biographes officiels (Ernest Jones[x] surtout) ont effacé la filiation philosophique de la visée et de la théorisation psychanalytique de Freud dans le but d’en faire une science strictement médicale. Freud se reconnaissait en fait un double héritage : neurologique et philosophique. Cet héritage est apparemment paradoxal en ce que l’un est centré sur le phylogénétique et l’autre sur l’ontogénétique. Mais en réalité, ces deux visions se rejoignaient pour Freud en un point commun très spécifique : en effet, sa méthode de travail et de pensée, comme sa pratique clinique, est toute entière inscrite dans cette référence aux Lumières européennes. Nous pouvons brièvement la décomposer selon trois axes :

1°) la méthode des Lumières anglaises, initiée par Isaac Newton et Lord Francis Bacon[xi], sera développée du début à la fin des recherches de Freud ; elle est identifiable dans la théorie psychanalytique sous le nom de système Perception-Conscience, véritable shibboleth et de la cure analytique, et du mode de théorisation freudien. La Méthode des Lumières se résume à ceci : refus de tout a priori lié à une mise en système ou à une vision théologique ou métaphysique ; quête des choses observables par les sens, et dans la seule expérience. Car seule l’expérience authentifie l’idée, qui est relative à nos sens ;

2°) le recours à des outils philosophiques empruntés à des auteurs qui se référent systématiquement aux Lumières et qui sont regroupés sous le terme d’anti-métaphysiciens, c’est-à-dire se situant du côté d’un esprit systématique et non pas d’un esprit de système (Kant, Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche, Brentano) ;

3°) dans le même mouvement se trouve la référence à l’explication phylogénétique qui sera omniprésente, sinon toute-puissante jusqu’en 1915, avec une adhésion sans réserves à Darwin, mais surtout à Lamarck. Cet héritage sera reçu par Freud à l’université, aussi bien dans les séminaires de philosophie de Brentano que lors de sa formation neurologique.

Lorsque Freud désigne ceux qu’il appelle ses idoles quant à sa formation neurologique, il le fait non pas en raison de leur savoir scientifique mais de leurs Idéaux et Méthode empruntés aux Lumières. En effet, Ernst Brücke[xii] (en mémoire de qui, Freud donna ce prénom à son dernier fils) se définissait comme « positiviste scientifique » pratiquant un « matérialisme médical ». Il en va de même pour Theodor Meynert et Hermann Nothnagel. Ce dernier « avait transposé les idées du siècle des Lumières dans les laboratoires de chimie et les salles d’anatomie », source des attitudes essentielles qui sous-tendent la psychanalyse : « je me suis borné (…) à ajouter à la critique de mes grands prédécesseurs quelques bases psychanalytiques. »[xiii] Nous savons que Freud travailla six ans avec Brücke (de 1876 à 1882) qui éprouvait une grande aversion pour toute explication mystérieuse tirée de la théologie ou de la philosophie de la nature. Son ami, Emil Du Bois-Reymond avait défini le naturaliste comme ne s’encombrant pas de préconceptions théologiques, mais se référant à Voltaire, Diderot, Turgot, Newton : la primauté absolue est donnée à l’expérience et au dieu Logos[xiv] : « ce serait une illusion de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu’elle [la science] ne peut nous donner. »[xv]

Ic- La thèse évolutionniste de Freud et la croyance en un progrès humain (Kulturarbeit)

En première année de médecine, Freud suivit les cours de biologie et de darwinisme du zoologiste Carl Claus, élève lui aussi de Franz Brentano et disciple de Ernst Haeckel (1834-1919) ; ce dernier était un des premiers et plus fervents partisans de la doctrine évolutionniste de Darwin, et connu pour sa loi de biogénétique fondamentale : « l’ontogenèse est la récapitulation brève et rapide de la phylogenèse. » Loi que Freud adopta immédiatement.

Rappelons que Charles Robert Darwin (1809-1882) est à l’origine, pour Freud, de son choix de carrière scientifique et non plus philosophique (mais pour d’autres biographes, ce serait le texte de Goethe sur « La Nature », qui ne serait d’ailleurs pas de Goethe, mais de Tobler, un théologien suisse). Darwin développa une théorie générale de l’évolution (et de la sélection naturelle) à la suite des travaux de son grand-père Érasme Darwin (XVIIIe) et de Buffon, Cuvier, Lamarck, Saint-Hilaire et Goethe, auquel Darwin rend hommage dans sa préface.

Mais c’est surtout Jean Baptiste de Monet, Chevalier de Lamarck (1744-1829) qui fascina Freud. Lamarck publia, en 1808, une Philosophie zoologique, où il expose sa thèse de la génération spontanée et du Transformisme dont le principe est l’adaptation progressive des espèces à leur milieu. Le lamarckisme repose sur l’idée qu’une expérience inhabituelle peut modifier corporellement un sujet, modification qui sera transmise à la descendance. Cette conception fut fortement battue en brèche par les biologistes contemporains de Freud. Malgré cela, il en demeurera un disciple isolé et convaincu.

La thèse freudienne quant au rapport individu-société est des plus simples, entièrement appuyée sur la dimension phylogénétique, et ce jusqu’en 1915, avec son apothéose, abandonnée aussitôt rédigée : Vue d’ensemble sur les névroses de transfert.[xvi]

Du seul fait de vivre en groupe, pour des raisons de sécurité face à un environnement hostile, l’individu doit renoncer à des satisfactions pulsionnelles égoïstes en échange des apports du groupe, c’est-à-dire : refouler. C’est ce que Freud a nommé par la suite Kulturarbeit, un « processus ou travail de civilisation ». Ce processus amène l’individu à sublimer : ce qui est refoulé fait retour sous un autre mode accepté par le groupe et ces retours créent un dépôt qui est celui de la culture. D’où une position paradoxale du refoulement : à la fois une privation pour le sujet, et un processus civilisateur puis culturel pour le groupe.

À partir de là, il fut tenu pour certain que des sociétés hautement cultivées (essentiellement européennes) avaient atteint un haut degré de sublimation des pulsions notamment hostiles et sadiques ; cette pensée était prise dans l’explication phylogénétique lamarckienne : les refoulements et donc les acquisitions civilisatrices de nos ancêtres sont transmis aux générations suivantes comme des caractères acquis.[xvii] Ces caractères acquis sont eux-mêmes pensés sur le mode neurologique, à l’instar de ce qu’enseigne la moindre dissection : en remontant l’échelle animale, l’on voit bien la complexification progressive, par exemple du cerveau ; ainsi chez l’humain, on retrouve toutes les strates successives de l’évolution, depuis le cerveau archaïque des reptiliens jusqu’au néocortex qui nous singularise.[xviii]

Afin d’éclairer un minimum cette transmission, Haeckel et sa loi fournirent à Freud un point de vue qui donna une place centrale à cette loi : l’enfant répète à grande vitesse tous les acquis de sa race, déposés dans l’inconscient sous formes de schémas phylogénétiques congénitaux, et répète donc, les fantasmes originaires comme les refoulements et nouvelles organisations contre les pulsions sadiques et sexuelles.

Il en a résulté une vision-du-monde bien dans l’esprit évolutionniste qui a pu se formuler ainsi : « Parallèlement à la domination progressive du monde par l’homme, a lieu une évolution de sa conception du monde, qui s’écarte de plus en plus de sa croyance primitive en la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse[xix]. »

Cette affirmation s’appuie évidemment sur les travaux anthropologiques de l’époque (Frazer, Frobenius, etc.) – qui prolongeaient une pensée importante des Lumières – ainsi que sur certains travaux philosophiques, l’ensemble restant au service des adhésions de Freud à Lamarck et Haeckel, et au positivisme.

Id- Effets sur la théorie clinique

S’il y a une certaine insistance de Freud dans le rappel, de 1905 à 1913, des trois phases d’évolution de la pensée de l’humanité, cela tient peut-être au fait que, peu à peu, il va les relier à des formes cliniques. Freud s’explique ainsi sur ce lien des trois phases avec la clinique :

« L’hystérique est un indubitable poète, bien qu’il présente ses fantaisies essentiellement sur un mode mimique et sans prendre en considération la compréhension des autres ; le cérémonial et les interdits du névrosé de contrainte nous obligent à juger qu’il s’est créé une religion privée, et même les formations délirantes des paranoïaques montrent une ressemblance externe et une parenté interne qu’on ne souhaitait pas avec les systèmes de nos philosophes. On ne peut se défendre de l’impression qu’ici les malades entreprennent pourtant, d’une manière asociale, les mêmes tentatives pour résoudre leurs conflits et apaiser leurs pressants besoins que celles qui s’appellent poésie, religion et philosophie quand elles sont effectuées d’une manière acceptable pour une majorité. »[xx]

Ce lien entre phases de l’humanité et clinique ne pouvait s’expliquer que phylogénétiquement et selon la thèse lamarckienne, qui fut donc « poussée » à un certain terme dans le texte de 1915 non publié, Vue d’ensemble des névroses de transfert, selon lequel l’histoire du développement individuel de la libido répète le développement phylogénétique de l’espèce. Le lien pathologie – phase de l’humanité fut d’abord évident pour Freud dans l’association névrose obsessionnelle – religion : « On pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions, et à qualifier la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle ». Ceci est illustré dans Totem et tabou.

Ainsi, « Dans la phase animiste [ou la névrose hystérique], c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse [ou la névrose obsessionnelle], il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le pouvoir d’influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus place pour la toute-puissance de l’homme, qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à la mort, comme il s’est soumis à toutes les nécessités naturelles. »[xxi]

Donc, le procès de civilisation refoule ou sublime les pulsions sexuelles ou hostiles, sadiques, ce qui produit la culture. À cela s’ajoute l’héritage phylogénétique des comportements acquis. Nous sommes toujours dans Totem et Tabou. Le primitif comme le névrosé est exclu du procès de civilisation : il en reste à la première phase de l’humanité et, ainsi, leurs pulsions hostiles s’expriment librement. Et le « haut » de l’évolution de la pensée est la phase scientifique… La science s’oppose à l’animisme et la religion, aux croyances populaires et infantiles, aux Weltanschauungen. La science et la culture font barrage à la toute-puissance de la pensée, contre l’état primitif et la pathologie. Quant au politique, il n’est que du néo-religieux.

Cette conviction des trois phases, que l’on trouve aussi chez Auguste Comte[xxii], a sans doute amené Freud à forger ce terme de Kulturarbeit.

Ie. Kulturarbeit et sublimation : deux notions illusoires ?

1- Kulturarbeit

Bien que le terme n’apparaisse qu’en 1929[xxiii], son contenu est présent très tôt. Ce processus se situe entre les buts privés, individuels, et l’intérêt général du groupe, pensé comme garant d’une satisfaction collective au prix du renoncement partiel à des satisfactions individuelles. Car la civilisation se construirait sur la répression des pulsions sexuelles, refoulements qui en retour, par le mécanisme de sublimation ou celui de la formation de symptômes, alimentent la production culturelle. La transmission des transformations historiques à l’individu (loi de Haeckel) se fait aussi par l’éducation et l’identification au collectif. Mais le sexuel, du fait de sa fonction individuante, fait de la résistance, s’oppose radicalement à cette transmission des refoulements collectifs : l’individu sexué est alors résistant sinon déviant, ce que certains romans ont mis en scène[xxiv]. Nous voici dans un dualisme fondamental, source de tensions et de conflits, et aussi source de pathologies ; ce que peut illustrer la petite phrase de Freud selon qui le remède à la maladie nerveuse reste l’infidélité[xxv]

Donc, la Kulturarbeit canalise, met en forme, en représentation, les buts pulsionnels égoïstes de destruction et sexuel. Le refoulement est le garant du progrès social. À l’inverse, se pose la question de savoir comment l’individu singulier peut maintenir un minimum de cohésion interne nécessaire à sa survie face à la masse, toujours totalitaire et écrasante ? Masse qui désindividualise l’esprit, le corps et les modes relationnels.

On retrouve ici la pensée de Lamarck : la phylogenèse dicte l’idée que la culture se dépose par transmission et refoule ainsi peu à peu les pulsions hostiles (ce qui permettrait d’atteindre à une société éclairée, et ainsi délivrée des guerres). De plus, ce processus physiologique lamarckien de Kulturarbeit convoque en termes psychanalytiques celui de sublimation.

2- Sublimation

D’une façon générale, l’on pourrait soutenir que la pensée freudienne d’avant-guerre est sous-tendue par un grand principe, celui de la sublimation (Sublimierung), tant au niveau de l’individu que de la civilisation. Ce terme, avant d’entrer dans le vocabulaire des beaux-arts, avait appartenu antérieurement à celui de l’alchimie, puis à celui de la chimie, où le mot désignait le processus consistant à « soumettre à la chaleur dans un vase clos des corps solides de façon que les éléments volatils s’élèvent à la partie supérieure du vase, où ils redeviennent solides et se fixent[xxvi] ».

Cette notion est conceptualisée par Freud dès 1895 et précisée en 1905[xxvii] puis 1908[xxviii] pour rendre compte d’un type particulier d’activité humaine (la création littéraire, artistique et intellectuelle) sans rapport apparent avec la sexualité mais tirant sa force de la pulsion sexuelle en tant qu’elle se déplace vers un but non sexuel en investissant des objets socialement valorisés.

« Le rapport entre la sublimation possible et l’activité sexuelle nécessaire oscille naturellement beaucoup pour les individus différents et aussi selon les professions. Un artiste abstinent ce n’est guère possible; un jeune savant abstinent ce n’est certainement pas rare. Le dernier peut par sa continence libérer des forces pour ses études, le premier verra probablement son efficience créatrice fortement stimulée par son expérience sexuelle. D’une façon générale, je n’ai pas acquis l’impression que l’abstinence sexuelle aide à former des hommes d’action énergiques et indépendants ou des penseurs originaux ou des libérateurs ou des réformateurs avisés; elle forme plus fréquemment des honnêtes gens faibles qui disparaissent plus tard dans la grande masse qui a coutume de suivre à contrecœur les impulsions données par les individus forts. »[xxix]

Disons que la sublimation est une notion assez floue, certes explicative, mais qui, comme l’écrivent Laplanche et Pontalis[xxx], révèle l’absence d’une théorie cohérente au point d’être une des lacunes de la pensée psychanalytique. J’ajouterais que ce flou est peut-être lié au fait que cette notion est sous une double emprise : celle de la pensée lamarckienne et la conception morale du savant (selon l’antique projet platonicien : s’élever de la doxa à l’hyperdoxa). Et cette identification au savant des Lumières fut sans doute renforcée par la déception du jeune Freud face à la société.

II. La guerre 14-18 comme épreuve de réalité : « La science dort »[xxxi]

Lorsque la guerre se déclare, l’on voit réapparaître dans les correspondances le pangermanisme du jeune Freud : « Peut-être est-ce la première fois depuis trente ans que je me sens Autrichien. J’aimerais que cet empire si peu prometteur ait au moins une dernière chance. Le moral est partout excellent. »[xxxii] Freud est convaincu – comme tout le monde – d’une rapide victoire sur la France et Paris[xxxiii] et regrette que « l’Angleterre soit du mauvais côté »[xxxiv]. Mais « La force et l’assurance de l’Allemagne agissent sur nous. »[xxxv]

En fait, la désillusion ne va pas venir de la guerre en elle-même, mais plus précisément d’une observation : il n’y a plus de haut degré de civilisation, mais bien un retour de la barbarie : c’est ce point précis qui touche Freud comme bien d’autres intellectuels et savants. Par exemple, Stefan Zweig[xxxvi] évoquera avec nostalgie l’âge d’or de la sécurité qui caractérisait pour lui la période antérieure à 1914 :

« On croyait aussi peu à des rechutes vers la barbarie, telles que des guerres entre les peuples d’Europe, qu’aux spectres et aux sorciers; nos pères étaient tout pénétrés de leur confiance opiniâtre dans le pouvoir infaillible de ces forces de liaison qu’étaient la tolérance et l’esprit de conciliation. Ils pensaient sincèrement que les frontières des divergences entre nations et confessions se fondraient peu à peu dans une humanité commune et qu’ainsi la paix et la sécurité, les plus précieux des biens, seraient imparties à tout le genre humain.[xxxvii]  »

De même Paul Valéry : la Grande Guerre secoua l’Europe dans ses assises mêmes, provoquant ainsi une « crise de l’esprit », selon le titre des deux lettres qu’il rédigea :  « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »[xxxviii]. La guerre fit perdre l’illusion d’une culture européenne et démontra de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit. Cette illusion est pour lui d’autant plus amère que l’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales était dans une relation très ancienne avec l’idée d’Europe.

De son côté, Freud, en 1915, dans ses Actuelles sur la guerre et la mort, évoquait, lui aussi, l’effondrement d’une illusion : la croyance en l’idée de progrès dans les mœurs, la civilité, l’éthique, en somme dans le rapport entre les hommes.

C’est cela qu’il va tenter de réparer en repensant toute sa théorie, en intégrant tout ce que le monde extérieur apporte, sous la forme de la guerre, comme contradiction et surtout comme épreuve de réalité. Il n’a pu qu’observer les deux points suivants : d’une part, les nations en guerre étaient aussi celles qui étaient tenues pour les plus civilisées, sinon « éclairées », et d’autre part, des esprits des plus brillants que Freud connaissait oubliaient leur culture pour régresser à un niveau de barbarie et de pensée qui n’avait plus rien de scientifique et rien à envier aux peuples dit primitifs ou aux névrosés les plus graves. La science a

« abandonné son impassible partialité ; ses serviteurs profondément ulcérés tentant de lui ravir ses armes, pour apporter leur contribution au combat contre l’ennemi. L’anthropologiste se doit de déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental et psychique »

Quant à la guerre,

« elle a révélé ce phénomène à peine concevable : les peuples civilisés se connaissent et se comprennent si peu que l’un peut se retourner contre l’autre, plein de haine et d’horreur » ; « Notre affliction et notre douloureuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elles reposaient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissé prendre. En réalité, ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux. »

« Il nous semble que jamais un événement n’a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l’humanité, n’a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n’a aussi profondément abaissé ce qui était élevé. La science elle-même a perdu sa sereine impartialité ; ses serviteurs, exaspérés au plus haut degré, lui empruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, à leur tour, à terrasser l’ennemi. L’anthropologiste cherche à prouver que l’adversaire appartient à une race inférieure et dégénérée ; le psychiatre diagnostique chez lui des troubles intellectuels et psychiques. Mais il est probable que nous subissons d’une façon trop intense les effets de ce qu’il y a de mauvais dans notre époque, ce qui nous enlève tout droit d’établir une comparaison avec d’autres époques que nous n’avons pas vécues et dont le mal ne nous a pas touchés. »[xxxix]

Si l’on survole la chronologie des textes de cette période, nous relevons ceci : en 1914-15, « Passagéreté » qui se conclut sur un vers de Goethe (« Alles Vergängliche / ist nur ein Gleichnis »)[xl], une étude sur « Le destin des pulsions », centrée sur le sadomasochisme, « Deuil et mélancolie », et l’abandon des « Névroses de transfert », cette grande spéculation phylogénétique ; « Actuelles sur la guerre et la mort » qui est un constat direct sur la guerre, sa désillusion et rabaissement.

L’illusion était celle d’un progrès phylogénétique généralisé, pourrait-on dire. Dans cette situation de guerre, un fait réel s’imposait au quotidien : les refoulements ne tiennent plus, les acquis culturels disparaissent, ce qui invalide toute idée de dépôt et de transmission des acquis phylogénétiques. Ou, alors, il y a autre chose.

Freud prend conscience, avec l’état de guerre, que la science à laquelle il se référait, était une illusion, ou du moins, qu’une utopie gisait en son sein ; on le repère dans la suite de ses écrits avec des petites notations qui, regroupées, énoncent ceci : il y a dans tout discours scientifique des éléments de vérité mais aussi des restes de croyances infantiles ou primitives. Dès lors, nous devons nous contenter de connaissances fragmentaires. Et la théorie psychanalytique n’est qu’une fiction avec quelques connaissances sûres, la théorie des pulsions est une mythologie nécessaire, etc. Il faut renoncer au projet de maîtrise, par la science, à la connaissance du tout, aux systèmes explicatifs, aux illusions des visions-du-monde. Croyance dans lesquelles est pris le scientifique, malgré la longue histoire des guerres : il fallait en faire l’épreuve par soi-même ! Cette croyance signe, en fait, un vestige du religieux, c’est-à-dire que la relation à l’objet science n’est qu’un déplacement de la relation à l’objet sacré du religieux.[xli]

Cette illusion aura aussi pour destin, dans les écrits de Freud, une véritable chasse envers tout ce qui serait mystique, moniste ou métaphysique, toute tentative de faire système ; car ce qui fut une illusion, Freud le mesure, reposait sur une vision-du-monde, une Weltanschauung.

La Kulturarbeit n’est pas un acquis (sur un modèle géologique de couches successives), mais un équilibre fragile qui se maintient tant que rien ne se passe… et pourtant, la croyance en un progrès de l’humain se maintient. Pour « preuve », à la fin de l’an 1999, l’on a pu voir à la télévision des enfants de tous les pays du monde qui disaient – ou à qui l’on faisait dire -, des vœux de paix pour le troisième millénaire, paix qui serait renforcée par la communication, l’école et l’instruction, sources d’un monde meilleur ; c’est exactement ce que croyait Freud jusqu’en 1915, sur la base de cette idée reçue : le degré d’instruction est la meilleure arme contre la barbarie… La guerre serait une affaire de peuples primitifs. Ou de pathologies. C’est, par exemple, une position que défend aussi Einstein[xlii]. Mais cette croyance a la vie dure et l’on entend encore ce slogan à tord attribué à Victor Hugo : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison[xliii] ».

Ce sont donc toutes ces dimensions qui vont être remises en question aussi bien en ce qui concerne la pensée du rapport individu-société, que la conception de la cure et de l’analyse. Les effets écrits sont élaborés dès 1920 avec une nouvelle théorie des pulsions, où apparaissent la compulsion de répétition et la pulsion de mort, Thanatos, qui a le pouvoir de défaire ce qu’Éros (pulsion de vie) construit, unifie. C’est cette remise en question qui est appelée « le virage des années vingt ». Virage qui se préfigure peut-être avec ce constat :

« Voici ma secrète conclusion : puisque nous ne pouvons considérer notre civilisation actuelle – la plus évoluée de toutes – que comme une gigantesque hypocrisie, il doit s’ensuivre qu’organiquement nous ne sommes pas fait pour elle. Il faut abdiquer et le Grand Inconnu, Lui ou le Grand Manitou, dissimulé derrière le Destin, renouvelle cette expérience avec une race différente. »[xliv]

Pensée qui ramène et prolonge celle du jeune Freud… Reste à savoir ce qu’est ce Grand Manitou et cet organique ! Peut-être la pulsion de mort à venir ?

III. Quelques conséquences théoriques liées à la guerre

La guerre a donc produit une épreuve de réalité (matérielle) en Freud, c’est-à-dire que ce qui a été observé, perçu s’est imposé comme réalité contre les visions-du-monde composant la réalité psychique. Les effets de cette épreuve produisirent un remaniement assez radical des conceptions opérant ce qu’il est convenu de nommer « virage des années vingt », remaniement que l’on peut organiser en deux axes :

– une révision du fonctionnement psychique avec une nouvelle théorie des pulsions, qui produira une seconde topique[xlv], mais aussi la réduction de l’interprétation phylogénétique ;

– ce qui entraîne la révision du rapport individu – société, où comment et pourquoi un individu peut disparaître dans une masse, qu’elle soit militaire, politique ou religieuse ; les textes les plus marqués sont « Psychologie collective et analyse du moi » en 1921, « L’avenir d’une illusion » en 1927, « Malaise dans la civilisation » en 1929 et « Sur une Weltanschauung » en 1933[xlvi].

Ces révisions produiront de fait une nouvelle éthique quant au psychanalyste.

Rapidement :

1- Thanatos : l’élément le plus remarquable et qui va conditionner l’ensemble est celui d’une nouvelle théorie des pulsions : la pulsion de vie (Eros) et la pulsion de mort (Thanatos[xlvii]). Cette notion n’était pas inconnue de Freud puisqu’autour de lui certains analystes la conceptualisaient, notamment Sabina Spielrein[xlviii] dès 1912 ou encore Alfred Adler avec la pulsion de destructivité mais qui réfutait la centralité des pulsions sexuelles[xlix]. Or Freud restait assez résistant à ces notions jusqu’à la guerre. La pulsion de mort va représenter une tendance fondamentale de la psyché, celle qui consiste à défaire tous les investissements qu’Eros opère. La psyché est donc le lieu où s’affronte cette dualité fondamentale, dualité de forces organiques.

2- ça : une nouvelle topique en découle progressivement (ça, surmoi, moi), qui n’est plus descriptive comme la première (inconscient, préconscient, conscient) mais localisatrice (en termes d’instances) et dont l’élément déterminant est la conceptualisation du ça. A l’instar de la pulsion de mort, cette notion n’était pas inconnue de Freud et là encore, il montrait une certaine résistance. Par exemple, Georg Groddeck employait le terme de ça dès 1909 dans une conférence sur le langage en réinjectant le somatique dans le Selbst nietzschéen. Lorsque Freud rédige le « Moi et le ça », il propose d’utiliser le terme ça de Groddeck mais sans que « ça » soit tout à fait celui de Groddeck, du moins pour l’instant. En témoigne la lettre de Freud à Groddeck : « dans votre ça, je ne reconnais naturellement pas mon ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique. Cependant, vous le savez, le mien se déduit du vôtre. » [l] La vision bourgeoise des Lumières a encore son influence.

3- phylogénèse : cette nouvelle topique entraîne la révision des processus de transmission et donc la réduction de l’interprétation phylogénétique généralisée, qui va être peu à peu cantonnée à deux axes : a°) la transmission de patterns instinctuels innés, localisés dans le ça non refoulé, en lien avec l’auto-conservation de l’espèce (les processus psychiques, les pulsions, par exemple) ; b°) la transmission des traditions et de la culture par la voie de l’éducation et du langage, localisée dans le surmoi et les idéaux, non refoulés (c’est la langue qui devient le lieu d’un dépôt phylogénétique externe en lieu et place de la psyché).

4- refoulement : il n’est plus définitif (mais un processus permanent) et la Kulturarbeit dépend de conditions externes. Le progrès culturel est surtout un progrès d’objets, le sujet restant, éternellement, au-delà des générations, dans les mêmes conflits intrapsychiques (les intérêts égoïstes contre ceux du groupe) en une sorte d’éternel retour, que Freud nommera : compulsion de répétition. Et si les objets de satisfaction viennent à manquer, c’est le retour des pulsions archaïques et hostiles, comme si ces objets n’avaient été que des écrans ou des couvercles temporaires.

5- individu et masse : c’est en 1921, avec « Psychologie des foules et analyse du moi » que Freud revient sur ses thèses d’avant-guerre et sur le rapport individu-société, sachant que ce rapport est au centre de l’explication des pathologies.

La masse obéit au seul principe de plaisir, pense par images et refuse toute nouveauté[li]. Alors, dans la foule, les acquisitions individuelles s’effacent et l’inconscient collectif ressort. L’appartenance à une masse donne un sentiment de toute-puissance (l’individu se sent souvent incomplet quand il est seul) sentiment qui permet à l’individu de se débarrasser de ses refoulements et censures (exemple du Carnaval au Moyen-âge). Ainsi, l’individu en masse descend plusieurs degrés d’évolution, et Freud de citer Schiller[lii] : « Tout homme, pour peu qu’on le considère isolément, est plus ou moins intelligent et raisonnable. Sont-ils in corpore, il vous en ressort un seul imbécile. »

Avec la guerre, se produit une suspension des liens affectifs et une privation des sources habituelles de satisfaction de la libido, ce qui entraîne une situation de danger et, par voie de conséquence, une levée des refoulements[liii]. Alors la libido se recentre sur un objet commun, désigné comme mauvais car source de frustration : l’ennemi. Et les pulsions sadiques qui furent réprimées sont alors autorisées et se libèrent. En même temps, la manipulation politique consiste à présenter un chef comme bon objet, c’est-à-dire objet de remplacement pour ces liens menacés ou perdus et donc comme sécurité et nouvel objet de satisfaction. Ce nouvel objet prend la place de l’idéal du moi individuel selon un processus hypnotique (le chef comme l’hypnotiseur prend la place de l’idéal du moi : et si un sujet n’a pas différencié en lui moi et idéal, il est conduit à s’identifier à un idéal de masse, entraîné par la suggestion).

Cela est tout à fait comparable au mécanisme de la religion, ce qui amène Freud à conclure que le lien politique prend souvent la place du lien religieux, ce n’est qu’un changement d’objet et non du lien à l’objet.

Enfin, au sujet du processus civilisateur, il consiste en l’instauration de l’amour qui est culturellement et surmoïquement imposé aux pulsions sexuelles ; ainsi passe-t-on de l’amour de soi, égoïste (auto-érotisme) et du jeu des pulsions sexuelles, à l’amour d’objet (altruisme) : c’est là le facteur de civilisation, détournant progressivement la pulsion de son but sexuel, et l’individu de ses buts égoïstes pour des buts collectifs et « civilisés ». Mais il n’en reste pas moins que la névrose est une fuite, comme une satisfaction substitutive face à la répression sociale et la « civilisation » de la sexualité, et face aux interdits de penser. De même, la psychose une tentative de révolte désespérée[liv].

En 1929, Freud affine l’origine du mal dans Le malaise dans la culture[lv], au sujet duquel Ilse Grubich-Simitis[lvi] rapporte que, d’après les manuscrits, ce texte fut d’abord nommé Das Glück und die Kulstur (Le bonheur et la culture) puis Das Unglück in der Kultur (Le malheur dans la culture) avant de trouver son titre final ces titres différents nous donnent à penser qu’ils traduisent le trajet même de Freud par rapport à la Kultur ainsi que nous le montrons. De façon succincte, trois points sont à retenir da sa thèse :

– le malaise est lié à l’idéalisation de la culture (dans laquelle se transfère en fait la figure idéalisée des parents) ;

– le mal n’est pas un destin ou un événement externe mais le maintien d’un lien originaire ;

– l’hostilité envers la culture est un moyen de protéger le pulsionnel.

Enfin, pour ce qui est d’une visée de la psychanalyse, il ne s’agit plus d’enseigner le patient, ni de refaire son éducation, mais simplement de lui permettre de devenir individu avec sa parole propre et son penser propre, selon l’impératif kantien[lvii] de la Aufklärung : Sapere Aude !

6- sublimation : à partir de la seconde topique, la sublimation sera vue comme la transposition des buts pulsionnels sexuels mais celle aussi des buts agressifs. Freud la définit désormais ainsi :

« La sublimation est un concept qui comprend un jugement de valeur. En fait, elle signifie une application à un autre domaine où des réalisations socialement plus valables sont possibles. (…) Toutes les activités qui organisent ou affectent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une portion de la pulsion loin de son but destructeur original. Même la pulsion sexuelle, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine dose d’agression. Par conséquent, il y a dans la combinaison normale des deux pulsions une sublimation partielle de la pulsion de destruction. »[lviii]

7- l’éthique de l’analyste :

– le projet psychanalytique ne peut plus être de rendre conscient l’inconscient par le seul pouvoir de l’analyste, il y a des résistances du côté du sujet, et c’est une nouvelle révision technique.

– l’analyse obligatoire des psychanalystes (leur savoir scientifique n’est plus une garantie…)

– enfin, la traque de toute vision-du-monde.

De la résistance du patient à l’analyse, Freud est aussi passé à la résistance de l’analyste à la psychanalyse, notamment avec ce qu’il repérait chez ses disciples sous la forme d’une tentation, celles des visions-du-monde[lix]. Lors d’une séance de la Société psychanalytique de Vienne, Freud[lx] répond à Reik – qui venait d’exposer une présentation commentée de L’avenir d’une illusion – en exposant les différentes visions-du-monde :

– la vision-du-monde animiste (traitée dans Totem et tabou) liée à la toute-puissance magique de la parole et de la pensée, propre aux névrosés ou aux peuples dits primitifs ;

– la vision-du-monde religieuse (abordée dans L’avenir d’une illusion puis avec le Malaise dans la civilisation) qui n’est que la projection de la précédente sur un objet unique (un dieu) ;

– la vision-du-monde matérialiste, par exemple marxiste (voir la XXXVe conférence des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse), autre forme du religieux par déplacement ;

la vision-du-monde mystique, avec le constat que si beaucoup de peuples civilisés se sont libérés de la vision-du-monde religieuse, ceux-ci n’ont fait que la remplacer par une vision-du-monde mystique, qui tient en haute estime l’irrationnel ;

– la vision-du-monde scientifique, et là encore Freud de rappeler que la science à laquelle, lui, se réfère, est fragmentaire et agnostique, imparfaite, et renonce à toute généralité (l’esprit de système). S’appuyer sur la science, c’est renoncer à attendre une structure unitaire bien définie (ce qui serait aussi une vision-du-monde).

Enfin, toutes les visions-du-monde méprisent la vision-du-monde scientifique tout en l’utilisant, et ne vivent même que par elle, observe Freud, ce qui leur permet de dépasser le stade de l’animisme. Il en est ainsi de la psychanalyse elle-même, tellement décriée quant à sa technique et sa pratique, et pourtant tellement exploitée dans sa théorie. Donc, la vision-du-monde scientifique ne peut rien attendre des autres, mais elle a le pouvoir de les étudier.

Déjà en 1914, il écrivait que « La psychanalyse n’a jamais eu la prétention de donner une théorie complète de la vie psychique de l’homme en général : elle demandait seulement qu’on utilisât ses données pour compléter et corriger celles qui avaient été acquises et obtenues par d’autres moyens. »[lxi]

Dès lors, la XXXVe conférence est la synthèse, en 1932, de réflexions de plus en plus précises, sur ce thème. Freud y définit ainsi la vision-du-monde, de façon classique : c’est un terme qui rendrait compte d’une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée.

« La psychanalyse est, à mon sens, incapable de créer une vision-du-monde (…) Elle n’en a pas besoin (…) elle ne prétend pas constituer un ensemble cohérent et systématique (…) Une vision-du-monde édifiée sur la science a (…) essentiellement des traits négatifs comme la soumission à la vérité, le refus des illusions. Celui qui, parmi nos semblables, est insatisfait de cet état de choses (…) nous ne pouvons pas l’aider, mais nous ne pouvons pas non plus, à cause de lui, penser différemment. » [lxii]

Pour peu que l’on soit attentif à cela, nous remarquerons alors que, par exemple, c’est sur cette question que les dissidences se firent avec Freud, ne reconnaissant plus ses disciples à partir du moment où ceux-ci firent – ou laissèrent – primer une vision-du-monde sur la psychanalyse : Adler, Jung, Reich, Rank, etc. Une dernière remarque : ce n’est plus ainsi, qu’aujourd’hui en France, se présente une certaine psychanalyse médiatisée, qui n’analyse plus mais assène un système d’interprétations. Elle est ainsi redevenue une Weltanschauung.

Conclusions

La crise du sujet Freud a donc consisté en une « révélation » : par le jeu des identifications à ses maîtres et idoles, s’était forgé en lui une représentation idéale de la science et du savant, une Weltanschauung. Au-delà des masses, dégagé des croyances populaires et infantiles, le savant serait la représentation d’un être éclairé. Voilà une croyance qui n’existe que dans le regard de qui contemple son idole. Mais c’est surtout le statut de la science, jusqu’alors placée au plus haut d’une échelle d’évolution de l’humanité et base solide d’acquis définitifs, qui va être révisé, ou du moins désidéalisé, car un tel rapport de croyance en la science, outre de masquer les réalités humaines, maintenait un rapport religieux à l’objet de la science, quasi sacré, et répétait un rapport de croyance.

De plus, l’idée de science portait en elle une utopie : celle d’un progrès des êtres, progrès transmissible de génération en génération, les élevant ainsi progressivement. Il y avait là une confusion : s’il y a un progrès technologique, il n’est que du côté des objets (de satisfaction par exemple) ; reste à savoir s’il s’agit de progrès ou de sophistication… Ou encore, le progrès des modes de répressions, s’intériorisant au fil des générations. Pour ce qui est des êtres, leur histoire reste un éternel recommencement.

Le savant n’en reste pas moins un être humain, pris dans une sorte de tension conflictuelle entre le progrès des connaissances (pensé comme élévation du sujet) et ses problématiques personnelles qui sont susceptibles d’envahir ou de parasiter ses théories (par exemple, la croyance en une toute-puissance magique de la pensée créatrice de systèmes universels). Car l’on ne renonce jamais à rien, ce que Freud indiquait ainsi : « nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un succédané »[lxiii]. Alors, face à cela, « Le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue. »[lxiv] Ou encore, ce qu’inscrit Heidegger comme en-tête au projet de ses œuvres complètes : « Wege – nicht werke »[lxv]. L’acquisition de connaissances, si elle permet un savoir-faire, se doit d’être accompagnée d’un savoir-être.

C’est un constat pessimiste, une sorte de mélancolie que masquait l’utopie de la théorie. Mélancolie qui fut peut-être celle d’Heinrich von Kleist, concluant une lecture de Kant :

« Nous ne pouvons décider si ce que nous nommons vérité est vraiment la vérité, ou si elle nous paraît seulement telle. Dans ce dernier cas, la vérité que nous amassons ici-bas n’existe plus après la mort (…) Ah, Wilhelmine, si l’épine de cette pensée n’atteint pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé au plus profond de son être le plus sacré. Mon unique but, mon but le plus suprême s’est effondré, et je n’en ai plus aucun désormais. »[lxvi]

Pas de Weltanschauung. Kleist, dont Freud se sentait si proche, Kleist qui fait écrire à Jean – Claude Schneider : « Nous avons perdu l’innocence, l’instinct, la spontanéité, mais nous n’avons pas toute la conscience. Pour posséder l’infini de la réflexion, il nous faudrait devenir ‘comme des dieux’ »[lxvii]. Cela passerait par un temps de détissage des mots et des pensées en leur dimension d’illusion, afin de retrouver les perceptions qu’ils ont nié, au prix d’une certaine impuissance, telle celle que décrit Hofmannsthal dans La lettre à Lord Chandos.[lxviii]

Effondrement de Kleist, désillusion de Freud : mélancolie réveillée, pour celui-ci, par la première guerre mondiale, amenant la révision complète de la théorie psychanalytique, avec le risque d’une nouvelle utopie pour, de nouveau, refouler cette mélancolie…

Notons que le dernier mot que Freud inscrivit dans son journal[lxix], un mois avant sa mort[lxx], fut celui-ci : Kriegspanik.

 


[i] Sigmund Freud, Freud présenté par lui-même, Gallimard 1984, p. 124.

[ii] Henrik Ibsen (1882) in Un ennemi du peuple (Ein Volksfeind), Perrin, Paris sd. Par exemple, Aslaksen, à l’acte II : « C’est qu’il n’y a peut-être pas de mal à pouvoir compter sur nous autres, petits bourgeois. Dans la commune, nous formons, pour ainsi dire, une majorité compacte, chaque fois que nous voulons bien quelque chose. Et il est toujours bon d’avoir la majorité pour soi, monsieur le docteur. »

[iii] Lettre du 07.03.1875 de Freud à Eduard Silberstein in Lettres de jeunesse, Gallimard, Paris 1990.

[iv] Wolf Lepenies, La fin de l’utopie et le retour de la mélancolie, Leçon inaugurale du Collège de France, Editions du Collège de France, Paris1992. Repris in Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? Les intellectuels et la politique de l’esprit dans l’histoire européenne, Chaire européenne du Collège de France, 1991-1992, Seuil, Paris, collection Traces écrites, février 2007

[v] Ibid.

[vi] Voir l’Anatomy of Melancholy de Robert Burton en 1621, ou l’Utopia de Thomas More, utopies anti-mélancoliques que l’on retrouve aussi dans des systèmes politiques comme ceux de Staline, Hitler, etc., où le malheur était interdit : ce serait une l’opposition.

[vii] Freud S. (1929), « Le malaise dans la culture », OCF-P XVIII, P.U.F, Paris 1994.

[viii] Paul Valéry, Souvenirs poétiques, Guy Le Prat, 1947, pp. 25-26.

[ix] C’est exemplaire en médecine, notamment sur la sexualité, ou pire encore, les recherches médicales en temps de guerre.

[x] Ernest Jones,  La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 3 vol., PUF, Paris 1969.

[xi] Lord Francis Bacon (1561-1626). Comme exemple du Baconian learning : « Les idoles de la caverne sont celles de l’homme considéré individuellement ; chacun d’entre nous possède son antre personnel qui brise et corrompt la lumière de la nature par suite des différences d’impression qui se produisent dans un esprit prévenu et déjà affecté. » « Il y a des idoles que nous appelons les idoles de la place publique. Car les hommes s’associent par le discours, mais un usage faux et impropre des mots dénature l’entendement, les mots s’imposant avec une force absolue à l’entendement et semant la confusion en toute chose. » « Les idoles du théâtre, propagées par les divers systèmes des philosophes et par les lois dénaturées de la démonstration, se sont implantées dans l’esprit humain. Jusqu’à présent toutes les philosophies ont été autant de pièces de théâtre et n’ont montré que des univers fictifs et théâtraux. » Novum Organum (1620), section II, Aphorismes V, VI, VII, P.U.F. 1986

[xii] Brücke (1819 – 1892) reconnaissait pour maître Johannes Von Müller, Naturphilosoph, fondateur de la psychologie allemande qui disait pratiquer un idéalréalisme matérialiste.

[xiii] Sigmund Freud (1927), Avenir d’une illusion, P.U.F, pp. 48 & 51.

[xiv] Ce que Freud reprend, par exemple, aux pp. 79-80 de L’avenir d’une illusion, op. cit.

[xv] Ibid., p. 197.

[xvi] Sigmund Freud, Vue d’ensemble sur les névroses de transfert, Gallimard, Paris 1986. L’état de guerre ayant laissé beaucoup de temps libre à Freud, il avait entrepris en 1914 une somme qui devait rassembler tous les acquis de la psychanalyse à cette date, et s’intituler « Métapsychologie ». Il en détruisit la plupart des chapitres.

[xvii] Freud n’avait pas repérer à ce moment-là le rôle de la morale et l’instance du surmoi comme transmetteur et pression permanente de refoulement. D’où l’explication phylogénétique.

[xviii] En 1900, on expose des « spécimens » de sociétés dites primitives, comme « preuves » de la civilisation occidentale. Ces peuples n’ont pas de culture puisqu’ils n’ont pas de livres ni d’écoles, pas de savants ou d’artistes. Ils seraient, pour les Occidentaux, une belle image de l’archaïque et donc une preuve vivante du progrès de civilisation.

[xix] Freud S., « L’intérêt de la psychanalyse », (1913), Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF 1984 (p. 209) ; ou, encore, Totem et tabou, (1913), Gallimard, 1993, p. 191.

[xx] Freud S., (1913) Totem et tabou, Gallimard, Paris 1993, p. 183 ; de même, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité », texte de 1908, in Névrose, psychose et perversion, PUF 1973, p. 149, ou encore dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Gallimard 1987 ; « Avant-propos à Théodore Reik, Problèmes de psychologie religieuse » (1919), OCF-P. XV, PUF 1996, p. 213.

[xxi] Freud S., Totem et tabou, op. cit., p. 104.

[xxii] Le positivisme repose sur la loi des trois états, en rapport au développement spirituel de l’humanité, de la science comme de l’individu, développement qui passe donc par : un état animiste, théologique ou fictif où l’homme explique les phénomènes du monde par l’action d’êtres surnaturels. Un état métaphysique ou abstrait équivalent à des théories, qui sont des croyances masquées, où les êtres surnaturels sont remplacés par des êtres abstraits, vides : stade non productif. Un état scientifique ou positif, où la recherche de la cause dernière est abandonnée pour les faits établis : abandon du « pourquoi » pour le « comment ».

[xxiii] Voir Malaise dans la civilisation, op. cit.

[xxiv] Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou 1984 de Georges Orwell.

[xxv] Sigmund Freud, (1908), « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle, P.U.F. 1969.

[xxvi] O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1975.

[xxvii] Sigmund Freud : Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Gallimard, coll. « Folio », 1989.

[xxviii] Sigmund Freud : « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908), in La vie sexuelle, PUF, Paris 1969 :

« Elle (la pulsion sexuelle) met à la disposition du travail culturel une quantité extraordinaire de forces et cela, sans doute, par suite de la propriété particulièrement prononcée qui est sienne de déplacer son but sans perdre essentiellement en intensité. On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier. »

« La maîtrise par la sublimation, par la dérivation des forces pulsionnelles sexuelles de buts sexuels sur des buts culturels plus élevés, seule une minorité y parvient et encore de façon intermittente et beaucoup plus difficilement dans la période de l’ardeur juvénile. »

[xxix] Ibid.

[xxx] Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 465-467.

[xxxi] Lettre du 17.01.1915 à Jones, in Correspondance Freud-Jones, op. cit.

[xxxii] Sigmund Freud – Karl Abraham, Correspondance complète, 1907-1925, Gallimard, Paris 2006 : lettre du 26/07/1914, p. 330.

[xxxiii] Voir les lettres du 13.9.1914 et du 22.09.1914 à Abraham, op. cit., ou celle du 15.09.1914 à Eitingon, citée par Peter Gay in Freud, une vie, tome I, Hachette, Paris 1991.

[xxxiv] Lettre à Abraham du 02.08.1914, op. cit.

[xxxv] Lettre du 17.01.1915 de Freud à Eitingon, citée par Ernest Jones, in Correspondance Freud-Jones, op. cit., tome II, p. 191.

[xxxvi] Stefan Zweig (1944), Le monde d’hier, souvenirs d’un européen, Paris, Belfond 1993.

[xxxvii] Ibid, p.20.

[xxxviii] Paul Valéry, La crise de l’esprit, 1919, 1e publication en anglais, in Athenæus, Avril-Mai 1919, repris in « Note (ou de l’Européen) », Œuvres, T I, Gallimard, La Pléiade, 1957 ; voir aussi Le bilan de l’intelligence (1935), Allia 2011.

[xxxix] Sigmund Freud (1915), « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 9sq.

[xl] « Tout ce qui passe n’est que métaphore », selon la traduction in OCF-P., XIII, PUF 1988, p. 322, note 1. Ou bien, « Toute chose périssable / est un symbole seulement », selon la traduction de J. Malaplate, Goethe, Faust I & II, vers 12104-5.

[xli] Freud avait peut-être perdu en route l’enseignement d’un de ses auteurs de jeunesse préféré, Ludwig Feuerbach, « cet homme que je vénère et admire le plus » (Lettre à E. Silberstein du 07. III. 1875 in Lettres de jeunesse, Gallimard, Paris 1990), et qu’il a lu « avec avidité et plaisir » (Lettre à Binswanger du 22. II. 1925, in Correspondance, Calmann-Lévy 1995). Feuerbach donne un exemple de ce déplacement du religieux avec le mépris de la nature dans la philosophie moderne comme héritage de la théologie chrétienne – de sa vision-du-monde – préconception qui fait de cette philosophie moderne rien d’autre que de la « théologie dissoute et transformée en philosophie ». Hegel est ainsi un « travesti » : sa doctrine (la Réalité est posée par l’Idée) n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique (la Nature est crée par Dieu) : voir L’essence du christianisme, Gallimard, Paris 1992.

[xlii] Voir, par exemple, Comment je vois le monde, Flammarion 1979.

[xliii] Louis-Charles Jourdan (1810-1881), rédacteur au Siècle, in Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. VII, Paris, 1870, p. 109 et t. XIII, 1875, p. 169. Il est vrai qu’Hugo s’inscrit dans cette pensée : voir par exemple la « Préface » du Dernier jour d’un condamné (1832).

[xliv] Lettre du 25.11.1914 de Freud à Lou Andreas-Salomé in Correspondance avec Sigmund Freud, Gallimard, Paris 1970.

[xlv] Par exemple : en 1920, « « Au-delà du principe de plaisir », in OCF.P, XV, 1996 (Jenseits des Lustprinzips, GW XIII, 3-69) ; en 1923, « Le Moi et le Ça », in OCF.P, XVI, 1991 (« Das Ich und das Es », GW XIII, 237-289).

[xlvi] in OCF.P, XVI, 1991 (Massenpsychologie und Ich-Analyse, 261; GW XIII, 71-161) ; in OCF-P XVIII, P.U.F. 1994 (Die Zukunft einer Illusion, GW XIV, 325-380) ; OCF-P XVIII, P.U.F. 1994 (Das Unbehagen in der Kultur, GW 421-506) ; in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard 1984 (Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, GW XV).

[xlvii] Elle apparaît en 1920 dans « Au-delà du principe de plaisir »,  op. cit. À ce sujet, remarquons que Thanatos, frère d’Hypnos, le sommeil, est un dieu grec de la mort mais de la mort héroïque et non pas du cadavre outagé par les ans.  Voir J.-P. Vernant, La mort héroïque chez les Grecs, Pleins Feux, 2001.

[xlviii] « La destruction comme cause du devenir » in Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Aubier-Montaigne, Paris, 1988, pp. 213-256.

[xlix] A l’inverse, par exemple, Wilhelm Reich réfutait la pulsion de mort pour la seule pulsion sexuelle.

[l] (Je souligne) Voir Georg Groddeck, « Correspondance Freud-Groddeck » in Ça et moi, Gallimard, 1977, p. 268, lettre du 18-VI-1925.

[li] C’est une spécificité de tout groupe ou institution : en rester à l’état originaire et juger toute nouveauté comme dangereuse.

[lii] Distique tiré des Xénies, intitulé : « Sociétés savantes ».

[liii] Voir le texte même de « La Marseillaise ».

[liv] « Malaise dans la civilisation », op. cit., pp. 271-272.

[lv] Das Unbehagen in der Kultur, GW, XIV, p. 421-506 ; OCF-P., XVIII, 1994.

[lvi] Zurück zu Freuds Texten, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1993. Freud : retour aux manuscrits – Faire parler des documents muets, Paris, PUF, 1997.

[lvii] Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières », in Gérard Raulet, Aufklärung, Garnier-Flammarion 1995 : « … j’entends de tout côté cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas mais exécutez ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit : ne raisonnez pas mais croyez ! » […] « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. (…) Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »

[lviii] Lettre du 25 mai 1937 à Marie Bonaparte, citée in Sophie de Mijolla-Mellor, La sublimation, PUF, 2005.

[lix] Apparemment, ce terme de Weltanschauung vient au XVIIIe sous la plume de Kant pour désigner une intuition du monde sensible. Il fut repris par les philosophes du Romantisme allemand, notamment F. N. J. Schelling dans son Introduction au projet d’un système de la philosophie de la nature de 1799, pour définir un produit inconscient de l’intelligence (de l’esprit) : « l’intelligence est productrice de deux manières : soit aveuglément et sans conscience, soit librement et consciemment : productive sans conscience dans la vision-du-monde, consciemment productive dans la création d’un monde idéal. » (Cité par J. Wahl, « Leçon XI : la conception de ‘vision-du-monde’ », in Introduction à la pensée de Heidegger, cours de 1946 en Sorbonne, sur celui de Heidegger à Fribourg en 1928-29, Biblio/Essais, 1998, pp. 129-142). Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, peu de temps après, développera la critique de la domination de la vision-du-monde selon la morale chrétienne. Cette notion connaîtra divers développements, avec Dilthey en 1888 (Dilthey Wilhelm, « L’essence de la philosophie », in Le monde de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1947, pp. 378-9), Jaspers en 1919, et Heidegger en 1928 (Wahl J., « Leçon XIX : La ‘vision-du-monde’ comme maintien et la question de l’être », Introduction à la pensée de Heidegger, Biblio/Essais, 1998, pp. 227-238).

[lx] Séance du 09.XII.1928 rapportée par Richard F. Sterba, in Réminiscences d’un psychanalyste viennois, Privat 1986, pp. 93-95.

[lxi] Sigmund Freud, (1914) « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », in Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot 1984, p. 131.

[lxii] Ibid., p. 243.

[lxiii] A ce sujet, voir Joël Bernat, Le processus psychique et la théorie freudienne, L’Harmattan, 1996.

[lxiv] Sigmund Freud, p. XII de l’avant – propos à la seconde édition des Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971.

[lxv] Rapporté par A. Boutot, in Heidegger, coll. « Que sais-je? », Paris, PUF 1989, p. 17.

[lxvi] H. von Kleist, lettre du 22 – III – 1801 à Wihelmine von Zenge, sa fiancée. Citée in Lou Andreas-Salomé, Carnets intimes des dernières années, Hachette 1983, p. 206.

[lxvii] J.-C. Schneider, préface à Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, Séquences 1991, p. 13.

[lxviii] Hugo von Hofmannsthal, La lettre à Lord Chandos, Mercure de France, 1989.

[lxix] Le 25 août 1939, in Chronique la plus brève. Carnets intimes 1929-1939, Paris, Albin Michel, 1992, pp. 263-264.

[lxx] Le 23 septembre 1939.

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