Ruth Mack Brunswick : « L’analyse d’un délire de jalousie » (1928) 2nd partie

IV. Deuxième phase paranoïaque : le transfert négatif

Maintenant que la patiente s’en est souvenu et a admis les relations à sa sœur telles qu’elles eurent lieu, elle ne peut plus se protéger de la répétition des réactions qui en découlent. Par conséquent, le transfert négatif depuis longtemps attendu commence à faire surface. Elle raconte qu’elle est inquiète pour moi, qu’elle a peur qu’il puisse m’arriver quelque chose. Elle sait que je veux partir pour l’Amérique et se fait du souci. L’océan est si dangereux. Je pourrais subir une tempête. Elle dit d’un ton étonnamment indifférent qu’elle ne sait ce qu’elle ferait sans moi. Ce qui me frappe, c’est qu’elle reste là tout à fait impassible, elle qui d’habitude s’emporte si facilement. Elle dit être inquiète et soucieuse, qu’elle ne peut vivre sans moi. Mais sa manière de le dire contredit ses mots.

Je saisis l’occasion pour l’avertir de deux choses : premièrement, que sa colère et sa haine contre sa sœur deviendront bientôt conscientes et, deuxièmement, qu’elle n’en restera vraisemblablement pas à se remémorer ses sentiments comme du passé, mais qu’elle les reproduira dans le transfert comme cela s’est toujours jusqu’ici passé dans son analyse. J’ajoute que son souci à mon sujet procède de désirs de mort contre moi et qu’on a des désirs de mort contre quelqu’un qu’on hait, qu’on craint ou dont on veut se venger par dépit amoureux. Le seul point qu’elle accepte à l’époque est l’envie de vengeance par dépit amoureux.

Elle se plaint maintenant que je sois moins aimable à son endroit, que ma domestique ne la salue pas quand elle arrive. Elle remarque dans ma maison une certaine atmosphère de méfiance et elle affirme finalement que je la soupçonne de m’avoir volée. Je lui rétorque qu’il ne me manque rien, à quoi elle répond que je ne compte pas tous les jours ce que j’ai et qu’il pourrait bien manquer quelque chose sans que je le sache, mais que je pourrais quand même avoir un vague sentiment que tout n’est pas là. J’essaie de trouver à quoi elle pense, mais n’en puis rien savoir, parce qu’elle a peur que toute indication précise puisse être prise comme aveu du vol commis.

Elle dit qu’il est bien regrettable que j’aie exprimé mes soupçons à d’autres. Les gens dans la rue montrent bien par leur comportement à son égard qu’ils ont entendu dire de telles choses sur elle. D’ailleurs, ajoute-t-elle, ce pourrait être mes domestiques qui ont répandu ces méchantes diffamations. Devant mes assurances que ni moi ni mes domestiques n’avons émis le moindre doute sur son honnêteté, elle n’a qu’un sourire narquois.

Puis elle dit qu’elle sait que nous sommes tous liés contre elle. Elle ne connaît pas mes projets dans le détail, mais elle observe attentivement mes faits et gestes pour savoir ce que j’ai en tête. Toutes mes tentatives pour la ramener à la raison tombent dans l’oreille d’un sourd. Elle se rappelle toutes les amabilités que je lui ai manifestées par le passé pour les prendre comme preuve du complot dressé contre elle.

À cette époque, je ne la fais venir que tous les deux jours au lieu de chaque jour. Il me semble indispensable de continuer à garder le contact avec elle, mais la séance d’analyse la met dans un tel état de susceptibilité que poursuivre est tout simplement impossible. Elle ne rêve plus, maintes fois elle oublie ou déforme les rêves. Souvent, elle reste un long moment absolument silencieuse sur le divan. Quand je la laisse partir à la fin d’une séance, je ne suis, la plupart du temps, pas du tout sûre qu’elle reviendra.

Ses relations avec son mari s’améliorent à ce moment-là, en partie du fait de la résistance à mon égard, en partie à cause d’un réel progrès qu’a connu son développement hétérosexuel en dépassant les inhibitions antérieures. Le noyau homosexuel de sa psychose reste intouché, cependant qu’à la périphérie de nets changements ont eu lieu. La patiente a quelques sensations vaginales lors du coït et, lors des essais de masturbation solitaire, elle sent un peu son clitoris. Les deux zones semblent à la fois s’être libérées d’une partie de leurs inhibitions et s’être développées, et le vagin l’emporte de beaucoup sur le clitoris. Pour ce dernier, il faut évidemment compter avec une régression normale à ce moment-là. La patiente n’exige plus d’être masturbée par son mari, et n’a pas non plus de plaisir particulier à cette pratique. Elle n’a que rarement envie de se masturber elle-même. Son progrès dans l’hétérosexualité et son attitude à cet égard se voient dans le rêve suivant :

Elle donne naissance à un gros enfant blond. Je suis la sage-femme, son mari est le père de l’enfant.

Nous savons que l’homme blond est le successeur de la sœur blonde. L’enfant est donc le produit de la sœur phallique désormais remplacée par le mari. Moi, en tant qu’analyste, je l’aide à mettre l’enfant au monde.

L’impression favorable que donne ce rêve est en partie fondée, et doit en partie être ramenée à sa résistance à livrer d’autre matériel. Le lien homosexuel à la sœur ne peut être abandonné avant qu’elle l’ait totalement admis et reproduit dans la situation analytique. La résistance s’oppose naturellement à l’apparition d’un matériel nouveau concernant ce lien. D’un autre côté, on observe un réel progrès dans l’hétérosexualité de la patiente, comme le montre le rêve. Vu sous cet angle – sans prendre en considération les troubles paranoïaques qui proviennent de l’autre aspect, homosexuel – le rêve est du meilleur augure. Le développement d’une hétérosexualité normale est indispensable comme point central de la personnalité de la patiente telle qu’elle doit se développer après l’analyse. Manifestement ce développement peut aller de l’avant, indépendamment du lien homosexuel qui doit à la fin être éliminé de son économie libidinale.

La patiente parle maintenant de sa peur d’avoir contracté la syphilis avec sa sœur. Je l’assure que je ne crois pas à sa syphilis, mais la pousse à faire un test de Wassermann. Elle s’accroche à son idée sans faire faire l’examen de sang.

La perlaboration des réactions négatives suit son cours et j’ai l’impression qu’il s’agit d’un processus interne que l’on ne peut ni précipiter ni modifier. En quelque domaine que ce soit, la patiente est maintenant aussi peu influençable qu’elle l’a été auparavant, mais seulement en ce qui concernait l’idée délirante de l’infidélité de son mari, et encore pas toujours avec une telle obstination. La systématisation de son délire ne fait pas de grands progrès, mais le sentiment que je dirige un complot contre elle devient de plus en plus fort. Cela donne l’impression qu’elle n’aurait pas eu encore le temps d’élaborer et de systématiser le détail de cette idée.

Finalement, après trois semaines, elle apporte un rêve important :

La sœur de la patiente vient vers elle et lui dit : « Pourquoi as-tu toujours tellement honte de moi ? Un jour, plus tard, tu auras aussi beaucoup d’hommes et peut-être deviendras-tu aussi mauvaise que moi. Viens dans la forêt au lieu de rester là et de te disputer avec moi. » La patiente prend la main de sa sœur et va avec elle dans la forêt. Soudain la sœur disparaît et un jeune homme vient à sa place. Il a les cheveux bruns, des favoris et porte un uniforme. Il prend la patiente par la main et lui promet de la conduire hors de la forêt. Mais au lieu de cela il l’amène plus profond dans la forêt. Puis il lui dit : « Couche-toi un peu et repose-toi, nous avons encore beaucoup de chemin à faire. » Elle refuse de se coucher, mais il la regarde si méchamment qu’elle a peur et lui obéit. Il s’assied près d’elle et la presse soudain contre lui, comme le fait son mari, et il a un rapport sexuel avec elle. Elle ressent de la peur et du dégoût. Puis il disparaît et un deuxième homme arrive, qui a des cheveux châtains. La patiente va volontiers avec lui, parce qu’elle veut défier quelqu’un qui lui a été infidèle, soit sa sœur, soit son mari. Il la conduit dans une petite maison, qui ressemble à la mienne, puis dans une petite chambre où il a avec elle un rapport sexuel par-derrière. Cela lui fait aussi mal que son premier coït avec son mari. Puis vient un troisième homme avec une petite calvitie et, derrière, une touffe de cheveux blonds, pareils aux cheveux de sa sœur. Il s’appelle Rudolf (le nom de son mari). Il conduit la patiente dans son vrai appartement et il a un rapport avec elle, à son grand dégoût. Elle s’effraie soudain de sa conduite, elle est saisie d’une grande peur, certaine qu’au cours de la nuit elle a contracté une maladie sexuelle. Elle est en colère contre sa sœur et contre son mari et ressent une haine violente pour les deux. Puis la sœur apparaît et dit : « Tu vois, maintenant tu as eu toi aussi quantité d’hommes, comme moi. Mais tu n’es pas mauvaise. Ce n’est pas un péché d’avoir beaucoup d’hommes. Au contraire, tu dois tous les essayer et garder celui qui te convient le mieux. Ton mari est trop grand pour toi. » Après que la sœur a de nouveau disparu, la patiente est encore plus en colère contre elle qu’auparavant et elle pense : « Si elle ne m’avait amenée dans la forêt, je ne serais pas devenue mauvaise. »

En se réveillant, elle a un sentiment de soulagement.

La forêt désigne manifestement une sorte de mont de Vénus vers lequel la patiente est conduite par sa sœur. C’est aussi le symbole du sexe féminin, autrement dit l’endroit où la masturbation en commun a eu lieu. Que la patiente blâme sa sœur de la vie immorale qu’elle mène, on le voit avec le reproche que lui fait sa sœur d’avoir honte d’elle. Puis elle met la patiente dans la même situation qu’elle pour qu’on puisse lui faire des reproches. C’est-à-dire que, par culpabilité, la patiente s’identifie à sa sœur en même temps qu’elle la considère comme la cause de ses difficultés (comme cela se voit aussi dans sa peur d’une maladie vénérienne). Louise, comme on sait, débuta sa vie immorale dans l’espoir de se défaire de son onanisme. Elle avait une prédilection pour les hommes en uniforme : les soldats, les facteurs, les chauffeurs. Mais au besoin elle se contentait aussi des autres. La patiente a maintenant des rapports avec les hommes qui en réalité étaient ceux de sa sœur, elle devient de ce fait aussi mauvaise qu’elle.

La calvitie devant la touffe de cheveux blonds du troisième homme est un détail intéressant sur lequel je questionne la patiente. Les cheveux blonds lui rappellent la toison pubienne de sa sœur, qu’elle regardait avec stupéfaction (voir supra). Le troisième homme est donc sa sœur. Au cours de l’analyse la patiente a commencé à abandonner la représentation de la femme au phallus, c’est pourquoi, à la place de la toison brune derrière laquelle elle supposait qu’il y avait un pénis, nous voyons maintenant une place nue, chauve, devant une touffe de cheveux : une place où il manque quelque chose. Il s’agit ici du manque de l’organe mâle. Mais cet homme porte le nom de son mari, dont nous savons qu’il a pris la place de la sœur. Ainsi la place chauve a une deuxième signification : elle joue avec le désir de prendre son sexe au mari.

L’infidélité de la patiente est une imitation de la sœur et en même temps la vengeance contre la sœur. Manifestement, la force du transfert tient en partie à ce qu’elle peut, de cette façon, être infidèle à sa sœur.

Nous voyons encore une autre source de la jalousie à l’égard du mari et de la belle-mère. La belle-mère elle-même y joue, nous l’avons vu, le plus grand rôle. Mais, comme le mari est à l’évidence le successeur de la sœur, il est inévitable qu’elle doive mettre en doute sa fidélité. La confusion du mari et de la sœur dans le rêve confirme notre interprétation. Elle leur en veut à tous les deux parce qu’ils l’excitent sexuellement sans la satisfaire, et elle en veut à sa sœur de lui avoir appris des activités sexuelles si réprouvées plus tard.

Que la sœur déclare que le mari de la patiente (elle veut bien sûr dire son pénis) est trop grand pour elle signifie deux choses : premièrement, que la sœur n’était pas trop grande pour elle (puisqu’elle n’a qu’un clitoris) et, deuxièmement, que la patiente s’identifiant à sa sœur, comme on le voit tout au long du rêve, peut mieux satisfaire la sœur qu’un homme, puisque justement un homme serait également trop grand pour la sœur. On verra encore souvent par la suite la patiente dans ce double rôle.

Derrière la débauche hétérosexuelle, on reconnaît plusieurs motifs homosexuels. Les relations hétérosexuelles doivent servir à agacer l’objet homosexuel. Elles sont aussi un moyen pour séparer la sœur de ses amants. La patiente attire à elle les amants de sa sœur pour empêcher sa sœur d’avoir des rapports avec eux. On connaît par les névroses ce mécanisme qui peut être d’origine aussi bien homosexuelle qu’hétérosexuelle. Par exemple, un adolescent qui est essentiellement lié à son père exagère souvent le désir hétérosexuel normal de posséder la mère pour la séparer de cette façon du père (inconsciemment) mieux aimé.

La dernière phrase du rêve contient le point le plus important : si la sœur n’avait pas détourné la patiente, elle ne serait pas devenue mauvaise (ou malade, comme le montre sa crainte d’avoir contracté la syphilis de Louise).

Quelques jours plus tard, je découvre dans un rêve une forme de son onanisme qu’elle n’avait pas évoquée jusqu’ici.

Je suis devant la patiente avec des pantoufles de brocart et une chemise de nuit rose tachée et je lui dis avec colère : « Je suis fâchée que tu m’aies caché quelque chose. En punition, je ne te louerai pas la chambre que je t’ai promise et je ne t’enverrai pas non plus cet été à la campagne. » La patiente est très blessée et répond : « J’ai toujours tout dit. Je ne l’ai même pas raconté à mon mari. Naturellement tout ne me vient pas immédiatement à l’esprit. » Je réponds : « Bien, rappelle-toi maintenant et tout ira bien à nouveau. » Et la patiente se rappelle subitement quelque chose qu’elle avait « presque oublié » : à l’époque où elle n’avait à disposition ni sa sœur ni la fille à la campagne, elle avait l’habitude d’attraper des chats, des chiens, et même de petits cochons pour les masturber. Elle aimait tout particulièrement le moment où les animaux tout d’un coup se raidissaient, exactement comme sa sœur le faisait. Une fois qu’elle m’a raconté cela, je lui tends la main et je ne suis plus fâchée. Elle est très contente.

La patiente a réellement vu la chemise de nuit rose dans ma maison, en faisant de la couture. Elle avait perdu sa couleur au lavage mais n’avait pas de taches. La patiente interprète elle-même les taches comme conséquence de la masturbation. La représentation provient visiblement de l’onanisme masculin puisque l’éjaculation féminine normale ne suffirait pas pour laisser des taches d’une grosseur visible. Nous nous rappelons que la patiente s’imaginait que, comme les hommes, les femmes ont une éjaculation (voir supra).

Dans la masturbation avec les animaux, telle qu’elle nous est présentée par le rêve, la patiente joue le double rôle, si fréquent au demeurant dans l’onanisme (voir le rêve supra). Elle joue les deux rôles, passif et actif. D’une part, elle est elle-même et se masturbe avec un animal qui tient la place de sa sœur. Mais d’autre part, elle est aussi l’animal avec lequel sa sœur se masturbe. On connaît ce mécanisme : par exemple dans l’onanisme de l’homme masochiste qui s’identifie au père par son côté actif et copule ainsi avec la femme qui représente son côté passif. Dans la masturbation du clitoris chez la petite fille, l’enfant joue le père dans sa relation à elle-même comme mère.

J’explique ce mécanisme à ma patiente, et elle admet qu’après sa quatorzième année elle s’est réellement masturbée des années durant avec les animaux évoqués dans le rêve. Elle ne se servait que de femelles, mettait toujours le doigt dans leur vagin et attendait que le raidissement évoqué ait lieu. Je lui demande bien sûr si elle a aussi mis le doigt dans le vagin de sa sœur – elle n’en a jamais rien dit. En effet, elle ne s’était jamais souvenue de cette forme de masturbation, bien qu’elle ait reconnu le fait de la masturbation mutuelle depuis le rêve détaillé et plastique que nous avons considéré comme l’équivalent d’un souvenir.

Elle m’expose maintenant que sa sœur lui avait appris à lui frotter le clitoris jusqu’à ce que l’orgasme commence et ensuite à mettre vite son doigt dans le vagin. Elle le faisait à contrecœur. Je lui demande si sa sœur a jamais fait la même chose avec elle. Elle dit qu’elle avait essayé une fois. Mais cela lui avait fait si mal qu’elle avait crié et que, très en colère, elle avait repoussé Louise loin d’elle. Les douleurs vaginales et les spasmes lors du coït doivent évidemment être rapportés à cet incident.

Je lui demande alors depuis quand au juste elle se rappelle la masturbation avec sa sœur et l’admet, et pourquoi elle n’a jamais dit que le vagin avait aussi quelque chose à y voir.

Elle répond qu’on l’avait ramenée de la campagne à l’âge de 5 ans, pour rester toute une année à la maison. Elle se rappelle précisément que la masturbation avec excitation du vagin avait commencé à cette époque (sans doute la patiente était-elle auparavant trop petite pour être employée à cela). Je lui demande pourquoi elle ne m’a jamais parlé auparavant de cette année chez ses parents. Elle répond qu’elle l’a certainement évoquée souvent. Quant à l’onanisme, non seulement elle l’a toujours su mais, bien plus, elle ne l’a jamais nié !

Elle me raconte de nouveau à quel point elle était jalouse, entre 3 ans et 5 ans, des jeunes gens et des hommes que sa sœur fréquentait. La sœur restait souvent longtemps hors de la maison. Cela renforçait manifestement la jalousie de la petite, qui ne pouvait ni garder sa grande sœur ni se satisfaire elle-même, et encore moins être satisfaite par elle. Aussi avait-elle le sentiment, qui joua par la suite un rôle dans sa paranoïa, qu’il se passait des choses dont elle était exclue : répétition en partie hystérique du temps où, sans aucun doute, il se passait toutes sortes de choses quand elle n’était pas à la maison ou quand elle y était mais que sa sœur était dehors.

V. Troisième phase paranoïaque : la fin de l’analyse

À la suite de cette découverte importante et de la prise de conscience définitive de l’onanisme infantile, la patiente entre alors dans la phase la plus dangereuse de son analyse. Nous savons que chez elle les rêves et les souvenirs ne sont que les précurseurs d’événements qui doivent se jouer ensuite à l’intérieur même de la situation analytique.

Après que la patiente s’est souvenue de l’année passée au domicile de ses parents et de l’onanisme qui en faisait partie, elle ne se présente pas à sa séance le matin d’après. Dans le cours de l’après-midi, elle téléphone qu’elle a à faire à la maison et qu’elle ne peut pas venir. Nous sommes à la fin du printemps, juste avant la fin de l’année de travail, et elle sait fort bien que maintenant chaque séance est importante. Le jour d’après, je lui demande dès qu’elle arrive ce qui l’a retenu la veille. Elle dit qu’elle est allée faire de la couture chez une de mes connaissances à qui je l’avais recommandée.

Elle essaie manifestement de jouer une autre femme contre moi pour me fâcher et me rendre jalouse. Afin de donner libre cours à son délire de persécution je lui demande sévèrement comment elle a pu agir de la sorte. Il fallait qu’elle fût bien fâchée contre moi pour être capable de se comporter ainsi. C’était sûr, elle avait donné la préférence au travail de couture plutôt qu’à l’analyse pour m’offenser. Peut-être voulait-elle me rendre jalouse ? C’est qu’elle devait être elle-même jalouse de moi. Puis je demande : « Ne serait-ce pas votre ancienne colère contre votre sœur, à laquelle vous n’avez jamais voulu croire ? » Elle me regarde surprise et choquée, dit que j’ai bien deviné et me raconte ce qui s’est passé la veille.

Elle était assise et cousait à la maison après avoir manqué la séance chez moi et avant qu’il ne fût temps d’aller faire de la couture chez l’autre femme. Elle n’avait eu aucune raison particulière de ne pas venir à sa séance. Elle voulait seulement terminer le travail pour cette connaissance à moi. Brusquement son fil se cassa et elle eut un terrible accès de colère. Elle entendit rire et elle vit en même temps sa sœur devant elle en train de rire. Elle se retourna et toucha de la main l’endroit où elle avait vu sa sœur, mais il n’y avait personne. Toute l’amertume et la colère rentrée culminèrent dans la pensée : « Si seulement elle était morte ! »

Elle appela sa belle-mère qui se trouvait à la cuisine et lui demanda qui avait ri. La belle-mère répondit que ce devait être quelqu’un dans la rue. Ainsi le rire était réel, mais l’apparition de la sœur était une hallucination : elle avait élaboré sur un mode délirant un noyau de réalité. Mais le fait que le rire ait été réel la renforça dans sa conviction que sa sœur avait bien été là. Il lui fallut quelque temps pour se convaincre que tout cela n’avait été qu’une apparition.

Au milieu de sa colère, tandis qu’elle voyait le visage de sa sœur riant devant elle, elle se rappela comme sa sœur avait ri avec ses amis. Elle se rappela comment elle essayait d’attirer l’attention de Louise, comment Louise l’avait prise dans ses bras, mais aussi comment, l’enfant au bras, elle était retournée vers les garçons sans se laisser déranger.

Aussitôt après ce récit, elle dit qu’elle sait que je ne l’aime plus beaucoup depuis qu’un nouveau patient, un jeune homme, vient chez moi. Ce patient joue manifestement le rôle des garçons que fréquentait sa sœur.

Elle comprend si bien l’analogie avec la situation d’autrefois que je lui demande vers quelle femme elle s’est tournée quand, enfant, elle voulait se venger de sa sœur tout comme elle essaie maintenant de me délaisser et de préférer une de mes connaissances. Elle dit que ça n’avait pu être que la belle-mère. Elle s’était toujours étonnée d’avoir dû aimer de la sorte quelqu’un qui n’avait jamais été que désagréable avec elle. Nous voyons donc que son choix à l’origine ne s’était fait sur la belle-mère que pour fâcher la sœur qui la délaissait. Ce n’est que plus tard qu’elle devint un substitut de la sœur et, comme tel, objet de la jalousie homosexuelle de la patiente.

Au comble de l’accès de colère, lorsque la sœur semblait vivante de nouveau dans l’hallucination, le vieux désir de mort resurgit pour la première fois. Je parviens alors à convaincre la patiente que son souci de ma sécurité lors du voyage sur l’océan n’est rien d’autre qu’un désir de mort à mon endroit. Cette prise de conscience est sans doute la partie la plus difficile de toute l’analyse. Mais, au vu de ce désir de mort conscient contre la sœur au moment de l’hallucination, il ne lui reste d’autre solution que d’accepter ce mécanisme dans le transfert.

Dans cet accès de rage, la patiente avait de nouveau senti le bourdonnement dans la tête, en même temps que la sensation que ses yeux devenaient plus gros et se déplaçaient vers les tempes. « Tout tournait, dit-elle, j’entendais le terrible bourdonnement et tout se déplaçait n’importe comment. » Je lui demande comment elle s’explique ces symptômes. L’explication lui semble très simple. Sa sœur est morte folle ; et quand on est fou tout se mélange dans le cerveau, parfois même complètement à l’envers. Le symptôme signifie donc une identification hystérique à la sœur. Son sens plus profond se trouve dans la signification phallique des yeux qui deviennent plus gros – autrement dit sont en érection -, puis changent de place, tournent, et finissent par disparaître complètement. C’est là manifestement le destin de l’organe sexuel dont on a abusé qui, aussi bien dans les névroses que dans les psychoses, est si souvent symbolisé par le cerveau (malade).

À cette phase, la répétition du passé est particulièrement frappante. On voit maintenant que les gens dans la rue qui, dans le délire de relation de la patiente, se moquent d’elle ne sont que des répliques de la sœur et de ses amis masculins qui riaient et ne s’occupaient pas de l’enfant. La petite se sentait méprisée et abandonnée et était certaine qu’ils se moquaient d’elle, alors qu’en réalité ils ne faisaient que rire et ne s’occupaient pas d’elle. Nous savons par le travail de Freud sur la paranoïa[1] que le paranoïaque prend l’indifférence pour de l’hostilité. Il s’attend à être partout reçu avec amour et au lieu de cela, dans la réalité, il est bien sûr traité par les étrangers avec autant d’indifférence que nous tous. L’attitude d’attente du paranoïaque est tout à fait semblable à celle de l’enfant qui, dans son narcissisme étendu à tout – nous le savons bien -, s’attend à trouver partout l’amour et la reconnaissance qu’en effet, adultes, nous accordons an général à l’enfant. Chez ma patiente, cette attitude enfantine s’est maintenue dans la vie adulte ; mais ce qui est normal chez l’enfant il faut chez l’adulte l’appeler psychotique.

Nous utilisons les quatre derniers jours de cette analyse, qui n’a duré que deux mois et demi, pour élargir et approfondir le matériel de la dernière séance. La patiente non seulement est convaincue de l’exactitude de mon interprétation, mais elle est aussi pour la première fois libérée de la rage énigmatique qui n’avait cessé de l’envahir depuis l’enfance et face à laquelle elle était impuissante. Elle peut enfin penser à sa sœur, calmement, sans affliction démesurée. « Je sais maintenant, dit-elle, que c’était là son destin. Je suis triste que cela ait été ainsi, mais je sais maintenant que je n’y pouvais rien et je ne suis plus si terriblement affligée. J’aurais seulement aimé que sa vie se soit passée autrement. »

Je la renvoie juste avant la fin de la dernière séance, parce que nous n’avons réellement plus rien à dire. En quatre jours, depuis son accès de rage, tous ses symptômes ont disparu. Les rapports sexuels avec son mari sont satisfaisants et plaisants. Elle ne s’entend toujours pas bien avec sa belle-mère ni avec la mère de son mari. Je les ai rencontrées toutes les deux entre-temps et j’imagine assez que même une personne saine aurait quelque peine à les fréquenter. Son comportement est calme et serein et elle ne fait pas montre d’une reconnaissance exagérée, qui serait le signe d’un transfert irrésolu et pourrait fournir la base d’une éventuelle rechute ultérieure.

VI. Conclusions

1. Diagnostic

J’ai, tout comme les psychiatres qui le virent avant moi, qualifié ce cas de délire de jalousie. Ce diagnostic s’appuie sur les faits suivants :

1. La psychose est monosymptomatique, l’idée dominante est un délire de jalousie autour duquel se regroupent quelques idées de persécution mal systématisées et peu élaborées.

2. Le processus pathologique est nettement circonscrit. Même si le délire de relation concerne un assez grand nombre de personnes et, dans une certaine mesure, la vie quotidienne de la patiente, sa faculté de travail n’est pas notablement diminuée. Les rapports avec les quelques personnes importantes de son entourage ne sont que très peu touchés par la maladie. En dehors de ses difficultés spécifiques, son comportement est normal.

3. Nous ne notons aucun signe d’atteinte intellectuelle ou d’affectivité anormalement labile. Les affects ne sont pas touchés. Une certaine perspicacité, qu’on trouve presque toujours dans la paranoïa et qui, pour notre cas, se borne uniquement au domaine de ses idées délirantes, ne peut être attribuée à la patiente que du fait de la maladie et durant ce temps seulement. Mais on ne trouve pas trace de formation idéelle fantastique caractéristique de la schizophrénie.

4. À l’exception des sensations électriques (le seul phénomène hallucinatoire qui apparaît habituellement dans la vraie paranoïa) on ne trouve pas d’hallucinations. Leur absence lors de l’apparition simultanée du délire caractérise cette maladie. J’interprète la vision de la sœur morte comme un phénomène dépendant de l’analyse chez une personne de type visuel prononcé. Pour elle, se souvenir d’un événement veut dire le revivre. Presque tous ses rêves ne sont qu’une répétition un peu déformée du passé. Nous voyons une tendance à la remémoration visuelle, si marquée chez les enfants qui se rappellent presque toujours les événements passés comme des images et peuvent souvent dessiner ce qu’ils ne pourraient pas exprimer autrement. Les psychotiques se comportent de la même façon, en partie parce qu’ils ont régressé au niveau de l’enfance, en partie parce que la fonction de l’épreuve de la réalité leur fait défaut.

Voilà pour les points positifs du diagnostic que je peux relever. Il est vrai que la patiente, âgée de 30 ans, semble trop jeune pour une paranoïa, qui d’habitude n’apparaît que vers la quarantaine. Mais nous rencontrons parfois cette discordance entre la maladie et les patients – très rarement dans les névroses obsessionnelles, le plus souvent sans doute dans les psychoses précoces, où le processus de la maladie n’a pas encore atteint toute la personnalité. Dans le cas présent, j’avais souvent l’impression que la maladie et la patiente n’allaient pas ensemble. Nous connaissons tous la personnalité paranoïaque typique et la femme paranoïaque typique, telles qu’on les trouve à l’asile : une femme d’âge moyen, querelleuse et agressive. Ma patiente était au contraire timide, silencieuse et d’une nature soumise. Elle était à tous égards sous-développée. Il serait absurde d’attribuer ce sous-développement de la personnalité à la paranoïa ; on sait que, dans la plupart des cas, c’est le contraire qui se produit. La paranoïa persecutoria habituelle, avec sa formation idéelle englobante, son intellectualité prédominante et son apparition chez des personnes d’une grande aptitude à la sublimation est par nature une psychose masculine très organisée, que l’on trouve en effet beaucoup plus souvent chez les hommes que chez les femmes. Ainsi, le niveau primitif de ma patiente est à l’opposé du choix de sa maladie. J’aimerais à cette occasion indiquer une possibilité de différencier deux types de vraie paranoïa, le délire de jalousie et le délire de persécution. Le dernier, on l’a vu, est une psychose compliquée à caractère masculin et c’est la forme la plus fréquente de paranoïa chez les hommes. D’un autre côté, le délire de jalousie est la forme de paranoïa privilégiée chez les femmes. Tout comme l’hypocondrie, la jalousie peut cacher un système compliqué d’idées de persécution. Mais elle peut aussi apparaître comme un symptôme isolé avec, en arrière-plan, quelques idées rudimentaires de persécution. Si nous songeons que la jalousie sous toutes ses formes, normales et anormales, se voit aussi souvent chez les femmes que chez les hommes, on comprend du même coup la prédominance du délire de jalousie parmi le sexe féminin. À l’inverse du délire de persécution, qui systématise et philosophe, le délire de jalousie est bien plus primitif et rudimentaire, bien plus proche de la vie normale et de la névrose. Il me semble possible que ces différentes formes de maladie soient à rapporter à une variation des mécanismes et à des différences de développement.

On prétend que la paranoïa est une psychose rare. Cela est sans doute vrai si l’on fonde cette appréciation sur les statistiques des établissements psychiatriques. Mais le caractère de la paranoïa, sa délimitation et sa localisation – au contraire de la schizophrénie qui envahit toute la vie – laisse ceux qui en souffrent loin de ces établissements. Une grande part de la personnalité du paranoïaque demeure, sinon intacte, du moins apte à la réalité.

Avant d’entrer dans le diagnostic différentiel, j’aimerais encore rappeler brièvement le déroulement du cas que je décris. Il n’est pas facile de déterminer le moment où la psychose proprement dite est apparue. La maladie aiguë a manifestement débuté après le mariage. Lorsque la patiente est venue me voir, elle était mariée depuis seize mois et souffrait depuis un an environ d’idées sur l’infidélité de son époux. Il me semble qu’on peut admettre que la patiente avait toujours été timide et méfiante, voire paranoïaque latente, mais elle n’avait pourtant pas été malade auparavant.

Il est souvent délicat et difficile de décider dans quelle mesure une jalousie est justifiée. Surtout chez des personnes de cette condition, on ne saurait complètement exclure presque aucune sorte de relation sexuelle. Mais, après avoir bien examiné en profondeur la situation, en prenant connaissance de toutes les personnes intéressées, j’en vins à conclure qu’une relation du mari de ma patiente avec sa belle-mère était, sinon exclue, du moins tout à fait improbable. La situation était toutefois compliquée par trois faits. Le premier était la conduite de coquetterie et de flirt de la belle-mère, une femme dans la cinquantaine en bonne santé et sensuelle, dont le mari handicapé et diabétique devait sans doute beaucoup laisser à désirer dans les rapports sexuels. La deuxième difficulté venait de ce que le jeune homme craignait de blesser la vieille femme et d’être ainsi en froid avec elle et son beau-père, dont il était financièrement dépendant. Ma patiente avait toujours déclaré que la belle-mère était aussi d’une tendresse inconvenante avec son autre gendre, le mari de sa propre fille. Mais cette relation lui semblait beaucoup moins importante que celle qui la liait à son époux à elle puisque, comme elle le dit, l’autre gendre aimait beaucoup sa propre femme.

Le troisième fait est le plus intéressant. Il est caractéristique de cette maladie que les patients se saisissent de faits avérés, les déforment, et réagissent pathologiquement. Nous savons que le jaloux non psychotique développe aussi un sens aigu et inhabituel de l’observation et qu’il est sensible, lorsqu’il est concerné, à des nuances que normalement on ne remarque pas. Il en fut ainsi avec ma patiente. Il peut nous paraître absurde qu’un homme âgé de 30 ans, en bonne santé et pas laid, puisse s’abaisser devant une très ordinaire marchande de 50 ans. C’est ici que se fait jour le troisième fait, imperceptible à une sensibilité normale : le jeune homme (comme j’eus l’occasion de l’apprendre par la suite) était lui-même très hystérique et il était si lié à sa propre mère que, s’il avait été contraint de choisir entre sa mère et sa femme, il le dit lui-même, il aurait opté sans hésiter pour la mère. Ainsi notre patiente avait raison en un certain sens : en sa qualité de substitut maternel, la belle-mère pouvait en effet attirer le jeune homme plus qu’il n’était convenable.

C’est sur cette base peu solide que se développa la représentation de l’infidélité du mari, qui devint bientôt l’idée que l’époux, sa mère et sa belle-mère avaient préparé un complot contre elle. (La jalousie à l’égard de la mère du mari était manifestement une dérivation de la jalousie plus importante à l’égard de sa belle-mère, et la reconnaissance de la nature érotique de la relation mère-fils jouait là son rôle. La simple explication analytique de ce qui se passait chez son mari eut le meilleur effet sur la patiente.) Avec le développement du transfert, le complot s’étendit jusqu’à ma maison. Le seul but de celui-ci était de « mettre ma patiente à l’écart ». C’est pourquoi son mari appela la police et la police la conduisit à la clinique psychiatrique. Elle avait en quelque sorte cédé à la pression de la famille et se comportait de telle façon qu’on pouvait prendre toutes ces mesures contre elle. On a plus ou moins, là, l’idée d’une folie induite chez la patiente. D’après ce que je sais de la famille, il est tout à fait possible que les deux femmes plus âgées aient eu un comportement hostile vis-à-vis de la plus jeune et tenté d’influencer son mari contre elle. Toute la situation était si compliquée et désagréable que les trois autres étaient sans aucun doute contents de se débarrasser de la patiente. On sait par les névroses à quel point une famille est prompte à exploiter la faiblesse d’un de ses membres et à tourner une maladie à son avantage. En tant qu’analystes, nous sommes souvent les adversaires de la famille. Pourquoi les parents de la patiente veulent la mettre à l’écart, elle ne s’en soucie guère. On a l’impression – qui dans ces circonstances ne se laisse bien sûr ni confirmer ni infirmer – qu’une réelle systématisation des idées de persécution ne se produit que plus tard dans cette forme de paranoïa et que, dans notre cas, seul le temps a manqué pour un vrai développement des idées et des symptômes. L’expérience psychiatrique nous montre combien cette formation délirante a besoin de temps et que l’élaboration des différentes parties du délire s’étend sur des années. Mais, d’un autre côté, des cas de délire de jalousie se maintiennent, pendant une durée indéterminée, dans leur forme rudimentaire et non systématisée.

Les deux possibilités à prendre en considération dans le diagnostic différentiel sont la forme paranoïaque de la schizophrénie et l’hystérie. Même s’il n’existe pour l’instant aucun signe positif, il me semble impossible d’exclure complètement la première des deux. La patiente ne montre pas de stéréotype du langage, des mouvements ou de la pensée, pas d’atteinte psychique, si ce n’est qu’aux moments de conflits affectifs graves elle sent diminuer sa rapidité et sa précision dans le travail. Elle n’a pas d’hallucinations, hormis les sensations électriques, et pas d’idées délirantes en dehors des idées de jalousie et de persécution : pas d’idées, donc, d’une transformation qui aurait lieu en elle, d’une influence étrangère, d’un monde d’esprits, etc.

Les deux points suspects sont : 1) les sensations électriques dans la tête et 2) la plainte du début quant au manque de sentiment. Pour le premier point, il faut penser que nous avons affaire à une personne d’un type très primitif pour qui « électricité » désigne tout autre chose que pour nous. Ce n’est qu’une manière infantile de décrire des sensations sexuelles déplacées. Dans les psychoses, où les sensations électriques jouent un rôle principal, le contenu de persécution est en général la raison d’être de ces sensations : quelqu’un tente d’exercer de la sorte une influence sur le patient, lui envoie un courant électrique dans le corps dans une mauvaise intention. Mais dans notre cas la représentation reste pour ainsi dire vide. Il se peut toutefois, ici aussi, que le contenu ne se soit pas encore développé, et que le cadre n’ait été rempli que plus tard. Pour le moment, nous n’en pouvons pas encore décider.

J’ai déjà expliqué l’absence de sensations de ma patiente. Qu’un symptôme soit accessible à l’analyse théoriquement et thérapeutiquement, cela ne dit encore rien de sa signification diagnostique. Mais, même cliniquement, l’indifférence de la patiente se distingue nettement de celle d’un schizophrène habituel ou d’un hébéphrène. La régression de la libido, qu’on a là à l’origine, est trop profonde pour être, comme dans le cas présent, analysée et perçue comme conséquence. Ce qui nous semble être une régression n’est pas en fait une régression mais une fixation. Il faut bien penser que le lien de la patiente avec sa sœur remonte à une période très précoce de son développement, jusqu’à sa première année. (À cette époque sa mère tomba malade, si bien que sa sœur dut s’occuper d’elle.) Une fois que cette fixation a eu lieu, toute occasion de développement nouveau ou de régression ultérieure en a été atteinte. Ce n’est que la combinaison du niveau primitif, où la fixation s’est produite, avec le fait que l’objet de l’attachement était inconscient qui donne l’impression – elle n’est, en fait, pas présente – d’une régression continue.

Il est sans nul doute plus facile, thérapeutiquement, d’avoir une influence sur une fixation primaire plutôt que sur une régression. J’attribue le succès thérapeutique chez ma patiente au fait que sa maladie était basée sur une telle fixation, avec l’inhibition du développement qui s’ensuivait. Mais il est intéressant d’étudier un délire de jalousie typique à partir d’une base atypique. Et sans doute n’est-il pas possible de juger avec quelle fréquence le mécanisme sous-jacent est atypique. J’avais entrepris l’analyse de cette patiente parce que, après avoir traité un homme paranoïaque (étude à paraître[2]), je voulais étudier le mécanisme de la paranoïa féminine. C’était donc pur hasard que le cas fût atypique et par là susceptible d’être influencé.

On admet habituellement que le schizophrène n’est pas à même de faire un, transfert. Mais cette assertion ne vaut pas pour ce qui touche les stades précoces de la maladie où le patient, dans son effort pour surmonter la régression narcissique, se fabrique nombre d’identifications et de liens amoureux de surcompensation. C’est pourquoi je ne puis prendre la rapidité avec laquelle se fit son transfert comme preuve qui s’opposerait au diagnostic d’une schizophrénie débutante. Le lien à la sœur morte aurait, en toute forme de maladie, grandement facilité l’établissement d’un transfert homosexuel. Il est tout à fait possible théoriquement de décrire son accès de délire de jalousie comme une phase schizophrénique précoce. L’amélioration de l’état de la patiente serait alors le résultat d’une rémission favorisée par la mise au jour de facteurs inconscients, avec la diminution de la pression inconsciente qui s’ensuivrait. Mais, dans la schizophrénie, de telles rémissions se produisent d’elles-mêmes, sans aide extérieure. La maladie avance jusqu’à un certain point, différent selon l’individu, puis s’arrête subitement. C’est pourquoi on doit être extrêmement prudent pour décider si la thérapie utilisée a eu quelque chose à voir avec le résultat thérapeutique.

Si cette manière de voir semble crédible et théoriquement très satisfaisante, elle est pourtant contredite par l’examen clinique de ce cas. Quiconque porte un diagnostic sait combien il est difficile de formuler les nuances cliniques presque imperceptibles qui l’amènent à son jugement. Je me contente d’indiquer que toutes les impressions que j’eus de ma patiente au cours des différents stades de sa maladie, après sa mise en place et pendant ses nombreux conflits domestiques, contredisent radicalement tout diagnostic de schizophrénie ou de psychopathie schizoïde.

Pour étayer le diagnostic d’hystérie on pourrait certes avancer que toute la psychose n’était peut-être qu’une imitation de la sœur morte, qui était malade mentale avant sa mort et qui se plaignait sans doute de l’hostilité du monde entier. Mais la forme de transfert, indépendamment même des mécanismes paranoïaques, n’est pas du tout pareille à celle de l’hystérie. On oublie la violence opiniâtre de la relation d’objet hystérique. On est surpris de la facilité avec laquelle la patiente, sous l’influence de son délire, supporte la perte amoureuse de ses objets habituels (l’analyste, le mari, etc.). Elle a une manière étrange de vous glisser des mains. Par suite du peu de sens de la réalité, le transfert n’a pas d’autre pouvoir. Il faut aussi rappeler que les tentatives de suicide de la patiente étaient sérieuses.

On ne peut douter que certains mécanismes hystériques sont présents, par exemple l’identification à la sœur, dont le cerveau était « dérangé », la métrorragie[3], les démangeaisons, etc. Les accès de colère ont aussi un aspect hystérique, de même que la perte momentanée de contact avec le monde extérieur – bien connue dans les crises hystériques et les états crépusculaires. L’identification hystérique peut bien sûr exister tout simplement à côté du lien homosexuel. Mais, pour la formation délirante, on ne trouve ici aucun point de repère.

Il me semble enfin que la rapidité de l’analyse parle contre le diagnostic d’hystérie. Une hystérie habituelle, aussi sévère que dans notre cas, exige un traitement analytique bien plus long.

2. Mécanismes

Délaissons maintenant la question du diagnostic pour nous pencher sur les mécanismes de cette psychose. Il n’y a aucun doute dans ce cas que l’homosexualité inconsciente de la patiente a été la cause de la maladie, et le mariage l’occasion. Nous voyons diverses raisons pour lesquelles le mariage a agi comme facteur déterminant, dont la plus grave est vraisemblablement la déception qui suivit. Le mari, nous l’avons vu, a pris la place de la sœur. De ce fait, la patiente attend de lui une satisfaction (masturbatoire) qu’elle a eue autrefois avec sa sœur Mais la relation nouvelle s’avère d’une tout autre sorte et la patiente n’est aucunement prête à la réalité du coït C’est pourquoi sa tentative de transférer son amour homosexuel de sa sœur à son mari échoue, parce qu’elle ne sait que faire de ce qu’il peut lui offrir. Elle projette alors sa propre indifférence sur lui. Ainsi le mariage échoue, parce qu’elle n’y peut trouver d’adaptation de son homosexualité. Mais il nous faut admettre qu’une expérience hétérosexuelle satisfaisante n’aurait servi qu’à faire émerger son homosexualité insatisfaite.

Je m’attarde ici un instant sur la question de la paranoïa prétendument périodique. Dans cette maladie, il existe une prédisposition à la paranoïa, mais la maladie elle-même ne devient manifeste qu’à certaines provocations. Dans notre cas, le mariage aurait été ce moment provocateur. On sait que de tels cas présentent des rémissions, avec ou sans traitement. On pourrait classer le cas de notre patiente dans ce groupe. Sa guérison – plus exactement sa rémission – pourrait ainsi s’expliquer. Mais j’ai l’impression, après examen de la littérature, que la rémission dans de tels cas a lieu quand le conflit réel est mis de côté et qu’une rechute a lieu, ou peut avoir lieu, quand un événement extérieur réactive la pression réelle à laquelle le patient est soumis. La tendance paranoïaque latente est activée du dehors : l’individu peut supporter un certain degré de pression interne, sans tomber malade. La maladie n’apparaît que lorsque à cette pression interne s’ajoute une pression externe. La plupart des cas de paranoïa, bien sûr, sont avant tout endogènes et ne montrent, autant que je sache, aucune fluctuation possible.

D’après cela, il ne me semblerait pas juste de classer notre cas parmi ceux de la paranoïa périodique. Nous ne voyons pas de raison externe à une rémission. Les difficultés conjugales allaient sans cesse croissant, à partir de là on ne pouvait espérer d’amélioration. Strictement rien n’avait changé dans le monde extérieur de la patiente, pas même sa situation matérielle réellement misérable. D’un autre côté, c’est de bon augure pour le pronostic quand la maladie se déclare lors d’un événement particulier. Cela vaut aussi pour les névroses. Un individu qui réagit névrotiquement à une situation anormalement difficile sera plus facile à soigner qu’un patient qui est devenu névrosé sans cause apparente ni circonstances propices.

J’aimerais dire encore un mot sur la brièveté de cette analyse, qui n’a pas duré plus de deux mois et demi. Il me semble que les analyses d’enfants avant la période de latence devraient être aussi courtes, quand il n’est pas nécessaire de combiner la thérapie analytique avec une tentative pédagogique qui est bien plus longue. Dans le cas de ma patiente, sa simplicité et sa puérilité expliquent la brièveté de l’analyse. La comparaison avec une analyse d’enfant est d’ailleurs plus qu’une analogie. La patiente était restée une enfant au sens le plus strict du terme. Le travail analytique n’avait qu’à défaire une fixation. Même le refoulement de son homosexualité était de nature très primitive, sans l’élaboration névrotique habituelle et la régression qui s’ensuit. C’est pourquoi le travail analytique était très simplifié chez elle, on n’avait pas besoin de longs détours pour atteindre la vraie source de la maladie. C’est manifestement le caractère primitif de la structure de cette psychose qui en a rendu le traitement possible.

La raison principale de la brièveté du traitement me semble se trouver cependant dans la nature et la dynamique du transfert psychotique. Les deux difficultés principales dans un tel cas sont : 1) la transformation de la psychose en psychose de transfert ; 2) la maîtrise de cette psychose de transfert. Dans 1es cas plus avancés de paranoïa, où l’analyste devient aussitôt le persécuteur, il faut à tout prix s’efforcer d’empêcher le transfert, conserver une atmosphère analytique aussi claire et sans affect que possible, jusqu’à ce que l’on soit parvenu à saper le système délirant, ne serait-ce qu’en quelques lieux. Aux stades initiaux, comme dans le cas présent, le patient tente de garder pour lui son délire et d’en fermer l’accès à l’analyste. Je crois qu’ici il faut adopter la tactique analytique habituelle et faire justement ce à quoi le patient se refuse : il faut contraindre la psychose à se manifester dans le transfert.

Le facteur le plus frappant dans ce cas est la totale absence du complexe d’Œdipe. Notre première impression suivant laquelle la patiente avait régressé en deçà de la phase œdipienne, ne s’est pas confirmée dans l’analyse : chez elle, le père ne joue aucun rôle. On se demande comment cela est possible dans une famille où un père était réellement présent. La réponse ne peut être que celle-ci : le trauma homosexuel, fort et précoce, avait fixé l’enfant à la sœur aînée avant la phase œdipienne, de sorte que le développement jusqu’au complexe d’Œdipe et l’hétérosexualité en étaient bloqués. À cela s’ajoute que le lien avec la sœur était une relation amoureuse forte et réciproque. Il est tout à fait vrai qu’en général le névrosé se lie indissolublement justement là où son amour a été déçu. Il ne faut cependant pas oublier un autre cas, certes rare mais plus simple : quand une personne a dans son extrême jeunesse eu trop de satisfaction sur un point quelconque, elle ne laissera pas dans sa vie ultérieure de vouloir retourner toujours à cette première et si forte source de plaisir. Ce n’est pas seulement son imagination, mais les événements réels qui la justifient à avoir certaines attentes très précises sur ce point. Quand, plus tard, un événement réveille ces désirs, chassés de la conscience mais toujours vivants dans l’inconscient, et que l’individu ne parvient pas à les satisfaire, alors on a la base pour le développement d’une psychose.

Lorsqu’il n’y a pas de complexe d’Œdipe et que la femme phallique est le seul objet d’amour, le désir de pénis ne peut pas se changer comme il se doit en désir d’enfant. Ce désir d’enfant, qui normalement met fin au désir narcissique de pénis, est certes lui-même encore narcissique, mais il provient déjà du lien d’objet de la jeune fille au père. Chez notre patiente, au contraire, il n’y a ni progrès au-delà de la situation originelle, ni réaction à cette situation. Même l’identification à la sœur, telle qu’elle existe dans la masturbation avec les animaux, correspond plutôt à une répétition de ce qui a eu lieu qu’à une identification réelle, où le rôle passif originaire serait abandonné au profit du rôle actif. Le développement est bloqué tant du côté féminin que masculin.

La question de savoir si la paranoïa doit être ramenée à une homosexualité refoulée ne trouve évidemment pas de solution dans notre cas. À cet égard, j’aimerais relever un point. L’homosexualité de ma patiente n’est pas l’homosexualité habituelle masculine et active qui se fonde sur l’amour pour le père et l’identification à lui. Elle provient du lien fortuit du petit enfant normalement passif à un objet fortuitement féminin (même s’il est phallique), la sœur. Il nous faut attribuer cette forme atypique au facteur de la séduction qui, comme on le sait, peut entraîner toutes sortes de bouleversements dans le développement d’un individu. Mais même cette homosexualité atypique conduit à une psychose paranoïaque, aussi peu faite pour cette maladie que puisse sembler la personne qu’elle touche !

Quant au pronostic, je ne puis qu’ajouter que la patiente est depuis maintenant plus d’un an et trois mois en bonne santé. Elle a, selon toute apparence, réagi tout à fait normalement à une opération subite et radicale pour une mastoïdite. Elle est plus forte et plus enjouée et elle a perdu son côté timide et renfermé. Bien que son mari soit nettement névrosé, leurs rapports sexuels sont satisfaisants et l’entente avec les femmes de la famille n’est pas trop mauvaise. Guérie, la patiente a perdu un peu de son charme et de sa finesse. L’impression qu’elle donne est plus commune et plus adaptée à son entourage. Aucun des inévitables conflits familiaux n’a jusqu’ici atteint son équilibre, son adaptation au monde extérieur semble tout à fait réussie.

Il est impossible de discerner ce qu’il y a de réel dans cette amélioration et ce qu’il faut rapporter à un reste latent de transfert. Je vois la patiente de temps à autre et son comportement à mon égard paraît normal. Mais je ne puis bien sûr me prononcer sur la durée de ce succès. On voudrait dire que tout le matériel inconscient a été mis au jour et que la psychose est ainsi détruite à la racine – mais nous ne savons pas encore si la prise de conscience du matériel jusque-là inconscient a les mêmes effets thérapeutiques dans les psychoses que dans les névroses. Pour le schizophrène, par exemple, ce n’est certainement pas la tâche du traitement, que d’amener à la conscience ce qui était caché. L’inconscient devenu conscient est du reste l’ordinaire du schizophrène. Manifestement, un cas comme celui ici décrit est plus proche de la névrose que de la psychose. C’est pourquoi je voudrais, pour conclure, me contenter de dire que, dans des conditions très particulières de structure, il est possible d’analyser et d’avoir une influence thérapeutique sur un processus paranoïaque.[4]



[1] Freud : « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », (1922) in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., 1973.

[2] Sans aucun doute, la cure de l’Homme aux Loups (N. d. E.).

[3] Ou ménorragie : hémorragie utérine (N. d. E.).

[4] Pour la littérature analytique et psychiatrique consacrée à la question de la paranoïa, je renvoie à un prochain travail que je publierai bientôt dans ce journal (l’Internationale Zeitschrift für Psycho-Analyse).

 

 

 

 

 

Ce contenu a été publié dans Questions cliniques, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Merci de taper les caractères de l'image Captcha dans le champ

Please type the characters of this captcha image in the input box

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.