Joël Bernat : « Cheminant avec Freud »

Par quel chemin ce qui surgit dans le champ du réel est-il perçu puis accède à la conscience ? Quel est le processus psychique qui admet ou refuse une perception à la conscience ? Question qui intéresse et le fonctionnement de l’appareil psychique, et la situation de la cure, et donc la formation du psychanalyste.

C’est, nous semble-t-il, ce qui très tôt questionne et intéresse Freud, et lui fera découvrir ce que depuis nous nommons les formations de l’inconscient : rêve, fantasme, lapsus, acte manqué, symptôme.

De même, une des questions souvent posée quant à Freud pourrait ainsi se formuler : par quelle opération de pensée a-t-il muté les acquis de son auto-analyse en technique et théorie psychanalytique ? Quelle était sa méthode de travail, de pensée ? Et comment a-t-il élaboré cette méthode ? Cela amène à considérer les cryptomnésies de Freud sous un autre angle que celui du simple oubli. Ce qui pose aussi la question de notre mode de réception du texte freudien, de notre mode de lecture, de notre transfert au texte.

Ces questions ne sont pas seulement, ou simplement théoriques ; elles nous intéressent en ce que le trajet de Freud dont les textes portent la trace, son mouvement interne donc, ce chemin, serait celui-là même de la formation du psychanalyste.

Interrogations qui sont en fait des facettes différentes d’une seule et même question : quels sont donc les processus psychiques qui font qu’une perception devient ou non consciente. Ce qui concerne, par exemple, ou ce qui est, le schibboleth de la psychanalyse, soit la reconnaissance de l’inconscient, dont Freud disait en 1923 :

« … la différence entre conscient et inconscient est en fin de compte une affaire de perception, à laquelle il faut répondre par oui ou par non, et l’acte de perception lui-même ne donne aucun renseignement sur la raison pour laquelle quelque chose est perçu ou n’est pas perçu. On n’a pas le droit de se plaindre de ce que le dynamique ne trouve dans les phénomènes qu’une expression équivoque. » [1]

Or cette question, quant au système Perception-Conscience, court dans toute l’œuvre, incessante et permanente, que ce soit dans l’Esquisse, ou dans L’interprétation des rêves [2], comme dans L‘Abrégé de psychanalyse.

Ceci fut souvent abordé, mais essentiellement du côté des contenus de la pensée freudienne, de ses emprunts et ses concepts propres. Nous souhaitons l’approcher sous l’angle des processus psychiques, dont Freud donne de très nombreuses indications au fil de ses textes, voire dans l’ordonnancement même de ceux-ci, en ne traitant directement cette question qu’en de très rares occasions.

Car une lecture diachronique révèle que le mode même de construction et d’ordonnancement des textes freudiens obéit à ce processus psychique (de l’accession d’une perception à la conscience) et son déterminisme qui, dans l’après-coup des années vingt recevra sa pleine théorisation (pourquoi 1920 ? et pourquoi dès lors la levée des cryptomnésies ? Aurait-elle à voir avec la seconde topique ?). Effet de « l’exigence interne de l’objet inconscient » en Freud qui oriente l’évolution même de la pensée, tel que l’énonce Jean Laplanche [3] et celui donc de l’effet de cryptomnésies en ce qu’elles sont déterminantes, pas tant de contenus représentatifs, que de processus de pensée et de perlaboration propre à un « crypto-Freud » ; l’intérêt étant, pour nous, d’en repérer le destin technique comme théorique : pourquoi, par exemple, certains auteurs on « leur » Freud, celui d’une période délimitée, voire, pourquoi parle-t-on encore « de » l’inconscient, au singulier sinon avec majuscule, quand Freud rappelle dans son Abrégé de psychanalyse l’existence de trois inconscients ?

A ne point se saisir du mouvement du texte, mouvement qui fait œuvre certes, mais qui est peut-être bien plus important que le contenu du texte, l’on court le risque d’objectifier, de produire des objets de savoir, des objets-écrans. Wladimir Granoff [4], en son séminaire Filiations, rappelait, qu’avec la mort de Freud disparaissait aussi et surtout la visée déterminant l’œuvre ; dès lors le danger est qu’il ne reste qu’un objet, fut-il Werke, œuvre, s’offrant à la maîtrise dans la séduction d’un savoir. Il s’agit de ne point perdre de vue cette visée pour notre propre compte, pas plus que d’ignorer le « chemin » qu’elle put emprunter. Deux dimensions donc, visée et chemin, intimement mêlées, mais aux effets fort différents sur et pour celui qui emboîte le pas du prédécesseur.

Si la dimension de « visée » est assez connue, bien que chacun en aie sa lecture, ce qui après tout est recommandable, celle du « chemin » est bien plus obscure dès lors que l’on quitte le refuge de la biographie et de l’événementiel : car il ne s’agit pas de s’instaurer lecteur externe d’une vie, position qui n’est pas exempte de transferts, bien au contraire, mais de tenter de suivre un fil, cet obscur guide intime du marcheur qui, tel le fil rouge d’un fameux cordage marin [5], donne cohérence et consistance au « chemin » et donc au cheminement d’une pensée. Chemin, visée : si nous insistons sur cette dimension, c’est parce que nous avons la « conviction » qu’une telle pérégrination, telle celles de Moïse ou de Vinci, figures pérégrinantes par excellence, dans l’œuvre freudienne, et son effet de migration interne, sont un des éléments fondamentaux de la formation du psychanalyste comme de son acte.

Aussi n’est-ce point étonnant si bien des penseurs, dont la longue existence leur permis de faire œuvre, soulignent l’importance du chemin. Par exemple, aux derniers temps de sa vie, alors que se dessinait la publication intégrale de son œuvre, c’est en ces termes que Martin Heidegger trace un en-tête au projet [6]:

« Wege – nicht Werke » : des chemins – pas des œuvres.

Et, moins encore : Arbeit ! Mot d’ordre, donc, figuré par le court texte « Un chemin de campagne » [7]. En cela, le philosophe est dans la lignée des plus anciens, qu’ils fussent sages du Tao (« chemin », ou « Voie » [8], mais en tant qu’il ne dit pas son nom ni même ne peut et ne doit être nommé) ou encore Platon (celui du Timée [9] et de la « Cause errante »). Car, et nous le savons bien, c’est le cheminement, en tant que pérégrination, qui est formateur. Mais en quoi ? Pour l’instant, nous poserons qu’il n’y a pas de différence entre le chemin, le parcours d’un penseur dans son œuvre, et celui de la perception vers la conscience. La pérégrination de l’une est celle de l’autre.

A notre tour, nous souhaitons inscrire ce mot d’ordre, « des chemins », comme guide d’un parcours des textes freudiens, ce qu’après tout Freud à sa façon indique, par exemple lors du second avant-propos aux Études sur l’hystérie, en 1908 :

« Le meilleur conseil (…) suivre la voie que j’ai moi-même parcourue. » [10]

Il ne s’agit donc pas de recenser les emprunts ou les points d’appui que Freud put faire à divers moments de ses élaborations, c’est-à-dire des contenus, cela ayant été largement étudié. Notre approche souhaite s’en différencier en tentant de saisir d’une part, le crypto-processus psychique de et en l’homme Freud inventant l’analyse en lui, et d’autre part, le trajet qui crée l’analyse et l’analyste.

Car si l’on opère une lecture diachronique du texte freudien, c’est-à-dire attentive à son mouvement propre, historique, l’on peut être saisi par la perception d’un fonctionnement : une crypto-méthode, ou mieux encore un crypto-processus de pensée, qui parcours et organise ces textes. Résultat d’une lecture qui relève donc, non pas d’une attention à, ou d’une recension de contenus, d’objets-concepts, mais d’une écoute du mouvement de cette pensée qui, en son trajet, dévoile une structure que l’on pourrait décomposer en trois temps tel que Freud l’a élaboré de plus en plus clairement à partir de 1925 :

– le surgissement et l’accueil de l’ « idée spontanée » (Einfall), incidente, et sa conséquence : le rejet par négation, ou la réception selon un jugement d’attribution. La question freudienne étant ici celle de l’origine, du lieu de provenance de l’Einfall, et de ce qui surgit.

– puis un temps de perlaboration (Durcharbeitung) selon une exposition (Darstellung) en une « mise en scène, en jeu ou en œuvre » de l’idée attribuée et de l’épreuve de la réalité.

– enfin, l’opération du jugement d’existence qui mène, soit à un renoncement, soit à une affirmation (Bejahung) et la possibilité de symbolisation et de théorisation.

L’effet, l’effectivité (Wirklichkeitvoir infra) de ce processus global d’affirmation est le déplacement du sujet, de sa place même (Entstellung, au sens second indiqué dans le Moïse).

Or Freud n’a cessé d’indiquer, au fil de son texte, les éléments et les élaborations successives de ce processus de pensée ; jalons, dans une première période, cryptomnésiques, puis de plus en plus différenciés, théorisés.

Nous soutenons que ce trajet/processus est celui de la formation du psychanalyste : le trajet psychique de l’homme Freud est le trajet même de la formation du psychanalyste, la technique étant l’effet déposé, le précipité de ce mouvement. Celle-ci ne peut donc pas n’être qu’un « outil » qu’il y aurait à acquérir, et qui répondrait d’une « exigence externe » (Forderung), mais bien l’effectivité d’une perlaboration de « l’exigence interne » de l’objet inconscient et de sa course.

De même, modèle du processus psychique ou/et scientifique : en 1912 dans Totem et Tabou [11], puis l’année suivante dans « L’intérêt de la psychanalyse » [12], Freud, sans doute inspiré des écrits ethnologiques et anthropologiques qu’il a beaucoup parcouru en cette période, insiste sur les trois systèmes de pensée – ou conception du monde, Weltanschauung – que l’humanité a produit : une conception animiste ou mythologique, une conception religieuse, une conception scientifique. Il ne s’agit pas là d’un simple constat historique, mais bien de l’évolution de la pensée humaine qu’il va reprendre sur un plan phylogénétique, avant de la rabattre sur le plan ontogénétique, en tant que dépôt de cette phylogenèse portée par la langue. Mais c’est aussi une indication quant à la clinique, comme arrêt du processus psychique. Ces trois temps de la pensée sont ceux même de la vie psychique (voir le travail de deuil) et le modèle de la cure type : passage des contenus animiques vers les processus psychiques qui nous régissent, soit un « au-delà des représentations » (expression que nous devons à J. B. Pontalis) et ainsi la question du « transfert infini » [13]. Mais c’est aussi la direction vers un « animisme scientifique ». La psychopathologie serait alors la résultante de modes d’arrêt, de fixation de ce processus psychique.

Dans une première partie, nous nous intéressons à quelques cryptomnésies chez Freud afin d’en repérer la pesée et le destin dans ses modes de perception et de pensée, comme en ce qu’elles peuvent déterminer la visée freudienne, ou du moins en indiquer une certaine orientation. Ceci permettrait de saisir, d’entrevoir que l’ensemble de l’œuvre est une perlaboration de certaines cryptomnèsies vers une affirmation ou un renoncement : ce qui fait du texte l’exemple même du processus d’affirmation dans le système Perception-Conscience.

Puis, nous aborderons plus précisément ce processus d’affirmation, celui de la Bejahung, que Freud élabore très précisément en 1925 en son texte sur « La négation » : cela pourrait paraître paradoxal, mais en fait révèle indissociabilité de l’affirmation d’avec le fantasme et ses formules de contradiction et de négations des perceptions. Ce processus d’affirmation est ce qui mène soit à un renoncement face à l’épreuve de la réalité, soit à une affirmation en conscience, une reconnaissance : « là où ça était, je est advenu », au sens de la connaissance dans l’inconscient. Mais, au-delà de ce processus, une des conséquences en est le déplacement même du sujet.

Enfin, nous tenterons d’appliquer cette compréhension de l’affirmation à la question de la reconnaissance des trois inconscients, en en suivant le mouvement perlaboratif de Freud, qui est le parcours que nous faisons ou avons à faire. Cheminement qui nous enseigne aussi certaines choses quant aux lieux mêmes de notre écoute, puisque la question du système Perception-Conscience y joue à plein, tant du côté du patient que de l’analyste. Ce parcours viendrait ainsi indiquer quelque chose quant à nos « crypto-Freud » personnels, soit nos lieux de fixation à un temps de l’œuvre et non à la globalité du trajet, ce qui pourrait déterminer un type d’écoute, ou du moins le révéler. Ceci s’illustrerait, par exemple, de l’emploi bien plus fréquent de la première topique, plutôt que de la seconde.

Ainsi, lire Freud n’est pas tant affaire d’y faire retour comme spécificité d’une psychanalyse « à la française », mais bien le lieu de la mise en chantier, sans cesse, du travail de perlaboration et du processus d’affirmation, en chaque lecteur, de ses perceptions, d’une épreuve de réalité, et de la reconnaissance consciente de ce qui l’anime.

[1] Freud S., « Le moi et le ça », OCF-P., XVI, PUF 1991, p. 260.

[2] Voir par exemple dans le chapitre VII la section II sur « la régression », Interprétation des rêves, p. 453 sq.

[3] Le fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, Les empêcheurs de tourner en rond, 1993, p. 7.

[4] Granoff W., Filiations, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 34.

[5] Métaphore de Goethe, in Les affinités électives : à la manière des câbles de la marine britannique, un fil rouge lui est intimement incorporé pour signaler son appartenance à la Couronne, fil qu’on ne pourrait détacher sans défaire l’unité et la solidité des câbles.

[6] Rapporté par Boutot A., in Heidegger, coll. « Que sais-je? », Paris, PUF 1989, p. 17.

[7] Heidegger M., « Le chemin de campagne » (Der Ferweld), Questions III & IV, collection Tel, Gallimard 1990.

[8] Cf, par exemple, Lao T’seu, Tao Te King, Paris, Gallimard 1967.

[9] Platon, Timée, (48-b), Garnier-Flammarion, 1969; voir infra, le chapitre sur « La cause errante ».

[10] Freud S., p. XII de l’avant – propos à la seconde édition des Études sur l’hystérie, Paris, PUF 1971.

[11] Freud S., Gallimard 1993, p. 191.

[12] Résultats, idées, problèmes, I, PUF 1984, p. 209.

[13] Pontalis J. B., La force d’attraction, Seuil 1990.

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