« Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)

George Sylvester Viereck (31 Décembre 1884, 18 Mars 1962) était un américain d’origine allemande, journaliste au Journal of psychology aux nombreuses publications. Freud qui avait apprécié son essai sur Clémenceau, espérait de lui un écrit sur la psychanalyse, ce qui ne se réalisera pas du fait de l’évolution pro-nazi de Viereck. Cette interview est une prémisse de ce projet avorté, réalisé lors d’une entrevue en 1926 dans les Alpes suisses où Freud résidait en vacances.

Elle fut d’abord publiée sous le titre : Interview : « Mean Men Explained by Freud », Interview with George Sylvester Viereck, London Weekly Dispatch, July 28, 1927.

Puis en allemand : « Professor Freud über den Wert des Lebens. Ein Gespräch mit dem großen Gelehrten. » Neue Freie Presse, 28.8.1928 (Morgenbl.), S. 4.

Elle sera intégrée dans un recueil d’interviews menées par George Sylvester Viereck sous le titre de Glimpses of the great, 1930, The Macaulay company, New York, chap. 3 : « Sigmund Freud confronts the sphinx ».

Reparue dans : Th. Reik, C. Staff, B. N. Nelson (ed.), Psychoanalysis and the Future (1957), New-York, National Psychological Association for Psychoanalysis, INC.

Une partie fut  publiée en français in : La lettre mensuelle n° 245 – février 2006.

 

« Freud face au sphinx »

 Sigmund Freud a joué un rôle si important dans la vie intellectuelle mondiale que, tel Bernard Shaw, il a presque cessé d’être une personne. Il est une force culturelle à laquelle nous pouvons assigner une place historique bien déterminée dans l’évolution de la civilisation.

« J’ai été comparé à Colomb, Darwin, Kepler, et j’ai été dénoncé comme étant un paralytique », remarque Freud lui-même lors d’une enquête sur l’histoire de la psychanalyse. Il y en a, même aujourd’hui, qui le voient tel un aventurier scientifique. L’avenir le saluera de Colomb de l’Inconscient. Colomb, cherchant simplement un nouveau passage vers Cathay, découvrit un continent. Freud, tentant de trouver une nouvelle méthode psychothérapique, découvrit le continent immergé de l’esprit humain.

Freud nous explique les forces internes déterminantes qui nous lient à notre propre passé infantile et à celui de la race. À la lumière de la psychanalyse nous pouvons pour la première fois comprendre l’énigme de la nature humaine.

J’ai eu le privilège d’être l’invité de Freud à plusieurs occasions. À chaque fois, il m’a révélé de nouvelles facettes de sa personnalité fascinante. G.S.V.-1927

 Sigmund Freud : « Soixante-dix ans m’ont appris à accepter la vie d’une humilité enjouée. »

 L’orateur était le Professeur Sigmund Freud, le grand explorateur autrichien du monde intérieur de l’âme. Tel le héros tragique grec Œdipe, dont le nom est intimement lié  aux principales doctrines de la psychanalyse, Freud a audacieusement confronté le Sphinx.

Tel Œdipe, il résolut son énigme. Aucun mortel n’a aussi bien réussi que Freud à expliquer le secret de la conduite humaine.

Freud est à la psychologie ce que Galilée fut à l’astronomie. Il est le Colomb de l’inconscient. Il ouvre de nouvelles perspectives, il sonde de nouvelles profondeurs. Il a changé la relation de toute chose dans la vie à toute autre chose, en déchiffrant le sens caché des archives inscrites sur les tablettes de l’inconscient.

L’endroit où a eu lieu notre conversation fut la maison d’été de Freud à Semmering, une montagne des Alpes autrichiennes, où la Vienne mondaine aime se réunir.

J’avais vu le père de la psychanalyse pour la dernière fois dans son humble maison à la capitale autrichienne. Les quelques années passées entre cette dernière visite et la présente avaient multiplié les rides sur son front. Elles avaient intensifié sa pâleur scolastique. Son visage était dessiné, comme en peine. Son intelligence était vive, son esprit intact, sa courtoisie impeccable comme depuis toujours, mais un léger trouble dans sa voix m’alarma.

Il semble qu’une affection maligne de la mâchoire supérieure ait nécessité une opération. Depuis lors, Freud porte une prothèse mécanique pour faciliter la parole. En soi ce n’est pas pire que le port de lunettes. La présence du dispositif métallique embarrasse plus Freud que ses visiteurs. Cela se fait à peine remarquer après qu’on lui ait parlé un moment. Sous ses bons jours, il n’est pas du tout détectable. Mais pour Freud lui-même cela est cause d’une contrariété constante.

 S. Freud : « Je déteste ma mâchoire mécanique, car la lutte avec mécanisme consume une force si précieuse. Bien que je préfère une mâchoire mécanique à pas de mâchoire du tout. Je préfère encore l’existence à l’extinction. »

« Peut-être que les dieux sont bons avec nous », continua le père de la psychanalyse, « en rendant la vie plus désagréable au fur et à mesure que nous vieillissons. À la fin, la mort paraît moins intolérable que les multiples fardeaux que nous portons. »

 Freud refuse d’admettre que le destin lui en veuille particulièrement.

 S. Freud : « Pourquoi, dit-il calmement, devrais-je attendre quelque faveur particulière ? L’âge, avec ses inconforts manifestes, arrive à tous. Il frappe un homme ici et un là. Son coup se pose toujours en un lieu vital. La victoire finale appartient toujours au Ver Vainqueur.

Éteintes ! – éteintes sont les lumières, – toutes éteintes !

Et, par-dessus chaque forme frissonnante,

Le rideau, drap mortuaire,

Descend avec un fracas de tempête,

Et les anges, tous pâles et blêmes,

Se levant, se dévoilant, affirment

Que la pièce est la tragédie

‘l’Homme,’

Et son héros le Ver Vainqueur.

Je ne me rebelle pas contre l’ordre universel. Après tout, continua le maître investigateur du cerveau humain, j’ai vécu plus de soixante-dix ans. J’ai eu assez à manger. J’ai apprécié beaucoup de choses – la camaraderie de ma femme, mes enfants, les couchers de soleil. J’ai vu croître les plantes au printemps. Ici et là une poignée de main amicale me parvenait. Une fois ou deux, j’ai rencontré un être humain qui m’eut presque compris. Que puis-je demander de plus ?

George Sylvester Viereck : Vous avez eu, dis-je, la notoriété. Votre travail touche la littérature de tout pays. L’Homme voit la vie et lui-même avec un regard différent grâce à vous. Et récemment pour votre soixante-dixième anniversaire le monde s’est uni en votre honneur – à l’exception de votre propre université !

S. Freud :Si l’université de Vienne m’avait reconnu, ils m’auraient seulement embarrassé. Il n’y a nulle raison pour laquelle ils devraient m’embrasser ou moi ou ma doctrine juste parce que j’ai soixante-dix ans. Je n’attache aucune importance irraisonnable aux décimales.

La notoriété ne vient à nous qu’après notre mort, et, franchement, ce qui arrive après ne me concerne pas. Je n’ai aucune aspiration à la gloire posthume. Ma modestie n’est pas une vertu.

G.S.V. : Cela ne signifie-t-il rien à vos yeux que votre nom continue de vivre ?

S. Freud : Rien du tout, même s’il devait vivre, ce qui n’est en aucun cas certain. Je suis bien plus concerné par le sort de mes enfants. J’espère que leur vie ne sera pas si dure. Je ne peux pas rendre leur vie plus facile. La guerre a quasiment liquidé ma modeste fortune, les économies de toute une vie. Cependant heureusement, l’âge n’est pas un fardeau trop lourd à porter. Je peux m’en sortir ! Mon travail me donne encore du plaisir. »

 Nous marchions en montant et descendant sur un petit sentier du jardin escarpé de la maison. Freud caressa tendrement un arbuste en floraison de ses mains sensibles.

 S. Freud : « Je suis bien plus intéressé par cet arbuste, dit-il, que par tout ce qui pourrait m’arriver une fois que je serai mort.

G.S.V. : Alors vous êtes, après tout, un profond pessimiste ?

S. Freud : Je ne le suis pas. Je ne permets aucune réflexion philosophique qui pourrait gâcher mon plaisir des choses simples de la vie.

G.S.V. : Croyez-vous à la survie de la personne après la mort sous n’importe quelle forme ?

S.Freud : Je n’ai pas d’idée sur le sujet. Tout ce qui vit périt. Pourquoi devrais-je survivre ?

G.S.V. : Voudriez-vous revenir sous une certaine forme, renaître de vos cendres ? N’avez-vous, en d’autres termes, aucun désir d’immortalité ?

S. Freud : Franchement, non. Si l’on admet les motivations égoïstes que sous-entend tout comportement humain, on n’a  pas le moindre désir de revenir. La vie, tournant en rond, serait toujours la même.

De plus, même si l’éternel retour des choses, pour reprendre la phrase de Nietzsche, était de réinvestir de nos habillements de chair, que cela vaudrait-il sans mémoire ? Il n’y aurait aucun lien entre le passé et le futur.

En ce qui me concerne, je suis parfaitement content de savoir que l’éternel désagrément de vivre sera enfin terminé. Notre vie est nécessairement une série de compromis, une lutte sans fin entre l’ego et son environnement. Le souhait de voir sa vie prolongée outre mesure me semble absurde.

G.S.V : Désapprouvez-vous les tentatives de votre collègue Steinach visant à prolonger le cycle de l’existence humaine ?

S. Freud : Steinach n’essaye pas de prolonger la vie. Il combat simplement la vieillesse. En exploitant le réservoir de forces à l’intérieur de nos propres corps, il aide le tissu à résister à la maladie. L’action de Steinach arrête parfois de malencontreux accidents biologiques, comme le cancer, dans leurs premières phases. Cela rend la vie plus facile à vivre. Cela ne fait pas en sorte qu’elle en vaille la peine d’être vécue.

Il n’y a aucune raison pour laquelle nous devrions vouloir vivre plus longtemps. Mais il y a une raison pour laquelle nous devrions souhaiter vivre avec le moins d’inconfort possible.

Je suis passablement heureux, car je suis reconnaissant de l’absence de douleur, et pour les petits plaisirs de la vie, pour mes enfants et pour mes fleurs !

G.S.V. : Bernard Shaw prétend que nos jours sont trop courts. Il pense que l’homme peut prolonger l’espérance de vie humaine, s’il le désire,  en amenant sa volonté à jouer sur les forces de l’évolution. L’humanité, selon lui, peut recouvrer la longévité des patriarches.

S. Freud : Cela est possible, répondit Freud, que la mort elle-même ne soit pas une nécessité biologique. Peut-être mourons-nous car nous voulons mourir.

Tout comme haine et amour pour la même personne habitent notre cœur en même temps, toute vie combine avec le désir de se maintenir elle-même, un désir ambivalent de sa propre annihilation.

Tout comme un élastique étiré a tendance à reprendre sa forme originelle, toute matière vivante, consciemment ou inconsciemment, aspire à regagner l’inertie complète et absolue de l’existence inorganique. Le désir de mort et le désir de vie demeurent côte à côte, en nous.

La Mort est la compagne de l’Amour. Ensemble, ils gouvernent le monde. Ceci est le message de mon livre, Au-delà du principe de plaisir.

Au début, la psychanalyse supposait que l’Amour était l’important. Aujourd’hui nous savons que la Mort est tout aussi importante.

Biologiquement, tout être vivant, quelle que soit l’intensité à laquelle la vie brûle en lui, a envie de Nirvana, a envie de l’arrêt de « la fièvre appelée vie », a envie du sein d’Abraham. Le désir peut être déguisé par diverses circonlocutions. Néanmoins, l’objectif ultime de la vie est sa propre extinction !

G.S.V. : Cela, m’exclamais-je, est la philosophie d’auto-destruction. Elle justifie le suicide. Cela devrait logiquement aboutir au suicide mondial envisagé par Eduard von Hartmann.

S. Freud : L’humanité ne choisit pas le suicide, car la loi de son existence abhorre la route directe vers son objectif. La vie doit accomplir son cycle d’existence. Chez chaque personne normale, le désir de vie est assez fort pour contrebalancer le désir de mort, bien qu’à la fin le désir de mort se montre plus fort.

Nous pouvons nous livrer à la suggestion fantaisiste que la Mort vient à nous par notre propre volonté. Il est possible que nous puissions vaincre la Mort, à l’exception de son allié en notre propre sein.

Dans ce sens -Freud ajouta avec un sourire -nous pourrions être légitimes en disant que toute Mort est un suicide déguisé. »

 Il commençait à faire froid dans le jardin.

Nous continuâmes notre discussion dans le cabinet.

Je vis une pile de manuscrits sur le bureau dans l’écriture soignée de Freud.

 G.S.V. : « Sur quoi travaillez-vous ? demandais-je.

S. Freud : J’écris une défense de l’analyse profane, la psychanalyse pratiquée par des non-médecins. Les médecins veulent rendre l’analyse, sauf pratiquée par des médecins autorisés, illégale. L’Histoire, la vieille plagiaire, se répète elle-même après chaque découverte. Les médecins disputent toute nouvelle vérité au début. Après quoi ils essayent de la monopoliser.

G.S.V. : Avez-vous eu quelque support du laïcat ?

S. Freud : Certains de mes meilleurs élèves sont profanes.

G.S.V. : Pratiquez-vous beaucoup vous-même ?

S. Freud : Assurément. En ce moment même, je travaille sur un cas difficile, en démêlant les conflits psychiques d’un nouveau patient intéressant.

Ma fille aussi est une psychanalyste, comme vous pouvez le voir… »

 À ce moment, Anna Freud apparut suivie de son patient, un garçon de onze ans, sans aucun doute anglo-saxon de par ses traits. L’enfant semblait parfaitement heureux, complètement oublieux  d’un conflit ou d’un embrouillement dans sa personnalité.

 G.S.V. : « Vous arrive-t-il, demandais-je au professeur Freud, de vous analyser vous-même ?

S. Freud : Assurément. Le psychanalyste doit constamment s’analyser. En nous analysant nous-mêmes, nous sommes plus aptes à analyser les autres.

Le psychanalyste est comme le bouc émissaire des hébreux. Les autres le chargent de leurs pêchés. Il doit exercer son art à l’extrême afin de se dégager du poids jeté sur lui.

G.S.V. : Il me semble toujours, remarquais-je, que la psychanalyse induit nécessairement chez ceux qui la pratiquent, l’esprit de charité chrétienne. Il n’y a rien de la vie humaine que la psychanalyse ne peut nous faire comprendre. ‘Tout comprendre c’est tout pardonner.’

S. Freud : Au contraire, tonna Freud, ses traits assumant la fière sévérité d’un prophète hébreux. Tout comprendre, ce n’est pas tout pardonner. La psychanalyse ne se contente pas de nous apprendre tout ce que nous pouvons endurer, elle nous apprend aussi tout ce que nous devons éviter. Elle nous dit ce qui doit être exterminé. La tolérance du mal n’est d’aucune manière un corollaire du savoir. »

Je compris soudain pourquoi Freud s’est querellé si amèrement avec ceux de ses disciples qui l’ont déserté, pourquoi il ne peut pas pardonner leur écart du droit chemin de la psychanalyse orthodoxe. Son sens de la droiture est l’héritage de ses ancêtres. C’est un héritage duquel il est fier, tout comme il est fier de sa race.

 S. Freud : « Ma langue, m’expliqua-t-il, est l’allemand. Ma culture, mes réalisations sont allemandes. Je me considérais allemand intellectuellement, jusqu’à ce que je me rende compte du développement d’un préjudice anti-sémite en Allemagne et en Autriche germanique. Depuis cette période, je ne me considère plus comme un allemand. Je préfère me caractériser de Juif. »

 J’étais quelque peu déçu par cette remarque.

Il me sembla que l’esprit de Freud devait demeurer sur les hauteurs, au-dessus de tout préjudice de race, qu’il devait rester insensible à toute rancœur personnelle. Pourtant, son indignation, son honnête colère, le rendaient plus sympathiquement humain.

Achille serait insupportable, si ce n’était pour son talon !

G.S.V. : « Je suis content, remarquais-je, monsieur le professeur, que vous, aussi, avez vos complexes, que vous, aussi, trahissez votre mortalité.

S. Freud : Nos complexes, répondit Freud, sont la source de notre faiblesse ; ils sont aussi souvent la source de notre force.

G.S.V. : Je me demande, observai-je, quels peuvent bien être mes complexes !

S. Freud : Une analyse sérieuse dure environ un an. Cela peut même durer deux ou trois ans. Vous consacrez beaucoup d’années de votre vie à « la chasse aux lions », vous avez toujours recherché les personnages célèbres de votre génération (invariablement des hommes plus âgés que vous) : Roosevelt, l’Empereur, Hindenburgh, Briand, Foch, Joffre, Georg Bernard Shaw…

G.S.V. : ça fait partie de mon travail.

S. Freud : Mais c’est aussi votre choix. Le grand homme est un symbole. Votre recherche est la recherche de votre cœur. Vous recherchez aussi le grand homme pour qu’il prenne la place du père. Cela fait partie de votre complexe du père. (J’ai rejeté avec véhémence cette affirmation de Freud. Mais en y réfléchissant bien, il me semble qu’il pourrait y avoir une vérité, que je ne soupçonne pas, dans cette remarque fortuite. Cela pourrait être une impulsion de même nature que celle qui m’a conduit à lui).

G.S.V. J’aimerais – remarquai-je après un moment – pouvoir rester ici assez longtemps pour entrevoir mon cœur par vos yeux. Peut-être que, comme la Méduse, je mourrais de peur en voyant ma propre image ! Même si je ne suis pas sûr de bien m’y connaître en psychanalyse, j’anticiperais souvent, ou j’essaierais d’anticiper vos intentions.

S. Freud : L’intelligence d’un patient n’est pas un obstacle. Au contraire, cela facilite souvent le travail. (Sur ce point, le maître de la psychanalyse diffère passablement de ses disciples, qui n’apprécient pas beaucoup l’assurance chez les patients qu’ils ont en analyse)

G.S.V. : Je me demande parfois si nous ne serions pas plus heureux en en sachant moins sur les processus qui forment nos pensées et nos émotions. La psychanalyse dérobe à la vie son ultime enchantement, à force de mettre en rapport chaque sentiment avec son groupe originel de complexes. Cela ne nous rend guère joyeux de découvrir que nous abritons tous un sauvage, un criminel ou un animal.

S. Freud : Qu’avez-vous contre les animaux ? Moi je préfère la compagnie des animaux à celle des humains.

G.S.V. : Pourquoi ?

S. Freud : parce qu’ils sont plus simples. Ils ne souffrent pas de division de la personnalité, de désintégration de l’ego, dus à la tentative de l’homme de s’adapter à des modèles de civilisation trop élevés pour son mécanisme intellectuel et psychique. Le sauvage, comme la bête, est cruel, mais il n’a pas la méchanceté de l’homme civilisé. La méchanceté est la vengeance de l’homme contre la société, à cause des restrictions que celle-ci lui impose. Les caractéristiques les plus désagréables de l’homme sont engendrées par cet ajustement précaire à une civilisation compliquée. C’est le résultat du conflit entre nos instincts et notre culture. Les émotions simples et directes d’un chien sont bien plus agréables, quand il remue la queue ou qu’il aboie pour exprimer son déplaisir. Les émotions du chien (ajoute Freud pensivement) nous rappellent les héros de l’antiquité. C’est peut-être la raison pour laquelle nous leur donnons inconsciemment des noms de héros comme Achille ou Hector.

G.S.V. : J’ai un chiot doberman Pinscher qui s’appelle Ajax.

S. Freud : (souriant) Je suis heureux de savoir qu’il ne sait pas lire. Il serait sûrement un membre de la famille moins apprécié, s’il pouvait aboyer ses opinions sur les traumatismes psychiques et le complexe d’Œdipe !

G.S.V. : Même vous, professeur, trouvez l’existence excessivement complexe. Il me semble tout de même que vous êtes en partie responsable des complexités de la civilisation moderne. Avant que vous inventiez la psychanalyse, nous ne savions pas que notre personnalité était dominée par une troupe belligérante de complexes contestables. La psychanalyse fait de la vie un véritable casse-tête.

S. Freud : En aucun cas. La psychanalyse rend la vie plus simple. Nous acquérons une nouvelle synthèse après l’analyse. La psychanalyse réordonne l’enchevêtrement de pulsions dispersées, elle s’efforce de les enrouler autour de leur touret. Ou, pour changer de métaphore, la psychanalyse procure le fil qui conduira la personne hors du labyrinthe de son propre inconscient.

G.S.V. : En surface, du moins, il semble que jamais la vie humaine n’ait été plus complexe. Chaque jour vous proposez, vous ou vos disciples, une idée nouvelle qui rend plus embrouillé et contradictoire le problème de la conduite humaine.

S. Freud : La psychanalyse au moins, ne ferme jamais la porte à une nouvelle vérité.

G.S.V. : Certains de vos disciples, plus orthodoxes que vous, s’accrochent à chaque énoncé qui sort de votre bouche.

S. Freud : La vie change. La psychanalyse change, elle aussi. Nous sommes tout juste aux commencements d’une science nouvelle.

G.S.V. : La structure scientifique que vous construisez me paraît beaucoup plus élaborée que ça : ses fondements – la théorie du « déplacement », de la « sexualité infantile », du « symbolismes des rêves » etc. – semblent avoir une permanence.

S. Freud : Je le répète, nous n’en sommes qu’aux débuts. Je ne suis qu’un initiateur. J’ai réussi à dégager des monuments enterrés dans les substrats de l’esprit. Mais là où j’ai découvert quelques temples, d’autres découvriront peut-être des continents.

G.S.V. : Vous mettez toujours surtout l’accent sur la sexualité ?

S. Freud : Je répondrai par les mots d’un poète de chez vous, Walt Whitman : « Tout manquerait pourtant, si le sexe n’était pas[1] (…) ». Ceci dit, je vous ai expliqué que je mets maintenant l’accent sur « l’au-delà » du plaisir – la mort, la négation de la vie. Ce désir explique pourquoi certains hommes aiment la douleur – comme un pas vers l’anéantissement. Cela explique pourquoi les poètes aiment ceci :

« Quels que soient les dieux qui existent

Qu’aucune vie ne vive pour toujours

Que les morts jamais ne se lèvent

Et qu’aussi le fleuve le plus las

Débouche tranquillement dans la mer »

G.S.V. : Comme vous, Shaw ne souhaite pas vivre à jamais, mais la différence avec vous, c’est qu’il considère le sexe comme sans intérêt.

S. Freud : (souriant) Shaw ne comprend rien au sexe. Il n’a même pas la plus vague conception de l’amour. Aucune de ses pièces ne présente de véritable histoire d’amour. Il fait une farce de l’amour de Jules César – qui est peut-être la plus grande passion de l’histoire –. Avec méchanceté, il dépouille délibérément Cléopâtre de toute grandeur pour en faire une simple jeune fille insignifiante. La raison de l’étrange attitude de Shaw envers l’amour, qu’il nie être le mobile de toutes choses humaines (ce qui fait ses pièces n’atteignent pas à une acclamation universelle malgré leur immense portée intellectuelle), est inhérente à sa psychologie. Dans l’une de ses préfaces, il souligne lui-même l’aspect ascétique de son tempérament. Je peux me tromper sur beaucoup de choses, mais je suis sûr de ne pas me tromper quand j’insiste sur l’importance de l’instinct sexuel. Cela est tellement fort que cela heurte toujours les conventions et les garde-fous de la civilisation ; l’humanité, par autodéfense, tend à lui dénier cette importance suprême. Râpez (si vous grattez ?) un Russe, dit le proverbe, sous la peau apparaîtra le Tartare. Analysez n’importe quelle émotion humaine, peu importe sa distance de la sphère de la sexualité : vous trouverez cette pulsion primordiale grâce à laquelle la vie se perpétue.

G.S.V. : Vous avez sans aucun doute été bien suivi dans votre transmission de ce point de vue aux écrivains modernes. La psychanalyse a donné de nouvelles intensités à la littérature.

S. Freud : Elle a aussi beaucoup reçu de la littérature et de la philosophie. Nietzsche a été l’un des premiers psychanalystes, il est surprenant de voir à quel point son intuition préfigure nos découvertes. Personne d’autre que lui n’a aussi profondément pressenti la dualité des motivations de la conduite humaine et l’insistance du principe de plaisir à prédominer indéfiniment. Zarathoustra dit :

« La douleur crie : Va !

Mais le plaisir appelle de ses vœux l’éternité pure,

Il appelle l’éternité profonde et inextinguible ».

On discute peut-être moins de la psychanalyse en Autriche et en Allemagne qu’aux États-Unis, mais son influence sur la littérature est immense. Thomas Mann et Hugo von Hofmannsthal nous doivent beaucoup. Le parcours de Schnitzler est en grande partie parallèle à mon propre cheminement. Il exprime poétiquement ce que j’essaie de communiquer scientifiquement. Mais le Dr. Schnitzler n’est pas seulement un poète, il est aussi un scientifique.

G.S.V. : Vous, vous n’êtes pas seulement un scientifique mais aussi un poète. La littérature américaine est imprégnée de psychanalyse : Hupert Hugues, Harvrey O’Higgins et d’autres sont vos interprètes. Il est presque impossible d’ouvrir un roman nouveau, sans y trouver une quelconque référence à la psychanalyse. Parmi les dramaturges, Eugene O’Neil et Sydney Howard ont une grande dette envers vous. The silver cord, par exemple, est tout simplement une dramatisation du complexe d’Œdipe.

S. Freud : Je sais bien et j’entends le compliment que contient votre affirmation. Mais je me méfie un peu de ma popularité aux États-Unis : l’intérêt américain pour la psychanalyse reste superficiel. La popularité mène à une acceptation superficielle, qui se passe de recherches sérieuses. Les gens ne font que répéter les phrases qu’ils apprennent au théâtre ou dans les revues. Ils croient comprendre quelque chose à la psychanalyse parce qu’ils peuvent répéter comme des perroquets son jargon. Je préfère l’étude plus approfondie de la psychanalyse, effectuée dans les centres européens, bien que les États-Unis aient été le premier pays à me reconnaître officiellement. La Clark University m’a accordé un diplôme honoraire tandis que j’étais encore frappé d’ostracisme en Europe. Pourtant, les États-Unis apportent peu de contributions originales à la psychanalyse.

Les Américains sont des généralisateurs intelligents, mais rarement des penseurs créatifs. Les médecins aux États-Unis et occasionnellement en Europe, essaient de monopoliser la psychanalyse. Mais ce serait un danger pour la psychanalyse que de la laisser exclusivement aux mains des médecins, car une formation strictement médicale constitue aussi souvent un empêchement qu’un avantage pour la psychanalyse. Quand certaines conceptions scientifiques traditionnelles sont enracinées dans le cerveau, elles sont toujours un empêchement. »

Freud ne peut s’empêcher de dire la vérité à tout prix ! il ne peut se forcer à flatter les États- Unis où se trouvent la majorité de ses disciples. Malgré sa rudesse, Freud est l’urbanité en personne. Il écoute patiemment chaque intervention, ne cherchant jamais à intimider l’interviewer. Rare est le visiteur qui ne prenne congé sans un présent, un signe quelconque d’hospitalité.

La nuit était tombée. Il était temps de prendre le train du retour à la ville qui naguère abritait la splendeur impériale des Habsbourg. Accompagné de son épouse et de sa fille, Freud descendit les marches de son refuge de montagne vers la rue pour me regarder partir. Il me parut fatigué et triste en me disant au revoir.

 « Ne me faites pas passer pour un pessimiste – me dit Freud après m’avoir serré la main. Je n’ai pas de mépris pour le monde. Exprimer du dédain pour le monde n’est qu’une autre façon de le courtiser, de s’attirer de l’audience et des applaudissements. Non, je ne suis pas un pessimiste, tant que j’ai mes enfants, ma femme et mes fleurs ! Je ne suis pas malheureux, du moins pas plus que d’autres ».

 Le sifflement du train résonna dans la nuit. L’automobile me conduisait rapidement à la gare. J’eus tout juste eu le temps d’apercevoir la tête grisonnante d’un Freud légèrement voûté qui disparaissait dans le lointain.

 

[1] « Yet all were lacking, if sex were lacking » : § « Une femme m’attend ! », in  Feuilles d’herbe, traduit par Jules Laforgue in Œuvres choisies de Walt Whitman, collectif, Paris, Edition de la NRF, 1918.

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2 réponses à « Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)

  1. simone molina dit :

    merci pour cet article qui, en cette fin d’année 2016 et avant une année bien énigmatique, permet de prendre un peu de hauteur…
    et pour votre site toujours « surprenant ».
    cordialement

    • Joel Bernat dit :

      Bonjour et merci de votre petit mot ! cela est si rare…
      et si l’envie vous vient d’écrire pour ce site, n’hésitez pas !
      pensées cordiales
      JB

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