Ruth Mack Brunswick : « Le mensonge partagé »

On affirme communément que les femmes s’écartent plus facilement de la vérité que les hommes. La réaction féminine à un tel énoncé est de deux sortes : d’une part un déni indigné, de l’autre la fuite, ce qui implique quelque peu un accord inconscient. C’est cette dernière attitude qui pourrait conduire à penser que le choix spécifique de la fausseté comme trait féminin commun et normal mérite un nouvel examen minutieux.

Mon matériel clinique a été obtenu, de façon inattendue et soudaine, à partir du traitement d’un homme il y a quelques années. Un jour, il est entré dans mon cabinet et, se tenant encore sur le pas de la porte, il s’écria : « Vous êtes la pire menteuse que j’ai jamais connue ! ». J’étais habituée à l’irritabilité de cet homme, mais j’ai été stupéfaite par la soudaineté et la violence de sa sortie qui a surgi, sans provocation analytique ou extérieure apparente, comme venant d’une immense force éruptive.

La première partie de la séance fut remplie par ce que le patient continuait d’appeler mes mensonges. C’était manifestement des projections de la part de quelqu’un qui avait toujours fait grand usage de ce mécanisme. Durant ces périodes de projection, le patient manquait singulièrement de ce qui, à d’autres moments, semblait, même chez un individu compulsif, un haut degré d’authentique insight. Projection et insight alternaient dans une sorte de mouvement de bascule.

Au fur et à mesure que sa colère décroissait, le type d’accusation se précisait. Mes « mensonges », affirmait le patient, étaient ceux de toutes les femmes, des mensonges par déni et par omission. Cependant, selon lui, j’avais (faussement) dénié avoir fait certaines déclarations importantes. J’avais omis de lui dire ceci ou cela sur la situation d’analyse, probablement pour le faire venir chez moi à l’aide d’une ruse. L’implication en était que s’il avait su la vérité à propos de ces exemples, il n’aurait rien voulu avoir à faire avec moi.

Invariablement, ce que j’étais supposée avoir dit ou laissé non dit était une falsification des faits dans le sens de leur déni. Le patient me confronta à des propos que j’étais obligée de dénier parce qu’en réalité je ne les avais pas tenus. Mais lui était sûr que je les avais tenus. Enfin il devint clair qu’il était en train de me confondre avec lui. Il était enclin, par exemple, à oublier de répondre à une lettre et à nier qu’il avait oublié de le faire ou en fait à oublier qu’il avait d’abord reçu la lettre. Il se rendait fréquemment coupable de petites négligences, ce qui l’obligeait à chercher des solutions détournées. Il satisfaisait sa nécessité interne à mentir en partie en créant ces situations et en partie en projetant les mensonges sur les femmes auxquelles le mensonge est sexuellement attaché, et ultérieurement sur moi dans la situation analytique.

« Les femmes », dit-il pour finir et, étrangement, il parlait à ce moment-là non pas de ma fausseté, mais de la sienne, « sont toujours en train de dénier leurs fautes, leurs méfaits. Elles vous disent qu’elles n’ont pas été dîner chez un tel. Elles ne sont pas restées tellement longtemps chez le coiffeur. Elles vous affirment qu’elles n’ont même jamais pensé à mentir, et quand vous les confondez preuve à l’appui elles continuent à nier. Elles persistent à dire que ce n’est pas vrai ».

À partir de cette remarque, la résistance céda, et le patient commença à discuter de sa relation avec une jeune sœur. Il s’était toujours disputé avec elle, mais dans ce cas son ambivalence habituelle atteignait des sommets. Il insistait sur sa grande beauté physique, sur leur antagonisme réciproque depuis toujours. Les uns après les autres, les souvenirs montraient, sans doute possible, l’existence d’une ancienne et intense relation entre frère et sœur.

À ce moment le patient réitéra son affirmation qui m’avait toujours laissée perplexe et que j’étais portée à interroger. Il insistait pour dire qu’il aimait le sexe féminin, qu’il n’y trouvait rien de désagréable, ou, selon ses propres termes, d’effrayant. Mais il ajoutait « Ce que j’aime vraiment, c’est le sexe des très petites filles ».

Il se révèle clairement maintenant que ce patient, comme beaucoup d’autres petits garçons, a été confronté à un âge précoce à l’incontestable évidence de la nature du sexe féminin. Il avait été exposé à la vue du sexe de sa mère comme à celui des domestiques. Sa réaction, telle que le montre sa névrose, a été de se détourner de la mère pour se tourner vers le père dans une position extrêmement passive. Il y avait aussi des éléments de preuve en faveur de ce qui ressemblait plus exactement à une attitude homosexuelle active envers un jeune frère.

Mais la naissance de la sœur a rendu possible une nouvelle répartition du génital phallique, bien que dans une direction contraire à celle qui est habituelle. Ce patient acceptait apparemment la castration de sa mère mais pas celle de sa sœur. Il remarquait que toute la zone du sexe d’une petite fille (voulant dire le pubis et les grandes lèvres) était protubérante, aussi protubérante qu’un pénis. L’absence de poils pubiens accentuait, de plus, son apparence phallique. Tout comme le patient prenait consciemment plaisir au sexe féminin, il était conscient de son aversion pour les poils pubiens.

Toute la zone génitale de la jeune enfant-fille était dénommée phallique par le patient et acceptée sur cette base. Mais après tout cette construction n’est rien d’autre qu’une variation du déni insistant chez le petit garçon de la castration d’une ou de toutes les femmes. C’est cependant une forme de déni, si prononcée qu’elle rend très exactement désirable ce qui est indésirable et traumatisant. Nombre de mes observations ultérieures furent possibles du fait que ce patient avait à un haut degré recours à ces mécanismes premiers et primitifs, le déni et la projection, si largement utilisés même dans l’enfance normale.

Nous sommes tous familiarisés avec l’effort du petit garçon pour fuir la réalité de la castration féminine, d’abord par son total déni, et ensuite selon une répartition particulière ou partielle comme l’illustre le fantasme que tout adulte a un pénis et que seuls les enfants n’en ont pas. L’homme adulte ne peut cependant maintenir ce déni sans grand dommage pour sa santé psychique. Ses traces peuvent être trouvées dans les névroses ; elles atteignent le summum dans les psychoses et les perversions comme dans le fétichisme.

Nous savons qu’à un âge précoce, dans sa lutte pour accepter cette réalité spécifique, le garçon normal y réussit en traçant une ligne entre d’un côté lui-même, de l’autre femmes et filles. Il abandonne son attachement œdipien à la mère pour se sauver lui-même de la castration ; de même renonce-t-il, dans le meilleur des cas, à toute identification menaçante à la mère et à l’attachement passif au père qui en résulte. Il est en bonne santé dans la mesure où il parvient à adopter ces attitudes. Ce que nous considérons ordinairement comme « le mépris normal du mâle » pour les femmes, contient un résidu des sentiments précoces et de la réaction de l’enfant contre eux. Il me semble que les traces du déni originel de la castration du garçon sont à trouver dans la projection de ce déni sur la femme : en d’autres termes, dans l’idée de l’homme de la fausseté féminine. En accusant les femmes de mentir, l’homme se débarrasse lui-même d’un déni qui, s’il était maintenu, constituerait une rupture avec la réalité ; et d’un autre côté, en projetant ce déni ou « mensonge » sur la femme, il obtient une gratification inconsciente par procuration.

Ainsi quand mon patient m’accusait de mentir, c’était comme s’il était en train de dire : « Ce n’est pas moi qui ai besoin de dénier les faits, mais vous. Et vous devez les dénier pour moi, car je ne peux pas supporter le fait que vous n’ayez pas de pénis ». Cela me rappelle un petit garçon entre quatre et cinq ans, souffrant d’un sévère trauma de castration. Un jour qu’il était bien disposé, il m’a raconté l’histoire suivante. Une petite fille avait soulevé ses jupes pour lui et lui avait montré – qu’est-ce que j’imaginais qu’elle lui avait montré ? – je ne pouvais pas l’imaginer. Il dit lentement : «Un grand gros petit truc, et si tu ne veux pas me croire, ça ne fait rien, parce que de toutes façons c’est vrai ». C’est seulement après un certain temps qu’il put admettre que c’était lui, et non pas elle, qui avait relevé ses jupes. Une fois cette reconnaissance faite l’histoire commença à se dégonfler. Je lui ai dit « N’as-tu pas été choqué ?», « choqué ? » demanda-t-il. « Oui », répliquais-je, « choqué par ce que tu as effectivement vu ». Il se leva très droit et dit catégoriquement : « Cela a été un choc pour moi qu’elle me montre une telle chose ». Il a fallu du temps pour qu’il lève l’ambiguïté de la « chose » qu’il avait vue.

Il ne fait aucun doute que cette petite fille aurait été ravie de montrer un sexe génital – phallique à mon jeune patient. Nous sommes familiarisés avec les réactions de la fille à la découverte de la différence sexuelle, ses efforts pour attribuer un phallus à la mère et pour dénier sa propre castration de différentes façons et à divers moments de son développement. Ainsi quand le petit garçon dénie la castration de sa sœur, il entre dans le jeu de son propre souhait d’avoir un pénis. On trouve un commun accord entre les sexes sur l’idée que la petite fille n’a tout simplement pas encore acquis son pénis ; une théorie moins en faveur parce que plus traumatisante, veut que la masturbation ait coûté son pénis à la fille. Les deux idées se produisent invariablement chez le même individu, parce que les phases de développement sont imbriquées et parce que de nombreuses théories, toutes inadéquates en dernière instance, sont nécessaires pour expliquer un manque aussi terrible.

On pourrait peut-être dire pour les exemples donnés et toujours selon sa propre nécessité, que la petite fille accueille avec plaisir le déni de sa castration. Les deux, en un mot, mentent sur la nature de son sexe. En fait, ce mensonge est le déni d’un manque : deux négations font une affirmation du phallus jamais absent, jamais en défaut.

Le fait de mentir en tant que symptôme nous est familier à tous. Il y a longtemps un cas de mensonge pathologique, que j’ai essayé d’analyser sans succès, m’a fourni l’observation qu’un mensonge de ce type est la continuité directe à l’âge adulte du mensonge de l’enfant sur le sexe. Enfant, cette patiente avait attaché un morceau de bois à son sexe et s’était convaincue que ceci, son pénis, avait toujours été là et plus encore qu’il serait toujours là. Le mensonge obstiné de nombreux mâles manifestement homosexuels diffère quelque peu de ce qui précède par la forme mais non par le contenu. Dans l’analyse des névroses, des périodes de mensonge chez des individus habituellement fiables se produisent fréquemment. Je me souviens d’une autre patiente, une jeune femme chez laquelle un certain type de mensonge avait fait partie de sa vie. On pouvait directement rapporter le mensonge de cette fille, qui avait toujours été un garçon manqué, à quelque chose de plus puissant que l’illusion d’un pénis, quelque chose que nous pourrions appeler un pénis halluciné.

Cette patiente montrait un curieux mélange de mensonges superficiels, inexplicables et de ce qu’on dénomme souvent droiture masculine. Ses troubles sexuels étaient la reproduction clinique de sa bisexualité. Elle avait, en outre, une peur panique de vieillir. Un anniversaire la déprimait fortement. Mais même en dehors des anniversaires, elle consacrait de nombreuses séances à sa peur et à son horreur de vieillir. Il y avait des moments où elle ne pouvait ou ne voulait pas se souvenir de son âge ; d’autres où elle m’en informait de façon inexacte. Dans le monde extérieur elle ne révélait jamais son âge réel ; sur ce point son approche au plus près de la vérité était de se rajeunir au moins d’un an.

Ici, on trouve donc l’un des mensonges traditionnels des femmes, le mensonge à propos de leur âge. Même le gouvernement des États-Unis reconnaît cette tradition, de sorte que diverses autorités – passeport, élections, enregistrement, etc., – préfèrent ne pas prendre le risque d’un faux serment et permettent aux femmes de simplement dire qu’elles ont plus de vingt et un ans.

Ainsi, il apparaît clair que, dès lors que nous admettons la prémisse que les hommes croient que les femmes sont particulièrement portées à mentir, surtout par déni et par omission, nous devons répondre à la question de savoir si cet énoncé est fondé ou non, en prenant en compte que certains faits existent tels que l’âge, pour lesquels les femmes traditionnellement, bien que naturellement pas toutes les femmes, mentent effectivement.

Il y a encore un grand sujet où les femmes ne disent pas la vérité, sur lequel, en fait, elles tiennent pour assuré que dans des conditions données seul le mensonge est approprié. Je veux parler de la satisfaction sexuelle des femmes pendant le coït. La grande majorité des femmes qui n’éprouvent pas d’orgasme pendant le coït trompent leurs partenaires sexuels et simulent la satisfaction qu’elles ont échoué à atteindre. La légitimité de cette simulation n’est pas mise en question par les femmes concernées.

Ce n’est pas le lieu ici pour discuter la nature et la fonction de l’orgasme chez les femmes, jusqu’à quel point il peut être masculin dans son origine ou sa nature, etc. Mais j’aimerais attirer l’attention sur une hypothèse qui éclairerait peut-être la justification de cette satisfaction feinte. L’idée masculine traditionnelle sur les femmes est qu’elles ne possèdent pas de sexualité authentique, qu’elles n’ont ni besoin ni désir de relations sexuelles. C’est comme si toute sexualité, attribuée au phallus, du fait de la reconnaissance de l’absence de phallus et d’une certaine logique stricte, inconsciente, était déniée aux femmes.

Ainsi le mensonge sur l’orgasme est-il essentiellement une affirmation de ce que les femmes ne possèdent pas de sexualité phallique. Il constitue une réassurance tant pour les hommes que pour les femmes.

J’interprète de la même façon la tendance des femmes à mentir sur leur âge. Aussi longtemps qu’elles sont jeunes subsiste la possibilité, comme dans l’enfance, qu’elles acquièrent d’une façon ou d’une autre un pénis. L’attirance pour la jeunesse féminine des hommes est fondamentalement de même nature que la crainte de la vieillesse chez les femmes. Il y a un dicton en ce sens, selon lequel personne n’est aussi heureux qu’une vieille fille dès lors qu’elle a renoncé à l’espoir. Ou, si je le paraphrase : tant qu’il y a de la jeunesse, il y a de l’espoir.

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