Wilhelm Reich : un débat avec Geza Roheim sur le symbolique

Roheim me rendit visite en l’hiver 1926 et nous discutâmes pendant quelques heures de questions ethnologiques. Notre désaccord portait entre autres sur le point suivant : parlant de l’interprétation des symboles et, de fil en aiguille, de la signification analytique des outils, je soutins que la hache fut créée en premier lieu pour des motifs rationnels, c’est-à-dire pour fendre du bois ; affirmation qui ne s’inscrit nullement en faux contre le fait qu’une hache peut revêtir subsidiairement une signification symbolique, mais il n’en est pas nécessairement ainsi. Un arbre ou un bâton peuvent symboliser en rêve un phallus, mais ils peuvent signifier aussi autre chose. Toute mauvaise interprétation des symboles amène de l’eau au moulin des adversaires de la psychanalyse, surtout quand il s’agit d’activités bio-sociologiques rationnelles. On construit des avions pour maîtriser l’espace et le temps ; le fait qu’ils puissent servir de symbole phallique en rêve présente un intérêt psychologique individuel mais non sociologique. Roheim pour sa part était d’avis qu’une hache était un symbole phallique, qu’elle est fabriquée pour cette raison et que son utilisation rationnelle est un phénomène secondaire. A l’en croire, toute production d’outils ne serait en réalité que la projection de symbolismes inconscients. Je dois à cet entretien une clarification féconde des rapports entre le rationnel et l’irrationnel, que j’ai publiée quelques années plus tard (Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse, 2e éd. 1934, Verlag f. Sexualpol.). Mais j’ai compris en même temps le fossé infranchissable qui sépare la psychanalyse scientifique de la psychanalyse métaphysique. Aujourd’hui encore, la lutte a pour objet la question de savoir si une hache est seulement un symbole phallique et rien que cela, sa fonction d’outil n’entrant en ligne de compte qu’à titre subsidiaire, ou si une hache est en premier lieu un outil destiné à maîtriser le monde. Derrière cette dispute sur la « nature de la hache » se profile la lutte acharnée entre deux visions du monde (Weltanschauungen) qui ne peuvent subsister l’une à côté de l’autre, dont une seule est vraie, c’est-à-dire dont une seule appréhende le monde d’une manière correcte. C’est la lutte — qui a coûté déjà des millions de vies humaines — entre l’idéologie fonctionnelle-scientifique et l’idéologie métaphysique, fasciste, dictatoriale et mystificatrice (L’aboutissement le plus évident de cette dernière idéologie est la prostitution politique qui s’est emparée de la pensée jadis grandiose de Karl Marx). Il s’agit tout bonnement de savoir si Roheim a raison quand il résume sa critique de mes investigations ethnologiques par ces mots (Roheim, dans son compte rendu de Der Einbruch der Sexual-moral, Int. Zeitschr. f. Psa., 1934) : « Il n’est pas vrai, comme l’affirme Reich, que la civilisation (= le capitalisme) naît de quelques mobiles économiques et provoque ensuite la névrose, mais c’est le contraire qui se produit : la névrose collective explique, conditionne et crée l’organisation sociale, la religion, l’économie, le droit et tout le reste. » Et d’où vient la « névrose collective » ? Elle existe sans doute de toute éternité.

Roheim est d’avis que la civilisation dérive du « flux libidinal génitofuge ».

Où le flux libidinal de la civilisation prend-il sa source ?

Quelle est sa cause ?

Quand et comment débute-t-il ?

Quelle est la différence de ce flux selon qu’il se produit chez les Trobriandais ou en Amérique ?

Si Roheim ne répond pas à ces questions, il avoue qu’il se gargarise de mots. Car il faut étayer par des preuves concrètes une thèse scientifique qui prétend asseoir l’ethnologie sur des bases nouvelles.

J’ai essayé de formuler d’une manière concrète ce que Roheim devine peut-être d’une manière vague et fumeuse, car il ne l’exprime pas expressis verbis dans son ouvrage. J’étais d’avis qu’il n’y avait, au départ, aucune limitation naturelle de la vie sexuelle, parce que l’évolution naturelle est incapable de déterminer quelque chose de ce genre. La répression sexuelle qui, en tant que mouvement rétrograde, provoque chez l’homme une tendance antigénitale, est l’aboutissement d’un processus bio-sociologique. Poussé par de nouveaux intérêts économiques qui peu à peu surgissent, tel groupe déterminé trouve son avantage dans la répression de la sexualité infantile ; ainsi se modifient progressivement les structures des hommes de cette société ; l’attitude prosexuelle se transforme en négation de la sexualité. Et voilà que naît « la tendance génitofuge de la libido » qui exprime la peur de la sexualité dans les hommes et non dans la civilisation. Et les mêmes hommes qui jadis avaient fondé dans le cadre de leur liberté sexuelle et économique une certaine civilisation, en créent plus tard une autre fondée sur le refus de la sexualité, avec toutes les conséquences moralistes que cela entraîne, en particulier le rejet universel de la joie de vivre ; la nouvelle idéologie et la structure morale ne laissent plus aucune place à de quelconques flux libidinaux, parce que ni la société ni la civilisation ne disposent d’un corps ou d’un système neurovégétatif pouvant y donner lieu. Le processus bio-sociologique a donc transformé les hommes en transformant leur structure sexuelle : or, les hommes ainsi transformés créent à leur manière une économie et une culture qui maintiennent la division de classes, la répression sexuelle, le refus de la vie, etc.

On peut donc parler d’un « mouvement rétrograde de la culture » ; mais il est impossible de le comprendre et de l’appréhender sans en saisir d’abord les fondements biosociologiques, le mécanisme de reproduction psychique ; ce dernier se traduit par une inhibition des forces génito-libidinales de l’homme dans la culture considérée, qui les force soit à retourner à des formes culturelles antérieures, soit à développer d’autres formes d’inhibition culturelle, en général d’inspiration mystique (cf. le mysticisme de l’idéologie national-socialiste dans l’impérialisme d’État allemand ou russe).

Roheim est très fier de son exploitation ethnologique de la psychanalyse, qu’il ne sait même pas appliquer correctement à l’individu. Ainsi, il conteste à Malinowski le droit d’affirmer qu’il a utilisé la psychanalyse dans ses recherches ethnologiques.

« Bien que Malinowski ne se dise pas lui-même psychanalyste, plusieurs de ses affirmations sur l’analyse pourraient donner lieu à de graves malentendus. C’est ainsi qu’il mentionne, par exemple, qu’il a reçu du professeur Seligman, pendant son séjour parmi les Trobriandais, quelques livres de Freud et qu’il a vérifié l’exactitude de la théorie freudienne du rêve sur les Trobriandais. Quelle prétention de la part d’un homme de vérifier les théories de Freud, alors qu’il avoue lui-même ne jamais avoir analysé de rêve, et cela pour la bonne raison qu’il ne sait pas comment s’y prendre ! »

L’ignorance de Roheim se double ici d’un manque de modestie mal venu. J’ai fait la connaissance personnelle de Malinowski seulement en décembre 1933, jusque-là je ne le connaissais que par ses études. Si Malinowski admet ne pas avoir analysé de rêves et avoir lu les œuvres de Freud seulement aux îles Trobriand, si Roheim de son côté se vante d’être un psychanalyste confirmé et de savoir sur le bout des doigts l’art de l’interprétation, cela tourne à l’avantage de Malinowski et à la confusion de Roheim ; car Malinowski a su faire un usage remarquable de la science psychanalytique au cours de ses recherches, tandis que Roheim (…)

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